The Project Gutenberg EBook of Histoire de France, by Ovando Byron Super This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Histoire de France Tirée de Ducoudray Author: Ovando Byron Super Release Date: September 19, 2019 [EBook #60323] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE *** Produced by David T. Jones, Ronald Tolkien & the online Distributed Proofreaders Canada team at http://www.pgdpcanada.net
Ce livre est tiré des différents cours d'histoire de Ducoudray et peut être considéré comme un livre de «Lectures Françaises» sur l'histoire de France plutôt que comme une histoire de France.
Les histoires de France ne manquent pas, mais les unes sont si élémentaires, quelquefois les faits y sont présentés sous une forme si enfantine qu'elles ne peuvent guère intéresser que les enfants—auxquels, du reste, elles sont destinées—les autres sont si volumineuses que nous ne saurions nous en servir dans nos classes élémentaires. Aussi ai-je cherché à éviter l'un et l'autre de ces extrêmes et à faire, sous une forme abrégée, un livre qui réponde réellement à nos besoins et que nous puissions mettre entre les mains de nos élèves de première ou de deuxième année.
Je dois des remerciments à Messieurs Fabregou et Bergeron, professeurs au collège de la ville de New York.
O. B. S.
Collège Dickinson,
août 1900.
CHAPITRE I | |
La Gaule et les Gaulois | |
Les Gaulois et les Romains; Conquête de la Gaule par | |
Jules César | 1 |
CHAPITRE II | |
Les Francs | |
L’Invasion barbare; Clovis et ses Fils; Décadence des | |
Mérovingiens; Pépin le Bref | 9 |
CHAPITRE III | |
Charlemagne | |
Guerres en Espagne contre les Arabes; Guerres contre les | |
Saxons | 23 |
CHAPITRE IV | |
Louis le Débonnaire et ses Fils | |
Traité de Verdun; Charles le Chauve; Les Normands; | |
Charles le Gros; Les Ducs des Francs | 32 |
CHAPITRE V | |
La Féodalité | |
[Pg vi]Les Seigneurs et les Fiefs; Le Château | 41 |
CHAPITRE VI | |
Les Croisades; La Chevalerie | |
Les premiers Capétiens; Conquête de l'Angleterre par les | |
Normands; La première Croisade; Philippe Auguste | |
et Richard Cœur de Lion; Louis IX et la dernière | |
Croisade | 45 |
CHAPITRE VII | |
Philippe le Bel et ses Fils; Guerre de Cent Ans | |
Bataille de Crécy; Prise de Calais; Bertrand du Guesclin | 61 |
CHAPITRE VIII | |
Charles VI | |
Minorité de Charles VI; Bataille d'Azincourt | 71 |
CHAPITRE IX | |
Charles VII; Jeanne d'Arc | |
La France en 1429; Exploits de Jeanne d'Arc | 75 |
CHAPITRE X | |
Louis XI | 81 |
CHAPITRE XI | |
Charles VIII; Louis XII; François Ier | |
Bataille de Marignan; Bataille de Pavie; François Ier et | |
Charles Quint | 87 |
CHAPITRE XII | |
Les Guerres de Religion | |
Henri II; La Réforme; Catherine de Médicis; La Sainte-Barthélemy; | |
[Pg vii]Henri III; Henri IV | 99 |
CHAPITRE XIII | |
Louis XIII | |
Régence de Marie de Médicis; Ministère de Richelieu | 111 |
CHAPITRE XIV | |
Louis XIV | |
Mazarin; Turenne; Colbert; Vauban; Guerre de la Succession | |
d'Espagne | 119 |
CHAPITRE XV | |
Louis XV | |
La Régence; Guerre de Sept Ans; Le Canada | 142 |
CHAPITRE XVI | |
Louis XVI; La Révolution | |
Guerre d'Amérique; Les États Généraux; Prise de la Bastille; | |
Fuite de Varennes | 151 |
CHAPITRE XVII | |
La République Française | |
La Convention; Mort de Louis XVI; La Terreur; Le | |
Directoire; Le Général Bonaparte | 164 |
CHAPITRE XVIII | |
Le Consulat | |
Bataille de Marengo; Organisation de la Société nouvelle | 174 |
CHAPITRE XIX | |
L’Empire | |
Napoléon Ier; Bataille d'Austerlitz; Campagne de Russie; | |
[Pg viii]Bataille de Waterloo; Napoléon à Sainte Hélène | 178 |
CHAPITRE XX | |
La France depuis 1815 | |
La Restauration; Louis XVIII; Charles X; Louis Philippe | |
Ier; République de 1848; Napoléon III; Guerre | |
de 1870-71; Troisième République | 194 |
De la plus haute cime des monts d'Auvergne, au centre de la France, on verrait, si l'œil était assez perçant, comme limites de notre pays, au midi la chaîne des Pyrénées qui se dresse entre lui et l'Espagne; une vaste nappe d'eau, la Méditerranée qui peut nous conduire en Afrique et en Orient; les Alpes, les plus hautes montagnes de l'Europe, notre barrière contre l'Italie. A l'est, les Alpes prolongeraient leurs sommets couverts de neige jusqu'à une autre muraille, le Jura qui nous sépare de la Suisse; le large fleuve du Rhin laisserait, au delà de ses rives, distinguer l'Allemagne; c'est lui qui autrefois nous servait de limite dans tout son cours et protégeait notre pays au nord aussi bien qu'à l'est. A l'ouest, au delà du bras de mer qu'on appelle la Manche, on apercevrait, à demi-cachée dans la brume, une grande île, l'Angleterre; enfin, le soleil couchant offrirait un spectacle magnifique en éteignant ses dernières clartés dans l'océan Atlantique. A nos pieds nous verrions de larges[Pg 2] fleuves quelquefois terribles, de nombreuses et belles rivières dont quelques-unes sont paresseuses; un pays âpre et montueux au centre et au midi, uni vers le nord, mais partout fertile, ni trop humide ni trop aride, assez bien fermé pour la défense, néanmoins ouvert au commerce et, à l'intérieur, plus ouvert encore aux échanges mutuels entre les habitants de chaque région.
La France, dans les temps anciens, s'appelait la Gaule. Elle ne présentait qu'une suite de vastes forêts, entremêlées de marécages. Les chênes, les hêtres, les érables, les bouleaux remplissaient les vallées et couronnaient les montagnes. Ces arbres formaient une voûte de feuillage que pouvaient à peine percer les rayons du soleil.
Dans ces bois presque continus abondaient les loups, les ours, les sangliers et des troupeaux de porcs aussi dangereux que les sangliers. L'aurochs, taureau sauvage, aux cornes longues et terribles, et dont l'espèce a presque disparu de l'Europe, était le plus fort de ces animaux et le roi des forêts de la Gaule.
Toujours en lutte contre les bêtes féroces, les peuples primitifs savaient les pousser dans certaines parties des bois et les faire tomber dans des filets tendus aux arbres ou dans des fosses cachées sous le feuillage. Là, à coups de flèches et de piques, ils les tuaient plus aisément. Souvent aussi ils les attaquaient en face. Dans leurs villages, de nombreuses têtes de loups et d'aurochs suspendues aux portes des cabanes indiquaient la demeure des plus intrépides chasseurs. Ils avaient pour armes défensives des boucliers aussi hauts qu'un homme, et[Pg 3] que chacun ornait à sa manière: quelques-uns y faisaient graver des figures d'airain en bosse et travaillées avec beaucoup d'art. Leurs casques d'airain avaient de grandes saillies et donnaient à ceux qui les portaient un aspect tout fantastique. A ces casques étaient fixées des cornes, des figures d'oiseaux ou de quadrupèdes. Ils avaient des trompettes barbares, d'une construction particulière, qui rendaient un son rauque et approprié au tumulte guerrier. Les uns portaient des cuirasses de mailles de fer, les autres combattaient nus; au lieu d'épées, ils avaient des espadons suspendus à leur flanc droit par des chaînes de fer ou d'airain.
Le courage avec lequel ils se servaient de ces armes et affrontaient la mort sous tous ses aspects, provenait aussi bien d'un de leurs dogmes religieux que de leur naturel hardi. Les Gaulois possédaient «la croyance la plus ferme et la plus claire de l'immortalité de l'âme: toutes leurs coutumes étranges ou naïves, touchantes ou cruelles, s'expliquent par cette foi.»
Une des principales fêtes de la religion gauloise était la récolte du gui, en l'honneur du dieu Hésus.
Le gui, plante parasite qui croît sur des arbres comme le pommier, mais rare sur le chêne, possédait, selon la croyance des druides, la vertu de guérir tous les maux. Chaque année, à la fin de l'hiver, les druides le cherchaient. Sitôt qu'ils l'avaient trouvé, le peuple accourait en foule. Le chef des druides, armé d'une faucille d'or, s'approchait de l'arbre chéri des dieux et coupait le gui sacré. On immolait deux taureaux sans tache, et la fête se terminait par de bruyants banquets.
Malheureusement, les animaux n'étaient pas toujours les seules victimes offertes en sacrifice. Les druides croyaient devoir, pour apaiser les dieux, leur immoler des hommes. Dans quelques tribus, dit-on, on remplissait d'hommes vivants de grands mannequins d'osier, on y mettait le feu, et les victimes, innocentes ou coupables, périssaient enveloppées par les flammes.
Peu de peuples furent aussi remuants que les populations gauloises. Les révolutions de leur pays les rejetaient toujours sur les contrées voisines, et leur humeur aventureuse les entraînait plus loin. Le soleil et les richesses de l'Italie les attirèrent dès l'année 400 avant Jésus-Christ. Vers l'an 390, une de leurs tribus, les Sénons, s'avancent jusqu'à Clusium en Étrurie; ils réclament des terres; une députation part de Rome pour jouer le rôle d'arbitre, mais elle oublie bien vite cette haute mission et combat au lieu de négocier. Un chef gaulois est même tué par un des députés: on demande à Rome réparation; le crédit dont jouit la famille du coupable empêche de faire droit à cette juste demande. Les Barbares marchent alors sur Rome et rencontrent l'armée romaine à une demi-journée de la ville, sur les bords de l'Allia. Frappés d'une terreur panique à la vue de ces sauvages ennemis, les Romains se débandent et courent se réfugier, partie dans la ville, partie dans les villes alliées. Bientôt les Gaulois arrivent: ils ne trouvent dans la cité que de vieux magistrats qui, ne voulant pas fuir et ne pouvant combattre, ont refusé de s'enfermer dans la forteresse du Capitole. Un des Barbares ayant touché la barbe du vieux Papirius, celui-ci le frappe[Pg 5] de son bâton; le Gaulois irrité le tue, et dès lors commence le massacre; bientôt l'incendie le suit et dévore une cité déjà grande qui comptait plus de trois siècles d'existence.
La citadelle, où tous les hommes qui savent tenir une épée ont accouru pour défendre la patrie, est assiégée; un jour même, sans le cri des oies consacrées à la déesse Junon, qui réveillent le brave Manlius et quelques amis, le Capitole était pris. Les Romains parviennent à repousser cette attaque, mais épuisés, sans vivres, ils se rendent. Pour peser la rançon de mille livres d'or, les vainqueurs apportèrent de faux poids, et leur chef ne répondit aux réclamations qu'en jetant encore dans la balance sa lourde épée, puis son baudrier, et en répétant le mot qui retentit souvent dans l'antiquité, où l'on ne connaissait guère la pitié: «Malheur aux vaincus!» (390 avant Jésus-Christ). Un vaillant chef, Camille, accourut de l'exil, fit honte aux Romains de leur lâcheté, rompit tout traité et mit en fuite l'armée gauloise. C'est du moins le récit de l'historien de Rome, Tite Live, qui a voulu, adoptant la tradition populaire, couvrir une défaite réelle par une victoire tardive et douteuse.
Longtemps encore les Gaulois furent la terreur de Rome, et cette fameuse république n'acheva que deux siècles plus tard la soumission de ceux qui occupaient le nord de l'Italie. Les Romains passèrent ensuite les Alpes, formèrent d'abord une province en Gaule, et à partir de l'année 125, y fondèrent deux villes, Aix et Narbonne.
Puis, un grand capitaine, Jules César, soumit presque tous les peuples gaulois, de 58 à 52 avant[Pg 6] Jésus-Christ. Dans la dernière année seulement, les Gaulois comprirent la nécessité de l'union et, conduits par Vercingétorix, essayèrent de repousser l'ennemi commun. Mais, après une année de lutte, ils essuyèrent, sous les murs d'Alésia, une défaite irrémédiable.
Les Gaulois, inférieurs aux Romains en discipline, en science militaire, ne surent pas en outre s'entendre pour leur résister. Jules César battit les différents peuples les uns après les autres, et en 53 avait à peu près soumis la Gaule.
Mais un peuple qui, de l'aveu de ses ennemis, s'était placé au-dessus de tous les autres par sa vertu guerrière, ne pouvait, sans une vive douleur, subir le joug des Romains. Au fond des bois, les plus importants personnages des cités se réunissent; ils jurent sur les enseignes militaires de combattre et de mourir plutôt que de perdre la gloire et la liberté qu'ils ont reçues de leurs pères. Les Carnutes (habitants de Chartres) doivent donner le signal, et la révolte éclate, à la fin de l'année 53, par le massacre des Romains établis dans la ville de Genabum (Gien ou Orléans), sur les bords de la Loire.
En un jour la nouvelle de ce massacre arrive, transmise par des cris dans les campagnes, jusqu'aux monts d'Auvergne, à Gergovie (près de la ville actuelle de Clermont).
Là vivait un jeune homme d'une noble et puissante famille, Vercingétorix. Son père avait tenu le premier rang dans la Gaule, et ses concitoyens l'avaient fait mourir parce qu'il aspirait à la royauté. Le fils n'en avait pas moins gardé une foule d'amis[Pg 7] et de clients, qu'il enflamma de son amour de la patrie et à la tête desquels il se rendit maître de Gergovie. Puis il envoya des députés pour déterminer les peuples de la Gaule à se soulever: presque tous répondirent a son appel.
Nommé seul chef des peuples gaulois, Vercingétorix tint tête une année entière aux armées romaines. César même fut battu sous les murs de la ville de Gergovie dont il avait essayé de s'emparer. Mais le général romain reprit l'avantage et força enfin Vercingétorix à se réfugier dans la ville d'Alésia ou Alise.
Située sur une colline, la cité d'Alise ne pouvait guère être enlevée d'assaut. César résolut de la prendre par la famine. Les soldats romains, exercés aux plus durs travaux, creusèrent autour de la colline d'Alise des fossés et construisirent un retranchement protégé en avant par de grands rameaux fourchus. En outre, vingt-trois tours placées de distance en distance le défendaient.
Vercingétorix appela à lui tous les peuples de la Gaule. Deux cent quarante mille guerriers accoururent pour le délivrer. Mais César avait prévu cette attaque. De même qu'il avait creusé des fossés du côté de la ville, il en avait fait creuser aussi du côté de la campagne et se trouvait garanti en avant et en arrière. Vainement les Gaulois d'Alise descendirent de leur colline pour combattre les Romains, tandis que l'armée gauloise du dehors les attaquait. Assaillis de toute part, mais bien abrités, les Romains résistèrent de toute part. Après une bataille qui se prolongea trois jours, la grande armée gauloise fut vaincue, presque anéantie.
Désormais sans espoir, épuisés par la famine, les défenseurs d'Alise se rendirent à César. Alors un cavalier, paré comme pour la bataille, sortit de la ville. Il alla droit à un tertre de gazon où s'élevait le tribunal de César, en fit le tour, s'arrêta devant le vainqueur, jeta ses armes à ses pieds et garda le silence. C'était Vercingétorix, qui se livrait aux Romains pour qu'on épargnât la ville. Les principaux chefs gaulois le suivaient (52 avant Jésus-Christ). Sans se laisser toucher par une si grande infortune, César les fit tous enchaîner et jeter en prison. Il emmena plus tard à Rome Vercingétorix, le promena en triomphe et le fit décapiter.
La résistance ayant cessé, César se montra moins rigoureux: il ménagea les Gaulois pour les tributs (près de 8 millions de francs seulement), et encore ce tribut fut déguisé sous le nom de solde militaire. Il engagea à tout prix leurs meilleurs guerriers dans ses légions; il en composa une tout entière dont les soldats portaient sur leurs casques une alouette, d'où son nom, légion de l'Alouette. On ne peut dire s'il eût mieux valu pour la Gaule garder sa propre civilisation et son indépendance; mais sous la domination de Rome, elle s'initia bien vite aux arts, à la riche culture, à l'esprit, au raffinement des Grecs et des Romains.
Les Romains avaient, à côté des cirques, construit des écoles où les jeunes Gaulois se pressaient aux leçons de maîtres célèbres. Les Gaulois d'ailleurs rivalisèrent bientôt avec leurs maîtres dans les sciences et dans les arts: ils ne parlèrent plus que la langue latine, qui, persistant à travers les siècles, a contribué à former la langue française.
Quatre siècles après la conquête, à voir les forêts défrichées, des routes ouvertes, des villes opulentes, des monuments magnifiques dont il reste de magnifiques débris, un peuple actif, enrichi, policé, parlant latin et rivalisant d'esprit, comme d'élégance, avec ses maîtres, on n'aurait pu reconnaître la Gaule. La religion même avait changé; vainqueurs et vaincus se rapprochaient, pour la plupart, dans le culte du vrai Dieu; la foi chrétienne, grâce à l'héroïsme des martyrs, avait fait reculer et le culte farouche des druides et le culte honteux des idoles païennes. Mais l'invasion barbare ne tarda pas, facilitée par les divisions de l'empire et l'affaiblissement des populations corrompues, à replonger notre pays dans les combats, les souffrances, la misère et l'ignorance. Des nuées de Germains, venus du centre de l'Europe, envahissent la Gaule, comme les autres parties de l'empire, et, à plusieurs reprises, la ravagent en tous sens. Au cinquième siècle après Jésus-Christ, la domination romaine a presque disparu dans notre pays. Les Francs dominent au nord; les Burgondes à l'est; les Wisigoths, venus par le midi, au midi. Puis une nouvelle invasion,[Pg 10] plus terrible encore, menace ces barbares qui commencent à se fixer, c'est celle des Huns, sortis des steppes de l'Asie. Ils sont conduits au pillage du monde par un chef terrible, Attila, qui s'intitule lui-même le fléau de Dieu, et foule tellement la terre, «que l'herbe ne croît plus où son cheval a passé.» Vingt villes de la Gaule sont détruites. Mais Romains, Francs, Burgondes, Wisigoths, tous réunis contre l'ennemi de tous, arrivent, repoussent Attila et lui font essuyer un sanglant désastre dans les plaines de Méry-sur-Seine (451).
Les Huns vaincus s'enfermèrent dans leur camp derrière leurs nombreux chariots. Attila se tenait près d'un bûcher autour duquel les Huns se rangèrent, une torche à la main, prêts à mettre le feu si le camp était forcé. Mais les coalisés ne commencèrent point l'attaque. Attila partit, emmenant avec lui comme otage l'évêque de Troyes.
Deux ans après, le roi des Huns mourait, et ce peuple cessa d'être redoutable.
Parmi les peuples qui avaient combattu les Huns, on avait remarqué les Francs sous les ordres de Mérovée, chef de la tribu des Saliens, et qui seul de toute sa tribu portait une longue chevelure, signe distinctif de la royauté.
Les guerriers francs relevaient leurs cheveux sur le sommet du front en forme d'aigrette; leur visage était entièrement rasé, à l'exception de deux longues moustaches qui leur tombaient de chaque côté de la bouche. Grands, vigoureux, serrés dans leurs habits de toile, ils ressemblaient par leur visage et leur caractère aux anciens Gaulois, surtout à ceux des pays du Nord. Ils lançaient avec adresse leur francisque[Pg 11] (hache à deux tranchants) et manquaient rarement l'endroit qu'ils avaient mesuré de l'œil; ils se servaient aussi d'une pique, armée de plusieurs crochets recourbés comme des hameçons.
Idolâtres comme les anciens Gaulois, les Francs se faisaient des images des arbres, des oiseaux, des bêtes sauvages, et les adoraient. Ils croyaient que les braves allaient dans les palais de leur grand dieu Odin goûter les joies d'un éternel banquet, et cette croyance les poussait à braver la mort avec une audace extraordinaire.
Clovis (481-511).—Clovis, fils de Childéric, fut, à l'âge de quinze ans, promené sur un bouclier suivant la coutume des Francs et proclamé roi (481). Animé d'une ardeur guerrière, il entraîna son peuple à la conquête de la Gaule. Il attaqua les troupes romaines qui occupaient encore une partie de la Gaule et les défit avec leur général Syagrius, près de Soissons (486). Cette ville devint des lors sa capitale.
Clovis n'était guère le maître de ses soldats que pendant le combat. Les Francs ayant pillé une église de la ville de Reims et emporté un vase très précieux, l'évêque Remi fit réclamer ce vase. «Suivez-moi jusqu'à Soissons, dit Clovis aux envoyés, parce que là sera partagé tout ce qui a été gagné; lorsque ce vase sera tombé dans mon lot, je remplirai le désir de l'évêque.»
Tout le butin étant réuni, Clovis dit: «Je vous prie, mes braves guerriers, de ne pas me refuser ce vase en dehors de ma part.»
Les soldats consentaient, lorsque l'un d'eux, plus envieux, refusa et frappa le vase avec sa hache en[Pg 12] disant: «Tu n'auras rien, ô roi, que ce que le sort t'accordera.» Clovis garda le silence et ne manifesta point sa colère.
L'année suivante, il passait une revue de ses guerriers et examinait leurs armes. Lorsqu'il arriva devant le soldat qui avait brisé le vase: «Nul, lui dit-il, n'a ici des armes aussi mal entretenues que les tiennes.» Puis, lui prenant sa hache, il la jeta par terre, et comme le soldat se baissait pour la ramasser, Clovis leva sa propre hache et lui fendit la tête, en s’écriant: «Qu'il te soit fait ainsi que tu as fait au vase, l'an passé, dans Soissons!» Il inspira ainsi une grande crainte.
Clovis épousa en 493 Clotilde, nièce de Gondebaud, roi des Burgondes. Or Clotilde était chrétienne. Elle s'appliqua à convertir à sa religion son époux, encore païen.
Clovis avait déjà, grâce à ce mariage, gagné plusieurs villes, entre autres Paris. Une victoire sur les Alamans le rendit encore plus docile aux exhortations de la reine et de l'évêque saint Remi. Les Alamans passaient le Rhin en grand nombre pour prendre aussi leur part de cette Gaule que les Francs semblaient vouloir s'attribuer tout entière. Toutes les tribus franques accoururent autour de Clovis, et la bataille s'engagea à Tolbiac, près de Cologne (496). Les Francs plient un instant. Clovis, qui avait laissé baptiser deux de ses enfants, invoque, dit-on, le Dieu de Clotilde et promet de se faire chrétien s'il est vainqueur. La victoire lui revient et les Alamans sont rejetés au delà du Rhin. Clovis alors se fit baptiser par saint Remi, avec 3000 de ses soldats.
Tous les évêques de la Gaule félicitèrent le nouveau[Pg 13] converti, et tout le pays entre la Seine et la Loire se soumit au prince que l'Église appelait déjà «sa colonne de fer.» Clovis, excité par la reine Clotilde, toujours préoccupée de venger sa famille détruite par le cruel Gondebaud, battit ce roi près de Dijon et lui imposa un tribut. Des lors il domina sur les bords de la Saône.
Restaient les Wisigoths. Les évêques du Midi, que persécutait ce peuple, appelaient Clovis. Celui-ci réunit ses farouches guerriers et leur dit: «Je supporte avec grand chagrin que ces impies possèdent une partie des Gaules. Marchons avec l'aide de Dieu, et, après les avoir vaincus, réduisons leur pays en notre pouvoir.» Cette nouvelle expédition plut singulièrement aux guerriers francs: ils approuvèrent; on passa la Loire. Clovis avait surtout défendu de piller le territoire de Tours, placé sous la protection spéciale de saint Martin, alors vénéré comme le plus grand apôtre des Gaules. «Où sera l'espoir de la victoire si nous offensons saint Martin?» disait Clovis avec cette dévotion intéressée qui pouvait seule avoir action sur des barbares. Un soldat, ayant arraché une botte de foin à un pauvre homme, fut mis à mort. Les heureux augures, les merveilles même se multiplièrent, si l'on en croit la légende, sur les pas de celui qui se confiait en la protection de saint Martin.
Pour atteindre l'armée d’Alaric, Clovis remontait la rivière de Vienne et cherchait un gué: «une biche d'une merveilleuse grandeur» le lui montre en passant elle-même la rivière. Encore aujourd'hui cet endroit porte le nom populaire de Gué de la Biche. Lorsqu'elle approcha de Poitiers, l'armée[Pg 14] des Francs vit un globe de feu qui paraissait sortir de l'église d'un autre saint célèbre, Hilaire de Poitiers, «sans doute, dit le chroniqueur, afin qu'aidés par la lumière du bien heureux confesseur, ils assaillissent plus hardiment les bataillons de ces hérétiques contre lesquels le saint évêque avait souvent combattu pour la foi.» Alaric, roi des Wisigoths, hésitait à engager l'action contre les Francs; il temporisait, espérant un prompt secours d'autres barbares d’Italie, les Ostrogoths; mais les chefs n'étaient point maîtres de leurs armées: «Nous valons bien les Francs en force et en courage!» s'écrièrent les soldats d’Alaric, et la bataille s'engagea a Voulon (4 lieues de Poitiers). Alaric était prudent, mais non lâche; il le prouva en demeurant sur le champ de bataille même après que ses lignes eurent été enfoncées. Il fut tué de la main même de Clovis. Celui-ci toutefois courut un grand danger: deux soldats Goths le frappèrent ensemble de leurs lances; mais les lances ne purent entamer la cuirasse du chef des Francs qui fut sauvé. En quelques heures la victoire fut complète et le carnage affreux. «Les cadavres, dit le chroniqueur, étaient amoncelés en tel nombre, qu'on eût dit des montagnes de morts.» Tout le midi de la Gaule, avec ses opulentes cités, tomba au pouvoir des Francs qui, pendant plusieurs mois, ne cessèrent de ravager le pays.
Les Francs dominèrent alors jusqu'aux Pyrénées. Cependant toutes les tribus franques ne reconnaissaient pas l'autorité de Clovis. Toujours rusé et cruel, il se délivra de leurs rois, qu'il fit tuer en secret les uns après les autres. Il devint ainsi le seul chef des Francs.
Clovis avait fondé un État qui est le plus ancien de tous les États de l'Europe, et fait de la Gaule la France. Il mourut en l'année 511, dans la cité de Lutèce, qu'on appelait déjà Paris, et dont il avait fait sa capitale.
Les fils de Clovis; partage de la Gaule.—L’égalité des partages entre les enfants étant la règle des successions chez les Francs, les quatre fils de Clovis se divisèrent toutes ses conquêtes comme un simple butin. Chacun eut sa part de territoire et de trésors, de villes et d'étoffes précieuses. Il y eut un roi de Paris, Childebert; un roi de Soissons, Clotaire; un roi d'Orléans, Clodomir; un roi de Metz, Thierry. Et, de même que Clovis, en vrai barbare, avait dépouillé ses parents, de même ses fils cherchèrent à se dépouiller les uns les autres. Les enfants de Clodomir furent massacrés par leurs oncles Clotaire et Childebert.
Quelques années plus tard, Clotaire et Childebert reprirent contre la Bourgogne la guerre et soumirent ce royaume (533-534).
Clotaire Ier (558-561).—Clotaire, d'abord roi de Soissons, puis de Paris, survécut à ses frères et se trouva en 558 seul possesseur des pays soumis par les Francs. Cruel, il n'hésita pas à faire périr son fils Chramne qui s'était révolté contre lui avec l'aide du roi des Bretons. Chramne, vaincu, fut brûlé dans une cabane où il s'était réfugié. Clotaire mourut lui-même en 561.
Quatre fils lui restaient. Après sa mort il y eut encore quatre royaumes. Caribert eut le royaume de Paris; Sigebert, celui de Metz; Chilpéric, celui de Soissons; Gontran, le royaume de Bourgogne.[Pg 16] Plus violents encore que les fils de Clovis, ces princes, réduits bientôt à trois par la mort de Caribert (567), se firent bientôt des guerres acharnées. Au milieu de cette confusion on distingua surtout la rivalité des deux royaumes de Chilpéric et de Sigebert.
La Neustrie et l'Austrasie.—Les Francs du royaume de Chilpéric (Soissons) et tous ceux qui habitaient de la Somme à la Loire se mêlaient de plus en plus avec les populations gallo-romaines, prenaient leurs mœurs et leurs usages. Ils devenaient ainsi de jour en jour plus différents des Francs du royaume de Sigebert (Metz), de ceux qui habitaient les pays de l'est, les bords de la Meuse, de la Moselle et du Rhin. Ceux-ci furent désignés sous le nom d’Austrasiens, les autres sous le nom de Neustriens. L'animosité de ces deux peuples se manifesta d'abord par la guerre qu'excita la rivalité de deux femmes tristement célèbres, Brunehaut, femme de Sigebert, et Frédégonde, femme de Chilpéric.
Brunehaut, fille d'un roi des Wisigoths et élevée en Espagne dans des idées toutes romaines, avait voulu imposer ces idées aux guerriers francs de l'Austrasie. Elle voulait faire disparaître les coutumes barbares, réparait les voies que les Romains avaient construites et qu'on laissait tomber en ruine. Mais elle était emportée, avide. Elle faisait mettre à mort sans jugement les leudes[1] dont elle convoitait les trésors. Elle persécutait les évêques qui lui reprochaient ses violences. Elle arma même l'un contre l'autre ses deux petits-fils, Thierry II, roi de[Pg 17] Bourgogne, et Théodebert II, roi d'Austrasie. Théodebert fut saisi et peu après mis à mort. Thierry II régna alors avec Brunehaut sur l'Austrasie et sur la Bourgogne. Mais Thierry, que Brunehaut avait laissé s'énerver dans les plaisirs, mourut tout à coup en 613, et Brunehaut demeura seule avec quatre arrière-petits-enfants en bas âge. Les leudes pensèrent alors que le moment était venu de se venger de cette femme ambitieuse et altière. De son côté, le fils de la cruelle Frédégonde, Clotaire II, trouva le moment favorable pour attaquer Brunehaut. Celle-ci fut abandonnée par son armée et bientôt livrée à Clotaire II.
Le roi de Neustrie se montra le digne fils de Frédégonde par le supplice auquel il soumit la reine vaincue. Pendant trois jours elle fut exposée aux insultes des soldats, promenée honteusement sur un chameau, puis attachée à la queue d'un cheval fougueux qui lui brisa le crane et traîna son cadavre mutilé sur les pierres des chemins. Ce fut ainsi que mourut, en 613, Brunehaut, fille de roi, épouse de roi, mère de roi, aïeule et bisaïeule de rois.
Clotaire II (586-628).—Le roi de Neustrie, Clotaire II, le fils de Frédégonde, réunit sous son autorité les deux royaumes et régna jusqu'en 628, seul maître de toute la Gaule comme l'avaient été Clotaire Ier et Clovis.
Dagobert Ier (628-638); grandeur du royaume franc.—Son fils, Dagobert Ier, le plus puissant des rois de la famille ou dynastie de Mérovée, ne fut nullement le prince débonnaire que nous représente la légende: il avait au contraire forcé les grands à l'obéissance et se montrait terrible aux méchants.[Pg 18] A peine prenait-il le temps de manger et de dormir, tant le zèle de la justice l'animait. Il était maître d'un vaste empire qui débordait bien au delà du Rhin. Il recevait en effet tribut des Alamans, des Thuringiens, des Bavarois et porta ses armes jusque dans la vallée du Danube où il eut à soutenir de rudes guerres.
C'était dans sa villa de Clichy, près de Paris, que Dagobert aimait à résider et à déployer ses richesses. Assis sur un trône d'or, la couronne sur la tête, il donnait audience comme un véritable empereur.
Décadence des Mérovingiens; les rois fainéants.—A la mort de Dagobert les partages se renouvelèrent ainsi que les guerres civiles. La famille de Mérovée alla sans cesse en dégénérant, et alors commença la série des souverains appelés rois fainéants: reproche injuste, car beaucoup n’arrivèrent pas à l'âge d'hommes, et ceux qui y arrivaient étaient relégués dans quelque villa au fond des forêts. De loin en loin un chariot traîné par des bœufs les amenait à l'assemblée générale des guerriers, puis, lorsqu'on leur avait rendu de vains honneurs, on les renvoyait à leurs chasses et a leurs plaisirs. Les maires du palais gouvernaient à leur place.
Les maires du palais avaient d'abord été de simples officiers du roi, juges des querelles qui éclataient dans les villas royales ou entre les compagnons du roi. Élus par les leudes qu'ils conduisaient aux combats, ils devinrent les tuteurs des rois enfants, puis les maîtres de ceux qu'ils avaient élevés. Il y avait un maire du palais dans chaque royaume. Et les maires combattirent entre eux comme avaient combattu les rois.
Les maires du palais prenaient si bien la place des rois qu'il n'y avait même déjà plus, depuis l'année 679, de rois en Austrasie. La famille de Pépin de Landen, dans laquelle depuis longtemps les leudes choisissaient les maires du palais, commandait seule aux Austrasiens. Sous la conduite de guerriers remarquables sortis de cette vaillante famille, les Austrasiens devinrent de jour en jour plus forts. Une victoire décisive de leur chef Pépin d'Héristal, remportée à Testry (en 687), sur les Neustriens, assura aux Austrasiens la domination de la Gaule.
Il y eut sans doute encore des fantômes de rois en Neustrie, mais de fait la famille de Pépin d'Héristal remplaçait déjà celle de Clovis.
De cette famille, en réalité maîtresse de la Gaule, sortit le fameux Charles Martel, l'un des plus grands guerriers de l'époque, qui renouvela les exploits de Clovis et annonçait ceux de Charlemagne.
Du fond de l'Arabie, péninsule qui tient à l'Asie et à l'Afrique, un peuple ardent se précipitait à la conquête du monde, poussé par le fanatisme et la volonté d'imposer partout la religion de son prophète Mahomet. Celui-ci avait prêché et combattu de 622 à 632; il avait rompu avec le culte des idoles païennes, mais ne voyait en Jésus-Christ qu'un grand prophète et dans les Chrétiens que des infidèles adorant plusieurs dieux. Avec la Bible, l’Évangile, les poésies arabes, ses propres maximes et des préceptes matériels dictés par l'intelligence du climat de l'Orient, il avait composé un livre pour ses disciples, le Coran, où ceux-ci lurent surtout la doctrine du fatalisme, c'est-à-dire la résignation complète à tout ce qui peut arriver. Le zèle qui leur était recommandé[Pg 20] pour la propagation de la croyance au vrai Dieu et a son prophète Mahomet, transportait les Arabes d'un enthousiasme qui excitait encore leur nature mobile et impétueuse. En moins d'un siècle, ils s'étaient emparés de la Syrie et de la Perse en Asie; de l'Égypte, de toutes les côtes de l'Afrique le long de la Méditerranée, enfin de l'Espagne (711). Bientôt ils convoitèrent la Gaule. Déjà, en 721, ils avaient attaqué l'Aquitaine et assailli Toulouse. Le duc Eudes, avec les Aquitains et les Gascons levés en masse, avait défendu sa capitale et gagné une sanglante bataille. En 732, une invasion plus redoutable se prépare sous un chef vaillant, Abdérame. Bientôt Abdérame s'empare de Bordeaux qu'il saccage. Le duc Eudes, qui jusqu'alors n'avait pas voulu faire soumission au duc des Francs, voyant ce torrent dévastateur se répandre par toute l'Aquitaine, et ses sujets épouvantés en présence de ces cavaliers rapides qu'on trouvait partout à la fois, implora le secours de Charles.
Charles arriva avec les Francs du nord. Les Arabes se trouvaient en face du dernier rempart de la chrétienté. Cette armée, qu'un chroniqueur appelle avec raison «l’armée des Européens,» une fois détruite, la religion de Mahomet (ou autrement l'islamisme), dominera sur la terre.
Bataille de Poitiers (732).—Les Francs n'abordèrent pas sans étonnement les Arabes, ces ennemis nouveaux, au teint basané, qui, enveloppés dans des burnous blancs, montaient des chevaux vifs et ardents. Les cavaliers arabes soulevaient des tourbillons de poussière, paraissaient et disparaissaient,[Pg 21] se repliaient, se reformaient, pour revenir, avec la rapidité de l'ouragan, frapper en courant avec leurs cimeterres ou sabres recourbés. Les Arabes, à leur tour, s'étonnèrent de voir ces hommes du Nord, blonds, grands, protégés par des casques et des cottes de mailles ou des casaques de peaux, munis de longues épées, de piques, maniant habilement la hache et la lançant au loin. Les Francs demeuraient unis, disciplinés, présentant une forêt de piques comme un mur de fer, et résistaient, inébranlables, à tous les assauts.
Une habile diversion organisée par Charles contre le camp arabe, décida le succès de la journée en faveur des Chrétiens. Ne songeant plus qu'à leurs richesses, les Arabes quittèrent leurs rangs. La nuit empêcha les Francs de poursuivre leur avantage.
Le lendemain matin, ceux-ci revirent à la même place les tentes arabes et craignaient une nouvelle bataille; mais les ennemis avaient disparu; les Francs purent se jeter en toute liberté sur le prodigieux butin que les ennemis avaient abandonné.
Charles avait frappé si fort qu'il reçut le surnom de Martel (marteau). A son retour à Paris, il fut accueilli avec enthousiasme et fit une entrée vraiment triomphale. Les Francs venaient de décider une grande querelle: ils avaient sauvé la chrétienté et la vraie civilisation, bien que les vainqueurs parussent moins civilisés et plus grossiers que les vaincus.
Pépin le Bref (741-768).—Charles Martel laissa deux fils, Pépin et Carloman, qui commandèrent d'abord ensemble aux Francs. Carloman, en 747,[Pg 22] se fit moine et Pépin gouverna seul. Il se trouva bientôt assez puissant pour écarter le fantôme de roi mérovingien que sa famille avait maintenu. Il fit couper la chevelure du dernier Mérovingien, Childéric III, qui fut tonsuré comme un clerc et relégué dans un monastère à Saint-Omer (752 après Jésus-Christ).
Proclamé roi à Soissons, Pépin se fit sacrer par Boniface, archevêque de Mayence. Il se fit même couronner une seconde fois, à Saint-Denis, par le pape Étienne II.
Or les Lombards menaçaient Rome. Pépin, reconnaissant de l'appui que lui avait donné le pape, marcha à son secours et triompha des Lombards. Il concéda au Saint-Siège la province de Ravenne, et le pape eut alors une puissance temporelle. Pépin ensuite soumit définitivement la grande province du Midi, l'Aquitaine. La Gaule entière obéit dès lors aux Francs.
Pépin était surnommé le Bref à cause de sa petite taille. Mais il prouva que la force et le courage ne dépendaient pas de la taille. Un jour il assistait, dans un cirque, avec ses leudes à un combat d'animaux: un taureau se défendait contre un lion; mais le lion sauta au cou du taureau et allait le déchirer. Pépin demanda si quelqu'un oserait porter secours au taureau. Personne n'ayant répondu, Pépin s’élança dans l'arène et, d'un coup d’épée, abattit la tête du lion. Les leudes admirèrent la vigueur de leur chef, et nul ne fut mieux obéi, malgré sa petite taille.
Bien qu'il eût lui-même rétabli l'unité de commandement, Pépin le Bref, avant de mourir, céda encore aux coutumes des Francs, car il partagea la Gaule entre ses fils Charles et Carloman. Les deux frères ne vécurent pas en bonne intelligence, mais la mort de Carloman (771) permit bientôt de rétablir l'unité. Charles écarta les enfants de Carloman et se fit reconnaître seul chef des Francs. C'est lui qui devait porter au plus haut degré la gloire de sa famille et mériter d'être appelé le Grand ou Charlemagne.[2]
Charlemagne était né dans un des domaines de Pépin le Bref, sur les bords du Rhin.
Il fut élevé, comme tous les rois de ce temps, non dans des palais (il n'y en avait plus), mais dans des fermes établies au milieu des forêts. Gros, robuste, d'une taille très haute, presque un géant, il avait dans toute sa personne un air de grandeur et de dignité. Intrépide et infatigable, toujours en chasse ou en guerre, il ne quittait presque jamais le cheval et jamais l'épée.
La renommée avait tellement exalté la puissance de Charlemagne que son aspect seul inspirait la plus vive frayeur, si nous en croyons un vieux récit.
Sous la conduite de Charlemagne, les Francs sortirent de la Gaule de tous côtés et soumirent tous les peuples qui occupaient le centre et le midi de l'Europe.
Afin de délivrer Rome et le pape du danger qui les menaçait sans cesse, Charlemagne détruisit le royaume des Lombards (774-776). Il prit alors le titre de roi d’Italie. Il vint à Rome et confirma au pape Adrien la possession des vastes domaines que Pépin avait accordés en 756 au pape Étienne II.
Le roi des Francs marchait contre Didier, roi des Lombards, qui avait recueilli plusieurs de ses ennemis, et parmi eux un ancien officier de Charles, le comte Oger. Lorsqu'on annonça l'approche des Francs, Didier monta, avec Oger, sur une des plus hautes tours de la ville de Pavie: Il aperçut d'abord les bagages et les machines et dit à Oger: «Est-ce que Charles est dans cette armée?—Non, répondit le comte, pas encore!»
On vit ensuite l'armée même, la foule des peuples rassemblés des contrées les plus lointaines. «Vraiment, dit le roi, Charles doit être au milieu de ces troupes.—Mais non, répondit le comte, pas encore! pas encore!» Et voici, comme il parlait, qu'on aperçut ceux qui formaient la garde de Charles et qui ne connaissaient pas le repos. «Est-ce Charles? s’écrie Didier étonné.—Non, dit Oger, pas encore. Quand tu verras, ajouta-t-il, la moisson frémir d'horreur dans les champs et le fleuve refléter la couleur du fer, alors tu pourras croire à l'arrivée de Charles.»
Il n'avait pas encore fini de parler qu'on crut apercevoir un nuage ténébreux. Charles approchait et de ses armés sortait un éclat sinistre. Il apparut enfin, couvert de fer, avec son casque de fer, portant de sa main gauche une lance de fer et sa main droite appuyée sur son invincible épée. Tous ceux qui marchaient devant lui, à ses côtés, derrière lui, avaient le même aspect terrible.
«Le voici! le voici! celui que tu demandais!» s'écria Oger, et tous deux tombèrent évanouis.
Charlemagne enveloppa de son armée la ville de Pavie. La famine et la maladie décimèrent les défenseurs de la cité, qui fut obligée de se rendre.
Didier vint lui-même se livrer à Charlemagne, qui le fit enfermer pour le reste de ses jours dans un cloître, ainsi qu'Oger.
Guerres en Espagne contre les Arabes.—Charlemagne franchit les Pyrénées et refoula au delà de l'Èbre les Arabes d'Espagne (778). Mais, au retour, son arrière-garde fut écrasée dans la vallée de Roncevaux par les Basques ou Vascons qui occupaient les montagnes et firent rouler sur les Francs d'énormes quartiers de rocs. Là périt le neveu de Charlemagne, Roland, que les poètes célébrèrent beaucoup et vantèrent comme le modèle des guerriers.
Selon les légendes, un traître, Ganelon, aurait indiqué aux ennemis la route que le neveu de Charles devait prendre, et ceux-ci l'attaquèrent au passage de Roncevaux. De tous côtés les traits pleuvaient, des arbres entiers déracines, des quartiers de roches étaient précipités sur les Francs entassés dans l'étroite vallée. Roland, qui combattait vaillamment,[Pg 26] sonna de son cor pour avertir Charlemagne. Le bruit en arriva jusqu'aux oreilles de Charles: «C'est mon neveu qui m'appelle, dit-il avec inquiétude.—Non, dit Ganelon qui l'accompagnait, votre neveu chasse à travers la montagne.» Et le roi continua sa route.
Roland sonna si fort que les veines de son cou se rompirent. Sur le point de mourir, il ne voulait pas que sa terrible épée, sa Durandal, comme on l'appelait, tombât entre les mains des ennemis; il chercha un rocher pour la briser; ce fut, disent les poètes, l’épée qui fendit le rocher. Ne pouvant briser Durandal, Roland la jeta dans une fontaine où elle doit rester, toujours d'après la légende, jusqu'à la fin des temps.
Charlemagne avait fini par comprendre les sons désespérés du cor de Roland; il était revenu en toute hâte sur ses pas, mais trop tard, et ne put que venger la mort de son neveu.
Guerres contre les Saxons.—Mais la guerre la plus longue, la plus acharnée que Charlemagne eut à soutenir, fut la guerre contre les Saxons. A dix-huit reprises différentes, dans l'espace de trente-trois ans, il pénétra dans le pays compris entre le Rhin et l’Elbe.
Charles s'appliqua surtout à convertir les Saxons à la religion chrétienne. Il détruisit leurs bois sacrés, renversa leurs idoles, entre autres l’Irminsul, tronc d'arbre énorme et sculpté en forme de statue.
Un chef surtout avait excité les Saxons à la résistance, Witikind. Ardent, infatigable, habile, Witikind se dérobait à toutes les recherches: quand[Pg 27] il ne pouvait plus lutter, il se retirait chez les Danois et reparaissait dès que Charlemagne s'éloignait.
Le bruit du désastre de Roncevaux étant parvenu jusque dans la Saxe, Witikind souleva toute la Germanie et osa se montrer sur les bords du Rhin (778). Charles fut obligé de recommencer la conquête du pays. Il y resta trois années pour y fonder des monastères, y bâtir des châteaux forts, y créer des évêchés.
Charles alors croit pouvoir s’éloigner. Mais Witikind reparait et détruit une armée franque. Charles aussitôt revient au milieu des Saxons en ennemi irrité et inflexible. Witikind lui échappe encore, mais quatre mille cinq cents prisonniers sont décapités en un seul jour à Verden (782).
Ce terrible massacre fut le signal d'une nouvelle guerre sans merci. Les Saxons, épuisés, à la fin se soumirent. Witikind, ne trouvant plus de soldats, fatigué lui-même et apprenant que Charles lui ferait grâce s'il voulait se convertir, vint reconnaître l'autorité de Charlemagne et recevoir le baptême à la villa royale d’Attigny sur Aisne (785).
La soumission de Witikind termina la grande guerre de Saxe. Plusieurs tribus se révoltèrent encore plus d'une fois jusqu'en l'année 804, et Charlemagne, las de vaincre et de punir «cette race au cœur de fer,» dut transplanter des milliers de familles en d'autres régions et changer les habitants de la Saxe. C'est ainsi que le redoutable roi des Francs créa le pays qu'on a depuis appelé l'Allemagne.
Le roi des Francs se trouvait à Rome au moment ou l'on célébrait le huit centième anniversaire de la[Pg 28] naissance du Christ, et c'était précisément le premier jour de l'an 800, car on comptait alors les années à partir de Noël. Pendant la messe, comme Charles priait agenouillé dans l'église de Saint-Pierre et Saint-Paul, le pape Léon III, tenant une couronne d'or, alla tout à coup la lui placer sur la tête en disant: «A Charles très pieux, auguste, couronné de Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire!» Les guerriers francs, flattés dans leur orgueil, s'unirent aux Romains pour répéter avec enthousiasme: «A Charles, empereur des Romains, vie et victoire!»
Le pape se prosterna devant le nouvel empereur d'Occident, qui revêtit un costume magnifique: tunique ornée de broderies, manteau fleuri de rameaux d'or, brodequins étincelants de pierres précieuses. Et toute la ville de Rome fut en joie: elle se croyait rappelée à son antique splendeur.
Cette pompe toutefois, cette magnificence plaisaient peu au redoutable guerrier. En dehors des cérémonies, Charles conserva ses habitudes simples et le grossier costume des soldats francs. Ses compagnons aimaient au contraire à se parer des riches vêtements qu'ils avaient trouvés en abondance dans les villes d'Italie.
Or, un dimanche, après la messe, Charles dit à ses compagnons: «Sans entrer au logis, vêtus comme nous le sommes, partons pour la chasse.» Il tombait une pluie fine et froide. Tout le jour on courut sous la pluie, dans les broussailles, au milieu des bois; les vêtements fins et délicats furent trempés, déchirés. Charles ordonna à ses compagnons de reparaître le lendemain devant lui avec le même[Pg 29] costume. Ils se présentèrent tout honteux de leur triste équipage, et Charles plaisanta ses compagnons sur leurs somptueuses guenilles.
Charles n'aurait point mérité le surnom de Grand, s'il n'eût effacé la barbarie du conquérant par la sagesse du législateur; il s'appliqua à faire régner dans son vaste empire l'ordre et la justice. «Une chronique raconte qu'il avait fait suspendre une cloche à la porte de son palais; tous ceux qui voulaient former appel à sa justice, sonnaient cette cloche et le roi, suffisamment averti, leur donnait audience tous les jours. La nuit même, car il avait l'habitude de se lever et de s'habiller plusieurs fois durant la nuit, Charles faisait introduire dans sa chambre des plaideurs de toutes conditions, les priait d'exposer leurs griefs mutuels et se prononçait comme en plein tribunal sur la question en litige.»
Il établit dans les provinces, des comtes, des vicaires, des juges. Il avait l'œil et la main partout. Des envoyés royaux devaient, à chaque saison de l'année, parcourir les provinces et réprimer les excès des officiers. Au printemps et à l'automne, à la veille ou au retour de ces expéditions, l'empereur tenait les assemblées ordinaires chez les Francs; c'est là qu'il publiait ses capitulaires, lois diverses qui réglaient la police de l'État ou l'administration de ses fermes. Charles n'avait d'autres revenus que ceux de ses vastes domaines; aussi le voit-on s'occuper, en même temps que de l'ordre de la société, de la vente de ses bœufs et de ses porcs, des œufs de ses basses-cours, des poissons de ses étangs, des foins de ses prairies, même du superflu des légumes[Pg 30] de son jardin. «Un père de famille, a-t-on dit avec raison, pourrait apprendre dans ses lois à gouverner sa maison.»
Ce guerrier redoutable connaissait le prix de la science. Il étudia sa langue maternelle, il apprit le latin; sa rude main, si habituée à manier l'épée, s'exerçait à conduire le stylet sur les tablettes et à tracer d'informes caractères. Il s'entoura de savants qui formaient dans son palais comme une Académie.
Charlemagne avait établi une école dans son palais même pour les enfants de ses leudes et des serviteurs de son palais. Il la visitait souvent. Les enfants les plus pauvres étudiaient avec ardeur. Charles leur dit un jour: «Je vous loue beaucoup, mes enfants, de votre zèle à remplir mes intentions et à rechercher de tous vos moyens votre propre bien. Maintenant, efforcez-vous d'atteindre à la perfection, alors je vous donnerai de riches évêchés, de magnifiques abbayes.» Puis il se tourna vers les enfants des grands, et d'une voix terrible il s'écria: «Quant à vous, fils des principaux de la nation qui, vous reposant sur votre naissance et votre fortune, avez négligé mes ordres et le soin de votre propre gloire dans vos études, si vous ne vous hâtez pas de réparer par une constante application votre négligence passée, vous n'obtiendrez jamais rien de Charles!»
La renommée du puissant empereur s'était répandue au loin. Le monarque le plus puissant de l'Asie, le chef du grand empire arabe, le calife Haroun-al-Raschid (Haroun le Juste), lui envoya plusieurs fois des ambassades et des présents d'une[Pg 31] merveilleuse richesse. Parmi ces présents, ce qui étonna le plus les Francs, ce fut un éléphant, animal qu'ils n'avaient jamais vu, et une horloge mécanique avec des figures qui se mettaient en mouvement pour sonner les heures.
Charles mourut en 814 à Aix-la-Chapelle, ville qu'il aimait à cause de ses sources d'eau chaude, et où il avait élevé une grande église. On déposa son corps dans la crypte de cette église et on l'enferma dans un caveau, assis sur un trône de marbre, la couronne d'or sur la tête, un sceptre d'or entre ses mains.
Louis le Pieux ou le Débonnaire.—La famille de Charlemagne déclina plus vite encore qu'elle n'avait grandi. L'empire qu'il avait formé était trop vaste et se démembra dès le règne même de son fils, Louis le Débonnaire (814-840). Louis était si faible qu'il ne sut pas même maintenir son autorité dans sa famille. Incapable de porter seul le fardeau que lui avait légué son père, il partagea tout de suite l'empire entre ses trois fils, Lothaire, Pépin et Louis. Un de ses neveux, Bernard d'Italie, protesta contre ce partage, les armes à la main. Vaincu, il eut les yeux crevés par ordre de l'empereur et succomba aux suites de cet horrible supplice (818). Pour expier cette cruauté, Louis se soumit à une pénitence publique à Attigny, s'humilia devant les évêques et commença à avilir aux yeux des peuples la dignité impériale.
Louis le Débonnaire, ayant eu d'un second mariage un quatrième fils, Charles, voulut aussi lui donner un royaume. Les autres fils alors se révoltèrent en 830, et déposèrent l'empereur.
En l'an 833, a si peu de distance de la mort de[Pg 33] Charlemagne, l'église de Saint-Médard de Soissons fut le théâtre d'une cérémonie bien différente de celle qui avait eu lieu à Rome en l'an 800. Louis le Débonnaire, détrôné une première fois en 830, venait d'être renversé une seconde fois par ses fils. Lothaire, auquel l'empereur, abandonné de son armée, s'était rendu, se montra sans pitié pour son père. Voulant le rendre incapable de régner, il l'obligea de faire, dans l'église de Saint-Médard de Soissons, une confession publique de ses fautes. On lui enleva tous les insignes de la dignité impériale, même le baudrier et les armes du guerrier. Louis dut revêtir le costume de pénitent et demeurer dans le cloître (833).
Les peuples, encore pleins du souvenir de Charlemagne, protestèrent contre cette humiliation infligée à l'empereur et contre cet outrage fait à un père par ses enfants. Louis le Germanique et Pépin comprirent bientôt qu'ils n'avaient travaillé que pour leur aîné et ne voulurent point reconnaître son autorité. Ils délivrèrent Louis le Débonnaire, le ramenèrent à Saint-Denis, et le revêtirent de nouveau des ornements impériaux (834). Cependant les guerres recommencèrent. L'empereur mourut en combattant son fils Louis le Germanique. «Je lui pardonne, disait-il tristement, mais qu'il sache qu'il me fait mourir.»
Les fils de Louis le Débonnaire (840-843).—Des fils qui avaient outrage l'autorité paternelle ne pouvaient se respecter les uns les autres. Ils luttèrent entre eux comme ils avaient lutté contre leur père.
Pépin était mort, mais Louis le Germanique,[Pg 34] Charles et Lothaire se disputèrent les provinces de l'empire. Charles et Louis se liguèrent contre leur aîné, Lothaire, qui seul portait le titre d'empereur. Ils le battirent à la journée de Fontanet (841), près d'Auxerre. Dans chaque camp il y avait des hommes de même nation, et on vit ainsi se battre frères contre frères, Francs contre Francs, Saxons contre Saxons. Charles et Louis demeurèrent vainqueurs.
Les deux frères resserrèrent leur union par un serment mutuel qu'ils prononcèrent devant leurs armées, à Strasbourg, l'un en langue germanique, l'autre en langue romane (ou romaine) (842). Lothaire consentit alors à un partage définitif, à Verdun, en 843. Louis le Germanique conserva tous les pays au delà du Rhin (Saxe et Bavière) et qui devaient former l'Allemagne.
Charles garda les pays qu'il gouvernait, c'est-à-dire la Gaule, mais non dans toute son étendue. Lothaire conservait l’Italie et recevait, en outre, les pays compris entre la Meuse et le Rhin, entre la Saône et le Jura, entre le Rhône et les Alpes (Belgique, Lorraine, Alsace, comté de Bourgogne, Dauphiné et Provence).
Ce partage de famille, semblable à tous ceux qui s'étaient faits jusqu'alors, eut cependant les plus déplorables conséquences. Les pays qui formaient la part de Lothaire n'étant rattachés ni à la Gaule, ni à la Germanie, et trop divers pour devenir eux-mêmes un État, devaient être la cause de guerres sans fin. La Bourgogne, le Dauphiné, la Provence firent plus tard retour à la Gaule comme la nature l'indiquait; mais le territoire entre la Meuse et le[Pg 35] Rhin, la riante vallée de la Moselle, la pittoresque et riche vallée du Rhin, restèrent un éternel sujet de discorde entre la France qui réclame et l'Allemagne qui détient aujourd'hui ces pays jadis gaulois, romains et francs.
Charles le Chauve (843-877).—Prince faible, Charles le Chauve, qui avait reçu la Gaule mutilée, ne pouvait même y exercer son autorité. Les ducs et les comtes établis dans les provinces s'y déclaraient souverains. La France allait se décomposant en petits États. Pour comble de malheur, arrivaient de nouveaux barbares, les Normands.
Les Normands.—Nommés ainsi parce qu'ils venaient des pays du nord, de la Scandinavie, les Normands étaient d'intrépides marins, habiles à manier la rame et la voile. Leurs chants ordinaires suffisent à les peindre: «Que le pirate dorme sur son bouclier, le ciel bleu lui sert de tente.—Quand le vent souffle avec furie, hisse ta voile jusqu'au haut du mât. Les vagues bouleversées repoussent le pirate; laisse aller; qui amène sa voile est un lâche: mieux vaut mourir.—Si le marchand passe, protège son navire, mais qu'il ne refuse pas le tribut. Tu es le roi sur les vagues, il est l'esclave de son gain.—Les blessures honorent le pirate; elles parent l'homme quand elles se trouvent sur sa poitrine ou sur son front.»
Ces rois de la mer, montés sur leurs barques grossièrement construites et ornées à l'avant de figures de serpents et de chevaux, arrivent à l'embouchure des fleuves: ils se saisissent d'un îlot ou d'un poste de difficile accès qui leur sert de cantonnement, de retraite en cas de besoin. Le jour, ils[Pg 36] restent immobiles dans des baies solitaires ou cachés dans les forêts du rivage; la nuit, ils abordent, escaladent couvents et châteaux forts, pillent le pays, organisent une sorte de cavalerie avec les chevaux qu'ils rencontrent et courent en tous sens jusqu'à trente ou quarante lieues de leur flotille. A la vue de ces guerriers couverts d'un tissu de lames de fer disposées en écailles, armés d'une lourde hache, d'une épée à deux tranchants ou d'une longue lance, l'effroi des populations est indicible; les prières de l'époque l'attestent: «De la fureur des Normands délivrez-nous, Seigneur!» s'écriaient-elles dans leur terreur.
Cette faiblesse les enhardissait: Paris, Orléans, Toulouse furent pillés; les Normands perdent même l'habitude de retourner dans leur pays pendant l'hiver. Une seule famille se distingue par son courage contre ces ravageurs, celle de Robert le Fort, comte d'Anjou. Robert acquit une grande renommée en repoussant les pirates, mais il périt au combat de Brissarthe (865) près d'Angers.
L'empereur Charles le Gros (884-888).—Le fils de Charles le Chauve, Louis le Bègue, ses petits-fils Louis III et Carloman ne firent que passer sur le trône. La Gaule tomba sous l'autorité d'un descendant de Louis le Germanique, l'empereur Charles le Gros, qui reconstitua, en 884, l'empire entier de Charlemagne. Mais ce prince qui méritait bien son surnom était aussi faible en Germanie qu'en Gaule.
Dans l'été de 885, une nombreuse flottille normande conduite par deux redoutables chefs, Godefried et Siegfried, remonta le cours de la Seine. Elle comptait plus de trois mille barques longues et[Pg 37] plates qu'ornaient de grossières figures de serpents ou de dragons. Instruits par les malheurs précédents, les Parisiens avaient protégé, par des tours, sur chaque rive du fleuve, les deux ponts qui mettaient leur île en communication avec le pays. Deux cents seigneurs, avec leurs hommes, avaient répondu à l'appel du comte de Paris Eudes, digne fils de Robert le Fort, et s'étaient enfermés dans la ville. Aussi le roi des pirates, Siegfried, essaya-t-il de négocier: il ne demandait que le passage pour aller en Bourgogne. Mais l'évêque de Paris, Gozlin, lui répondit: «L'empereur Charles nous a donné Paris à garder; si par hasard la défense de ses murs eût été confiée à ta foi, ferais-tu pour nous ce que tu demandes pour toi?—Si je le faisais, s'écria fièrement le barbare, ma tête devrait tomber sous la hache et être jetée aux chiens.» Les Normands commencèrent le siège (novembre 885).
Un an entier les Parisiens repoussèrent les assauts des pirates. Une crue subite de la Seine emporta une partie du Petit-Pont, et douze guerriers restèrent isolés dans la tour construite sur la rive gauche: un jour entier ils tinrent tête à l'armée des barbares qui finirent par incendier la tour. Les douze Parisiens se retirèrent sur les débris du pont et continuèrent à combattre: sur la foi qu'ils auraient la vie sauve, ils se rendirent; mais ils furent massacrés, et l'un d'eux, Hérivée, qu'on voulait épargner, refusa noblement de se racheter par une rançon.
Cependant la misère de Paris croissait, car la famine était venue, et la peste. L'évêque Gozlin, qui soutenait les combattants par ses prières et son[Pg 38] exemple, mourut. Alors le comte Eudes s'échappa pour aller solliciter le secours de l'empereur Charles le Gros. Eudes parvint ensuite à rentrer dans la ville, malgré les Normands. Enfin, au mois d'octobre (886), sur les hauteurs de Montmartre, parut l'armée de Charles lui-même: les Parisiens s'attendaient à voir exterminer leurs ennemis. Charles, au lieu de combattre, acheta la retraite des Normands au prix de sept cents livres d'argent.
Charles le Gros montrait partout la même lâcheté. Aussi les grands de tous les pays l'abandonnèrent et le déposèrent à la diète de Tribur en Allemagne (887). On ne lui nomma pas de successeur comme empereur, et chaque nation se choisit un chef particulier: l'empire de Charlemagne était à jamais détruit. La Gaule donna la couronne au vaillant défenseur de Paris, le duc des Francs, Eudes. L’Italie se partagea entre plusieurs princes. Tout le monde d'ailleurs voulait devenir roi: il y avait des rois de Bourgogne, de Provence, de Lorraine, de Navarre, etc., mais en réalité trois grandes nations sortirent seules de ce démembrement de l'empire carolingien: la nation française, la nation italienne, la nation allemande.
Eudes, proclamé roi des Francs en 887, régna jusqu'en 898. Mais s'il commençait dans la Gaule devenue la France, une nouvelle famille de rois, les descendants de Charlemagne conservaient encore des partisans: un petit-fils de Charles le Chauve, Charles le Simple, succéda au roi Eudes.
Charles le Simple (898-922).—Ce prince qui méritait bien son surnom, car il était naïf et simple d'esprit, mit fin pourtant, en 912 par le traité[Pg 39] de Saint-Clair-sur-Epte, aux incursions des Normands: il concéda à leur chef Rollon, qui se fit baptiser et épousa la fille de Charles, les rives verdoyantes et fertiles de la basse Seine: ce pays forma dès lors le duché de Normandie.
Grâce à la sévérité de Rollon, les Normands perdirent leurs habitudes de pillage, la sécurité revint et les anciennes populations, soumises à leur autorité, travaillèrent avec une telle ardeur que la Normandie devint rapidement une des plus riches provinces.
Charles le Simple, comme ses prédécesseurs, affaiblissait par ses libéralités le domaine royal, sans pour cela empêcher les grands de se révolter contre lui. Il fut renversé du trône en 922 et mourut, au château de Péronne, captif d'Héribert, comte de Vermandois.
La famille d'Eudes; les ducs des Francs.—La famille d'Eudes, au sein de laquelle s'était maintenu le titre de duc des Francs, l'emporta de nouveau jusqu'en 936 avec Robert Ier (922-923), Raoul de Bourgogne (923-936). Mais le petit-fils d'Eudes, Hugues, comte de Paris, duc des Francs, et connu dans l'histoire sous le nom de Hugues le Grand, ne jugea pas encore venu le moment de déposséder tout à fait la famille de Charlemagne. Il rappela lui-même d'Angleterre où on l'avait emmené, le jeune fils de Charles le Simple, Louis IV, surnommé pour cette raison d'Outre-mer (936). Toutefois il entendait bien gouverner comme avaient fait jadis les maires du palais.
A la mort de Louis IV, Hugues ne chercha pas non plus à prendre une couronne qui ne pouvait tarder à échoir à sa famille; il reconnut Lothaire,[Pg 40] fils de Louis. Il mourut lui-même en 956, laissant trois fils, dont l'aîné, Hugues Capet, recueillit, avec le comté de Paris, le titre de duc des Francs. Lothaire (954-986) était un prince actif qui ne put cependant secouer la tutelle de Hugues Capet. Il mourut en 986.
Hugues Capet fit reconnaître le jeune Louis V. Mais Louis V mourut, au bout d'un an, à la suite d'un accident de chasse. Les seigneurs alors, rejetant les prétentions de son oncle, Charles de Lorraine, élurent pour roi Hugues Capet comte de Paris et duc des Francs. Ce fut le chef d'une famille qui devait régner durant huit siècles.
Les seigneurs et les fiefs.—Hugues Capet proclamé roi, en 987, n'avait reçu qu'un vain titre: il n'était rien, car tous les seigneurs étaient rois. Les seigneurs, c'étaient les anciens compagnons, les anciens leudes du prince. Les rois francs avaient donné à leurs compagnons, pour les récompenser de leurs services, des chevaux, des armes, puis des terres, des forêts, de vastes domaines. Ceux qui étaient ainsi récompensés devaient engager leur fidélité au roi, leur foi. Les terres données ainsi s'appelèrent les fiefs, et du mot féod nous avons fait féodal. La société fut appelée société féodale, et nous nommons ce régime la féodalité.
Celui qui recevait un fief s'agenouillait devant son seigneur. Il jurait d'être son homme. Quelques-uns, trop fiers ou trop puissants, restaient debout en prêtant serment. Le seigneur, à son tour, remettait à son homme une motte de gazon, un rameau d'arbre comme symbole de la terre que l'autre reconnaissait devoir à sa générosité. S'il s'agissait d'un grand fief, duché ou comte, le symbole était un étendard. Le vassal était obligé de suivre son[Pg 42] suzerain à la guerre, de contribuer à sa rançon s'il tombait aux mains de l'ennemi, de l'assister quand il rendait la justice. Le suzerain, en retour, devait protection à son vassal et à sa famille.
Le château.—Les seigneurs étaient cantonnés dans des châteaux; ces forteresses ne furent d'abord que des palissades entourées d'un fossé destiné à défendre le pays contre les Normands. Aux palissades les seigneurs substituèrent des murs en pierre d'une épaisseur énorme. Les murs furent flanqués de tours crénelées, et enveloppèrent souvent une vaste étendue de terrain, de vastes magasins, une ferme, quelquefois même un bourg entier. Le seigneur se sentait fort dans son château. Au sommet de la plus haute tour veillait sans cesse le guetteur. Sitôt qu'il apercevait au loin une troupe suspecte, il sonnait une cloche. Les cors retentissants remplissaient de bruit les cours et les salles. Les guerriers se revêtaient de leurs lourdes armures de fer. Les archers se plaçaient derrière les créneaux; le pont-levis était relevé, la herse abaissée.
Si l'ennemi n'était pas en grand nombre, le seigneur sortait à son tour avec ses hommes: il repoussait ceux qui venaient envahir son domaine et pénétrait dans celui de son ennemi, brûlant, pillant, rendant ravage pour ravage.
L'hiver, il fallait vaincre l'ennui. C'est alors que la châtelaine organisait des fêtes, des jeux, appelait des musiciens, ou ménestrels. Un nain ou un être difforme, nommé le fou, avait mission d'exciter le rire par ses grimaces et ses bons mots. On se réjouissait surtout lorsque arrivait au château un de[Pg 43] ces poètes appelés trouvères[3] qui s'en allaient chantant les exploits de Charlemagne et de Roland.
Au pied des châteaux se groupèrent les maisons des hommes dépendant du seigneur et cultivant les terres. Ces maisons formèrent les bourgs quand elles étaient pressées les unes contre les autres et enceintes d'une palissade ou d'un mur, et les villages, quand elles étaient éparses dans la campagne.
Le seigneur possédait non seulement la terre, mais les gens qui travaillaient la terre. Les vilains devaient moissonner ses blés, rentrer ses foins, bâtir sa demeure, réparer ses chemins sans la moindre rétribution: c'était la corvée.
Seul le seigneur pouvait chasser en tout temps sans souci des récoltes: c'était le droit de chasse.
Seul il avait le privilège d'avoir des pigeons qui vivaient aux dépens des champs d'alentour: c'était le droit de colombier.
Dans ses voyages, il se faisait héberger ou il voulait: c'était le droit de gîte.
Les vilains ou roturiers, en acquittant ces droits, ces corvées, gardaient une certaine liberté. Ils pouvaient avoir une cabane, une terre, s'enrichir même s'ils avaient affaire à des seigneurs doux et pacifiques.
Au-dessous d'eux, les serfs, plus malheureux, rappelaient les esclaves antiques. C'étaient les descendants de prisonniers de guerre ou d'hommes réduits en servitude pour certains crimes, parce qu'ils n'avaient pu payer l'amende, ou de pauvres gens[Pg 44] qui s'étaient livrés corps et biens, à cause de l'affreuse misère. D'autres, par piété ou par repentir, s'étaient déclarés serfs des églises, des abbayes.
Le serf était comme la terre qu'il cultivait, la propriété absolue de son maître qui pouvait le donner, l'échanger ou le vendre, comme bon lui semblait. Les enfants d'un serf devenaient serfs en naissant. Si un homme libre épousait une femme serve, il tombait en servitude. Le seigneur pouvait séparer le serf de sa femme, de ses enfants, échanger ces malheureux comme un vil bétail.
Les premiers Capétiens (987-1108).—Les premiers Capétiens ne purent remédier au désordre de la société. C'est à peine s'ils étaient égaux aux autres seigneurs. Hugues Capet (987-996) écrivait à Adelbert, comte de Périgord, qui refusait d'obéir. «Qui t'a fait comte?» L'autre répondit insolemment «Qui t'a fait roi?»
Son fils Robert eut la piété d'un moine, non la fermeté d'un roi. Les guerres devinrent si nombreuses, les famines si affreuses, qu'on crut à une prédiction qui annonçait la fin du monde pour l'an 1000. Cette terreur augmenta la puissance et la richesse de l'Église à laquelle les seigneurs, pour obtenir le pardon de leurs fautes, firent de grandes générosités. L’Église, du reste, chercha à remédier au désordre affreux de la société. Sous le règne de Henri Ier (1031-1060), elle publia la Trêve de Dieu (1041). La guerre était interdite du mercredi soir au lundi matin de chaque semaine, durant le carême et l'avent. Après Henri Ier règne Philippe Ier (1060-1108), qui demeure presque toujours renfermé dans ses châteaux ou occupé à combattre les vassaux de son domaine.
Conquête de l'Angleterre par les Normands.—Guillaume,[Pg 46] duc de Normandie, était le parent d'un roi saxon qui régnait sur l'Angleterre: il prétendit à son héritage. En 1066 il réunit autour de lui ses vassaux et appela une foule d'aventuriers, leur promettant argent et domaines. Avec une flotte nombreuse, il traversa la Manche et aborda sur la côte méridionale de la grande île. Le duc ne vint à terre que le dernier de tous, il fit un faux pas et tomba sur la face. Un murmure s'éleva; des voix crièrent: «Dieu nous garde! C'est mauvais signe.» Mais Guillaume, se relevant, dit aussitôt: «Qu'avez-vous? Quelle chose vous étonne? J'ai saisi cette terre de mes mains et, par la splendeur de Dieu, tant qu'il y en a, elle est à vous.»
Les Saxons avaient élu pour roi Harald auquel on conseillait d'éviter le combat et de faire retraite vers Londres en ravageant tout le pays pour affamer les étrangers. «Moi, répondit Harald, que je ravage le pays qui m'a été donné en garde! Par ma foi, ce serait trahison et je dois plutôt tenter les chances de la bataille avec le peu d'hommes que j'ai, mon courage et ma bonne cause.»
L'armée de Guillaume se trouva bientôt, à Hastings, en vue du camp saxon qui était assis sur une longue chaîne de collines et fortifié par un rempart de pieux et de claies d'osier. Un Normand, appelé Taillefer, poussa son cheval en avant du front de bataille et entonna le chant, fameux dans toute la Gaule, de Charlemagne et de Roland. En chantant, il jouait avec son épée, la lançait en l'air avec force et la recevait dans sa main droite. Les Normands répétaient ses refrains et criaient: «Dieu aide! Dieu aide!»
La bataille fut vive et acharnée, mais les Saxons, ayant commis l'imprudence de quitter leurs retranchements, furent vaincus. Harald périt au milieu de la mêlée; beaucoup de Saxons ne voulurent point survivre à ce désastre et se défendirent jusqu'à la mort. Guillaume, maître du pays, y fixa les Normands et partagea les terres entre ses soldats. La langue française se parla au delà de la Manche, et la langue anglaise en a retenu quantité de mots et d'expressions.
La première croisade (1095-1099).—On vit bientôt des expéditions autrement grandes et fameuses. La Palestine avec Jérusalem était devenue la proie des Arabes musulmans, puis des Turcomans,[4] bien plus farouches.
Or les chrétiens allaient en grand nombre visiter Jérusalem et les lieux saints. C'était le pèlerinage, comme on disait. Les chrétiens qui accomplissaient ce pèlerinage furent exposés à de violents outrages. Un pèlerin français, Pierre l'Ermite, vint raconter aux peuples de l'Europe ces persécutions, les excitant à la guerre sainte. Pierre l'Ermite s'appelait de son vrai nom Pierre d'Achères (des environs d'Amiens). Il avait été guerrier, puis s'était fait ermite, d'où son surnom de Pierre l'Ermite. Ayant fait le pèlerinage de la Terre Sainte, il fut vivement ému des souffrances des chrétiens d'Orient et vint les raconter au pape Urbain II. Encouragé par lui, Pierre l'Ermite traversa l’Italie, puis la France. Monté sur une mule, un crucifix à la main, les pieds[Pg 48] nus, portant une pauvre robe attachée par une grosse corde, il prêcha la guerre contre les infidèles et appela les chrétiens à la délivrance du tombeau du Christ.
Le pape Urbain II, Français de naissance, convoqua à Clermont en Auvergne un concile où, avec les prélats, affluèrent les seigneurs et une multitude de peuple. Pierre l'Ermite raconta de nouveau les malheurs des chrétiens de la Palestine. Le pape exhorta les Francs à cesser leurs guerres et à mettre leur bravoure au service de la religion. Tous répondirent par un même cri: «Dieu le veut! Dieu le veut!» (1095). Nobles et vilains firent vœu de partir pour la guerre sainte; comme signe de ce vœu, ils attachèrent à leur épaule une croix d'étoffe rouge: ce qui leur fit donner le nom de Croisés, et à l'expédition le nom de Croisade. Tout le monde voulait partir pour la croisade. Les pauvres gens entassaient dans des charrettes tout ce qu'ils avaient. Les premiers prêts, ils se mirent en route sous la conduite de Pierre l'Ermite et de Gauthier sans Avoir. A la vue de chaque ville nouvelle, les femmes et les enfants, dans leur simplicité, demandaient: «Est-ce donc là Jérusalem?» Cette foule traversa l'Allemagne en pillant pour vivre et arriva décimée en Asie, où elle fut exterminée.
L'armée des seigneurs ne s'ébranla qu'après de longs préparatifs. Elle formait une masse de cent mille chevaliers, six cent mille fantassins (1096), et avait à sa tête des chefs expérimentés à la tête desquels on distinguait Godefroy de Bouillon, Raymond de Toulouse, Hugues de France, Étienne de[Pg 49] Blois, le Normand Bohémond, prince de Tarente (en Italie) et son cousin Tancrède.
Après deux batailles sanglantes, les Turcs se contentèrent de harceler par leur cavalerie légère les lourds chevaliers; ils laissèrent combattre pour eux la faim, la misère, l'intempérie des vents, l'ardeur brûlante du soleil. Jusqu'en Syrie, chaque pas fut marqué par des cadavres. Là se trouvait la puissante et riche Antioche. Les croisés, épuisés et quoique réduits de moitié, étaient encore au nombre de 300,000 hommes. Il fut impossible de nourrir ces masses pendant un siège qui dura sept mois: la famine était affreuse. Les intrigues de l'habile Normand Bohémond parvinrent cependant à rendre les chrétiens maîtres de la ville, où ils trouvèrent, après une abondance de quelques jours, la disette et l'épidémie.
Pour comble de maux, arrivait une grande armée turque. Un instant le découragement fut extrême. Tout à coup l'enthousiasme succède à cette torpeur: le bruit s'est répandu qu'un prêtre de Marseille vient de trouver en terre la lance qui avait percé le côté du Christ; alors ces malheureux, qui n'attendaient plus que la mort, maintenant pleins de force et de courage, se précipitent sur les Turcs, qu'ils mettent en pleine déroute (1098).
D’Antioche, l'armée s'avance lentement sur Jérusalem. Tout à coup, au revers d'une colline de sable rougeâtre et sans verdure, elle s'arrête. A quelque distance s'élevait une ligne de remparts, des portes, des tours, des temples, des édifices. Le même cri Jérusalem! sortit de toutes les bouches poussé par soixante mille personnes qui seules survivaient[Pg 50] à ces trois années d'épreuves (1099). Les croisés ne purent maîtriser leur enthousiasme et marchèrent à l'assaut, mais ils furent repoussés et durent se résigner à faire un siège régulier. Au bout de cinq semaines ils étaient en mesure de tenter une attaque mieux concertée. Ils firent rouler au pied des murailles de hautes tours surmontées de ponts-levis qui s'abattaient sur les parapets. Pendant deux jours on combattit avec une égale fureur. Vers le milieu de la seconde journée (un vendredi, le 14 juillet 1099) les croisés réussirent à pénétrer dans la ville, et un horrible carnage suivit la victoire.
Les croisés s'accordèrent à choisir, pour garder et gouverner le nouveau royaume chrétien, Godefroy de Bouillon, qui, loin de s'en montrer plus fier, n'en fut que plus humble. Il ne voulut pas prendre le titre de roi, mais celui de défenseur du saint sépulcre. Il dit: «qu'il ne voulait pas porter une couronne d'or là où le roi des rois avait porté une couronne d'épines.» Les députés d'une peuplade étant venus lui parler le trouvèrent assis sur un sac de paille; ils s'en étonnèrent. «La terre, leur dit-il, doit être le siège des hommes pendant leur vie, puisqu'elle leur sert de sépulture après leur mort.»
Louis VI.—La croisade avait amené l'éloignement et la mort d'un grand nombre de seigneurs; les efforts des villes qui cherchaient à obtenir des chartes de commune, embarrassaient les autres. Cet affaiblissement des seigneurs profita au roi de France qui n'avait pas bougé de ses châteaux.
Le fils de Philippe Ier, Louis VI (1108-1137), surnommé le Gros, mais plus justement appelé l’Éveillé, releva l'autorité royale. Modèle des chevaliers, toujours prêt à défendre le pauvre et l'orphelin, il fit, durant son règne de vingt-neuf ans, une guerre sans merci aux seigneurs pillards que les auteurs du temps comparent à des loups dévorants.
Louis VII (1137-1180).—Le roi Louis VII fut un prince moins habile que son père. Il fit une guerre contre le comte de Champagne. Dans cette guerre, l'église de Vitry fut brûlée et treize cents personnes périrent (1142). Louis VII, alors plein de repentir, voulut diriger une expédition en Terre Sainte. Ce fut la deuxième croisade, que prêcha saint Bernard, mais elle n'eut pas de brillants résultats.
Louis VII avait épousé une riche héritière, Eléonore d'Aquitaine. Mais, après la croisade, il la répudia. Le roi perdit ainsi la dot que la reine lui avait apportée, les plus belles provinces du Centre et du Midi, plus de treize de nos départements.
Eléonore épousa Henri Plantagenet,[5] comte d'Anjou, héritier de la Normandie et, quelques années après, roi d'Angleterre, sous le nom de Henri II. Une grande partie de la France (équivalant à vingt et un de nos départements) appartint alors aux rois anglais.
Philippe Auguste (1180-1223).—Le fils que Louis VII, après son divorce avec Eléonore, avait eu d'un autre mariage, Philippe, devait mériter le[Pg 52] surnom d'Auguste. Arrivé au trône à l'âge de quinze ans (en 1180), il sut résister aux barons indociles comme au roi d'Angleterre, organiser ses domaines, et il compte parmi les plus grands rois. Philippe fit la guerre au roi d'Angleterre, Henri II, et soutint ses fils révoltés contre lui. L'un d'eux, Richard, était même devenu l'ami de Philippe, mangeait à sa table et combattait avec lui contre le roi Henri. Celui-ci étant mort en 1189, Richard lui succéda. D'abord rien ne parut changé. Philippe et Richard restèrent amis.
Le royaume de Jérusalem venait d'être détruit. La ville sainte avait dû se rendre au sultan Saladin (1187). Guillaume, archevêque de Tyr, vint raconter en Europe les malheurs de la Palestine. Philippe Auguste partit pour la troisième croisade et Richard promit de le suivre (1190). En Palestine, les croisés assiégèrent et prirent Ptolémaïs. Mais les deux amis se brouillèrent. Richard, querelleur, hautain, ne tarda pas à blesser Philippe, plus calme, plus avisé. Philippe, en prince prudent, se hâta de revenir dans son royaume (1192).
Richard Cœur de Lion.—Richard était demeuré longtemps en Asie à batailler contre les Sarrasins. Il revenait toujours de la mêlée hérissé de flèches, «semblable à une pelote couverte d'aiguilles.» Longtemps les musulmans parlèrent de ses exploits. Lorsqu'un cheval, effrayé par quelque buisson, se cabrait, son maître lui disait: «Crois-tu donc que ce soit l'ombre du roi Richard?» Le roi anglais ne put néanmoins reprendre Jérusalem. Il quitta la Terre Sainte après avoir conclu un traité avec Saladin. Richard, au retour de la Palestine, fut[Pg 53] obligé de traverser le duché d'Autriche, dont il avait, à la croisade, insulté le souverain. Reconnu, arrêté, livré à l'empereur d'Allemagne, Henri VI, il subit quatorze mois de captivité.
Selon la légende, un fidèle trouvère, Blondel, découvrit sa prison en chantant près de sa tour ses airs favoris. Les barons et le peuple anglais rachetèrent leur roi au prix de 150.000 marcs d'argent (1194). Devenue libre, Richard voulut se venger du roi de France. Une guerre de cinq ans n'aboutit qu'à d'inutiles ravages. Incapable de repos et toujours avide de gain, Richard courut dans le Limousin assiéger le château de Chalus, dont le seigneur, disait-on, cachait un trésor: il périt frappé d'une flèche (1199), et son frère Jean se fit reconnaître roi d'Angleterre.
Jean, homme à la fois lâche et cruel, poignarde son neveu Arthur qu'on voulait lui opposer. Philippe profite de l'indignation soulevée par ce crime pour citer son vassal homicide devant les seigneurs de sa cour (1203). Jean se garde bien de paraître. La cour prononce la confiscation des provinces qu'il tenait, en fief, du roi de France, et Philippe a bientôt mis la main sur la Normandie, l'Anjou, la Touraine, le Poitou. Jean ne voulut pas même se déranger d'une partie d'échecs pour répondre aux habitants de Rouen qui venaient le prier de les secourir. Puis regrettant ses belles provinces, il appela l'empereur d'Allemagne, Otton IV, pour l'aider à reprendre les pays qu'il n'avait pas su défendre. Les comtes de Flandre et de Boulogne entrèrent dans la ligue, voulant arrêter les progrès de la royauté française qui cherchait à ressaisir, à réunir[Pg 54] ses domaines épars. Mais le plus grand nombre des seigneurs, avec les milices communales, se réunirent autour de Philippe Auguste qui marcha au-devant de l'armée ennemie, composée de Flamands, d'Allemands et d'Anglais.
La bataille de Bouvines.—A mi-chemin de Tournai à Lille, en Flandre, se trouve le village de Bouvines. La petite rivière de la Marque coule près de là et on la franchissait sur un pont rustique. Philippe faisait passer cette rivière à ses troupes; une partie des milices communales l'avait déjà franchie; le roi fatigué et accablé par la chaleur (c'était le 27 juillet 1214), se reposait sous l'ombre d'un frêne, près d'une chapelle, lorsque l'on annonça que l'ennemi approchait. Aussitôt le roi se leva, entra dans l'église et, après une courte prière, il se fit armer et monta à cheval d'un air tout joyeux comme s'il eût été convié à une noce ou à quelque fête. On criait de toutes parts dans la plaine: Aux armes, barons! aux armes! les trompettes sonnaient et les corps de bataille qui avaient déjà passé le pont retournaient en arrière.
A midi on vit déboucher toute l'armée des coalisés. L'empereur Otton avec le comte de Flandre, Fernand, et le comte de Boulogne commandaient les principaux corps des alliés: au centre de leur armée on voyait un char traîné par quatre chevaux où se dressaient les armes impériales; «l'aigle d'or tenait dans sa serre un énorme dragon dont la gueule béante, tournée vers les Français, paraissait vouloir tout avaler,» dit un chroniqueur. Pour Philippe, il était venu se placer au premier rang et n'avait pas même, dans son impatience; attendu l'oriflamme,[Pg 55] bannière que les rois de France partant en guerre allaient prendre à l'abbaye de Saint-Denis.
Le combat fut d'abord acharné du côté des Flamands. Mais le comte de Flandre, Fernand, est blessé et pris; de ce côté, la victoire est bientôt assurée. Au centre, Philippe Auguste avait couru un grand danger. Les Allemands avaient pénétré jusqu'à lui et l'avaient renversé de cheval au moyen de leurs hallebardes. Un seigneur est presque seul à le protéger, frappant d'une main et élevant de l'autre la bannière royale en signe de détresse. Les chevaliers accourent. Philippe est délivré. Otton, enveloppé à son tour, faillit bien aussi être pris ou tué. Son cheval est blessé, se cabre, se dégage et dégage en même temps son maître, qui s'enfuit au plus vite hors de la mêlée. Le char impérial d'Otton fut brisé en mille pièces. Les Anglais furent les derniers rompus, mais le comte de Boulogne, qui les commandait, fut pris. De toutes parts la victoire était complète.
Le retour de Philippe Auguste fut un vrai triomphe. A Paris, les bourgeois et la multitude des écoliers firent une fête sans égale; le jour ne suffisant pas, ils festoyèrent la nuit avec de nombreuses lumières. Le peuple sentait l'importance de cette victoire sur les étrangers: c'était la première victoire nationale.
Saint Louis.—Philippe Auguste mourut en 1223, laissant un royaume agrandi et surtout bien administré, car il fut un prince législateur aussi bien que guerrier. Son fils Louis VIII, prince brave et surnommé Cœur de Lion, régna peu, mais réussit à pacifier le Midi, où les seigneurs du Nord avaient[Pg 56] fait contre les Albigeois, qu'on accusait d'hérésie, une croisade terrible et sanglante. La royauté recueillit les fruits de cette sinistre expédition sans s'y compromettre, et le Languedoc fut dès lors rattaché aux domaines de la couronne. Louis VIII laissa plusieurs enfants dont l'aîné n'avait que douze ans (1226). La reine Blanche de Castille prit en mains la régence; pieuse et charitable, Blanche n'en était pas moins d'une rare fermeté; elle conjura tous les périls, triompha d'une ligue que les seigneurs avaient formée contre la royauté, et livra un pouvoir affermi à son fils Louis IX que ses belles leçons avaient orné de toutes les qualités et de toutes les vertus.
Blanche de Castille avait surtout rendu le plus grand service à son fils en veillant avec une extrême sollicitude à son éducation. Elle l'élevait comme un enfant appelé à gouverner un grand royaume et le nourrit dans les sentiments de la plus austère piété, lui mettant devant les yeux bons exemples et bons enseignements. Louis rappelait plus tard que sa mère lui avait fait entendre qu'elle aimerait mieux le voir mort que le voir commettre un seul péché mortel.
Même quand il allait, pour se récréer, en bois ou en rivière, il était toujours accompagné de son maître, qui ne cessait de l'instruire. Aussi devint-il un prince savant pour son temps, et, comme il inclinait naturellement aux vertus que sa mère s'appliquait à lui faire aimer, il ne cessa de les pratiquer sur le trône.
La croisade d’Égypte.—Louis IX, en 1244, tomba gravement malade. Il fit vœu alors, s'il guérissait,[Pg 57] d'aller en Terre Sainte. Ce fut la septième croisade. L'expédition fut dirigée contre l'Égypte, parce que le sultan de ce pays s'était emparé de Jérusalem. L'armée débarqua devant Damiette en Égypte (1249). Louis IX, impatient, se jeta, l’épée au poing, dans la mer pour aller attaquer les Sarrasins rangés sur le rivage. Les Sarrasins s'enfuirent; la ville fut prise.
L'année suivante, la peste envahit l'armée, et il fallut songer à la retraite. Mais les musulmans enveloppèrent les Français, qui furent obligés de se rendre.
Les malheurs de ces expéditions mirent dans tout son relief la fermeté et la patience de Louis IX. Malade lui-même et pouvant à peine se soutenir, il avait voulu néanmoins demeurer à l'arrière-garde. Prisonnier, il montra une sérénité inaltérable.
Le sultan demanda, pour la rançon de Louis IX, Damiette et un million de pièces d'or. Louis répondit qu'il rendrait Damiette pour sa rançon et payerait pour celle de ses gens le million de pièces: car «un roi de France, dit-il, ne devait point se racheter à prix d'argent.» Mais quelques jours après, le sultan était égorgé par les émirs. Louis IX fut en péril. Un émir furieux se présenta à lui, tenant à la main un glaive ensanglanté: «Que me donneras-tu, dit-il, pour avoir tué ton ennemi qui t'eût fait mourir s'il eût vécu?» Louis ne répondit point. On dit même que les émirs, pleins d'admiration pour sa noblesse d'âme, songèrent un moment à le prendre pour roi. Enfin ils le délivrèrent, lui et l'armée. Un seigneur vint dire joyeusement qu'en pesant l'or de la rançon on avait fait tort aux Sarrasisn[Pg 58] de dix mille livres. Le roi se fâcha et ordonna de les rendre.
Louis ne veut pas encore rentrer en Europe; il va en Syrie fortifier les derniers boulevards des chrétiens, Césarée, Ascalon, Saint-Jean-d'Acre. Il y resta même près de deux ans après la mort de sa mère Blanche de Castille, dont l'administration vigilante avait conservé la paix au royaume. Un épisode du retour achève de faire connaître saint Louis. En vue de Chypre, son vaisseau qui a heurté un écueil est sur le point de sombrer; on supplie instamment le roi de passer sur un autre vaisseau, avec sa femme Marguerite de Provence, qui l'a suivi dans sa terrible expédition. «Non, dit le roi, si je quitte ce navire le pilote en prendra moins de soin, et cinq cents personnes qui aiment autant leur vie que moi la mienne, périront; j'aime mieux mettre mon corps, ma femme et mes enfants en la main de Dieu que de faire si grand dommage à tant de gens.»
Louis IX était la charité même. Comme les seigneurs murmuraient de voir tant d'argent employé en charités, le roi dit: «J'aime mieux que l'excès de mes dépenses soit fait en aumônes pour l'amour de Dieu, qu'en luxe ou en vaine gloire de ce monde.» On le voyait réunir deux cents, trois cents pauvres autour de lui et leur distribuer de l'argent. Une fois, à l'entrée d'une ville, une pauvre vieille femme qui était à la porte de sa maisonnette, dit au roi en lui montrant un pain qu'elle tenait en sa main: «Bon roi, de ce pain qui est de ton aumône est soutenu mon mari qui est malade.» Alors le roi prit le pain en sa main, et dit: «C'est d'assez[Pg 59] dur pain.» et il entra dans la maison pour visiter le malade.
Un jour, on le vit, à Compiègne, servir cent trente-quatre malades de sa personne. Il ne craignait pas d'approcher des lépreux, et de les secourir, de leur donner lui-même à manger. Le pieux roi fonda la maison des aveugles de Paris, appelée les Quinze-Vingts, parce qu'elle était destinée à trois cents aveugles (quinze fois vingt).
La huitième croisade.—Louis IX ne pouvait se consoler de l'issue malheureuse de sa première croisade. Affaibli par l'âge et les austérités, il voulut en entreprendre une nouvelle: ce fut la huitième et dernière croisade.
La flotte française se dirigea du côté de l'Afrique. A peine débarqué sur le rivage de Tunis, près de l'ancienne Carthage, Louis IX fut atteint avec une grande partie de ses soldats par la peste. Il voulut, sentant sa dernière heure approcher, et pour donner encore un exemple d'humilité, qu'on le couchât sur un lit de cendres. Les dernières paroles qu'il adressa à son fils sont le plus beau testament royal: «Beau fils, dit-il, aie le cœur doux et compatissant aux pauvres: ne mets pas de trop grands impôts sur ton peuple, si ce n'est par nécessité, pour ton royaume défendre. Fais justice et droiture à chacun, tant au pauvre qu'au riche.»
Le pieux roi montrait la plus sereine résignation au milieu de ses souffrances. Il rendit l'âme le 25 août 1270 au milieu de la désolation générale. Au même moment, on entendit le son de joyeuses trompettes. C'était le frère de saint Louis, Charles d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, qui annonçait[Pg 60] son arrivée. Charles ne put que recueillir et ramener les débris de l'armée.
Aujourd'hui le drapeau français flotte sur cette plage de Tunis illustrée par la mort de saint Louis.
Philippe le Hardi (1270-1285).—Le fils de saint Louis, Philippe le Hardi, fut un prince sage et pieux, mais ne justifia nullement durant son règne de quinze ans le surnom de Hardi qu'on lui avait donné sur la plage de Tunis. Le seul résultat important de son règne fut la réunion du comte de Toulouse à la couronne après la mort d'Alphonse de Poitiers, comte de Toulouse (1270), oncle de Philippe, qui avait épousé l’héritière de cette riche province. Cette réunion, accomplie en exécution du traité de Meaux de 1229, achevait de joindre la France du midi à celle du nord.
Un frère de saint Louis, Charles d'Anjou, était devenu roi de Naples et de Sicile. Mais la tyrannie des Français amena un soulèvement en Sicile et un affreux massacre des Français, à Palerme, le lundi de Pâques 1282, à l'heure des vêpres. De là, le nom de vêpres siciliennes donné à ce massacre que Philippe le Hardi voulut venger en faisant la guerre au roi d'Aragon, qui avait soutenu les Siciliens. Cette expédition (1248) fut stérile et Philippe mourut au retour (1285), à Perpignan.
Philippe le Bel (1285-1314).—Philippe le Bel fut en tout l'opposé de son aïeul saint Louis. Autant l'un avait aimé la justice et la paix; autant l'autre chercha le succès par une politique déloyale et guerrière. Tous deux poursuivaient le même but; fortifier l'autorité royale. Saint Louis y réussit naturellement, par la sagesse de son administration et le prestige de ses vertus. Philippe le Bel se vit sur le point d'échouer par suite de ses violences.
Philippe avait d'abord enlevé la Guyenne à Édouard Ier d'Angleterre; mais il fut forcé de la lui rendre en 1299 et crut bien faire en mariant sa fille Isabelle au fils d'Édouard. Ce mariage devait être plus tard la cause des prétentions des rois d'Angleterre à la couronne de France.
Toujours à court d'argent, Philippe le Bel ne cessait d'en demander au clergé et le pape protestait. Boniface VIII, d'ailleurs, renouvelant les traditions de plusieurs papes célèbres, surtout de Grégoire VII, prétendait régenter les rois. La querelle devint si vive que Boniface appela le clergé français à Rome afin de travailler avec lui à la correction du roi et du gouvernement de la France. Philippe[Pg 62] chercha contre le pape un appui dans la nation. Il convoqua, pour la première fois, avec les nobles et le clergé, les députés des villes qui formaient ainsi le troisième ordre ou tiers état. C'est ce qu'on appelle la réunion des Trois États ou États généraux. La lutte devint si vive que le pape voulait déposer le roi. Mais Philippe envoya un de ses légistes en Italie, Guillaume de Nogaret, qui se rendit maître de la personne du pape. Boniface VIII, outragé, mourut de douleur (1303), et Philippe fit arriver au trône pontifical Clément V, qui transporta le Saint-Siège à Avignon en France.
Les fils de Philippe le Bel (1314-1328).—Les trois fils de Philippe le Bel régnèrent et moururent l'un après l'autre dans l'espace de quatorze ans (1314-1328). Louis X le Hutin ou le Querelleur sacrifia d'abord aux vengeances des seigneurs un des ministres de son père, Enguerrand de Marigny. Puis il affranchit les serfs du domaine royal. Il ne laissait point de fils et, en vertu de la loi salique, Philippe, frère de Louis X, lui succéda. Philippe V (1316-1322) rendit de sages ordonnances, mais lui-même n'eut que des filles, qui furent écartées du trône. Le frère de Philippe, Charles IV, mourut également sans laisser de fils, et la ligne des Capétiens directs s'éteignit (1328).
Philippe VI de Valois (1328-1350); la guerre de Cent Ans.—Le roi d'Angleterre, Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel par sa mère Isabelle, réclamait la couronne de France. Mais on avait déjà appliqué deux fois la loi salique, et les barons français ne voulaient point y renoncer au moment où elle devenait une garantie pour la nationalité française.[Pg 63] Ils ne voulaient point d'un roi anglais. Aussi choisirent-ils pour roi un prince français, Philippe de Valois, qui descendait de Charles de Valois, frère de Philippe le Bel. Cette famille était donc une branche collatérale des Capétiens. L'avènement de Philippe de Valois, ravivant l'ancienne rivalité de la France et de l'Angleterre, fut la cause d'une guerre acharnée qui, sauf quelques intervalles, devait durer cent ans.
Bataille de Crécy.—En 1346, Édouard III envahit et pilla la Normandie. Les barons de France accoururent en si grand nombre sous la bannière de Philippe, que les Anglais, forcés de se replier, se trouvèrent dans une situation dangereuse. Édouard III, avec le sang-froid qui caractérisait déjà les Anglais, s'arrêta près du village de Crécy, prit position sur une colline et fit faire un grand parc avec les charrettes de l'armée. Ses archers se placèrent, les uns sur les chariots, les autres dessous, cherchant à se bien couvrir.
Cependant, le roi de France, parti d'Abbeville, chevauchait, bannières déployées, au milieu d'une foule de seigneurs montés sur de beaux chevaux et richement parés. Ils arrivaient confusément, pleins d'orgueil, se disputant à qui le premier verrait l'ennemi. Les archers génois placés en avant se plaignent de ne pouvoir se servir de leurs arcs dont les cordes sont humides; Philippe ordonne à ses gens d'armes de tuer cette canaille qui lui barre le chemin; le désordre se met dans l'armée française; les archers anglais, qui ont abrité leurs arcs, tirent à coup sûr dans cette mêlée.
Tout à coup un bruit terrible éclate, on eût cru[Pg 64] entendre le tonnerre: c’était l'artillerie, dont les Anglais se servaient pour la première fois dans une bataille et qui fit plus de peur que de mal. Édouard, du haut d'un moulin qu'on montre encore à Crécy, voyait les seigneurs français arriver tout désordonnés, entremêlés, s’étouffer les uns les autres ou périr sous les flèches de ses archers, sous les coups des haches et des épées de ses hommes d'armes.
Plus de 30,000 soldats, 1200 chevaliers, 80 seigneurs, 11 princes et un roi restèrent sur le champ de bataille. C'était le vieux roi de Bohême Jean de Luxembourg, qui, aveugle, avait lié son cheval à celui de deux chevaliers et était allé périr au plus épais de la mêlée en donnant un dernier coup de lance. On eût pu dire que tous dans cette armée allaient en aveugles comme le roi Jean, liés les uns aux autres par un faux point d'honneur.
C'était le 26 août 1346. Le soir, un petit groupe de chevaliers harassés se présente devant le château de Broye. Les ponts étaient déjà relevés, les portes fermées. «Qui êtes-vous? demanda le châtelain.—Ouvrez, ouvrez, répondit le chef de la troupe, c'est l'infortuné roi de France.» C'était Philippe, en effet, qu'on avait difficilement éloigné du champ de bataille; quelques seigneurs à peine l'accompagnaient, restes de la brillante noblesse qui l'entourait le matin.
Prise de Calais; dévouement d'Eustache de Saint-Pierre.—Le vainqueur alla aussitôt mettre le siège devant Calais; il y fut retenu plus de dix mois, mais il détestait les habitants de cette ville, qui par leurs courses sur mer avaient causé de grands dommages au commerce anglais. Pour montrer sa ferme résolution[Pg 65] de s'emparer de la place, il traça autour d'elle, non plus seulement un camp, mais une véritable ville. Philippe VI essaya en vain de secourir Calais; il ne put approcher, et l'héroïque gouverneur Jean de Vienne dut enfin capituler (1347).
Édouard III voulait d'abord que la ville se rendît à discrétion; il exigea ensuite que six bourgeois vinssent lui apporter les clefs de la place. La désolation fut grande dans Calais. Alors Eustache de Saint-Pierre se dévoua avec cinq autres bourgeois; ils allèrent pieds nus, la corde au cou, présenter au roi anglais les clefs de la ville. Celui-ci ordonna aussitôt de faire venir le bourreau. Les seigneurs intercédaient inutilement en faveur de ces malheureux. Le roi n'écouta rien et répéta son ordre cruel. La reine alla se jeter aux pieds d'Édouard, le suppliant d'avoir pitié de ces hommes. Le roi attendit un peu, dit l'historien du temps, Froissart, et regarda la bonne dame sa femme qui pleurait à genoux; le cœur lui mollit et il dit: «Vous me priez tant que je ne vous ose refuser, et quoique je le fasse avec peine, je vous les donne.» La reine fit lever les six bourgeois, les fit revêtir et donner à dîner et reconduire dans la ville.
Édouard chassa tous les habitants de Calais et repeupla la ville avec des familles anglaises.
Jean II le Bon (1350-1364).—Le fils de Philippe, Jean, qui lui succéda en 1350, et que bien à tort on a surnommé le Bon, était un prince violent, téméraire et prodigue. Il recommença la guerre contre les Anglais et s'attira une défaite plus honteuse encore, plus désastreuse que la défaite de Crécy. En 1356, le prince de Galles, fils d'Édouard[Pg 66] III, et surnommé le prince Noir, à cause de son armure, descendit en Guyenne, ravagea le riche Languedoc, le Limousin, le Berry, et s'avança sur la Loire.
Le roi Jean marcha contre lui, le dépassa et lui coupa la retraite. Le prince de Galles se trouva presque bloqué près de Poitiers. Il s'était retranché, comme son père à Crécy, sur une colline; mais pressé par la famine, il négociait. Les chevaliers français demandèrent le combat, et la bataille s'engagea précipitamment. Le premier corps s'élança, sans être soutenu, dans un chemin creux, seule route qui menât aux Anglais; les archers, postés à droite et à gauche, le criblèrent de flèches et le mirent en déroute. Le second corps arriva trop tard et fut culbuté à son tour. «La bataille est à nous,» dit un des meilleurs capitaines anglais, Jean Chandos, au prince de Galles; et fondant à bride abattue, avec toutes les forces anglaises, sur le troisième corps français, il le dispersa.
Restait la division du roi Jean. Celui-ci, croyant bien faire en imitant mal les Anglais, commanda à ses chevaliers de mettre pied à terre: autour de lui se forme un bataillon carré qui reçoit vigoureusement les charges de la cavalerie ennemie. Mais ces lourds chevaliers, revêtus d'armures de fer, n'étaient pas hommes à soutenir longtemps un combat à pied: l'infanterie anglaise, plus agile, arriva à son tour. Les Français furent rompus. Le roi Jean avait à côté de lui son plus jeune fils, Philippe, il veut l'éloigner. L'enfant obéit d'abord et monte à cheval; mais il revient presque aussitôt, et, ne pouvant frapper comme son père, il s'abritait derrière[Pg 67] lui en criant: «Père, gardez-vous à droite! père, gardez-vous à gauche!» Ce combat héroïque ne pouvait durer. Jean, blessé, entouré d'un cercle d'ennemis, fut obligé de se rendre. Une foule de comtes et de barons furent, avec lui, emmenés prisonniers en Angleterre.
Le roi Jean fut délivré moyennant une rançon de trois millions d'écus d'or qui vaudraient aujourd'hui deux cent cinquante millions de notre monnaie. Il donna comme otages deux de ses fils et plusieurs seigneurs. Un de ses fils, le duc d'Anjou, quitta Londres et refusa d'y retourner. Le roi Jean, qui n'avait pu encore payer sa rançon entière, irrité de ce manque de foi, retourna se constituer lui-même prisonnier et mourut à Londres en 1364.
Charles V le Sage (1364-1380).—Le fils de Jean le Bon, Charles, instruit par le malheur et qui a mérité le beau nom de Sage, s'appliqua, par d'habiles mesures, à ramener l'ordre, la sécurité. Il n'aimait point les batailles, comme Jean et Philippe VI: on n'avait pas encore vu de prince aussi éloigné du goût des armes, aussi content de demeurer enfermé dans ses châteaux avec de prudents conseillers et de savants livres. Mais il ne cessait de veiller sur le royaume, de préparer les moyens de le délivrer et sut choisir un vaillant guerrier qui fut son bras droit, Bertrand Du Guesclin.
Bertrand Du Guesclin.—C'était un chevalier breton né en 1321. Il avait conquis une grande renommée dans la guerre qui se prolongeait en Bretagne entre les partisans de Jean de Montfort et ceux de Charles de Blois.
Ce qui le distinguait des anciens chevaliers, c'est[Pg 68] qu'à la bravoure il unissait l'intelligence et la ruse: il s'empara du château de Fougeray en y arrivant avec quelques hommes déguisés en bûcherons; aux sièges de Rennes, de Dinan, il se fit remarquer par son habileté à tendre des pièges aux ennemis, à les surprendre. C'est le commencement de l'art de la guerre; cet art, Du Guesclin le développa de plus en plus quand il fut passé au service du roi de France.
Le royaume regorgeait de gens de guerre qui allaient, par compagnies, ravageant et pillant. C'était une foule d'hommes de toutes nations, Allemands, Anglais, Flamands: sans patrie et sans famille, ces hommes, habitués à vivre de rapines, étaient devenus les maîtres du pays qu'ils foulaient horriblement. Bertrand offrit au roi d'emmener toutes ces compagnies en Espagne faire la guerre au roi don Pèdre le Cruel, qui venait de se souiller d'un crime abominable, le meurtre de sa femme, Blanche de Bourbon, sœur de la reine de France.
Mais don Pèdre appela les Anglais à son secours: le prince Noir arriva. Les Français perdirent la bataille de Navarette, engagée malgré les avis de Du Guesclin, qui s'y conduisit avec son intrépidité habituelle et fut encore fait prisonnier. Le prince Noir le garda longtemps et ne consentit qu'à grand'peine à le mettre à rançon (1367).
Aussitôt qu'il fut libre, Du Guesclin reparut en Espagne, battit à Montiel l'armée de don Pèdre que les Anglais avaient abandonné, et fit le prince prisonnier. Henri et don Pèdre ne se furent pas plus tôt aperçus qu'ils se précipitèrent l'un contre l'autre; tous deux roulèrent à terre. Henri parvint[Pg 69] à égorger son frère et régna sans crainte comme sans remords. Henri demeura du moins un allié fidèle à la France (1369).
Charles V, ayant remis de l'ordre dans ses finances, jugea le moment venu de recommencer la guerre, et provoqua le roi Édouard qui envahit de nouveau notre pays. Charles donna à Bertrand l'épée de connétable que celui-ci se défendait d'accepter: «Cher sire, disait-il, je suis pauvre chevalier d'humble origine, et l'office de connétable est si haut qu'il faut commander avec autorité et même plutôt aux grands qu'aux petits. Or, voici mes seigneurs vos frères, vos neveux, vos cousins: comment oserai-je leur commander?» Le roi l'y obligea, détruisant ses objections par ces paroles: «Messire Bertrand, je n'ai ni frère, ni cousin, ni comte, ni baron en mon royaume qui ne vous obéisse.»
Les Anglais n'obtenaient plus les succès d'autrefois, Charles V avait adopté un nouveau système de guerre. Toutes les villes étaient fermées; les Anglais tenaient la campagne, ravageant, brûlant, sans émouvoir les Français.
Du Guesclin de son côté formait des camps retranchés, simulait des retraites, raffermissait la discipline. Inventif en ruses de guerre, actif, infatigable, il portait des coups imprévus aux Anglais: à Pontvallain, par une nuit de tempête, il vint fondre sur une de leurs armées et la dispersa.
Trois fois encore, en 1370, en 1373, en 1376 les Anglais recommencèrent leurs invasions sans plus de succès. Obligés de repasser dans les pays qu'ils avaient déjà ravagés, ils trouvaient devant eux toujours[Pg 70] les mêmes villes bien gardées; derrière eux, sur leurs flancs, se tenaient les troupes de Du Guesclin, promptes à profiter des occasions pour frapper un bon coup et à disparaître. Les armées anglaises finirent par se retirer, semblables à ces inondations qui ravagent les campagnes, puis les rendent aux laboureurs dont le travail répare les pertes.
Du Guesclin fut surpris par la maladie au moment où il assiégeait Châteauneuf-Randon. Le gouverneur avait promis de rendre la place s'il n'était pas secouru dans six jours. Le délai passé, le gouverneur, quoiqu'il eût appris le péril de Du Guesclin, n'en voulut pas moins faire honneur à sa parole. Il vint présenter au héros mourant les clefs de la place: «Voici, dit-il, les clefs de la ville dont le roi d'Angleterre m'a confié la défense; je les rends au plus preux chevalier qui ait vécu depuis cent ans passés.»
Charles V voulut que Du Guesclin fût enterré à Saint-Denis, dans les tombeaux des rois de France où lui-même ne tarda pas à le rejoindre (1380).
Charles V avait délivré et pacifié le royaume. Il organisa les finances et augmenta l'autorité du Parlement.
Prince ami des livres, il fonda au Louvre la première bibliothèque royale, qui ne se composait que de 950 manuscrits, car l'imprimerie n'était pas encore inventée. Il avait aussi reculé l'enceinte de Paris et fait édifier la bastille Saint-Antoine, forteresse destinée à devenir célèbre.
A cette époque vivait Froissart (1333-1410), le chroniqueur naïf et pittoresque qui nous a laissé des récits animés des combats de la guerre de Cent ans.
Minorité de Charles VI (1380-1388).—A un prince qui avait mérité le surnom de Sage, succéda un enfant de douze ans, Charles VI, qui, à peine arrivé à l'âge d'homme, fut atteint de folie.
Les oncles du roi, les ducs d'Anjou, de Berri, de Bourgogne, se disputèrent la régence pendant la minorité du jeune prince, et, par leurs exactions, leurs pillages, soulevèrent dans les grandes villes des insurrections.
En Flandre, les Gantois s'étaient soulevés contre leur comte et avaient pris pour chef Philippe Artevelde. Les oncles de Charles VI emmenèrent le jeune roi contre les Flamands, qui furent vaincus à la journée de Roosebecque. Fiers de leur victoire sur les Flamands, les princes se vengèrent cruellement des Parisiens qui avaient désiré le triomphe des Gantois.
Quelques années seulement, de 1388 à 1392, le jeune roi, qui avait épousé une princesse allemande, Isabeau de Bavière, gouverna par lui-même et reprit les prudents ministres de son père.
En 1392, Charles, malade de corps et déjà d'esprit, car les excès l'avaient usé avant l'âge, partait[Pg 72] en guerre contre le duc de Bretagne. Le 5 août, par une brûlante journée on traversa la forêt du Mans: tout à coup, un homme, la tête nue, vêtu d'une pauvre cotte de bure blanc, s'élança, prit le cheval du roi par la bride et s'écria «Arrête, noble roi, tu es trahi!» Charles tressaillit, mais passa outre. On sortit des bois, on entra dans une plaine sablonneuse. Le soleil était beau, clair, resplendissant à grands rayons, d'une force dangereuse. Un des pages s'endort et laisse tomber sa lance sur le casque d'un autre page: à ce bruit de fer qu'il entend, le roi se trouble, se croit trahi, tire son épée, s'écrie: «en avant! en avant! sus aux traîtres!» blesse, tue plusieurs hommes de sa suite, se précipite même contre son frère le duc d'Orléans, s'épuise en courses furieuses, et, lorsqu'on parvient à le désarmer, à l'étendre sur le sol, il reste sans connaissance, les yeux hagards: il était fou.
Le royaume fut replongé dans l'anarchie. En 1407, le frère du roi, le duc d'Orléans, prince aimable et spirituel mais débauché, périt assassiné, un soir, à Paris. C'était le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, rival et cousin du duc, qui avait dressé ce guet-apens. Alors se forment deux partis, celui des Bourguignons, celui des Armagnacs, dirigé par le comte d'Armagnac, beau-père d'un fils de la victime. Paris que se disputent tour à tour les deux factions, est inondé de sang. Les Anglais profitent de ces discordes pour envahir de nouveau la France (1415).
La bataille d'Azincourt.—Les chefs du parti armagnac, maîtres du roi et du gouvernement, s'étaient décidés à marcher contre les Anglais. A[Pg 73] leur appel la noblesse accourut, mais insouciante et indisciplinée comme aux jours de Crécy et de Poitiers. Fiers de leur nombre imposant, car ils avaient réuni plus de cent mille hommes, les Français se croyaient certains d'écraser la petite armée des Anglais qui battait en retraite, cherchant à gagner Calais. Le pays que ceux-ci avaient à traverser se soulevait, et les Picards barrèrent le chemin à l'armée de Henri V près d'Azincourt. L'armée française, commandée par le connétable d'Albret, arriva, et le 25 octobre 1415 le combat s'engagea sur un terrain détrempé par les pluies d'automne.
Selon leur habitude les Anglais se postèrent derrière leurs archers. Une nuée de flèches s'abattit sur les rangs des chevaliers français, obligés de baisser la tête pour que les traits n'entrassent point dans la visière de leurs casques. Les Français s'étaient rangés en escadrons si serrés qu'ils ne pouvaient lever leurs bras pour frapper sur leurs ennemis. Leurs lourds chevaux enfonçaient dans les terres fraîchement labourées, et les chevaliers ne pouvaient atteindre leurs ennemis avec leurs lances, qu'ils avaient coupées par le milieu afin de pouvoir s'approcher plus près des Anglais. L'avant-garde rompue mit le désordre dans le corps de bataille. Ce que voyant, les Anglais, jetant bas leurs arcs, prirent leurs épées, leurs haches, leurs maillets, se jetèrent au milieu des Français, frappant, abattant tout ce qui se trouvait devant eux. Beaucoup de seigneurs se rendirent.
Or voici qu'une troupe française, faisant un détour, attaque les bagages des Anglais. Le roi[Pg 74] Henri V effrayé ordonne de ne plus faire de prisonniers et de massacrer tous ceux qui s'étaient rendus. Lorsqu'il fut revenu de l'émotion causée par cette alerte, il commanda de cesser le massacre, mais une foule de seigneurs avaient péri. Sur le champ de bataille, le roi anglais, pour relever encore sa victoire, s'écria «qu'il avait été l'instrument de Dieu choisi pour punir les péchés des Français.»
Un crime des Armagnacs vint achever le triomphe du roi anglais. Les Armagnacs étaient maîtres du jeune fils de Charles VI, le dauphin. Ils feignirent vouloir se réconcilier avec les Bourguignons, et attirèrent Jean sans Peur à une entrevue avec le dauphin, sur le pont de Montereau. Jean s'y rendit et y périt égorgé sous les yeux mêmes du jeune prince (1419).
Ce meurtre jeta tout à fait les Bourgignons dans les bras des Anglais. Philippe le Bon, fils de Jean sans Peur, maître du roi Charles VI, et la reine Isabeau, qui renia son fils, signèrent avec Henri V le honteux traité de Troyes (1420). Ce traité déshéritait le dauphin Charles, accordait à Henri V la main de la fille de Charles VI et assurait la couronne de France à ses descendants. Henri V se trouvait maître du pays.
Charles VII; la France en 1429; Jeanne d'Arc.—En 1422, Henri V et Charles VI moururent tous deux à quelques mois l'un de l'autre. Suivant le traité de Troyes, Henri VI, fils de Catherine de France et de Henri V d'Angleterre, fut proclamé à Paris roi de France et d'Angleterre. Plusieurs seigneurs restés fidèles à l'héritier légitime, au représentant de la nationalité française, proclamèrent Charles VII. Il y eut ainsi deux rois, l'un anglais, l'autre français; deux Frances, la France anglaise et la vraie France. D'ailleurs Charles VII paraissait avoir peu de chances et même nulle volonté de recouvrer sa couronne; ses ennemis l'appelaient par dérision le roi de Bourges. Le découragement gagnait les meilleurs capitaines. Toujours battus, ils ne pouvaient arrêter les Anglais qui s'emparaient successivement de toutes les cités et en 1428 vinrent mettre le siège devant Orléans. Le pays semblait perdu quand Jeanne d'Arc parut.
Jeanne d'Arc.—Jeanne était Lorraine. Le village de Domrémy, où elle est née, est situé sur la rive gauche de la Meuse et l'on y montre la maison où s'écoula son enfance. Son père, Jacques d'Arc, et sa mère, Isabelle Romée, vivaient, comme de laborieux[Pg 76] paysans, du travail des champs et avaient élevé cinq enfants, trois garçons et deux filles. Jeanne, ou comme on disait dans le village, Jeannette, était l'aînée des deux filles: simple et douce, elle s'occupait des soins du ménage et ne savait rien de plus que ses parents et ses compagnes, dans ces temps de profonde ignorance. Sa piété faisait l'admiration de tous. Charitable envers les pauvres et les malades, Jeanne était d'ailleurs si bonne pour tous que tous l'aimaient.
Un jour d'été, dans le jardin de son père, qui touchait à l'église, elle vit, à midi, ainsi qu'elle le raconta, une grande lumière; elle entendit une voix céleste qui lui disait de se bien conduire, d'être toujours douce et pieuse, et qu'elle était appelée à aller au secours du roi. Jusqu'à l'âge de dix-sept ans, Jeanne ne cessa d'avoir des visions et de s'entretenir avec ses voix qui la guidaient et lui racontaient «la grande pitié du royaume de France.»
Elle la connaissait bien d'ailleurs cette misère: car son pays même avait ressenti les maux de la guerre civile et de la guerre étrangère. Malgré ses parents, qui ne comprenaient rien à sa résolution, elle vint à Vaucouleurs trouver le capitaine Robert de Baudricourt, auquel elle expliqua sa mission, demandant qu'on la conduisît vers le roi. «Et certes, disait-elle, j'aimeras mieux filer auprès de ma pauvre mère, mais il faut que j'aille; mon seigneur le veut.—Et qui est votre seigneur? dit-on.—C'est Dieu,» répondit-elle. Robert riait d’abord, mais le peuple de Vaucouleurs crut en la jeune fille, et le seigneur de Baudricourt, ému lui-même, donna à Jeanne une escorte.
Après un long et périlleux voyage à travers un pays occupé par les Anglais, Jeanne arriva à Chinon, équipée comme un guerrier, mais toujours simple et pure comme une jeune fille. Le roi, afin de l'éprouver, se confondit dans la foule des seigneurs. Jeanne, bien qu'elle ne l'eût jamais vu, alla droit à lui, s'agenouilla, lui promettant, s'il lui donnait une armée, de délivrer Orléans, puis de le mener lui-même à Reims recevoir la couronne.
Les évêques, les plus éminents docteurs interrogèrent cette fille des champs, qui les étonna par ses réponses: «Si c'est le plaisir de Dieu, lui disait-on, que les Anglais s'en aillent en leur pays, il n'est pas besoin de gens d'armes.—Les gens d'armes batailleront, répondit-elle, et Dieu donnera la victoire.»
Jeanne put enfin, malgré les Anglais, entrer dans la ville d'Orléans avec quelques vaillants capitaines. Accueillie avec enthousiasme, elle réveillait partout l'esprit de foi, de discipline, de patriotisme: tous ceux qui l'approchaient devenaient meilleurs et sinon plus braves, du moins plus confiants. Sans autre arme que son étendard, Jeanne marchait à la tête des combattants, et tous la suivaient. Les Anglais, ne comprenant rien au courage indomptable de cette jeune fille, se troublaient, lâchaient pied; les plus importantes bastilles qu'ils avaient élevées pour bloquer Orléans furent prises. Jeanne, blessée dans une attaque, fit aussitôt panser sa blessure et reparut au milieu des combattants: «Tout est vôtre, criait-elle aux Français, tout est vôtre!» La plus importante des bastilles qui commandait le pont de la Loire, fut enlevée. Les Anglais se[Pg 78] virent obligés d'abandonner le siège le 8 mai 1429, date célèbre que les Orléanais reconnaissants fêtent encore aujourd'hui.
La fortune, dès ce moment, tourna. Le pays fut rapidement délivré. Les Français, toujours conduits par Jeanne d'Arc, reprirent les villes des bords de la Loire qui restaient aux Anglais, et gagnèrent sur eux la bataille de Patay (18 juin). Malgré tant de succès, les conseillers du roi hésitaient encore. Jeanne les entraîna au voyage de Reims, et le 17 juillet Charles VII était sacré en grande pompe dans la cathédrale où se faisaient couronner ses prédécesseurs. Jeanne se tenait debout aux côtés du roi, son étendard à la main, et comme plus tard, dans son procès, on lui en faisait un reproche, elle répondit avec une légitime fierté: «Il avait été à la peine, il méritait bien d'être à l'honneur.»
Jeanne avait le pressentiment d'un malheur, mais elle n'en continuait pas moins de combattre, allant partout où on l'appelait, car sa présence valait une armée.
En 1430 elle se jeta dans la ville de Compiègne, serrée de près par les troupes du duc de Bourgogne. Dans une sortie, il fallut battre en retraite. Elle resta, comme toujours, la dernière. Les défenseurs de Compiègne, craignant de voir entrer les ennemis avec les fuyards, fermèrent trop tôt les barrières du pont. Jeanne demeura isolée avec quelques cavaliers et, accablée par le nombre, fut prise par l'écuyer d'un seigneur du parti bourguignon.
Vendue aux Anglais, Jeanne fut conduite à Rouen. Les Anglais lui firent son procès comme à une sorcière, à une hérétique; mais souvent la[Pg 79] sagesse de ses réponses déconcerta ses juges. Comme elle parlait des voix qui l'avaient inspirée, les juges lui demandèrent: «Sainte Catherine et sainte Marguerite haïssent-elles les Anglais?—Elles aiment ce que Notre-Seigneur aime, et haïssent ce qu'il hait.—Dieu hait-il les Anglais?—De l'amour ou de la haine que Dieu a pour les Anglais, je n'en sais rien: mais je sais bien qu'ils seront mis hors de France, sauf ceux qui périront.» Le procès n'avait rien prouvé, mais on fit signer à Jeanne, sous la menace d'être brûlée, une abjuration de ses prétendues erreurs, et on la condamna à la prison perpétuelle. Plus tard elle désavoua l'abjuration qu'on lui avait surprise et maintint la vérité de sa mission. «Si je disais, répondit-elle, que Dieu ne m'a pas envoyée, je me damnerais; la vérité est que Dieu m'a envoyée.» Les juges d'Église alors l'abandonnèrent au bras séculier, c'est-à-dire à la justice civile, et le 30 mai (1431) on la conduisit au bûcher sur la place du Vieux-Marché.
Jeanne, qui n'avait encore que vingt ans, pleurait en disant: «O Rouen, dois-je donc mourir ici!» Elle demanda une croix: on lui en fit une avec un bâton, mais elle obtint qu'on lui apportât celle de la paroisse voisine. Enfin, les Anglais s'impatientant, deux sergents la saisirent et la livrèrent au bourreau. Le feu fut allumé. Jeanne s'oublia pour ne penser qu'au frère Isambart qui l'exhortait toujours, et lui dit de descendre, mais de tenir haut la croix, qu'elle ne voulait pas perdre de vue. Toute la foule pleurait. Quelques Anglais essayaient de rire. Un d'eux, des plus furieux, avait juré de mettre un fagot au bûcher; Jeanne expirait[Pg 80] au moment où il le jeta et il s'évanouit: «J'ai vu, disait-il hors de lui-même, j'ai vu de sa bouche s'envoler une colombe.» Un seigneur anglais disait tout haut en revenant: «Nous sommes perdus, nous avons brûlé une sainte.»
Les Anglais redoutèrent Jeanne même après sa mort, et, de peur que ses cendres ne devinssent des reliques pour le peuple, ils les firent jeter dans la Seine. Mais l'impulsion était donnée; le pays, réveillé, repoussait partout l'étranger, et en 1453 les Anglais avaient perdu toutes leurs conquêtes en France. Les malheurs de ces invasions avaient eu au moins pour résultat de faire naître chez tous les habitants de la France le sentiment de l'amour de la patrie.
Charles VII mourut en 1461 et eut pour successeur son fils, Louis XI.
A cette époque des changements importants ont lieu en Europe et dans le monde. Un peuple nouveau s'établit à l'orient de l'Europe, les Turcs qui se sont emparés de Constantinople (1453). Les peuples chrétiens ne se sont point soulevés à cette nouvelle: le temps des expéditions religieuses, des croisades est bien fini. Les nations ne songent qu'à se constituer, à s'organiser, malheureusement aussi à s'entre-déchirer, et l'époque des grandes ligues, des guerres européennes va s'ouvrir. Ce qui valait mieux, les Portugais et les Espagnols indiquaient de nouvelles routes au commerce et découvraient de nouvelles terres. Les premiers avaient achevé, en 1497, sous la conduite de Vasco de Gama, de faire, par mer, le tour de l'Afrique et montraient la route des Indes. Christophe Colomb, savant navigateur génois, avec trois navires que lui avaient donnés les souverains de l'Espagne, Ferdinand et Isabelle, découvrit en 1492 un nouveau monde auquel on a injustement donné le nom[Pg 82] d'un autre navigateur florentin, Amerigo Vespucci, l'Amérique.
Il semblait que Dieu, par une seconde création, eût doublé l'étendue du monde habitable. On se précipitait vers ces contrées parées d'une végétation brillante, riches de bois précieux et de mines d'or et d'argent. Le commerce prit un rapide essor, la condition des fortunes changea, car jusqu'alors la terre avait été la seule richesse.
La science se développait en même temps, grâce à la découverte de l'imprimerie. Gutenberg, né à Mayence, mais qui travailla le plus souvent à Strasbourg, était parvenu (de 1440 à 1446) à graver en métal des lettres mobiles qu'il assemblait ou séparait à volonté; il composait ainsi des mots, des phrases, des pages entières; puis pressant ces pages imbibées d'encre sur du papier, il les reproduisait autant de fois qu'il voulait. Un copiste ne pouvait écrire à la fois qu'un seul livre. Grâce à l'imprimerie, dès que le livre était composé avec des lettres en métal, on pouvait le reproduire, en peu de temps, par milliers d'exemplaires.
Le premier livre sorti des presses de Gutenberg était une Bible datée de 1456. L'imprimerie devait être l'instrument le plus puissant pour le progrès de la science humaine. Des temps nouveaux commençaient: les temps modernes, ceux qui durent encore aujourd'hui. Les progrès dont nous sommes témoins ont pour point de départ ces importants changements qui se produisirent au quinzième siècle et qui rendirent l'homme plus libre de sa raison, plus hardi dans ses pensées comme dans ses entreprises, plus soucieux du bien-être et de l'équité.[Pg 83] La science étendait son esprit, doublait ses moyens d'action et allait lui permettre de rendre moins misérable sa condition terrestre.
La politique aussi allait changer. Le premier roi des temps modernes est Louis XI, de sombre renommée, mais qui, malgré ses fourberies et ses cruautés, avança singulièrement l'unité politique de la France.
Louis XI.—Louis XI est le premier type, quoique peu flatteur, du roi moderne; il se fie à l'intelligence plus qu'à la force corporelle. Il est tout l'opposé des chevaliers. Ayant grandi au milieu des trahisons et des révoltes, il ne crut qu'à une seule force, celle de la ruse. Dépourvu de conscience, mais superstitieux à l'excès, il attachait à son chapeau des images de la Vierge et des saints en plomb ou en étain: il les prenait ou les baisait, quelque part qu'il se trouvât, si soudainement quelquefois qu'on l'aurait pris pour un insensé. Il se faisait petit, s'entourait de petites gens, s'habillait pauvrement et s'affranchissait de tout cérémonial.
Louis XI (c'est là ce qui le relève de ses faiblesses et de ses perfidies) prenait au sérieux son métier de roi: actif, infatigable, il travailla sans cesse à étendre, à organiser son royaume, se fit craindre comme personne avant lui.
Dès les premières années, les nobles, mécontents de voir Louis XI, qui les avait flattés dans sa jeunesse, se tourner contre eux dès qu'il fut roi, commencèrent la guerre dite du Bien public (1465). Une bataille indécise se livra entre les coalisés que commandait Charles, fils du duc de Bourgogne, comte de Charolais, et l'armée royale à Montlhéry[Pg 84] (près de Paris). Des deux côtés on se crut vainqueur, et des deux côtés il y eut des fuyards. Louis XI se hâta de négocier et promit à tous, et à chacun en particulier, provinces, honneurs, pensions. Les traités de Conflans et de Saint-Maur (près Paris), qui terminèrent cette campagne dérisoire, furent de honteux marchés.
Une première fois détruite, la féodalité avait été reformée par les rois eux-mêmes, qui avaient distribué à leurs enfants, aux princes de leurs maisons, de magnifiques seigneuries, des apanages. Ainsi s'étaient constituées les maisons de Bourbon, d'Anjou, d'Orléans, etc. Mais le grand danger pour les rois, c'était la puissance de la maison de Bourgogne. Le duc Philippe le Bon, mourut en 1467, et son fils, Charles le Téméraire, était l'orgueil même.
Charles se regardait comme supérieur à son cousin le roi de France, Louis XI, auquel il ne voulait pas rendre hommage. Autant celui-ci dédaignait le faste et les grandeurs, autant le duc de Bourgogne aimait à étaler son luxe et sa puissance. Ambitieux comme Louis XI, il n'avait ni sa patience ni sa souplesse, et plus sa témérité lui faisait éprouver de revers, plus il s'obstinait.
Louis XI pourtant commit bien des fautes. La guerre ayant recommencé entre lui et le duc de Bourgogne, il voulut négocier au lieu de combattre et, pour mieux gagner son ennemi, alla se mettre entre ses mains à Péronne où il demeura prisonnier et ne fut relâché qu'à de dures conditions (1468).
La guerre recommença. Le duc de Bourgogne courut aussitôt à Beauvais, espérant enlever la ville par surprise. Mais les habitants sont sur les remparts[Pg 85] et se défendent: les femmes mêmes les aident. Déjà cependant des soldats bourguignons avaient escaladé la muraille et y plantaient leur étendard. Une jeune fille, Jeanne Laisné (on la nomma depuis Jeanne Hachette), s'élance, une hache à la main, saisit l'étendard et l'emporte en triomphe. Cet exemple héroïque ranime le courage des habitants, qui repoussent avec succès toutes les attaques. Charles se vit obligé d'entreprendre un siège régulier, puis, à l'arrivée des troupes royales, de se retirer. Loin d'abattre le puissant duc, les échecs ne font que piquer son orgueil. Il ne renonce pas à ses projets; au contraire, il les veut tous poursuivre à la fois: il rêve la conquête de la Lorraine, de l'Alsace, de la Suisse, afin de se faire ainsi un royaume. En même temps il rappelle les Anglais en France pour renverser Louis XI. Celui-ci, fidèle à son système d'éviter les batailles, achète la paix du roi d'Angleterre Édouard IV. Dès ce moment il n'a plus qu'à regarder son rival se heurter contre l'Allemagne, puis contre les montagnes de la Suisse. Charles est vaincu à Granson et à Morat (1476).
Après ces sanglantes défaites, Charles devient fou de fureur: il laisse croître sa barbe comme un sauvage, il s'enferme dans sa tente. Il apprend que la Lorraine s'est soulevée et que le duc René a repris sa capitale, Nancy. Il y court, malgré l'hiver, et périt dans un combat. On retrouva son corps à demi enfoncé dans la glace d'un ruisseau (1477).
Craint de tout le monde, Louis XI craignait lui-même tout le monde et s'enfermait dans son[Pg 86] château de Plessis-lez-Tours, où des arbalétriers veillaient nuit et jour près des fossés avec ordre de tirer sur tout homme suspect qui approchait. Il semblait plutôt mort que vif, tant il était maigre; il faisait d'âpres punitions pour inspirer la terreur et de peur de perdre l'obéissance. Il avait soupçon de tout le monde, de son fils qu'il faisait étroitement garder, de sa fille, de son gendre. Il comblait de présents son médecin Coictier pour qu'il allongeât sa vie; il avait recours aux personnages renommés pour leur sainteté et fit venir d'Italie un ermite, saint François de Paule: il lui demandait la santé du corps plutôt que le repos de l'âme. «Le tout n'y fit rien, ajoute son historien Commines; il fallait qu'il passât par où les autres sont passés.»
Louis XI mourut en 1483, après avoir, dans ses dernières années, recueilli le riche héritage de la maison d'Anjou, c'est-à-dire le Maine, l'Anjou et la Provence.
Si Louis XI a laissé une sombre mémoire, il est juste de lui tenir compte de l'agrandissement du royaume, et surtout de la sécurité qu'il y rétablit. La sécurité ranima le commerce et Louis XI le facilita en améliorant les routes. Pour étendre son action sur les provinces les plus éloignées, il organisa les postes, d'abord des courriers qui ne servirent qu'à transmettre ses ordres, mais qui plus tard furent d'une grande utilité aux particuliers.
Charles VIII (1483-1498).—Le fils de Louis XI était encore un enfant et les seigneurs crurent pouvoir profiter d'une minorité pour reprendre tout ce qu'ils avaient perdu. Une main de femme les contint. Mme de Beaujeu, fille de Louis XI, et qui avait ses qualités sans ses vices, mit à la raison les seigneurs déjà plus turbulents que redoutables; elle força à la soumission Louis, duc d'Orléans, le chef des mécontents, puis fit épouser à son jeune frère l'héritière d'un beau duché, Anne de Bretagne, et prépara ainsi la réunion à la France d'une grande province.
Nourri de romans de chevalerie, Charles VIII ne fut pas plus tôt le maître qu'il voulut monter à cheval, s'armer de la lance et imiter les fabuleux exploits des paladins de Charlemagne. Il résolut de faire valoir sur le royaume de Naples des droits qu'il tenait de la maison d'Anjou. Il partit en 1494 avec une belle armée, mais sans argent: il lui fallut emprunter aux petits princes italiens qui l'avaient appelé et lui facilitaient le passage.
L'épouvante que répandait chez des populations[Pg 88] amollies l'arrivée des rudes guerriers du Nord, facilita singulièrement la route. Les Français passèrent les Alpes avec un attirail tout nouveau de canons. Arrivés en Italie, ils traversèrent sans combat les villes magnifiques de Florence et de Rome. Charles gagna Naples à petites journées, y entra sans effort et s'y montra avec tout l'appareil d'un empereur. Puis il ne pensa plus qu'aux fêtes et distribua héritières et héritages à ses barons.
Pendant qu'il s'amusait aux tournois, Maximilien d'Autriche, le roi d'Espagne Ferdinand le Catholique, Henri VII d'Angleterre, jaloux de la puissance française, se liguaient avec les princes du nord de l'Italie. Charles courait le risque d'être enfermé dans sa conquête. Averti à temps, il dut se hâter, reprit le même chemin, retraça presque les mêmes pas, et trouva la route barrée par les Milanais et les Vénitiens, à Fornoue, sur les bords de la rivière le Taro. Une bataille sérieuse s'offrait à lui; aussi attaqua-t-il avec ardeur et força le passage (juillet 1495).
Il n'eut pas le temps de recommencer cette expédition comme il le voulait, car trois ans après, s'étant heurté la tête contre une voûte au château d'Amboise, il mourut (1498).
Louis XII (1498-1515).—Louis XII, cousin et successeur de Charles VIII, se montra plus prudent, surtout dans sa politique intérieure, et épousa la veuve de Charles VIII pour retenir attaché au domaine royal le beau duché de Bretagne. Mais à l'extérieur, il montra la même légèreté que Charles VIII et n'eut d'yeux que pour l'Italie.
Afin d'obtenir plus sûrement le royaume de[Pg 89] Naples, Louis XII le partagea avec le roi d'Espagne, Ferdinand le Catholique. Celui-ci, dès qu'il eut sa part, voulut prendre l'autre, et trompa honteusement Louis XII. Le roi, lorsqu'il apprit la trahison, avait chez lui le gendre de Ferdinand, Philippe le Beau; celui-ci pouvait craindre d'être gardé prisonnier. «Ne craignez rien, lui dit Louis XII, j'aime mieux perdre un royaume qu'on peut regagner, que l'honneur dont la perte est irréparable.»
Louis XII ne put regagner le royaume perdu, mais ces guerres d'Italie mirent en relief un grand nombre de vaillants capitaines: le plus illustre fut sans contredit le chevalier Bayard.
Le jeune Bayard n'avait pas dix-sept ans qu'il se mesura dans un tournoi avec un des plus redoutables chevaliers et sortit de cette épreuve à son honneur. A la bataille de Fornoue, il eut deux chevaux tués sous lui et rapporta une enseigne ennemie. Ce qui le faisait surtout aimer, c'est qu'on n'eût pu trouver de plus libéral ni gracieux combattant; s'il avait un écu, chacun en avait sa part.
Bayard prit part à toutes les guerres d'Italie et se signala par les exploits les plus hardis. Comme l'armée se tenait derrière une rivière, le Garigliano, les Espagnols paraissent tout à coup et cherchent à s'emparer d'un pont mal gardé. Bayard s'arme au premier tumulte; il voit une troupe de deux cents cavaliers qui venaient surprendre le pont, il se jette au-devant, tout seul, en disant à ses compagnons d'aller chercher du secours. Semblable à un lion furieux, Bayard met sa lance en arrêt et[Pg 90] attaque la troupe qui était déjà sur le pont: plusieurs chancelèrent, deux hommes tombèrent dans l'eau. Néanmoins il fut assailli si rudement que sans sa grande bravoure il n'eût pu résister. Comme un tigre échauffé, il s'accula à la barrière du pont, de peur qu'on ne l'attaquât par derrière, et avec son épée il se défendit si bien que les Espagnols ne croyaient point que ce fût un homme. Les secours eurent le temps d'arriver. Bayard poursuivit l'ennemi, mais celui-ci reçut des renforts. Il fallut battre en retraite, et le vaillant chevalier, toujours le dernier, fut pris. Il se garda bien de se nommer: ses compagnons, s'apercevant de son absence, retournèrent le délivrer. N'ayant pas été désarmé, il sauta sur un cheval et se remit à l'œuvre en criant: «France! France! Bayard! Bayard que vous avez laissé aller!» Ce nom terrifia les Espagnols, qui s'enfuirent. Les Français s'en retournèrent tout joyeux d'avoir recouvré celui qu'ils appelaient «leur vrai guidon d'honneur.»
Malgré ses fautes et ses malheurs, Louis XII est un des rois dont la France a gardé la mémoire. En 1506 les États généraux de Tours lui avaient donné le beau nom de Père du peuple.
Les guerres d'Italie en effet se passaient au loin et occupaient surtout la noblesse. Le pays demeurait tranquille et prospère. Économe des deniers de ses sujets, le roi s'appliquait à alléger les impôts. «J'aime mieux, disait-il, voir les courtisans rire de mon avarice que le peuple pleurer de mes dépenses.» Ami de la justice qu'il s'étudia à réformer, il se montra le rigoureux ennemi de tous les pillards, grands ou petits: aussi, depuis ses justes sévérités,[Pg 91] «nul, dit un écrivain du temps, n'eût rien osé prendre sans payer, et les poules couraient aux champs sans péril et sans risques.»
François Ier (1515-1547).—La couronne échut encore à une autre branche de la famille des Valois, à François Ier, comte d'Angoulême, cousin et gendre de Louis XII. Jeune, ardent, grand et fort,[6] il était habile à tous les exercices du corps, et en même temps intelligent, fin, spirituel, ami des études et des beaux-arts, dont les Français avaient pris le goût dans les opulentes cités de l'Italie.
François Ier avait vingt et un ans lorsqu'il fut reconnu roi. Il voulut réparer les malheurs de Louis XII et reconquérir l'Italie. Il la ressaisit à la fameuse journée de Marignan (1515).
Bataille de Marignan.—Vingt mille Suisses gardaient solidement les passages des Alpes; François Ier résolut d'escalader ces montagnes, les plus hautes de l'Europe. On traça une route à l'armée en faisant sauter, à force de poudre, des blocs énormes, en jetant des ponts avec des sapins sur les abîmes. On traîna les canons avec des cordages et on finit, au bout de six jours d'un travail prodigieux, par triompher des plus grands obstacles que la nature eût opposés à une armée.
Le général ennemi, quand on lui annonça l'arrivée des Français, n'y voulut pas croire. «Ont-ils volé par-dessus les montagnes?» disait-il en raillant. C'était pourtant la vérité, car une heure après, Bayard et le sire de la Palisse, un autre de[Pg 92] nos grands capitaines, le faisaient prisonnier pendant son dîner.
Les Suisses se replièrent sur la capitale de la Lombardie, Milan. Les Français les y suivirent et une bataille acharnée s'engagea à quelque distance de cette ville, près du village de Marignan. Commencé dans l'après-midi, le combat se prolongea une partie de la nuit, à la clarté d'une lune parfois voilée de nuages. Le succès fut dû à la supériorité de l'artillerie française: les Suisses, avec un courage admirable, s'avançaient en masses serrées, avec leurs longues piques; des files entières tombaient, ils avançaient toujours. Le roi chargea avec toute sa cavalerie et entra si loin dans la mêlée que sa visière fut percée d'un coup de pique. Vers minuit, la lune se déroba tout à fait et on s'arrêta. Les deux armées étaient confondues l'une dans l'autre et le roi se coucha sur l'affût d'un canon, à deux pas des ennemis.
Le lendemain, au point du jour, la bataille recommença aussi acharnée que la veille. Mais les Vénitiens, alliés des Français, arrivèrent, et les Suisses, craignant d'être enveloppés, se retirèrent (14 septembre 1515). François Ier, vainqueur, voulut être armé chevalier par Bayard; c'était l'honneur le plus insigne que le roi pût faire au vaillant capitaine.
Bayard ne cessa de s'illustrer dans les guerres de François Ier. Envoyé en Italie où les troupes françaises avaient été battues à la Bicoque (1522), il n'y parut que pour assister à la défaite de Bonnivet à Biagrasso et pour y mourir. Bayard ne commandait pas en chef; recevant les ordres de courtisans[Pg 93] jaloux, il périt victime de leur fautes. Bonnivet blessé lui confia le soin de diriger la retraite; Bayard la dirigea, comme on pouvait l'attendre de lui, faisant toujours face à l'ennemi. Après le passage de la Sésia, comme il rejoignait, vainqueur, sa troupe d'hommes d'armes, une pierre lancée par une arquebuse le frappa dans les reins et lui brisa l'épine dorsale. On l'assit au pied d'un arbre. Le bon Chevalier, se sentant mourir, planta son épée devant lui et en baisa la poignée qui figurait une croix. Les ennemis accoururent et parurent aussi attristés que les compagnons de Bayard.
Parmi les chefs ennemis se trouvait alors un prince français, le connétable de Bourbon, qui, mécontant, s'était jeté dans le parti de Charles-Quint: il survint et plaignit le bon Chevalier, qui lui répondit ces belles paroles: «Il n'y a point de pitié à avoir de moi, car je meurs en homme de bien: mais j'ai pitié de vous qui servez contre votre prince, votre patrie et votre serment.» Quelques heures après, expirait le dernier modèle du parfait chevalier (30 avril 1524).
Bataille de Pavie.—Les Impériaux, conduits par le connétable de Bourbon, poursuivirent l'armée française et envahirent la Provence. Bourbon attaqua Marseille, mais les habitants résistèrent héroïquement. François Ier accourut. Les Impériaux se retirèrent en toute hâte. François les poursuivit au delà des Alpes, s'empara facilement de Milan et mit le siège devant Pavie. La résistance de cette ville, prolongée quatre mois, donna à Bourbon le temps d'aller en Allemagne chercher des troupes.
François commit la faute de s'affaiblir en détachant[Pg 94] un corps d'armée vers Naples, et bientôt il se trouva enfermé entre la ville de Pavie et les troupes espagnoles et italiennes. On propose à François Ier de se replier. L'orgueil le pousse à suivre le conseil de Bonnivet qui parle au contraire de combattre. La bataille s'engage (24 février 1525). Genouillac avec son artillerie fit d'abord merveille; il ouvrit coup sur coup des brèches dans les bataillons ennemis, «de sorte que vous n'eussiez vu que bras et têtes voler.» François Ier croit déjà l'ennemi en fuite et s'élance avec ses gens d'armes. Les ennemis reformèrent leur ligne. Le roi, comme à Marignan, fit des prodiges de valeur lorsqu'on lui en aurait demandé de sagesse. Mais les rangs de l'ennemi se reformaient toujours; les meilleurs capitaines, dont on avait négligé les conseils, sentaient bien que la victoire était impossible et tombaient tous frappés les uns après les autres autour du roi, qu'ils ne voulaient pas abandonner. François ne tarda pas à être entouré d'ennemis.
«Après avoir, dit Brantôme, bien combattu tant qu'il n'en pouvait plus, son cheval fort blessé tomba par terre et lui dessous.» François Ier se vit obligé de se rendre et demanda qu'on appelât Charles de Lannoi. Celui-ci arriva, le fit dégager et l'aida à se lever.
Le soir, François Ier écrivit à sa mère une longue lettre dans laquelle il disait: «De toutes choses ne m'est demeuré que l'honneur et la vie qui est sauve.» On en a fait le mot célèbre: «Tout est perdu, fors [hors] l'honneur.»
Après un séjour de plusieurs mois dans une forteresse [Pg 95]d'Italie, François Ier fut conduit en Espagne, où Charles-Quint le fit renfermer dans l'Alcazar, à Madrid.
Le donjon où il devait passer tant de mois dans les tristesses de la prison, les accablements de la maladie, les angoisses d'une négociation agitée et interminable, était haut, étroit et sombre. La chambre disposée pour le roi prisonnier n'était pas très spacieuse; on y arrivait par une seule entrée, et l'unique fenêtre qui y laissait pénétrer la lumière s'ouvrait du côté du midi à environ cent pieds du sol. Les concessions que Charles-Quint voulait arracher à son prisonnier étaient exorbitantes et n'allaient rien moins qu'à démembrer le royaume de France. Désespérant d'ébranler son vainqueur, François Ier résolut un moment d'abdiquer en faveur de son fils et de ne plus laisser entre les mains de Charles qu'un prisonnier ordinaire. Ce prisonnier faillit même échapper à l'inflexible empereur, car François tomba gravement malade; on désespéra de sa vie. Le roi fut pourtant sauvé, mais non relâché, et n'obtint sa délivrance qu'en accordant tout ce qu'on lui demandait, se promettant bien de ne pas tout remplir. Il protesta en secret contre la violence qui lui était faite et signa le traité de Madrid (6 janvier 1526).
On le conduisit à la frontière et, sur la Bidassoa,[7] on l'échangea contre ses deux fils, qu'on devait garder comme otages. Lorsqu'on l'eut ramené sur la rive française, il s'élança vivement sur son cheval et s'écria: «Maintenant je suis roi, je suis roi encore!»
La puissance de Charles-Quint effraya les autres princes, naguère si jaloux du vainqueur de Marignan. Le roi d'Angleterre Henri VIII, le pape Clément VII, la république de Venise, les Suisses s'unirent à François Ier qui, délivré, avait rompu le traité de Madrid.
Encore étourdi du désastre de Pavie, François ne sut point cependant profiter des secours qui s'offraient à lui, et donna le temps aux généraux de Charles-Quint d'écraser ses alliés d'Italie. Le connétable de Bourbon, à la tête de bandes allemandes, se précipita sur Rome (1527). Il fut tué en montant à l'assaut, mais les soldats prirent la ville, et pendant neuf mois y vécurent en maîtres sauvages, se livrant à tous les excès et aux plus odieuses profanations. L'approche tardive d'une armée française amena seule la retraite des brigands, qui se retirèrent dans le royaume de Naples. Les Français les y poursuivirent et soumirent rapidement ce pays, mais échouèrent au siège de Naples. François Ier se trouva heureux de conclure la paix de Cambrai (1529).
Charles-Quint ne s'était hâté de signer la paix de Cambrai que pour aller combattre les Turcs qui menaçaient Vienne. Les Turcs, en effet, maîtres de Constantinople, étendaient leurs conquêtes en Europe. La Hongrie seule put les arrêter. Charles-Quint soutenait les Hongrois dans cette lutte acharnée. On vit alors combien l'esprit des temps était changé. Le souverain du pays qui avait pris une part si glorieuse aux croisades, François Ier, s'alliait avec les Turcs, ne regardant que l'intérêt politique et ne voyant en eux que des ennemis de Charles-Quint.
Tandis que les Turcs renouvelaient leurs invasions dans la vallée du Danube, François Ier recommençait la guerre et s'emparait de la Savoie (1535). En 1536, Charles, irrité, envahit à son tour la Provence.
Mais la guerre traînait, car les grandes batailles étaient interdites aux généraux. Cependant un jeune prince, le duc d'Enghien, commandait en Italie et brûlait de se battre avec les Espagnols qui, confiants, lui offraient de belles occasions de succès. Il envoya un de ses bons capitaines, Montluc, demander au roi la permission de livrer bataille, et le roi, entraîné par l'ardeur du vaillant guerrier, s'écria, après s'être recueilli: «Qu'il combatte!» Le duc d'Enghien gagna une brillante victoire à Cérisoles (avril 1544), en enfonçant une armée espagnole bien supérieure en nombre. La paix de Crespy (Crépy) (1544) termina les longues guerres du règne de François Ier.
Celui-ci mourut en 1547, sans avoir rien perdu, malgré tant de revers. Il avait 52 ans.
François Ier ne fut pas seulement un roi batailleur; ce qui lui a valu sa renommée et ce qui lui a fait pardonner ses fautes, c'est la générosité avec laquelle il protégea les lettres et les arts, les arts surtout. C'est la belle époque de la Renaissance, de laquelle datent plusieurs des beaux palais et châteaux de la France.
«Entre autres belles vertus que le roi eut,» dit Brantôme, «c'est qu'il fut fort amateur des bonnes lettres et des gens savants de son royaume: il les entretenait toujours de discours grands et savants, leur en donnant la plupart du temps les sujets et les thèmes.»
«De telle façon la table du roi était une vraie école, car là il s'y traitait de toutes matières, autant de la guerre que des sciences hautes et basses. Il fut appelé père et le vrai restaurateur des arts et des lettres, car, avant lui, l'ignorance régnait quelque peu en France.»
L'imprimerie multipliait les livres. François Ier, qui se piquait quelquefois de poésie, protégea les poètes comme les artistes, mais favorisa surtout les savants, les érudits, qui commençaient à battre en brèche l'ignorance si longtemps souveraine. Il fonda en 1530 un collège d'un genre tout nouveau, appelé le Collège de France, et destiné à rendre la science accessible à tous.
Le successeur de François Ier fut Henri II. Profitant des guerres religieuses qui avaient éclaté en Allemagne, Henri II s'allia avec les princes protestants ennemis de Charles-Quint et occupa les trois villes anciennes de Metz, Toul, Verdun.
Charles-Quint, irrité, vint mettre le siège devant Metz, que le duc François de Guise défendit avec énergie (1552). Vaincu de nouveau à Renty (1554), Charles-Quint signa une trêve (1556) et abdiqua la même année, renonçant à toutes ses couronnes.
Henri II (1547-1559).—Le fils de Charles-Quint, Philippe II, demeurait aussi redoutable pour la France, quoiqu'il ne dominât plus ni l'Autriche ni l'Allemagne. Il avait épousé Marie Tudor, reine d'Angleterre, et les Anglais l'aidèrent dans les guerres qu'il recommença contre la France. Son général, le duc de Savoie Philibert Emmanuel, envahit la Picardie et se porta sur Saint-Quentin. Le connétable de Montmorency accourut avec une armée. Mais il se laissa envelopper par l'armée[Pg 100] espagnole, éprouva une sanglante défaite et fut obligé de se rendre (1557). Pour réparer ce désastre, le duc de Guise alla surprendre Calais, la dernière ville que les Anglais eussent en France, et la reine Marie Tudor en mourut de chagrin (1558).
La paix de Cateau-Cambrésis (1559) termina les guerres d'Italie. Pendant les fêtes qui célébrèrent la paix et les mariages princiers par lesquels on la consacra, Henri II, luttant dans un tournoi contre son capitaine des gardes, Montgommery, fut grièvement blessé d'un éclat de lance qui pénétra dans sa tête, et mourut quelques jours après (1559).
La réforme; François II (1559-1560); Charles IX (1560-1574).—Une réforme religieuse commencée en Allemagne par Luther amena le déchirement de l'unité chrétienne et bouleversa l'Europe.
En France la doctrine de Calvin, plus hardie encore que celle de Luther, se répandit. La division se mit dans tout le royaume, partagé entre les catholiques et les réformés, qu'on appelait généralement les protestants ou les huguenots.
Les progrès du calvinisme étaient déjà grands lorsque Henri II mourut. Ce prince laissait quatre fils, dont trois devaient régner, de 1559 à 1589: François II, Charles IX, Henri III.
L'aîné, François II, d'une santé débile, ne régna qu'un an (1559-1560). Encore le vrai maître était-il le duc François de Guise, dont la nièce, Marie Stuart, avait épousé le roi François II. Les protestants, soutenus par la famille des Bourbons, essayèrent d'enlever le jeune roi à la famille des Guises et ourdirent la conjuration d'Amboise. Elle échoua et un grand nombre de protestants furent[Pg 101] saisis, pendus ou décapités. Mais les guerres de religion ne commencèrent que sous Charles IX, qui, à peine âgé de dix ans et demi en 1560, régna d'abord sous la tutelle de sa mère Catherine de Médicis.
Catherine de Médicis.—Catherine de Médicis, princesse italienne, avait épousé le fils de François Ier, Henri II, mais ce prince l'avait tenue à l'écart du gouvernement. Elle eut encore à souffrir de cet isolement sous le règne de son premier-né, François II. C'était la belle et gracieuse Marie Stuart qui dominait à la cour et assurait la réalité du pouvoir à son oncle François de Guise. Mais en 1560 François II mourut, et Catherine de Médicis se vit appelée à prendre la régence au nom de son second fils, Charles IX.
Sa passion de régner fut alors satisfaite. Mais Catherine avait à se défendre contre l'influence de deux grandes familles rivales, les Guises et les Bourbons, et à pacifier le royaume, déjà troublé par les guerres religieuses. Astucieuse et perfide, Catherine de Médicis s'appliqua à opposer les Bourbons aux Guises, et à tenir la balance égale entre les catholiques et les protestants. «Chacun, dit un contemporain, d'Aubigné, admirait de voir une femme étrangère se jouer d'un tel royaume et d'un tel peuple que les Français, mener à la chaîne de si grands princes.» Sa politique double ne contribua pas peu à exciter les divisions et à déchaîner les guerres religieuses dont elle put voir les tristes résultats, car ces guerres amenèrent la ruine de la famille des Valois. Catherine de Médicis vit disparaître avant elle ses enfants, et, au moment où elle mourut, en 1589, son dernier fils, Henri III, était presque détrôné.
La Saint-Barthélemy.—Parmi les protestants, l'homme qui mérita le plus de respect et eut la fin la plus tragique, ce fut Coligny, dont l'illustration comme celle de Guise datait des guerres de Henri II. Le parti protestant n'avait pu être accablé. Il rétablissait toujours ses affaires, grâce aux talents de Coligny, qui recueillait les débris de l'armée, défendait les villes, soutenait le courage, et ramenait quelquefois la victoire. La guerre n'aboutissait à rien.
En 1570, Catherine de Médicis fit aux réformés des concessions trop larges pour être sincères. Les chefs protestants furent attirés à la cour de Charles IX pour le mariage du jeune Henri de Béarn, leur chef, avec Marguerite de Valois, sœur du roi. Charles IX se prit même d'amitié pour l'amiral Coligny. Celui-ci donnait au roi les plus sages conseils et lui proposait de détourner contre les étrangers l'exaltation guerrière de la noblesse. Mais les catholiques s'indignaient de la puissance des protestants. Excités par eux, la cour organisa en secret le plus odieux guet-apens.
Quelques jours après les fêtes du mariage de Henri de Béarn, le 24 août 1572, fête de saint Barthélemy, à deux heures du matin, la cloche de Saint-Germain l'Auxerrois sonne, et le tocsin des autres églises lui répond. Des bandes armées s'élancent dans les rues aux cris de: Mort aux huguenots! Un affreux massacre souille Paris. Le duc Henri de Guise et le duc d'Aumale, qui ont arraché au roi l'arrêt de mort de Coligny, se dirigent vers la demeure de l'amiral, tout près du Louvre. Un assassin à leurs gages lui avait déjà tiré, quelques jours[Pg 103] auparavant, un coup d'arquebuse et l'avait blessé à la main. Coligny reposait sous la protection d'une compagnie des gardes du roi. Les ducs signifient au capitaine la volonté de Charles IX. On monte, cinq Suisses se tenaient au haut de l'escalier. Ils résistent, se barricadent; le bruit de la lutte réveille Coligny, qui se met en prière. Ses serviteurs sont tués ou dispersés. Les arquebusiers arrivent à la chambre de l'amiral, dont l'aspect grave et vénérable les saisit. Mais l'un d'eux, Bême, plus féroce que les autres, s'approche: «N'es-tu pas l'amiral?» dit-il. «Je le suis, jeune homme, répondit Coligny, respecte ma vieillesse et ma faiblesse.» Bême le frappe, le renverse; Coligny est percé de coups, puis jeté par la fenêtre.
Le massacre de Paris fut imité dans les provinces. Quelques gouverneurs cependant refusèrent d'ordonner ces affreuses exécutions. «Je n'ai que des soldats et pas un bourreau,» répondit l'un d'eux. Un moment frappés de stupeur, les protestants ne tardèrent pas à se lever en masse; l'armée royale ne put prendre la Rochelle, qui était devenue la citadelle du parti, et Charles IX fut obligé de signer la paix (1573). L'année suivante, il mourait au milieu des plus violentes convulsions; dans son délire, souvent troublé par de sombres visions, il n'apercevait, si l'on en croit la tradition, que des meurtres et du sang (1574).
Henri III (1574-1589).—Le frère de Charles IX, Henri III, qui lui succéda, était un prince frivole. Il se composa une cour de seigneurs dissolus. Il aimait à s'entourer de petits chiens, de perroquets, de singes, et se fardait le visage comme une femme.
Le parti protestant s'était relevé, et Henri III s'était vu obligé de lui faire d'importantes concessions. Les catholiques, exaltés, formèrent entre eux une vaste association, appelée sainte Ligue (1576). Le chef en était Henri de Guise, fils de François de Guise, que les catholiques rêvaient déjà de placer sur le trône.
En effet la famille des Valois semblait près de s'éteindre. Henri III n'avait point de fils qui pût lui succéder; son frère, le duc d'Alençon, mourut sans enfants en 1584. Il y avait pourtant un héritier légitime, Henri de Bourbon, prince de Béarn et roi de Navarre; mais il était protestant, et les ligueurs n'en voulaient à aucun prix. Henri de Guise, soutenu par le roi d'Espagne Philippe II, brava Henri III et souleva Paris.
Henri III dut se jeter dans les bras des protestants et vint avec Henri de Navarre assiéger la capitale; mais il fut poignardé à Saint-Cloud par un fanatique, Jacques Clément (1589).
A la mort de Henri III, Henri de Navarre fut salué roi seulement par les protestants et une petite partie des fidèles de Henri III.
Henri IV (1589-1610).—Henri IV était fils d'Antoine de Bourbon, prince de Béarn et roi de Navarre, mais roi sans royaume, car la Navarre était aux mains des Espagnols. Il était né au château de Pau en 1553. Sa mère, Jeanne d'Albret, ordonna de le nourrir sans délicatesse, de ne point l'habiller richement, de ne point le flatter du titre de prince, et de ne le distinguer en rien des enfants du pays. On vit donc Henri, tout jeune, aller tête nue, pieds nus, se battant avec les autres enfants,[Pg 105] escaladant, sous le soleil ou la pluie, les rochers des Pyrénées. On l'habituait à coucher sur la dure; on le forçait à de longues courses matinales et à des chasses fatigantes. Il acquit ainsi santé, force, agilité, et il avait une gaieté franche et naturelle qui lui gagnait tous les cœurs.
Jeanne d'Albret, cependant, très instruite, ne voulut pas que les buissons et les bois fussent la seule école de son fils. Pour qu'il ne devînt pas, comme elle le disait, un illustre ignorant, elle lui mit les meilleurs livres entre les mains. Elle le confia à un précepteur et lui recommanda d'obéir à son maître comme à elle-même: «Je ne vous ai donné que la vie, disait-elle à Henri, mais il vous apprendra à bien vivre, ce qui est préférable.»
Henri III, en mourant, avait commandé à tous ses officiers de reconnaître pour son successeur Henri de Navarre. Beaucoup de seigneurs catholiques, «enfonçant leurs chapeaux ou les jetant par terre, fermant le poing, murmurent qu'ils se rendront à toutes sortes de personnes plutôt que de souffrir un roi huguenot.» Ils viennent le sommer de se faire catholique. En vain Henri répond que «c'est le prendre à la gorge, ne pas l'estimer de croire qu'il peut à ce point faire violence à l'âme et au cœur à l'entrée de la royauté.» Il en appelle à eux-mêmes, sûr d'avoir pour lui «tous les catholiques qui aiment la France et l'honneur.» En vain le brave Givry déclare tout haut que Henri «est le roi des braves et qu'il ne sera abandonné que des poltrons;» en vain Henri déclare être prêt à se faire instruire: un grand nombre de seigneurs l'abandonnent.
Henri se trouvait dans une situation presque désespérée: peu de soldats et point d'argent, mais une petite armée anglaise envoyée par la reine Élisabeth, alliée de Henri IV, débarqua fort à propos à Dieppe, et Henri put reprendre l'offensive (1589).
L'année suivante, une bataille tourna encore à l'avantage de Henri, à Ivry. En face d'une armée ennemie bien plus nombreuse on parlait au roi d'assurer sa retraite: «Point d'autre retraite, dit-il, que le champ de bataille.» Puis, après une courte prière, mettant son casque en tête, il accompagna d'un sourire ces paroles: «Compagnons, Dieu est pour nous; voici ses ennemis et les nôtres; voici votre roi! Si vos cornettes vous manquent, ralliez-vous à mon panache blanc: vous le trouverez au chemin de la victoire et de l'honneur.» Le combat fut rude; un instant ses troupes cédèrent; Henri courut en avant: «Tournez visage, leur crie-t-il; si vous ne voulez combattre, regardez-moi mourir;» et il se précipita au plus épais des ennemis. Enfin la victoire est remportée: alors ce «bon Français,» qui appelait la guerre civile «un mal bien douloureux,» s'écria: «Quartier aux Français; mais mort aux étrangers!»
Depuis quelques années, Paris était en proie au plus affreux désordre. Les Espagnols avaient dévoilé leurs desseins, et les plus acharnés d'entre les ligueurs les soutenaient seuls. Le bon sens ne triomphait pas encore des passions, mais parlait déjà avec hardiesse. Henri de Navarre résolut enfin d'aider le parti royaliste en supprimant l'objection qu'on lui faisait toujours de sa religion. Les[Pg 107] plus fidèles de ses conseillers huguenots l'encourageaient à faire le sacrifice que lui demandait le peuple. Le 25 juillet 1593, Henri abjura solennellement à Saint-Denis la religion protestante et fut sacré à Chartres le 27 février 1594.
Sully trouva de l'argent, tout en murmurant, pour acheter les gouverneurs des villes. «S'il fallait les prendre par la force, disait le roi, elles nous coûteraient dix fois autant.» Brissac, après avoir fait ses conditions, livra Paris (mars 1594), où Henri IV entra salué avec une allégresse sincère, car ce n'était pas l'homme mais l'hérétique qu'on avait combattu en lui. Le jour même, la garnison espagnole se retira avec les honneurs de la guerre. Henri la regarda partir, et, saluant les chefs, leur dit: «Messieurs, recommandez-moi à votre maître, mais n'y revenez plus.» Il promet de tout oublier, mais il n'oublie pas qu'il a été obligé d'acheter sa capitale et les plus grandes villes de son royaume. «Que dites-vous de me voir ainsi à Paris?» demande-t-il à son secrétaire.—Je dis qu'on a rendu à César ce qui appartient à César, comme il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu.—Dame, répondit le roi, on ne m'a pas fait comme à César: car on ne me l'a pas rendu, on me l'a bien vendu.» Et cela était dit en présence de Brissac et d'autres vendeurs. Toutefois il n'a aucune pensée de vengeance. Il accepte, il recherche les services de ceux qui l'ont combattu.
En 1598 les Espagnols quittent la France. Henri IV a terminé la guerre étrangère en signant avec Philippe II la paix de Vervins.
L’Édit de Nantes.—Il a déjà enlevé tout prétexte[Pg 108] aux discordes civiles en accordant aux protestants l'exercice de leur culte et même de grandes garanties. C'est l'Édit de Nantes (1598). Henri ne voulait plus de partis. «Je couperai, disait-il, les racines de toutes ces factions. Je ne détruirai pas la religion réformée, ajoutait-il, mais la faction huguenote si elle se mutine. Il ne faut plus faire de distinction de catholiques et de huguenots: il faut que tous soient bons Français.»
Un grand ministre aida Henri IV dans la tâche immense qu'il avait entreprise de réparer les désastres de quarante ans de guerre civile. C'était le baron de Rosny, plus tard duc de Sully, né au château de Rosny, près de Mantes, en 1560. Tout jeune il avait échappé au massacre de la Saint-Barthélemy par une présence d'esprit rare chez un enfant de douze ans: ayant pris sous son bras un gros missel, il avait traversé les rues pleines de bandes furieuses et avait couru se réfugier à son collège, dont le principal le cacha. Il resta toujours attaché au parti protestant, servant d'abord dans l'infanterie, pour apprendre le métier des armes,—ce qui répugnait fort aux gentilshommes;—il combattit avec beaucoup de courage pour sa religion, fut souvent blessé, et particulièrement à Ivry, où Henri, qui le croyait presque mort lorsqu'on l'emporta, l'embrassa avec joie.
Sully remit l'ordre dans les finances: ce qui n'était pas chose facile dans un siècle où ceux qui maniaient l'argent de l'État le prenaient pour eux, puis tourna son attention vers l'agriculture. Des routes furent percées et plantées d'arbres. Le commerce se ranima. Sully permit de vendre des[Pg 109] grains à l'étranger: ce qui stimula énergiquement les paysans à produire du blé.
La plus grande entente ne cessait d'exister entre le maître et le serviteur. «Je suis plus fort en mon conseil, quand je sais que vous y êtes,» écrivait un jour Henri pour hâter le retour de Sully.
Henri aidait son ministre dans toutes ses améliorations; il aimait les petites gens. Quand il allait par le pays, il s'arrêtait pour parler au peuple, s'informait des passants d'où ils venaient, où ils allaient, quelles denrées ils portaient, quel était le prix de chaque chose, et, remarquant qu'il semblait à plusieurs que cette facilité populaire offensait la gravité royale, il disait: «Les rois tenaient à déshonneur de savoir combien valait un écu, et moi je voudrais savoir ce que vaut un liard, combien de peines ont ces pauvres gens pour l'acquérir, afin qu'ils ne soient chargés que selon leur portée.» Dans les campagnes on aimait à répéter des mots de lui qui couraient: «Si l'on ruine le peuple, qui soutiendra les charges de l'État?»
Le 14 mai, 1610, Henri IV était agité: il ne pouvait ni s'occuper ni dormir. «Votre Majesté devrait sortir, dit un garde, et prendre l'air: cela la réjouirait.—Tu as raison: qu'on apprête mon carrosse.» Comme le temps était beau et chaud, on prit un carrosse tout ouvert. Henri y monta avec les ducs d'Épernon et Montbazon et cinq autres seigneurs, sans escorte: seulement quelques gentilshommes à cheval et valets de pied suivirent. On se dirigea vers l'Arsenal, où le roi voulait voir Sully malade. En passant de la rue Saint-Honoré dans la rue de la Ferronnerie, un embarras de voitures[Pg 110] arrêta le carrosse. François Ravaillac l'avait suivi depuis le Louvre; il monta sur une borne, et comme le roi était attentif à écouter une lettre que le duc d'Épernon lisait, le misérable s'élança et frappa Henri IV de deux coups de couteau dans la région du cœur. Pendant que les archers arrêtaient l'assassin et l'emmenaient prisonnier dans un hôtel voisin pour le soustraire à la fureur de la foule, les seigneurs couvrirent Henri IV d'un manteau et firent retourner le carrosse vers le Louvre. Ils répandaient le bruit que le roi n'était que blessé, mais Henri IV était mort sur-le-champ, et, quand le peuple connut la vérité, ce fut un deuil universel, car aucun roi n'avait été, comme Henri IV, à la fois grand et bon.
Régence de Marie de Médicis.—La mort prématurée de Henri IV rejeta le royaume dans la confusion. Son fils, Louis XIII, n'avait pas neuf ans, et la régente, Marie de Médicis, princesse étrangère, d'un caractère faible, n'était point femme à continuer la sage et ferme politique de Henri IV. Elle combla de dignités et des plus hautes charges de la cour un Italien, Concini, et, en quatre ans, son faible et funeste gouvernement avait dissipé les millions amassés par Henri.
Les seigneurs se révoltaient pour se faire acheter leur soumission par de grosses pensions. Voulant paraître faire quelque chose pour le bien public, ils demandèrent la convocation des États généraux (1614). Dans cette réunion on vit commencer entre les trois Ordres la lutte qui, un siècle plus tard, devait déchirer la France. Le président du tiers état dit que les trois Ordres étaient trois frères, enfants de leur mère commune, la France. La noblesse protesta contre cette comparaison qui tendait à établir l'égalité des seigneurs et du peuple. Elle chercha à humilier les députés du tiers, et la querelle devint si vive que la cour, dès qu'elle eut[Pg 112] obtenu les subsides demandés, se hâta de renvoyer les États. Ce furent les derniers avant ceux de 1789.
Concini et de Luynes.—La faveur insolente de Concini, devenu marquis d'Ancre et maréchal de France, ne put durer. Louis XIII, écarté des affaires et livré aux amusements les plus puérils, écouta les conseils d'un gentilhomme, Albert de Luynes, qu'il affectionnait beaucoup à cause de son habileté à dresser des pièges aux oiseaux. De Luynes persuada au jeune prince de ressaisir l'autorité par un coup hardi. Le maréchal d'Ancre fut tué un matin qu'il entrait au Louvre (1617). La reine mère dut se retirer à Blois, et Louis XIII crut enfin régner, lorsque le vrai maître c'était de Luynes.
Au favori de la reine mère succéda le favori du roi, et le vainqueur montra même avidité, même incapacité. Albert de Luynes fut fait connétable sans avoir jamais commandé un régiment, puis chancelier. Aussi a-t-on dit de lui «qu'il était aussi propre à faire un magistrat en temps de guerre qu'un général en temps de paix.» Albert de Luynes montra cependant quelque énergie contre le parti protestant qui reprenait les armes, et mourut enlevé par une épidémie au siège de Montauban (1621). Au règne des favoris qui peuvent à peine distraire un roi ennuyé, succède enfin le règne d'un vrai ministre.
Le ministère de Richelieu.—En 1624 arriva au pouvoir Armand du Plessis de Richelieu. Richelieu était le troisième fils d'un capitaine des gardes de Henri IV. Suivant l'usage, l'aîné suivit la carrière[Pg 113] des armes, le second embrassa l'état ecclésiastique, mais bientôt se confina dans un cloître, et le troisième le remplaça dans les dignités ecclésiastiques et devint évêque de Luçon. Aumônier de la reine Marie de Médicis, protégé par elle, il partagea sa mauvaise fortune après la chute de Concini, puis s'entremit avec zèle pour réconcilier la mère et le fils. Après la mort de Luynes, l'évêque de Luçon qui avait déjà donné bien des preuves de sa haute intelligence, reçut le chapeau de cardinal; le roi refusait cependant de l'admettre au conseil. «Cet homme, disait-il à la reine mère, je le connais mieux que vous, madame; il est d'une ambition démesurée.» L'habileté et la patience du cardinal, la volonté de Marie de Médicis triomphèrent des hésitations du roi, et, dès que Richelieu fut au conseil (1624), il y fut bientôt le maître.
Richelieu, une fois au pouvoir, jugea nettement la situation. Il inaugura une politique nouvelle, hardie à l'intérieur comme à l'extérieur. «Le roi a changé de conseil et le ministère de maximes,» écrivait-il dans une de ses plus fières dépêches.
Ayant résolu d'abord d'en finir avec les protestants qui remuaient toujours, il conduisit le roi au siège de la Rochelle, «ce nid d'où avaient coutume d'éclore les desseins de révolte.» C'était la grande forteresse du parti protestant et les seigneurs catholiques ne se dissimulaient pas qu'elle leur était utile en embarrassant la royauté. Le cardinal de Richelieu anime tout de son âme; le mot d'ordre est: «passer ou mourir.» Enfin on parvient, malgré la flotte anglaise, à jeter dans l'île 6000 soldats; les Anglais, vaincus dans une bataille[Pg 114] sanglante, sont obligés de se retirer et d'abandonner la Rochelle à ses seules ressources. Mais la ville était forte. L'énergie des habitants s'exalta, soutenue par les ardentes prédications du ministre Salbert, par le courage viril de la vieille duchesse de Rohan, et surtout par son maire, le rude marin Guiton. En acceptant cette charge, Guiton déclara qu'il poignarderait de sa propre main quiconque parlerait de se rendre; pour rappeler cette menace, il plaçait son poignard sur la table du conseil. Le ministre cependant se montrait général, intendant des vivres, ingénieur; pour affamer la ville, il eut recours à une digue de 700 toises; du côté de la terre une circonvallation s'étendait sur plus de trois lieues, garnie de treize forts. Enfin la famine est dans la Rochelle; Guiton reste inébranlable, attendant les secours de la flotte anglaise qui deux fois apparaît à la vue de la ville assiégée et deux fois recule devant la marine improvisée de Richelieu. On montre à Guiton des habitants expirant de faim: «Il faudra bien que nous en venions tous là,» se contente-t-il de répondre. «Mais bientôt la ville n'aura plus d'habitants.—C'est assez qu'il en reste un pour fermer les portes.» Enfin la révolte se met dans la ville, il a fallu exécuter plusieurs des malheureux qui demandent du pain ou la capitulation. Les rues sont parcourues par des «ombres d'hommes vivants» et encombrées de cadavres qu'on n'a plus le courage d'ensevelir. Il faut finir par se rendre au cardinal qui entre dans la ville précédé d'un grand convoi de vivres, «marchant seul devant le roi,» comme pour bien montrer qu'il était la seconde personne de France (1628).
Au dehors, Richelieu défendait les intérêts de la France. «Jusqu'où allait la Gaule, disait-il, jusque-là doit aller la France.» Ce ne fut pas sa faute s'il ne réalisa pas cette parole: il en fut bien près. Il prit surtout part à la grande lutte qui armait alors une moitié de l'Europe contre l'autre, et connue dans l'histoire sous le nom de guerre de Trente Ans (1618-1648), lutte qui avait pour but d'empêcher l'Allemagne de devenir la proie de la maison d'Autriche.
Celle-ci avait déjà écrasé deux adversaires. Richelieu va en chercher un troisième au fond du Nord, le roi de Suède Gustave-Adolphe, un des plus grands capitaines de l'époque, «un soleil levant,» comme on l'appelait. Gustave-Adolphe se lance sur l'Allemagne, «fait une guerre à coups de foudre,» mais tombe bientôt enseveli dans un dernier triomphe à Lutzen (1632).
Mais dès la seconde campagne la France est envahie. La ville de Corbie est prise; l'effroi règne dans Paris. Déjà les bourgeois s'imaginaient voir arriver les Impériaux. Quelques-uns, collant l'oreille contre terre, prétendaient entendre le canon ennemi. Richelieu lui-même désespère. Son fidèle conseiller, le capucin Père Joseph, ranime son courage et l'engage à se montrer. Richelieu sort: il va à l'Hôtel de ville pour réclamer l'appui du peuple. Le patriotisme éclate. Les volontaires affluent et le maréchal de la Force reçoit leurs noms sur le perron de l'Hôtel de ville. L'armée marche sur Corbie, qui est repris aux Espagnols.
Même pendant qu'il épuisait sa vie à la poursuite de ces grands desseins, Richelieu avait encore à se[Pg 116] défendre contre les intrigues et les complots. Il avait dû réprimer une révolte du comte de Soissons qui périt au combat de la Marfée (1641). Il lui fallut, aussi en 1642, donner encore un terrible exemple par le supplice d'un jeune seigneur, Cinq-Mars, qui avait conspiré et traité avec l'Espagne. Cinq-Mars fut décapité, à Lyon, avec son ami, le jeune de Thou, accusé seulement de ne pas l'avoir dénoncé et dont le sort inspira une juste pitié (12 septembre 1642).
Richelieu était déjà atteint de la maladie qui devait l'enlever quelques mois après. Il voyageait tantôt sur un bateau, tantôt, quand on ne pouvait naviguer, dans une vaste litière portée sur les épaules de ses gardes: cette litière était si vaste et si haute qu'on abattait devant elle des pans de murailles, les portes des villes et des édifices étant trop étroites pour lui donner passage; il arriva ainsi à Paris le 17 octobre, au milieu de la foule étonnée et terrifiée en présence d'un pareil triomphateur.
Cependant sa santé, minée par les travaux, par les soucis du pouvoir, faisait prévoir une fin prochaine. Louis XIII vint lui rendre visite et essaya de lui donner quelques consolations. «Sire, lui dit le cardinal, voici le dernier adieu. En prenant congé de Votre Majesté, j'ai la consolation de laisser son royaume plus puissant qu'il n'a jamais été et vos ennemis abattus.» Aux derniers moments, Richelieu, qui ne voulait plus être flatté, fit signe à celui des médecins en qui il avait le plus de confiance: «Parlez-moi, dit-il, à cœur ouvert, non en médecin, mais en ami.—Monseigneur, dans vingt-quatre heures vous serez mort ou guéri.—C'est parler,[Pg 117] cela, dit Richelieu, je vous entends.» Et il se recueillit pour mourir. «Voilà mon juge qui doit bientôt prononcer mon arrêt, dit-il: je le supplie de me condamner si pendant mon ministère j'ai eu d'autre objet que le bien de l'État, le service de mon souverain, la gloire de Dieu et les avantages de la religion.» En entendant ces dernières paroles, l'évêque de Lisieux ne put s'empêcher de dire tout bas: «Voilà une assurance qui m'épouvante.» Richelieu expira le 4 décembre 1642.
Pierre Corneille (1606-1684.)—L'époque de Louis XIII est celle où la nation française est vraiment constituée. Dès ce jour aussi sa langue est formée et sa littérature arrive au plus haut point de la perfection avec le philosophe René Descartes et le poète Pierre Corneille.
Corneille était né à Rouen le 6 juin 1606; son père était avocat du roi au parlement de Normandie. L'aîné de sept enfants, Pierre fut placé de bonne heure au collège des Jésuites de la ville, et il fut reçu avocat comme son père. Mais sa vocation le portait vers la poésie et le théâtre. Sa tragédie, le Cid, fut accueilli avec un enthousiasme sans précédent. On ne pouvait se lasser de voir cette pièce; chacun en savait quelque partie par cœur; on la faisait apprendre aux enfants, et il était passé en proverbe de dire: Cela est beau comme le Cid.
En 1639 et 1640, Corneille écrivit encore Horace, Cinna, Polyeucte, trois chefs-d'œuvre. Sa vie, vouée tout entière à la culture des lettres, fut sans agitation extérieure, et ses dernières années s'écoulèrent dans la gêne et dans la tristesse. Il mourut à Paris, en 1684.
La popularité du grand poète a survécu et s'est même augmentée avec le temps. Selon l'expression d'un éminent critique, elle honore notre pays. «Elle y est l'effet de cet amour pour les grandes choses et de cette passion pour les grands hommes qui sont un des traits de notre caractère national. Le jour où Corneille cesserait d'être populaire sur notre théâtre, nous aurions cessé d'être une grande nation.»
Il ne faut pas non plus oublier les services rendus aux lettres par Richelieu, qui aimait les poètes jusqu'à en être jaloux; les pensions accordées aux écrivains; la création de la presse périodique, par le privilège de la Gazette de France, accordé au médecin Renaudot; et surtout l'institution de l'Académie française (1635).
Bataille de Rocroy.—Richelieu n'avait pas eu le temps d'achever la longue guerre dans laquelle nous étions engagés. Louis XIII le suivit quelques mois après au tombeau (mai 1643). Cette double mort releva le courage des Espagnols; le trône passait à un enfant de cinq ans, la régence à une femme. Les ennemis avaient repris l'offensive du côté de la Champagne et assiégeaient Rocroy. Le jeune duc d'Enghien, fils du prince de Condé, commandait de ce côté: il avait reçu comme dot de son mariage avec une nièce de Richelieu la direction d'une armée, et il en était digne. Ayant la ressemblance il a aussi l'audace de l'aigle. Cinq jours après la mort du roi, malgré l'avis de ses plus vieux officiers, il ose attaquer une armée presque double de la sienne et composée en grande partie de ces vieilles bandes espagnoles dont, depuis Pavie, la réputation était si grande. Les Espagnols, suffisamment couverts par les marais et les bois dont Rocroy est entouré, pressaient vivement le siège. On se canonna d'abord jusqu'à la nuit, et le lendemain (19 mai 1643) on s'ébranle pour un[Pg 120] choc décisif. Le duc d'Enghien avec Gassion, enfonce l'aile gauche des Espagnols; les deux chefs, manœuvrant habilement, se séparent: Gassion poursuit les fuyards, Enghien se jette sur le centre ennemi. Or, à ce moment l'aile droite des Espagnols, victorieuse, écrasait les Français dont les chefs étaient mis hors de combat. Enghien voit le danger et le prévient. Il passe avec sa cavalerie derrière les lignes ennemies et court attaquer l'aile droite espagnole qui se croyait maîtresse du champ de bataille. Cette manœuvre, dont on n'avait point eu d'exemple, décida du succès; il fallait le compléter. Restaient au milieu de la plaine les gros bataillons de l'infanterie espagnole jusque-là invincibles: ils se forment en carrés; dès que les nôtres approchent, les carrés s'ouvrent, démasquant dix-huit pièces de canon, qui vomissent la mort de toutes parts. Mais les bandes espagnoles sont entourées; Gassion a rejoint le duc d'Enghien. Toute l'armée française se précipite contre les quatre mille vieux soldats qui résistent avec la plus admirable intrépidité. Enfin, pour éviter un carnage inutile, des officiers espagnols demandent quartier. Enghien s'avance pour les écouter; soit erreur, soit exaltation, les soldats espagnols continuent le feu. Alors nos troupes indignées se précipitent de nouveau avec fureur et cette glorieuse journée se termina par le carnage le plus affreux. Sept mille ennemis jonchaient le champ de bataille; deux cents étendards étaient le trophée de cette victoire d'un général de vingt-deux ans.
La réputation que venaient de gagner et nos troupes et Condé fut soutenue l'année suivante à[Pg 121] Fribourg (grand-duché de Bade), où, de concert avec un autre illustre capitaine, le vicomte de Turenne, il vainquit, après plusieurs attaques meurtrières, l'habile général bavarois Merci (1644).
Turenne.—Tout jeune, Turenne avait manifesté un vif amour des combats. Par une froide soirée d'hiver, il s'échappa du château. Sa mère, saisie d'une inquiétude mortelle, envoya à sa recherche. Son père, le duc de Bouillon, averti, s'écria: «Je gage qu'il est sur les remparts, dans quelque bivouac, à se faire raconter des histoires de guerre.» Le duc de Bouillon alla donc de bivouac en bivouac et bientôt rencontra son fils qui, de lassitude, dormait sur l'affût d'un canon. «L'ennemi, l'ennemi!» lui cria son père. Turenne s'éveilla aussitôt et se mettait dans l'attitude du combat, lorsque son père l'entoura dans ses bras en lui disant: «Prisonnier! prisonnier!» Fort grondé, Turenne s'excusa en répondant: «Je voulais, mon père, en me couchant sur la dure par cette nuit glacée, m'essayer aux fatigues de la guerre et voir si je serais capable de faire bientôt mes premières armes sous vos ordres.»
Mazarin.—A Paris heureusement règne, sous le nom de la régente Anne d'Autriche, un ministre qui s'entend à recueillir le fruit de ces victoires et continue la politique de Richelieu; c'est Mazarin. Né à Rome en 1602, d'une famille sicilienne assez obscure, Mazarin avait d'abord étudié chez les jésuites: il se distingua de bonne heure, aux représentations du collège, par cet art de comédien qu'il déploya plus tard sur le théâtre de la politique. Ami des plaisirs et du jeu, on le vit s'attacher à[Pg 122] une grande famille, celle des Colonna, accompagner un jeune prince de cette maison aux universités d'Espagne, jouer à Madrid comme à Rome, mais étudier néanmoins. Il laissa bientôt les livres pour l'épée et partit capitaine dans un régiment. Puis il débuta dans la diplomatie comme attaché de légation, et, du premier coup, effaça ses maîtres. Il arrêta deux armées, dont l'une était l'armée française, prêtes à engager une grande bataille (1630 à 1631). Richelieu l'apprécia, l'attira en France et obtint pour lui en 1640 le chapeau de cardinal bien qu'il ne fût pas prêtre. Si Mazarin était étranger, il avait le cœur français et le prouva dès qu'Anne d'Autriche lui eut confié le pouvoir. Mazarin donna toute son attention à la grande lutte contre l'Empire et contre l'Espagne, et, lorsque de nouvelles victoires de Condé à Nordlingen (1645) et à Lens (en Artois) (1648) eurent enfin déterminé l'Empire à signer la paix, l'habile ministre conclut le traité de Westphalie qui modifiait ou plutôt rétablissait l'équilibre de l'Europe. La France y gagnait l'Alsace. L’Espagne continua la guerre, mais onze ans plus tard elle céda à son tour; Mazarin eut encore la gloire de négocier et de signer le traité des Pyrénées, qui nous abandonnait l'Artois et le Roussillon. La France avançait ainsi de plus en plus vers ses limites naturelles.
La Fronde.—Le ministre était moins heureux à l'intérieur. Mazarin ne ressemblait en rien à Richelieu. Doué de beaucoup d'esprit, actif, il était surtout souple et patient; il savait courber la tête devant l'orage, pour surnager ensuite «comme le liège qui revient sur l'eau.» Son titre d'étranger[Pg 123] avait obligé Mazarin, comme la reine, à beaucoup donner au commencement de son ministère; la guerre vint encore ajouter à la pénurie du trésor épuisé.
Au mois de janvier 1649, la régente s'enfuit de Paris à Saint-Germain, où la cour coucha presque sur la paille, en plein hiver. Une guerre peu sérieuse commença, à laquelle on donna le nom d'un jeu d'enfants, la Fronde: Les Parisiens sortaient en campagne ornés de plumes et de rubans. Ils fuyaient dès qu'ils rencontraient deux cents hommes de l'armée royale. Tout se tournait en raillerie. Les troupes parisiennes, qui revenaient toujours battues, étaient reçues avec des huées et des éclats de rire... Les cabarets étaient les tentes où l'on tenait les conseils de guerre, au milieu des plaisanteries, des chansons et de la gaieté la plus dissolue.
On lisait autrefois l'histoire de la Fronde en riant, il faut en réalité la lire en pleurant. En plein dix-septième siècle, on peut se croire revenu aux guerres des Anglais ou aux luttes des Bourguignons et des Armagnacs.[8] Les terres sont tombées en friche sur beaucoup de points du royaume et des villages entiers abandonnés de leurs habitants; les routes couvertes de milliers de malheureux expirant de faim, l'infection répandue partout dans les campagnes par des cadavres sans sépulture. Dans les campagnes on ne laboure plus, ou on s'attroupe pour aller à la charrue en armes à cause des bandes de pillards et de soldats errants; en Picardie, des[Pg 124] populations entières vivent dans des grottes ou dans des carrières; les loups se multiplient et prennent possession des villages déserts.
Saint Vincent de Paul.—Les misères que causa la guerre folle de la Fronde mirent en relief les vertus de saint Vincent de Paul qui avait voué sa vie aux œuvres de charité. Il avait déjà, sous le règne de Louis XIII, fondé la confrérie des Prêtres de la Mission pour évangéliser les campagnes, et institué la congrégation des Filles ou Sœurs de la Charité. Ému de compassion pour les nombreux enfants qu'on abandonnait, il les avait recueillis. Faisant appel à la générosité des puissantes familles qui le secondaient, il vit les plus grandes dames lui apporter leurs bijoux, leurs bracelets, leurs colliers et fonda l'Œuvre des Enfants-Trouvés (1638).
Mazarin mourut en 1661 après avoir apaisé les troubles au dedans et terminé les guerres au dehors. Il laissa à Louis XIV une autorité tellement absolue que jamais souverain en France n'en avait eu de semblable. Noblesse, Parlement, peuple, tout était aux pieds du roi.
Louis XIV et sa cour.—Louis XIV ne voulut plus de premier ministre. Quand on vint lui demander, à la mort de Mazarin, à qui il fallait s'adresser pour les affaires: «A moi,» répondit-il, et il commença, dès ce jour, à gouverner par lui-même.
Son éducation pourtant avait été fort négligée, mais il y suppléa par un esprit naturel. D'ailleurs sa taille, son port, son grand air, l'adresse et la grâce majestueuse de toute sa personne le faisaient distinguer au milieu de tous les autres hommes, selon une heureuse expression, comme le roi des[Pg 125] abeilles. Il aima l'ordre et la règle. Il aima la gloire et la magnificence. Mais il imposa l'ordre et la règle jusqu'à la tyrannie; son amour de la gloire dégénéra en une ambition immodérée et son goût de la magnificence alla jusqu'à la profusion. La flatterie l'enivra à un tel point que sans la crainte du diable, dit dans ses Mémoires le duc de Saint-Simon, il se serait fait adorer.
Il réduisit les nobles à servir d'ornements à sa cour. Pour lui plaire, ils se jetèrent en des dépenses excessives en habits, en équipages, en bâtiments, si bien qu'il leur fallait, pour soutenir ce luxe, recourir à ses libéralités.
Afin de piquer l'émulation des seigneurs, Louis XIV multipliait les distinctions. Les uns avaient le droit d'entrer dans sa chambre dès son réveil et pendant qu'il s'habillait. Les autres n'entraient que plus tard. Le soir, quand il se couchait, il donnait le bougeoir à tenir à l'un des plus titrés et c'était une faveur; il fallait lui demander la permission de l'accompagner dans ses voyages. Il vivait ainsi au milieu de sa noblesse comme jadis les rois francs au milieu de leurs guerriers, avec cette différence que la politesse la plus raffinée avait remplacé la grossièreté barbare. Les courtisans épiaient jusqu'aux paroles, jusqu'au sourire du roi et se trouvaient honorés d'un regard.
Ministres et grands hommes.—Louis eut le bonheur de rencontrer et le mérite d'apprécier des ministres d'un rare génie. Colbert rétablit les finances, développa notre industrie et notre commerce. Louvois organisa l'armée. Vauban fortifia les places et perfectionna l'art de prendre les villes.[Pg 126] Turenne, Condé ne demandaient qu'à gagner de nouvelles victoires.
Colbert (1619-1683).—Colbert fut, si l'on peut ainsi parler, le ministre de la paix. Fils d'un marchand de drap de Reims, il entra au service de Le Tellier, puis à celui de Mazarin. Avant de mourir, Mazarin dit à Louis XIV: «Sire, je vous dois tout, mais je crois m'acquitter en quelque manière en vous donnant Colbert.» Ce fut en effet le ministre le plus sage comme le plus utile de Louis XIV. Parvenu à la plus haute fortune, il ne l'oublia point et écrivait dans ses instructions à son fils: «Mon fils doit souvent faire réflexion sur ce que sa naissance l'aurait fait être si Dieu n'avait pas béni mon travail et si ce travail n'avait pas été extrême.»
Ce financier austère et dur, «cet homme de marbre» avait des sentiments élevés et généreux. «Il faut, écrivait-il à Louis XIV, épargner cinq sous aux choses non nécessaires et jeter les millions quand il s'agit de notre gloire. Un repas inutile de 3000 livres me fait une peine incroyable, et lorsqu'il est question de millions d'or pour l'affaire de Pologne, je vendrais tout mon bien, j'engagerais ma femme et mes enfants, et j'irais à pied toute ma vie pour y fournir.» «Je voudrais, disait-il dans une autre circonstance, que mes projets eussent une fin heureuse, que l'abondance régnât dans le royaume, que tout le monde y fût content, et que, sans emploi, sans dignité, éloigné de la cour et des affaires, l'herbe crût dans ma cour.»
Colbert encouragea l'agriculture, exempta de la taille les familles nombreuses et, comme Sully, interdit[Pg 127] la saisie des instruments de labour, mais il chercha surtout à développer l'industrie. Il voulut que la France n'achetât plus au dehors les étoffes dont elle avait besoin, attira d'habiles ouvriers et leva, aux frontières, de droits considérables sur les produits des manufactures étrangères. Bientôt à Sedan, à Louviers, à Abbeville, à Elbeuf, on fabriqua des draps recherchés; à Lyon, des étoffes de soie mêlées d'or et d'argent; aux Gobelins, à Paris, de plus belles tapisseries que celles de Flandre.
Afin de faciliter le commerce, il supprima quelques-unes des douanes qui existaient entre les provinces, agrandit les ports, répara les routes. Il fit déclarer que le commerce de mer ne dérogeait point à la noblesse; racheta plusieurs des îles des Antilles et développa les colonies en Amérique et en Asie. La marine marchande devint bientôt florissante, et Louis XIV eut à Brest une flotte militaire de cinquante vaisseaux.
Malgré tant de services et bien d'autres que nous ne pouvons énumérer, Colbert, qui cherchait en vain à arrêter Louis XIV sur la voie des funestes et ruineuses entreprises, mourut presque disgracié du roi pour la gloire duquel il avait tant travaillé. «Si j'avais fait pour Dieu ce que j'ai fait pour cet homme, disait-il, je serais sauvé dix fois.» Il refusa de lire une lettre que le roi lui adressait. Le peuple même, mécontent des derniers édits financiers dont Colbert n'était certes point coupable, voulait outrager les restes de ce grand ministre, trop dur et trop inflexible à la vérité pour être populaire. «Le roi fut ingrat, le peuple fut ingrat, la postérité seule, dit Augustin Thierry, a été juste.»
Louvois (1641-1691).—Louvois organisa le système militaire qui devait se maintenir jusqu'en 1789. Fils de Michel Le Tellier, secrétaire d'État de la guerre, il fut désigné, dès l'âge de quinze ans, pour obtenir la charge de son père. Il fut en quelque sorte élevé pour les fonctions qu'il allait remplir. Serviteur parfois désagréable, trop souvent complaisant, toujours associé à la pensée de son maître, il était intègre, soucieux des intérêts du soldat; il établit un ordre sévère dans l'administration, les subsistances de l'armée, ce qui ne l'empêchait pas de faire ravager d'une manière horrible les pays ennemis.
Louvois obligea les propriétaires de régiments (car les régiments étaient alors une propriété) à les tenir complets, à veiller à leur subsistance, à leur habillement, qui fut uniforme dans chaque régiment; de là l'origine de l'uniforme.
La discipline militaire s'exerça à tous les rangs de la hiérarchie militaire, des reproches atteignirent les officiers négligents. Mme de Sévigné nous a conservé un curieux dialogue entre un colonel de bonne famille et le rude ministre. «M. de Louvois dit l'autre jour tout haut à M. de Nogaret: «Monsieur, votre compagnie est en fort mauvais état.—Monsieur, je ne le savais pas.—Il faut le savoir, dit M. de Louvois; l'avez-vous vue?—Non, monsieur, dit Nogaret.—Il faudrait l'avoir vue, monsieur.—Monsieur, j'y donnerai ordre.—Il faudrait l'avoir donné; car enfin il faut prendre parti, monsieur, ou se déclarer courtisan, ou faire son devoir quand on est officier.» Les officiers généraux avancèrent selon la durée des services. Louvois[Pg 129] remplaça la pique par le fusil armé de la baïonnette. Il créa des magasins de vivres pour l'approvisionnement des armées en campagne, des hôpitaux militaires, et, sur les conseils de Louis XIV, fit construire le magnifique Hôtel des Invalides. Mais Louvois poussa trop Louis XIV à la guerre et mourut en 1691, au moment où ses funestes inspirations engageaient le roi dans les luttes les plus acharnées contre l'Europe.
Vauban (1633-1707).—«Né le plus pauvre gentilhomme du royaume,» comme il le disait lui-même, Sébastien Le Prestre, seigneur de Vauban, n'avait qu'une chaumière de paysan: une seule chambre, une grange et une écurie; on la montre encore dans le Morvan bourguignon, et elle fut longtemps au dix-huitième siècle occupée par un sabotier. Orphelin à l'âge de dix ans, il reçut quelques leçons du pauvre curé de son village, pour lequel il travaillait en échange de l'abri qu'il avait reçu chez lui. A dix-sept ans, il s'engage dans les troupes de Condé pendant la Fronde, se distingue, est fait prisonnier. Mazarin, qui a entendu dire que le jeune soldat s'entend en fortifications, le convertit facilement à la cause royale. On l'attache comme aide à un homme médiocre qui passait pour le premier ingénieur du temps. Vauban eut bientôt dépassé son maître, qui mourut à temps pour lui laisser sa place; dès 1677 il fut nommé commissaire général des fortifications du royaume.
Sa vie militaire est des mieux remplies: «il a fait réparer 300 places fortes anciennes, en a fait construire 33 neuves; il a conduit 53 sièges et s'est trouvé en personne à 143 engagements de vigueur.» Il[Pg 130] porte l'art de la défense au degré de perfection où il avait aussi porté l'art de l'attaque, de sorte que dans l'armée il y avait deux dictons militaires: «Ville assiégée par Vauban, ville prise; ville fortifiée par Vauban, ville imprenable.»
Vauban, pour lui-même hardi jusqu'à la témérité, se montra toujours ménager au plus haut degré du sang des autres; à ce point de vue, l'homme de guerre est digne de vénération. «Il ne faut jamais, a-t-il écrit quelque part, faire à découvert ni par force ce qu'on peut faire par industrie. La précipitation ne hâte point la prise des places... Il vaut mieux brûler plus de poudre et verser moins de sang.»—«Sire, disait-il à Louis XIV, j'aime mieux conserver 100 soldats à Votre Majesté que d'en tuer 3000 aux ennemis;» et une autre fois: «Vous gagnerez un jour, mais vous perdrez 1000 hommes: ne le faites pas;» ou: «Vous perdrez tel homme qui vaut mieux que le fort: n'attaquez pas.»—C'était, nous dit Saint-Simon qui n'a pas habitude de flatter, «le plus honnête homme et le plus vertueux homme de son siècle, le plus simple, le plus vrai, le plus modeste.» C'était aussi un grand citoyen, pour lequel ce sévère Saint-Simon créa le nom de patriote.
Jeune, ardent, ambitieux, Louis XIV voulut encore agrandir la France. Dans une campagne qui sembla le voyage d'une cour (1667), il fit la conquête de la Flandre et gagna la possession de la forte place de Lille, conquête précieuse qui fut confirmée par le traité d'Aix-la-Chapelle (1668). En 1672, il envahit la Hollande et s'en fût rendu maître si les Hollandais, désespérés, n'eussent rompu les[Pg 131] digues qui retenaient la mer, et inondé une partie de leur pays.
Ils furent soutenus par une coalition des principales puissances de l'Europe. Mais les armées de Louis XIV tinrent tête aux Hollandais, aux Allemands, aux Espagnols. Condé gagna sur Guillaume d'Orange, chef ou stathouder de la Hollande, la sanglante bataille de Senef (1674). Turenne délivra l'Alsace, envahie par les Impériaux, et les poursuivit en Allemagne (1675). Malheureusement l'armée se vit tout à coup privée de ce grand général, qui fut tué par un boulet. Les Français battirent en retraite. Il fallut envoyer le prince de Condé pour prendre le commandement; mais ce fut là aussi sa dernière campagne. Son âge et ses infirmités le condamnaient au repos.
Bien que privé de ces deux fameux capitaines, Louis XIV continua la guerre, prit les villes de Valenciennes, de Cambrai, de Gand, et signa les traités de Nimègue (1678) qui lui assuraient la possession de la Flandre et celle de la Franche-Comté.
Mort de Turenne.—La plus belle de toutes ces campagnes fut celle de Turenne, qui, en plein hiver, délivra l'Alsace, occupée par les Impériaux. Malheureusement c'était sa dernière. Au mois de juillet 1675, Turenne, qui était allé chercher les Impériaux au delà du Rhin, avait en face de lui un adversaire redoutable, Montecuculli. Tous deux, en généraux habiles, semblaient faire, avec leurs manœuvres savantes, une vraie partie d'échecs. La partie était sur le point de se terminer, et Turenne allait la gagner. Il avait choisi pour livrer bataille[Pg 132] d'admirables positions. Il n'avait pu, lui d'ordinaire si modeste, s'empêcher de s'écrier en voyant les ennemis: «Je les tiens!» Le 27 juillet 1675, la veille de la bataille, Turenne achève ses dernières dispositions. Dans le milieu de la journée, près d'un bouquet de vieux arbres, il s'assied sur le gazon pour déjeuner tranquillement. Vis-à-vis se trouvait une batterie ennemie, dont les décharges ne troublèrent point le repas frugal du héros. Cependant le lieutenant général Saint-Hilaire était soucieux. Cette batterie suspecte lui paraissait avoir pour but de détourner l'attention d'un mouvement que faisaient les troupes ennemies. Il alla en observation et se confirma dans son opinion. Aussitôt il en fait part à Turenne. Turenne monte à cheval pour aller reconnaître le point faible où l'ennemi se proposait de porter ses efforts, et l'emplacement d'une batterie que Saint-Hilaire voulait y établir. «Oui, dit Turenne en arrivant au lieu désigné, oui, Saint-Hilaire, le conseil est bon: dressez une batterie ici.» Au même moment, un boulet casse le bras de Saint-Hilaire et vient frapper Turenne au cœur. Le fils de Saint-Hilaire, voyant son père blessé, se jette sur lui en pleurant: «Ce n'est pas moi, mon fils, répond le blessé en montrant le cadavre de Turenne, c'est ce grand homme qu'il faut pleurer.»
Ce fut, en effet, une perte irréparable et un deuil universel. Le secret de la bataille du lendemain périt avec Turenne. L'armée fut saisie d'une vraie panique; il fallut battre en retraite, et les soldats, répétant «qu'ils avaient perdu leur père,» repassèrent le Rhin. Louis XIV fit rendre les plus[Pg 133] grands honneurs à Turenne et voulut qu'il fût enterré dans les caveaux de Saint-Denis; depuis on l'a transporté aux Invalides.
Il fallut, pour rétablir les affaires, une campagne de Condé. Mais ce fut, à lui aussi, sa dernière campagne. Ses infirmités l'obligèrent à se retirer dans son domaine de Chantilly. Il y passa le reste de sa vie, qui se prolongea jusqu'en 1686, se consolant de ses douleurs dans la conversation des hommes de génie en tout genre dont la France était alors remplie. Une foule de poètes, de savants, d'orateurs, d'artistes, rehaussait et glorifiait par des chefs-d'œuvre immortels ce règne si brillant.
Louis XIV est alors au comble de la puissance. Il n'y avait qu'une autorité en France, celle du roi. Louis XIV ne voulut plus qu'une foi religieuse. Cependant les protestants, paisibles, ne formaient plus un parti politique; mais Louis XIV voulut les forcer à se convertir. Enfin il révoqua l’Édit de Nantes (1685). L'exercice du culte protestant fut interdit, ses ministres furent bannis du royaume; trois cent mille réformés les suivirent malgré la surveillance rigoureuse exercée pour empêcher l'émigration et les supplices qui la punissaient. Cette persécution dépeupla un quart du royaume. Elle arrêta les progrès de l'industrie, qui presque tout entière était entre les mains des protestants. Elle fit passer les secrets de nos manufactures aux étrangers et fit fleurir leurs États aux dépens du nôtre.
Louvois, pour hâter le succès des missions organisées pour la conversion des protestants, imagina d'y mêler du militaire. Il logea des gens de guerre chez les calvinistes. Ces soldats commirent les plus[Pg 134] grands excès, et, comme les dragons se distinguèrent surtout par les violences, on appela cette exécution les Dragonnades.
L'intendant de Béarn écrivait dans son journal: «Il s'est converti six cents personnes dans cinq villes ou bourgs sur le simple avis que les compagnies étaient en marche. De quatre mille religionnaires qu'il y avait à Orthez, il s'en convertit deux mille avant l'arrivée des troupes, en sorte que, pendant le séjour que j'y fis avec des missionnaires, ils se convertirent tous, à la réserve de vingt familles opiniâtres.» Les nouvelles de conversions ainsi arrachées arrivaient par milliers à la cour. Louvois écrivait à son père, le chancelier Le Tellier: «Il s'est fait 60,000 conversions dans la généralité de Bordeaux et 20,000 dans celle de Montauban. La rapidité dont cela va est telle qu'il ne restera pas 10,000 religionnaires dans toute la généralité de Bordeaux, où il y en avait 150,000 le 15 du mois passé.»
Ces conversions apparentes firent illusion à Louis XIV et lui persuadèrent qu'il n'avait plus qu'à signer la révocation de l'Édit de Nantes pour que le protestantisme fût détruit. Ce fut le commencement de ses fautes et de ses malheurs.
Cette persécution des protestants contribua à rendre plus hostiles les nations protestantes, auxquelles se joignirent les nations catholiques effrayées déjà de l'ambition de Louis XIV. La ligue d'Augsbourg se forma (1686). Louis XIV engagea la lutte (1688) et bientôt compliqua cette nouvelle guerre en voulant rétablir sur le trône d'Angleterre le roi Jacques II, renversé par ses[Pg 135] sujets, qu'il avait voulu ramener au catholicisme.
Les vaisseaux français, conduits par l'amiral Tourville, portèrent Jacques II et une armée en Irlande (1690). Mais la cause de ce roi incapable était désespérée. Louis XIV ne s'en obstina pas moins. Tourville soutint un combat glorieux sur mer contre des forces supérieures, mais une partie de ses vaisseaux vint échouer dans la rade de la Hougue, où leurs équipages les brûlèrent pour ne pas les laisser prendre par l'ennemi (1692).
On ne livra plus dès lors de grands combats sur mer, mais de hardis marins, Jean Bart, Duguay-Trouin et une foule d'autres, dans leurs courses audacieuses, infatigables, causent beaucoup de mal au commerce ennemi.
Jean Bart et Duguay-Trouin étaient les fils d'armateurs, l'un de Dunkerque, l'autre de Saint-Malo. Jean Bart tout enfant avait révélé sa vocation; il se plaisait surtout, dans les longues veillées, à construire de petits navires. Jean Bart entre comme lieutenant dans la marine royale en 1679. Duguay-Trouin, plus jeune, n'y entre qu'à la fin de la guerre de la ligue d'Augsbourg. Leurs noms toutefois retentissent ensemble pendant cette guerre.
Jean Bart, fait prisonnier par trahison, menace de mettre le feu aux poudres du bâtiment sur lequel on l'a attiré si on ne le délivre aussitôt.
Duguay-Trouin, avec son navire, soutient seul un combat acharné pendant douze heures contre six navires anglais. Jean Bart s'en va chercher, dans le Nord, un convoi de blé vivement attendu de la France affamée; il le rencontre, mais déjà[Pg 136] pris et escorté de huit vaisseaux de guerre hollandais; avec six frégates, il attaque les huit vaisseaux, les bat, en prend trois et rentre triomphant avec le convoi de blé (1694). En 1696, quatorze vaisseaux bloquent Dunkerque pour empêcher Jean Bart de sortir: il sort néanmoins; il rencontre une flotte marchande hollandaise bien escortée: il prend cinq vaisseaux et vingt-cinq bâtiments marchands. Survient une flotte hollandaise: Jean Bart renvoie ses prisonniers sur les cinq vaisseaux dont il s'est rendu maître, et brûle les autres navires en présence des ennemis stupéfaits. Duguay-Trouin, non plus que lui, ne compte ses adversaires et, comme lui, marque chaque année par des prises nombreuses qui ruinent bien plus encore l'ennemi qu'elles n'enrichissent les armateurs. Duguay-Trouin, luttant contre six vaisseaux anglais, force, l'épée à la main, ses matelots à retourner à un combat dont ils ne veulent plus. Un officier se plaignait d'avoir été mal secondé par son équipage. «Mon cher, lui répondit Duguay-Trouin, c'est que vous n'aviez pas de courage pour eux tous.» Jean Bart transportait le prince de Conti en Pologne; on rencontra des forces ennemies bien supérieures, mais on leur échappa. «C'est bien heureux, dit le prince, car nous étions pris.—Non, répondit Jean Bart.—Comment auriez-vous fait?—Plutôt que de me rendre, dit froidement le capitaine, j'aurais fait mettre le feu au vaisseau: nous aurions sauté, mais ils ne nous auraient pas pris.» Le prince frémit à cette révélation: «Le remède est pire que le mal, dit-il; je vous défends de vous en servir tant que je serai sur votre vaisseau.»
Jean Bart meurt en 1702 prématurément, car il n'avait que cinquante ans. Duguay-Trouin lui survit et fournit une brillante carrière pendant la nouvelle lutte que Louis XIV soutient de 1702 à 1714 contre l'Europe coalisée.
Guerre de la Succession d'Espagne.—Les guerres nombreuses avaient déjà épuisé le royaume quand, en 1700, mourut le roi d'Espagne, Charles II, frère de la reine de France. Louis XIV prétendait à la succession pour ses enfants. D'ailleurs, par un testament qu'on avait su obtenir de lui, Charles II avait légué à un petit-fils de Louis XIV la monarchie espagnole, qui comprenait l'Espagne, les Pays-Bas, le royaume de Naples et le Milanais. Louis, présentant son petit-fils à sa cour, dit simplement: «Messieurs, voilà le roi d'Espagne.» Puis se tournant vers son petit-fils, il lui dit: «Seulement n'oubliez pas que vous êtes fils de France.» L'ambassadeur d'Espagne fit observer que le passage allait devenir aisé, «que les Pyrénées étaient fondues.» On a fait de cette remarque le mot célèbre: «Il n'y a plus de Pyrénées.»
L’Europe s'effraya de la puissance que cet avènement d'un prince français au trône d'Espagne donnait à notre pays. Elle craignit que l'Espagne, l'Italie, les Pays-Bas fussent un jour réunis à la France, et Louis XIV commit la faute de laisser voir qu'il espérait cette réunion. La France eût alors constitué une puissance beaucoup plus redoutable que celle de Charles-Quint. Dès lors ce fut de la part de l'Europe une haine violente et une guerre acharnée qui se prolongea treize ans.
Les premières années, Louis XIV soutint la lutte[Pg 138] avec avantage, mais il confiait trop souvent ses armées à des favoris et prétendait les diriger de Versailles. Il fallut sortir de l'Allemagne, puis de l'Italie après la bataille de Turin (1706). Les défaites de Ramillies (1706), d'Oudenarde (1708), nous forcèrent à abandonner les Pays-Bas. La France fut envahie. Malgré l'héroïque défense du maréchal de Boufflers, la ville de Lille dut capituler (1708). Des cavaliers ennemis coururent jusqu'à Versailles et enlevèrent sur le pont de Sèvres un officier de la maison du roi qu'ils prirent pour le dauphin.
L'hiver de 1709 fut horrible. «Une gelée, qui dura près de deux mois de la même force, avait, dès ses premiers jours, rendu les rivières solides jusqu'à leur embouchure et les bords de la mer capables de porter des charrettes. Les arbres fruitiers périrent, il ne resta plus ni noyers, ni oliviers, ni pommiers, ni vignes; les autres arbres moururent en très grand nombre; les jardins périrent et tous les grains dans la terre. On ne peut comprendre la désolation de cette ruine générale.»
Louis XIV, courbant son orgueil devant tant de malheurs, demanda la paix. Les coalisés, le croyant réduit à toute extrémité n'en devinrent que plus acharnés: ils voulurent le forcer à chasser lui-même Philippe V d'Espagne. «Mieux vaut faire la guerre à mes ennemis qu'à mes enfants,» répondit-il, et il releva la tête; il écrivit à tous les gouverneurs, aux évêques, une lettre noble et patriotique. Le sentiment national éclata et fit oublier toutes les souffrances. «Les soldats de Villars n'avaient point de pain et ils étaient gais.»—«Quand des[Pg 139] brigades marchent, écrivait Villars, il faut que les brigades qui ne marchent pas jeûnent. On s'accoutume à tout. Je crois cependant que l'habitude de ne pas manger n'est pas bien facile à prendre.» Attaqués à Malplaquet (septembre 1709), les soldats jetèrent le pain qu'on venait de leur distribuer, pour courir plus légèrement au combat. Ils furent vaincus, mais causèrent à l'ennemi plus de mal qu'ils n'en reçurent. L'espoir revint à la France.
En Espagne, Vendôme gagna la bataille de Villaviciosa et dit à Philippe V fatigué: «Je vais vous faire donner le plus beau lit sur lequel un roi ait couché.» Il fit apporter les étendards et les drapeaux pris à l'ennemi.
Des malheurs domestiques vinrent, en même temps que les malheurs de l'État, accabler Louis XIV vieillissant. Le dauphin mourut en 1711; le fils du dauphin, le duc de Bourgogne, mourut avec sa femme en 1712. Louis XIV se trouva presque isolé; il n'avait plus pour héritier qu'un arrière-petit-fils âgé de cinq ans. Et à ce moment la France était menacée d'une invasion. Louis XIV confia à Villars sa dernière armée, il lui dit d'un ton pénétré: «Vous voyez mon état, monsieur le maréchal; il y a bien peu d'exemples de ce qui m'arrive et que l'on perde, dans la même semaine, son petit-fils, sa petite belle-fille, et leur fils, tous de très grande espérance et très tendrement aimés. Dieu me punit: je l'ai bien mérité,» puis il ajouta: «La confiance que j'ai en vous est bien marquée, puisque je vous remets les forces et le salut de l'État. Je connais votre zèle et la valeur de mes troupes, mais enfin la fortune peut vous être contraire: s'il[Pg 140] arrivait ce malheur à l'armée que vous commandez, quel serait votre sentiment sur le parti que j'aurais à prendre?» Villars n'osait répondre, balbutiait. Le roi reprit: «Je compterais aller à Péronne ou à Saint-Quentin y ramasser tout ce que j'aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous et périr ensemble ou sauver l'État.» Noble parole qui en fait oublier d'autres, trop égoïstes; il n'eut pas besoin de la tenir.
Villars, avec une habile et heureuse audace, enleva un camp retranché à Denain (1712). Ce fut une victoire complète, que suivit la conquête des places surprises par les ennemis. La France était sauvée.
Louis XIV et les lettres.—La France, à cette époque, s'enorgueillissait de ses écrivains et de ses artistes, que Louis XIV encourageait. Aussi a-ton reconnu cette protection royale en réunissant autour de son nom tous les hommes de génie du siècle.
Le roi combla de faveurs Racine, qui nous a laissé des tragédies aussi nobles que touchantes; Boileau, qui par ses préceptes et ses exemples donna dans ses vers les règles de l'art d'écrire; Molière, dont les comédies spirituelles tournaient en ridicule les vices et les défauts de la société. Apprenant qu'à sa cour Molière subissait des avanies parce qu'il était comédien, Louis XIV le fit un jour asseoir à sa table: «Vous me voyez, dit-il aux seigneurs, occupé à faire manger Molière, que mes officiers ne trouvent pas d'assez bonne compagnie pour eux.»
Boileau, dont les satires étaient mordantes, avait cependant le caractère le plus généreux. Apprenant que des nécessités financières avaient fait supprimer[Pg 141] la pension du vieux Corneille,[9] il écrivait aussitôt au roi et offrit le sacrifice de sa propre pension. Louis XIV n'accepta pas ce sacrifice, maintint la pension de Corneille et lui envoya en outre deux cents louis d'or.
Mais le charmant fabuliste La Fontaine déplaisait au roi, qui ne comprenait pas le génie du Bonhomme aujourd'hui tant aimé de l'enfance.
En 1715 Louis mourait, à l'âge de 77 ans, laissant la France plus grande qu'il ne l'avait reçue, mais meurtrie et épuisée.
Louis XV; la Régence.—Une joie inconvenante accompagna les funérailles du grand roi. La Régence commença, temps resté fameux par la licence à laquelle s'abandonnèrent la cour et la noblesse, invitées au plaisir par le régent lui-même, le duc d'Orléans, neveu de Louis XIV, qui se dégrada au milieu des débauches avec ses amis.
La grande difficulté était de trouver de l'argent pour payer les dettes de l'État et aussi celles des seigneurs. Le duc d'Orléans accorda sa confiance à un Écossais Law. Celui-ci voulait répandre l'usage du papier comme monnaie. Il créa une banque qui émettait des billets très utiles pour les grandes transactions. Il fonda aussi une Compagnie des Indes, destinée, selon lui, à réaliser d'immenses bénéfices; tout le monde voulait s'associer à une entreprise qui promettait d'être si fructueuse et on acheta en foule des actions de la compagnie. Toutes les têtes étaient tournées. Le prix de ces actions s'élevant sans cesse, avec une rapidité incroyable, on n'avait qu'à revendre aussitôt pour faire des gains énormes: des artisans, des laquais devinrent millionaires. Pour satisfaire l'avidité du public, on multiplia outre mesure les billets de la banque, réunie[Pg 143] à la Compagnie. La confiance s'ébranla; on voulut de l'argent, la banque ne put en donner: tous les porteurs de billets se trouvèrent n'avoir que du papier. Ce fut une ruine immense. Law s'enfuit (1720). Mais s'il avait échoué, il avait révélé la puissance du crédit.
Louis XV était à peine reconnu majeur, en 1723, que le régent mourut; son ministre trop peu scrupuleux, le cardinal Dubois, l'avait précédé au tombeau. Le duc de Bourbon, homme avide et sans mœurs, prit la place de premier ministre. Le roi de Pologne détrôné, Stanislas Leczinski, vivait en France où on l'avait accueilli. Un jour il entre dans la chambre où étaient sa femme et sa fille. «Mettons-nous à genoux, dit-il, et remercions Dieu.—Seriez-vous rappelé au trône de Pologne? lui dit sa fille.—C'est bien mieux, vous êtes reine de France!» La pieuse et douce Marie Leczinska devint, en effet, la femme de Louis XV, qui, à l'exemple de son aïeul, ne tarda pas à la délaisser, poussant le scandale bien plus loin que Louis XIV. En 1733, le cardinal Fleury, ancien précepteur de Louis XV, et qui avait succédé au duc de Bourbon, fut obligé, malgré son amour de la paix et de l'économie, de prendre part à une guerre presque générale et dite de la succession de Pologne. Cette guerre, qui aurait pu avoir de grands résultats, si elle avait été énergiquement conduite, releva cependant, par quelques victoires, le prestige de nos armes, et la France parut au traité de Vienne (1738) l'arbitre de l'Europe. Stanislas n'eut point le trône de Pologne, mais garda le titre de roi, si désiré pour l'honneur de son gendre: on lui céda[Pg 144] la Lorraine; après sa mort, cette province, importante comme frontière, devait retourner à la France. Ce retour eut lieu en 1766.
Bataille de Fontenoy (1745).—Le cardinal Fleury, plus qu'octogénaire et peu belliqueux, vit encore, malgré lui, commencer une guerre générale à l'occasion de la succession au trône d'Autriche (1740-1748). Plusieurs compétiteurs disputaient à la fois les États autrichiens à Marie-Thérèse et la couronne impériale à François de Lorraine. Cette guerre ne profita qu'au roi de Prusse, le célèbre Frédéric II, qui se porta avec trop peu de loyauté tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. La France se rangea parmi les ennemis de l'Autriche.
Notre armée, mal payée, mal nourrie par le trop économe Fleury, se disperse, après de faciles succès, partout où elle peut vivre. En 1744, Louis XV, jusque-là inerte, fit un effort. Il entre dans les Pays-Bas avec Maurice de Saxe qui s'empare de plusieurs villes. On mit le siège devant Tournai. Les Anglais et les Hollandais vinrent pour défendre cette place et il fallut se battre à Fontenoy (1745).
Les Français étaient retranchés dans d'excellentes positions et appuyés au village de Fontenoy. On s'aborda. Un régiment des gardes anglaises parut le premier. A cinquante pas de distance, les officiers anglais saluèrent les Français en ôtant leurs chapeaux. Les officiers des gardes-françaises leur rendirent leur salut. Lord Charles Hay, capitaine aux gardes-anglaises, cria: «Messieurs des gardes-françaises, tirez.» Le comte d'Auteroche leur dit à voix haute: «Messieurs, nous ne tirons jamais les premiers; tirez vous-mêmes.» Les Anglais[Pg 145] firent un feu roulant. Dix-neuf officiers des gardes tombèrent blessés à cette seule décharge, 95 soldats demeurèrent sur la place, 215 furent blessés, sans compter les ravages faits dans les régiments suisses. Le premier rang abattu, les autres terrifiés se dispersèrent. Les Anglais, formant une colonne longue et épaisse, avançaient à pas lents, comme faisant l'exercice. Le maréchal de Saxe, qui voyait de sang-froid combien l'affaire était périlleuse, fit dire au roi qu'il le conjurait de se retirer avec le dauphin. «Oh! je suis bien sûr qu'il fera ce qu'il faudra, répondit le roi, mais je resterai où je suis.» Le maréchal de Saxe tente une dernière attaque: on braque des pièces de canon qui font de larges trouées dans l'épaisse colonne anglaise; tous les régiments l'enveloppent: la colonne s'entr'ouvre, est mise en pièces et la bataille est gagnée.
Cette victoire eut d'importants résultats; elle nous donna tous les Pays-Bas, et les ennemis se décidèrent enfin à signer la paix d'Aix-la-Chapelle (1748). Mais à cause de quelques défaites en Italie et sur mer, Louis XV «qui traitait en roi et non en marchand,» ne sut rien demander pour nous. Nous tenions les Pays-Bas; il les rendit. «La France en rendant ses conquêtes, dit le maréchal de Saxe, s'est fait la guerre à elle-même. Les ennemis ont conservé leur même puissance; elle seule s'est affaiblie.»
Guerre de sept ans (1756-1763).—Huit ans après, l'Angleterre, jalouse de notre prospérité renaissante, nous déclarait de nouveau la guerre.
Dupleix aux Indes.—Tout le fort de cette guerre se passa dans les Indes et en Amérique, car l'Angleterre[Pg 146] était principalement jalouse de nos colonies qui n'avaient jamais connu une si grande prospérité. Aux Indes, nous aurions conquis un immense empire si le gouvernement avait soutenu les entreprises intelligentes et hardies de Dupleix. Fils d'une famille de financiers et d'administrateurs, Dupleix devint, par l'influence de son père, un des directeurs de la Compagnie. Nommé gouverneur général des possessions françaises en 1741, il avait conçu, pour établir notre puissance dans ces contrées, le projet de s'immiscer dans les querelles des souverains de l'Inde. Dupleix était surtout aidé par sa femme, Jeanne Albert, fille d'un médecin de Paris et d'une créole portugaise, célèbre dans l'Inde sous le nom de princesse Jeanne; familière avec tous les dialectes du pays, elle entretint, pour le compte de son mari, une vaste correspondance diplomatique. Dupleix, intervenant dans les guerres que se faisaient les gouverneurs des provinces, acquit deux cents lieux de côtes. Mais il n'obtenait pas de renforts; il éprouva quelques échecs. Enfin le ministère anglais se plaignit impérieusement du génie ambitieux de cet homme qui troublait toute l'Asie; le déplorable gouvernement de Louis XV rappela Dupleix (1755). Avec lui disparut son œuvre; un jeune commis de la compagnie anglaise, devenu le général Clive, suivit ses traces, et, mieux compris, donna à sa patrie un vaste empire qui aurait pu être le nôtre.
Montcalm au Canada.—Même désastre au Canada. Pour sauver le Canada il eût suffi de cinq ou six mille soldats, et de quelques millions d'argent; on ne jugea pas à Versailles que la Nouvelle-France, si digne de ce nom par son dévouement à[Pg 147] la mère patrie, méritait ce sacrifice. «Ces déserts glacés,» comme on disait, coûtaient trop cher à défendre.
«Nous combattrons, écrivait Montcalm au ministre qui l'abandonnait, et nous nous ensevelirons, s'il le faut, sous les ruines de la colonie.» La population canadienne était digne d'un pareil chef. On décida que tous ceux qui pouvaient porter un fusil iraient à la guerre, et qu'on laisserait les travaux des champs aux femmes, aux moines, aux enfants, aux vieillards.
Mais Montcalm et ses braves troupes ne pouvaient être partout sur la ligne immense des opérations. L'ennemi parut enfin devant Québec; Montcalm prend avec lui ce qu'il a de troupes disponibles, court aux Anglais pour ne point leur laisser le temps de rendre leur position inexpugnable, et se trouve avec 4500 hommes en face de 8000, rangés en carré et décidés à se bien battre, car, en cas de défaite, la retraite leur est impossible; Bougainville, le fameux navigateur, alors colonel, n'était pas loin de là avec 3000 hommes. Montcalm ne l'attend pas; il ne se donne même pas le temps de ranger son armée en deux lignes; il n'établit pas de réserve; il oublie toute sa science au moment où il fallait surtout s'en souvenir. Le général anglais Wolfe avait donné l'ordre de ne tirer qu'à vingt pas, et avait fait mettre deux balles dans les fusils. Ce feu meurtrier causa du désordre dans les rangs français. Les Canadiens, excellents comme tirailleurs, valaient moins en ligne, ils se replièrent pour se battre à leur manière, isolément, derrière les arbres. Wolfe déploya alors ses colonnes et chargea[Pg 148] à son tour. Déjà blessé au poignet, il se mit à la tête de ses grenadiers: une balle l'atteignit encore et lui traversa la poitrine; on l'emporta sur les derrières de l'armée, tandis que les siens poursuivaient leurs succès. «Ils fuient!» s'écrie un de ceux qui accompagnaient le général mourant. Cette parole le ranime. «Qui? demande-t-il.—Les Français, lui répond-on.—Alors je meurs content.»
Montcalm tombait au même moment. Malgré deux blessures, il dirigeait la retraite, lorsqu'un coup de feu dans les reins le jeta à bas de son cheval. «Au moins, dit-il, je ne verrai pas les Anglais dans Québec.» Il mourut le lendemain. Ses soldats l'enterrèrent dans un trou fait par une bombe. Trois jours après, Québec capitula.
Un habile ministre, le duc de Choiseul, essaya de relever le royaume en rétablissant la marine et en réformant l'armée; à la mort de Stanislas (1766), il réunit à la France la Lorraine, et puis en 1768 acheta l'île de Corse aux Génois.
Choiseul tendait aussi une main amie à la Pologne que menaçaient la Prusse, la Russie et l'Autriche. Mais la grande politique ne convenait pas aux courtisans de Louis XV. Choiseul s'était fait de puissants ennemis en bannissant les jésuites (1762), il ne voulut pas s'humilier devant une nouvelle favorite, la cynique Mme du Barry et il fut disgracié (1770). Le chevalier Meaupou et l'abbé Terray, contrôleur des finances, prirent le pouvoir: ils entrèrent en lutte contre les parlements. La magistrature élevait en effet la voix contre ce gouvernement qui patronnait l'association dite Pacte de famine pour l'accaparement des grains; qui laissait démembrer[Pg 149] la Pologne (1773) et creusait chaque jour le gouffre du déficit. Les colères s'amassaient. Louis XV disait «Ceci durera bien autant que moi, mon successeur s'en tirera comme il pourra.» Et la favorite répétait avec lui: «Après nous le déluge.»
Le mouvement intellectuel était immense; jamais on n'avait mieux compris le vice des institutions et les abus qu'au moment où le pouvoir cherchait à les maintenir sans compensation. Le gouvernement demeurait absolu. Louis XV n'était pas homme à oublier les leçons qu'il avait reçues. Lorsqu'il était jeune, la multitude, le jour de la fête de Saint-Louis, encombra le jardin des Tuileries, pour le voir. Le maréchal de Villeroy, son gouverneur, lui fit remarquer cette multitude prodigieuse qui venait pour le saluer: «Voyez, lui disait-il, cette affluence, ce peuple; tout cela est à vous, vous en êtes le maître,» et sans cesse lui répétait cette leçon pour la lui bien inculquer.
Les lettres de cachet (ordres d'emprisonnement) se donnaient avec une facilité incroyable. A la mort de Louis XIV «il y eut, dit Saint-Simon, des histoires fort étranges. Parmi les prisonniers de la Bastille,[10] il s'en trouva un arrêté depuis trente-cinq ans, le jour qu'il arriva à Paris, d'Italie d'où il était, et qui venait voyager. On n'a jamais su pourquoi, et sans qu'il eût jamais été interrogé, ainsi que la plupart des autres. Quand on lui annonça sa liberté, il demanda tristement ce qu'on prétendait qu'il en[Pg 150] pût faire. Il dit qu'il n'avait pas un sou, qu'il ne connaissait personne à Paris, pas même une seule rue, que ses parents d'Italie étaient apparemment morts. Il demanda de rester à la Bastille le reste de ses jours avec la nourriture et le logement.» Devant les tribunaux point de défenseur pour l'accusé, procédure toujours secrète, la question ou la torture pour arracher des aveux, et comme sanction de lois inégales et cruelles, des supplices plus cruels encore.
Les crimes, du reste, étaient nombreux, parce que la misère était profonde. D'Argenson écrivait, pour l'année 1739: «En pleine paix, avec les apparences d'une récolte, sinon abondante, du moins passable, les hommes meurent tout autour de nous, comme des mouches, de pauvreté, et broutent l'herbe. Le cri sinistre: «Du pain! Du pain!» sera le premier cri des émeutes terribles de la Révolution. Cette Révolution est prochaine.»
Louis XVI.—Le fils de Louis XV, le Dauphin, était mort avant lui, en 1765, laissant trois fils qui, comme les trois fils de Philippe le Bel, et comme les trois derniers Valois, devaient tous monter sur le trône, mais aussi être les derniers rois de la maison de Bourbon. A l'avènement de l'aîné, Louis XVI (1774), qui avait vingt ans, on espéra un changement complet de l'État. On trouva un matin sur le piédestal de la statue de Henri IV, au Pont-Neuf, cette inscription: «Il est ressuscité.»
Louis XVI comprenait peu les progrès politiques à réaliser, mais il avait un désir sincère d'améliorer la condition du peuple: il encouragea toutes les inventions, toutes les découvertes utiles. Il fut un des premiers à comprendre l'utilité de la vaccine et à la défendre contre les préjugés. Il encouragea et seconda Parmentier qui s'efforçait de répandre l'usage de la pomme de terre; pour vaincre le dédain des courtisans, il fit servir sur sa table ce mets aujourd'hui populaire et porta à sa boutonnière la fleur de cette plante méprisée.
Louis XVI, pour éviter de grands malheurs, n'aurait eu qu'à soutenir de son autorité les deux hommes de bien qu'il avait d'abord fait entrer au[Pg 152] ministère, Malesherbes et Turgot. Malesherbes voulait réformer la justice, donner des défenseurs aux accusés, rendre aux protestants la liberté de conscience et à tous les Français la sûreté de leur personne par la suppression des lettres de cachet.
Turgot, déjà renommé par l'habileté qu'il avait déployée dans l'administration du Limousin, voulait proclamer la liberté du commerce et de l'industrie alors gênés par une foule d'entraves. Afin de prévenir les famines trop nombreuses dans le cours du dix-huitième siècle, il rendit libre le commerce des grains et améliora la navigation intérieure. Mais ces réformes soulevaient contre lui tous les privilégiés qu'elles blessaient.
Malesherbes, le premier, donna sa démission au roi, qui lui dit: «Vous êtes plus heureux que moi, vous pouvez abdiquer.» Turgot attendit d'être renvoyé. Louis XVI eut la faiblesse de congédier un ministre dont il avait dit: «Il n'y a que Turgot et moi qui aimons le peuple.»
Guerre d'Amérique (1778-1783).—La guerre d'Amérique vint un moment faire diversion aux difficultés intérieures. Les colonies, que l'Angleterre avait fondées au delà de l'Atlantique, s'étaient soulevées et avaient, en 1776, proclamé leur indépendance.
Un planteur devenu général, Washington, dirigeait les armées. Franklin, autre grand citoyen, homme aussi savant que vertueux, qui a inventé le paratonnerre et travaillé à la délivrance de sa patrie, vint solliciter les secours de la France. Le jeune marquis de La Fayette alla le premier offrir son épée à Washington. Louis XVI envoya 8000[Pg 153] hommes sous la conduite de Rochambeau, un des brillants élèves du maréchal de Saxe (1778). A cette troupe vinrent se joindre en volontaires bon nombre de gentilshommes. Une lettre de La Fayette à sa femme, qui désirait le voir revenir (6 janvier 1778), montre qu'à côté de l'exaltation du jeune marquis, il y avait une haute raison: «L'abaissement de l'Angleterre, écrit-il, l'avantage de ma patrie, le bonheur de l'humanité, qui est intéressée à ce qu'il y ait dans le monde un peuple entièrement libre, tout m'engage à ne pas quitter.»
La France, dont la marine s'était relevée, ouvrit glorieusement les hostilités. Un combat naval indécis près d'Ouessant étonna l'Angleterre; une tempête seule empêcha notre flotte, unie à une escadre espagnole, de débarquer à Plymouth et d'attaquer l'Angleterre jusque dans son île. Les flottes françaises avec d'Estaing et le comte de Grasse, dont ses matelots disaient: «Il a six pieds, et six pieds un pouce les jours de bataille,» dominèrent dans les mers des Antilles. L'amiral de Grasse vint concourir au plan formé par Washington, Rochambeau et La Fayette, de cerner l'armée anglaise de lord Cornwallis dans York-Town. Conduite par La Fayette avec une prudence et une fermeté qu'on n'eût pas attendues d'un jeune général de vingt-quatre ans; secondée par la bravoure des soldats d'un fameux régiment commandé par Rochambeau, l'entreprise réussit complètement et l'armée anglaise se rendit (1781). Ce fut le salut des Américains.
Les États généraux (5 mai 1789).—La guerre d'Amérique, entreprise pour la liberté d'un peuple, avait, en France, excité les désirs de liberté; de plus[Pg 154] elle avait coûté cher et accru le déficit dans les finances. Pour sortir des embarras financiers, Louis XVI rappela Necker, habile banquier genevois. Necker cependant ne pouvait rétablir l'équilibre entre les recettes et les dépenses sans remédier aux abus, sans demander des réformes politiques. Il voulut porter la lumière dans l'administration en publiant le budget. Il se rendit impopulaire et fut disgracié. Sa retraite mécontenta l'opinion déjà toute puissante.
La reine Marie-Antoinette, qui était Autrichienne et qui gardait à la cour de France la fierté de sa maison, était déjà regardée comme l'âme du parti qui s'opposait aux réformes. Elle fit donner le contrôle des finances à un dissipateur, Calonne, qui, pour faire croire l'État plus riche, dépensait beaucoup. Le moment vint enfin où il fallut avouer qu'on ne pouvait aller plus loin.
Calonne céda la place à Loménie de Brienne, qui se montra encore moins capable de remédier au mal, et il fut lui-même obligé de proposer au roi la convocation des États-Généraux.
Les élections faites au commencement de l'année 1789, firent comprendre que la nation était déterminée à soutenir ses députés. La Révolution commençait, et, avec elle, un nouvel âge de la France et du monde.
La première séance des États (5 mai) fut un jour de joie et d'espérance. Le roi prononça un discours plein d'excellentes intentions et de promesses; il recommanda l'accord, mais dès les premiers jours, les défiances s'éveillèrent, les haines se montrèrent.
On y voyait trois nations, représentées par les[Pg 155] trois Ordres: noblesse, clergé, tiers état. Mais les députés du Tiers voulurent tout d'abord qu'on supprimât cette distinction des trois Ordres. En nombre double des deux premiers Ordres, les députés du Tiers n'étaient rien si l'on votait par ordre. Ils étaient tout si l'on votait par tête.
Les ordres privilégiés refusèrent de délibérer avec le tiers état. Celui-ci passa outre. Il considéra qu'à lui seul il représentait la masse la plus nombreuse de la nation et, le 17 juin, se déclara Assemblée nationale (plus tard la Constituante).
Le serment du Jeu de paume (20 juin 1789).—La cour, irritée de la résistance du tiers état, qui demandait la réunion des trois Ordres, décide le roi à tenir un séance solennelle pour imposer le maintien des trois Ordres. On ferme la salle sous un prétexte frivole. C'était le samedi 20 juin. Les députés, auxquels on refuse l'entrée de la salle, s'assemblent par groupes, les uns demandant à délibérer en plein air, d'autres sous les fenêtres mêmes du roi. Le président Bailly, leur propose de se réunir dans une salle de jeu de paume,—ce jeu était alors fort à la mode;—ils s'y rendent. Là, dans cette salle sombre et nue, un bureau est improvisé avec un établi de menuisier, quelques planches et quelques banquettes. Tous debout répètent avec enthousiasme la formule d'un serment mémorable par lequel ils s'engagent «à ne point se séparer jusqu'à ce que la Constitution du royaume soit affermie sur des fondements solides.»
Le comte d'Artois, frère du roi, s'imagine déconcerter les députés en louant la salle pour y jouer à la paume. Les députés, auxquels se joint la majorité[Pg 156] des députés du clergé, siègent alors dans l'église Saint-Louis.
La séance du 23 juin.—Le 23 juin, se tint la séance royale, et les députés du tiers état pour ce jour-là rentrèrent dans leur salle. Louis XVI vint, avec un cortège solennel, faire entendre des paroles sévères et casser les décisions prises par les députés. Il ordonnait que les États délibérassent suivant les anciennes formes, par Ordres.
Après le discours du roi la séance fut levée. Les députés du tiers état ne bougèrent pas de leur place. Le grand maître des cérémonies vint dire aux députés de se séparer comme l'avait ordonné le roi. Alors le comte de Mirabeau, député du tiers état, et qui déjà avait une haute réputation d'éloquence, répondit: «Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu'on ne nous en arrachera que par la force des baïonnettes.» Louis XVI céda. A quelques jours de là il engageait lui-même les nobles à se joindre aux députés du tiers état.
La prise de la Bastille.—Louis XVI n'avait cédé que pour gagner du temps. Il appelait autour de Paris de nombreux régiments, la plupart étrangers, puis renvoya l'habile ministre Necker, qui conseillait de marcher d'accord avec l'Assemblée. Le renvoi de Necker alarme les Parisiens, mécontents déjà d'être entourés de troupes. Des groupes nombreux se forment au Palais-Royal. Un jeune avocat au Parlement, Camille Desmoulins, monte sur une table, un pistolet à la main, et ameute la foule; des rixes avec la troupe font des victimes. Le peuple veut des armes, envahit l'Hôtel des Invalides,[Pg 157] où il prend des canons et des fusils. Enfin, le 14 juillet, un cri général entraîne la population parisienne: A la Bastille!
Comme un torrent furieux, la foule, au milieu de laquelle on remarquait beaucoup de gardes-françaises et que conduisaient deux soldats, Élie et Hullin, se précipite contre la redoutable forteresse, à peine défendue alors par quelques Suisses et des invalides. Les portes sont enfoncées à coups de canon, et, après quelques heures de résistance, la garnison capitule. Cette première victoire populaire fut malheureusement souillée par des vengeances, le meurtre du gouverneur de Launay, de plusieurs officiers, du prévôt des marchands, Flesselles.
Louis XVI, apprenant la prise de la Bastille, s'écria: «C'est donc une révolte?—Dites une révolution, sire,» lui répondit-on. Comptant encore sur le prestige de la royauté, il se rendit à Paris. Il y fut bien accueilli, mais par une population en armes. Bailly, nommé maire de Paris, lui présenta les clefs de la ville, offertes jadis à Henri IV. «Ce bon roi, dit-il, avait conquis son peuple; c'est aujourd'hui le peuple qui a reconquis son roi.» Louis XVI confirma la nomination de Bailly comme maire et du marquis de La Fayette comme chef de la milice bourgeoise ou garde nationale. Il mit à son chapeau la cocarde bleue et rouge des Parisiens. La Fayette y ajouta ensuite le blanc, couleur de la royauté: ce furent désormais les trois couleurs nationales, la cocarde tricolore. «Prenez-la, sire, disait-il à Louis XVI: voilà une cocarde qui fera le tour du monde.» Il disait vrai.
Tous ces événements excitèrent une vive agitation dans les provinces. Les paysans, las du régime féodal, se précipitèrent sur les châteaux, les abbayes, qui étaient leurs bastilles. Alors l'Assemblée résolut de calmer cette effervescence par des décisions promptes et hardies. A la séance de nuit du 4 août, le comte de Noailles déclare que le grand moyen, c'est de donner satisfaction au peuple en abolissant le régime féodal. Aussitôt seigneurs, évêques, députés des villes se succèdent à la tribune et viennent tous, au milieu des applaudissements, renoncer à leurs privilèges. On décréta en quelques heures la destruction du régime féodal qui durait depuis tant de siècles. On rivalisait de générosité. On s'embrassait au milieu de la joie universelle. Il semblait qu'une France nouvelle fût née en cette nuit mémorable du 4 août, qui est restée la plus belle date de la Révolution.
Les journées des 5 et 6 octobre.—Au mois d'octobre, des démonstrations imprudentes de la cour et la famine amènent un nouveau soulèvement de la capitale.
La population de Paris marche le 5 octobre sur Versailles, les femmes en tête, portant des armes et criant: «Du pain! du pain!» Le roi accueille une députation et promet de prendre les mesures qu'on lui demande. Bientôt la nuit, la pluie, la fatigue dispersent les attroupements. La Fayette cependant, qui n'avait pu arrêter cette invasion, la suivait pour la contenir avec la garde nationale. Il n'arriva à Versailles que pendant la nuit, et eut bien de la peine à parler à Louis XVI, car dans ces[Pg 159] moments de danger on respectait encore les lois de l'étiquette. Vers le matin, voyant la foule réfugiée dans les abris qu'elle avait pu rencontrer, et tranquille, il se retire, épuisé de fatigue. Il commençait à peine à reposer qu'on vint lui dire que le palais était forcé.
Le 6 octobre, vers les sept heures du matin, les bandes d'hommes et de femmes qui rôdaient depuis la veille autour du château, trouvèrent enfin le moyen de s'introduire, non seulement dans les cours, mais dans les appartements. Des gardes qui cherchaient à les arrêter sont massacrés. Tremblante, la reine se réfugie auprès du roi. Les gardes défendent vaillamment sa chambre et se font tuer. Le plus affreux pillage commençait, et les scènes les plus sanglantes allaient avoir lieu, quand La Fayette, averti, accourt. Il pénètre dans le château et fait évacuer les appartements. Mais la foule rassemblée dans la cour demandait que le roi vînt à Paris. Il fallut que Louis XVI se montrât et promît d'y aller. La famille royale se dirigea vers Paris au milieu de cette foule qui témoignait par les cris les plus grossiers de sa joie farouche. Le roi fut dès lors comme prisonnier dans sa capitale et se trouva à la merci des émeutes. L'Assemblée vint à son tour se fixer à Paris et s'installa dans la salle du Manège, près du jardin des Tuileries. Déjà elle avait fixé les principes sur lesquels elle entendait établir le gouvernement, dans une Déclaration célèbre dite des droits de l'homme. Ces principes, ou vérités premières, appelés les principes de 1789, établissaient la souveraineté du peuple, l'égalité, la liberté de tous les citoyens.
Mirabeau (1749-1791).—L'Assemblée, dans ses travaux, avait été souvent dominée par la grande voix de Mirabeau, l'orateur le plus éloquent qu'on eût encore vu à la tribune. Dès les premières séances des États généraux il se fit remarquer par son rare talent d'orateur. Il prit une part active et décisive aux grandes discussions de l'Assemblée constituante. Toutefois la marche rapide de la Révolution l'effraya. Dans l'hiver de 1790 à 1791 il guida la cour et s'efforça de raffermir le trône que sa voix puissante avait ébranlé. Sa popularité en reçut de vives atteintes, et des publications hostiles le dénonçaient comme traître. L'orateur n'en parut point affecté et à la tribune accabla de son mépris ses accusateurs.
Bientôt cependant Mirabeau, vieux avant l'âge (il avait quarante-deux ans), épuisé par les excès de deux années d'un travail prodigieux, sentit son corps défaillir et plier sous le poids de son âme énergique. Il mourut le 2 avril 1791.
La fuite de Varennes.—Louis XVI, privé des conseils et de l'appui de Mirabeau, ne compta plus que sur la force pour arrêter la Révolution: il voulut aller rejoindre une petite armée qu'on lui préparait dans le Nord, et tout fut disposé pour la fuite. Le 20 juin 1791, à minuit, le roi, la reine, la sœur du roi, Madame Élisabeth, sortent, les uns après les autres et déguisés, par une porte dérobée du palais des Tuileries. Ils se réunissent ensuite, non sans peine, et parviennent à sortir de Paris. Une berline à six chevaux les entraîna rapidement sur la route de Châlons, où les fugitifs arrivèrent heureusement. Ils continuèrent leur route vers[Pg 161] Montmédy, où les attendait une petite armée commandée par le marquis de Bouillé.
Mais à Sainte-Menehould le roi, qui commettait l'imprudence de mettre trop souvent la tête à la portière, fut reconnu, tandis qu'on changeait les chevaux, par le fils du maître de poste, Drouet. N'ayant point le temps de le faire arrêter, Drouet saute sur un cheval et court à Varennes prévenir les autorités. Quand la voiture arrive, au milieu de la nuit, on demande le passeport: il faut descendre. Les gardes nationales averties arrivèrent; on força le roi à remonter dans la voiture, qui reprit le chemin de Paris. A ce moment les dragons de Bouillé apparaissaient auprès de Varennes, mais il était trop tard.
Le retour dura huit jours; la voiture marchait au pas, au milieu des gardes nationales qui l'escortaient et par une chaleur accablante. Trois députés, envoyés par l'Assemblée, accompagnaient la famille royale, pour la surveiller. L'entrée à Paris fut morne et silencieuse, le roi fut plus que jamais captif aux Tuileries.
L'Autriche et la Prusse, excitées par les émigrés, déclaraient vouloir rétablir le roi dans son autorité absolue, et la guerre étrangère s'ajouta à la guerre civile. La France fut envahie par les Prussiens. L'Assemblée décrète aussitôt que la patrie est en danger, et le 22 juillet 1792 la proclamation en est faite avec un appareil imposant. D'heure en heure le canon tonnait en signe d'alarme; un cortège militaire, portant des bannières avec des inscriptions, parcourut la ville de Paris, s'arrêtant sur les places pour lire le décret de l'Assemblée. Huit[Pg 162] amphithéâtres avaient été dressés sur différents points: une table posée sur deux caisses de tambour y servait de bureau aux officiers municipaux pour inscrire les noms des citoyens qui demandaient à rejoindre les armées. Les volontaires affluaient et se faisaient inscrire au milieu des applaudissements. On compta cinq mille enrôlements en deux jours. Ces soldats improvisés, indisciplinés, causèrent d'abord beaucoup d'embarras; mais, encadrés dans les vieux régiments, ils ne tardèrent pas à montrer une grande solidité.
Mais bientôt le péril grandit. Les Prussiens s'emparaient de Longwy, de Verdun. Alors les ministres décrètent la formation de plusieurs camps, on convertit les cloches en canons, les fers des grilles en piques; on arrête en masse toutes les personnes suspectes, c'est-à-dire soupçonnées de rester attachées à la royauté; les prisons se remplissent de nobles, de prêtres. Puis des bandes organisées et payées par quelques chefs, sans que les ministres cherchent à s'y opposer, se précipitent dans les prisons et égorgent en foule les prisonniers de tout âge et de tout rang (3, 4, 5 et 6 septembre).
Victoire de Valmy.—Des massacres ne sauvent pas un pays. Ce qui le délivra, ce fut l'ardeur des volontaires qui, joints aux vieux régiments, arrêtèrent l'ennemi. Les Prussiens avaient surpris les défilés des montagnes de l'Argonne et se préparaient à envahir la Champagne. Dumouriez essaya encore une fois de les arrêter: il se posta près de Sainte-Menehould et occupa les hauteurs où l'on remarquait le moulin de Valmy. Il garnit ces hauteurs d'artillerie et attendit de pied ferme les Prussiens[Pg 163] qui, commandés par le duc de Brunswick, tentèrent de les escalader. Immobiles dans leurs lignes, les Français accueillirent l'ennemi par un feu terrible, aux cris de Vive la nation! Les Prussiens reculèrent et attendirent un corps autrichien qui arrivait: les alliés donnèrent un nouvel assaut vers le soir; ils se heurtèrent à la même résistance et battirent en retraite (20 septembre 1792). La Champagne ou plutôt la France entière était délivrée. Le canon, qui annonçait cette victoire, annonçait en même temps l'ouverture de la Convention.
La Convention.—La Convention, la troisième Assemblée depuis 1789, se réunit le 21 septembre 1792. Elle abolit la royauté, proclama la République, mais en réalité concentra en elle-même tous les pouvoirs. Ses membres faisaient les lois, et, divisés en comités, s'étaient partagé l'administration.
Deux grands partis s'étaient tout de suite dessinés au sein de la Convention: les Girondins et les Montagnards. Les Girondins, ainsi nommés, parce qu'ils avaient pour chefs plusieurs députés de la Gironde,[11] Brissot, Pétion, Vergniaud, Guadet, etc., croyaient la Révolution terminée et prêchaient la modération. Les Montagnards, ainsi appelés parce qu'ils étaient groupés sur les bancs les plus élevés, avaient pour chefs les députés de Paris, Robespierre, Danton, Marat, etc. Ils voulaient, au contraire, pousser plus loin les changements et demandaient des mesures terribles pour effrayer les ennemis de la Révolution.
Procès et mort de Louis XVI.—La découverte d'une armoire de fer cachée dans un mur des Tuileries venait de révéler les correspondances de la cour[Pg 165] avec l'émigration et l'étranger. Les Montagnards demandèrent la mise en accusation de Louis XVI et disaient qu'il fallait «jeter en défi aux souverains une tête de roi.» La Convention instruisit le procès du roi. Malesherbes, âgé de 72 ans, s'offrit pour servir de conseil au prince qu'il avait servi et aida les avocats Tronchet et de Sèze. Louis XVI, touché de ce dévouement, lui dit: «Votre sacrifice est d'autant plus généreux que vous exposez votre vie et que vous ne sauverez pas la mienne.» Héritier malheureux de haines accumulées depuis un siècle, Louis XVI fut condamné à mort, malgré l'éloquente défense de l'avocat de Sèze. «Je cherche en vous des juges, s'écria-t-il avec véhémence, et je ne vois que des accusateurs!» La majorité de la Convention se prononça pour la mort.
Le roi, qui dans sa prison du Temple avait gardé la plus sereine résignation, monta avec calme et dignité sur l'échafaud dressé sur la place Louis XV devenue place de la Révolution, et aujourd'hui place de la Concorde (21 janvier 1793). «Je meurs innocent, s'écria-t-il, de tous les crimes qu'on m'impute. Je pardonne aux auteurs de ma mort et je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France.» Il allait en dire davantage lorsqu'un roulement de tambours couvrit la voix de Louis XVI qui se livra aux exécuteurs.
La Terreur.—Maîtres du pouvoir, les Montagnards déployèrent contre les ennemis de l'intérieur et de l'extérieur une énergie farouche. Le pouvoir se trouva bientôt concentré entre les mains du Comité de salut public. Maximilien Robespierre ne[Pg 166] tarda pas à devenir l'âme de ce comité redoutable qui, pendant quatorze mois, fit planer sur la France une terreur profonde. Le Tribunal révolutionnaire devint impitoyable. Le général Custine, pour avoir été malheureux, fût traîné à l'échafaud. La reine Marie-Antoinette refusa de se défendre contre d'infâmes calomnies. Condamnée à mort dans la nuit du 16 octobre 1793, après une séance de vingt heures et le matin même, elle fut conduite au supplice dans la charette ordinaire sous le feu des insultes. Vingt-deux Girondins, parmi lesquels des orateurs du plus grand talent, périrent ensuite, soutenant mutuellement leur courage par des chants patriotiques. Mme Roland, femme d'un ancien ministre, et du parti de la Gironde, s'écria sur l'échafaud, en saluant une statue de la liberté: «O liberté, que de crimes on commet en ton nom!» Le duc Philippe d'Orléans, qui s'était rallié à la Révolution et avait voté la mort de Louis XVI, n'échappa point lui-même au supplice, ainsi que Bailly, un des savants renommés du temps, le vénérable président de l'Assemblée constituante, le premier maire de Paris.
Le 9 thermidor.[12]—La terreur n'avait cessé d'aller en croissant dans les premiers mois de l'année 1794. Chaque jour des charrettes emmenaient des[Pg 167] victimes vers la barrière du Trône, où l'échafaud était en permanence. Ces cruautés firent horreur, d'autant plus qu'à ce moment les périls extérieurs disparaissaient, grâce aux victoires des armées.
Robespierre devint l'objet de l'animadversion générale, et, le 9 thermidor, les députés de la Convention, secouant le joug de la peur, l'attaquèrent en face. Épuisé par les efforts qu'il faisait pour parler au milieu des clameurs, Robespierre pouvait à peine respirer. La Convention enfin le fit arrêter avec son frère et ses collègues, Couthon, Lebas, Saint-Just.
Robespierre toutefois ne tarda pas à être délivré par ses partisans les chefs de la Commune de Paris. Il se rendit à l'Hôtel de ville pour préparer une insurrection. Mais la Convention appela à elle la garde nationale: des bataillons fidèles se dirigèrent pendant la nuit sur l'Hôtel de ville, qui bientôt se trouva cerné. Robespierre se tira un coup de pistolet qui lui brisa la mâchoire. Après avoir passé toute la matinée du 10 étendu sur une table, il fut porté tout meurtri à l'échafaud avec vingt-deux de ses amis. Le lendemain, on exécuta encore soixante-dix de ses partisans, et cette sanglante hécatombe fut une digne fin de la Terreur.
Le Directoire (27 octobre 1795-9 novembre 1799).—La[Pg 168] Convention avait organisé un nouveau gouvernement républicain qui se composait de deux Chambres distinctes, le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq-Cents. Le pouvoir exécutif était composé de cinq membres qui formaient le Directoire. Divisé, mal obéi, le Directoire s'épuisa en luttes incessantes contre les partis, il ne put se soutenir qu'en ayant recours à des coups d'État et devait périr lui-même victime d'un coup d'État.
Cette époque eut un caractère particulier de licence qui s'explique par les terribles épreuves qu'on avait subies. La société s'abandonnait au luxe, aux fêtes avec une liberté que ne gênait plus l'ancienne distinction des classes et qui rappelait celle de la Régence.[13]
Le général Bonaparte.—Mais l'intérêt de l'histoire se porte au dehors; les armées françaises passent de tous les côtés les frontières pour triompher de l'Autriche toujours en armes et toujours soutenue par l'Angleterre. Le général Bonaparte étonne alors le monde par ses victoires et cherchera bientôt à le dominer.
Né à Ajaccio le 15 août 1769, il était le second de huit enfants. A l'âge de dix ans, son père le fit admettre à l'école de Brienne, où les jeunes gentilshommes recevaient les principes d'une éducation militaire. Bientôt il se fit remarquer par son ardeur pour l'étude et surtout par son goût pour les mathématiques. Son amour-propre était vif. Condamné un jour à dîner à genoux au réfectoire, avec la robe de bure, il s'évanouit. On raconte aussi que manifestant un goût précoce pour les combats, il[Pg 169] faisait élever des retranchements de neige par ses camarades.
Au bout de cinq ans, il passa à l'école militaire de Paris. Réservé, taciturne, absorbé dans ses études ou ses lectures, il étonna bientôt ses maîtres: «Corse de nation et de caractère, disait son professeur d'histoire, il ira loin si les circonstances le favorisent.» Il sortit de l'école lieutenant dans un régiment d'artillerie; dès les premiers jours de la Révolution il se montra favorable aux idées nouvelles. Mais sa carrière militaire ne commença qu'au siège de Toulon.
C'était en 1793, au milieu des plus grands périls de la France. Les généraux envoyés par la Convention s'efforçaient en vain de reprendre Toulon, tombé au pouvoir des Anglais. Le commandement de l'artillerie est donné à Bonaparte, qui n'avait encore que vingt-quatre ans. Lorsqu'il arriva, le général Carteaux lui dit: «C'était bien inutile: nous n'avons plus besoin de rien pour reprendre Toulon. Cependant soyez le bienvenu; vous partagerez la gloire de le brûler demain sans en avoir eu la fatigue.» Puis il le conduisit vers les travaux. Le commandant d'artillerie aperçoit alors quelques pièces de canon, mais elles se trouvaient à une distance beaucoup trop éloignée. Survient le représentant du peuple, commissaire de la Convention. Bonaparte se redresse, l'interpelle, lui démontre l'ignorance inouïe de tous ceux qui l'entourent, et le somme de lui faire donner la direction absolue de sa besogne. De ce jour il eut en réalité la direction du siège, et Toulon ne tarda pas à être enlevé. Ce brillant fait d'armes attira sur lui les regards, et le général Dugommier[Pg 170] apprécia le mérite de Bonaparte. «Récompensez ce jeune homme, disait-il, car si l'on était ingrat envers lui, il s'avancerait de lui-même.»
La révolution du 9 thermidor vint pourtant arrêter sa carrière. Un moment il fut emprisonné, on le mit bientôt en liberté, mais on le priva de son commandement. Alors il vint à Paris, où il reclamait en vain, dans les bureaux de la guerre, la place qui lui était due. Aubry, membre du comité, la lui refusait. «Vous êtes trop jeune.—On vieillit vite sur le champ de bataille, répliqua Bonaparte, et j'en arrive.» Il resta quelque temps à Paris presque sans resources. Dévoré d'un immense besoin d'activité, Bonaparte sollicita la faveur d'aller en Turquie, comptant régénérer l'Orient. Il allait partir lorsque, le 13 vendémiaire (5 octobre 1795), la Convention, attaquée par les royalistes, l'appela pour la défendre sous les ordres de Barras. Bonaparte prit des mesures énergiques, d'habiles dispositions et triompha de l'insurrection. On lui donna le commandement de l'armée de l'intérieur.
Un jeune enfant de douze ans vint un jour, lorsqu'on avait ordonné le désarmement, réclamer l'épée de son père, le général de Beauharnais, mort sur l'échafaud. On la lui rendit; l'enfant pleura à la vue de cette épée. Bonaparte, touché de ce sentiment, le combla de caresses. Sur le récit qu'il fit à sa mère de l'accueil qu'il avait reçu, Mme de Beauharnais, Joséphine Tascher de La Pagerie, encore dans tout l'éclat de la jeunesse, alla remercier Bonaparte. A quelque temps de là leur mariage fut conclu; mais le général courut vite prendre le commandement, vivement désiré, de l'armée d'Italie.
La campagne d'Italie (1796-1797).—Bonaparte, en arrivant à l'armée d'Italie, ranime tout de suite les soldats par une énergique proclamation: «Soldats, leur dit-il, vous êtes mal nourris et presque nus; votre patience et votre courage vous honorent, mais ne vous procurent ni gloire ni avantage; je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde; vous y trouverez de grandes villes, de riches provinces; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage?»
Il franchit les Alpes au point où elles sont le plus bas; puis de victoire en victoire, à Montenotte, Mondovi, Lodi il s'avance dans les belles plaines de la Lombardie. Il triomphe encore des Autrichiens à Castiglione, puis à la célèbre bataille d'Arcole.
Les Autrichiens cependant n'abandonnent pas l'Italie. Bonaparte les bat encore à la fameuse journée de Rivoli (14 janvier 1797), s'avance toujours plus loin et se dirige vers les Alpes pour entrer en Autriche.
Il franchit de nouveau les Alpes, à leur autre extrémité, à l'est, par le col de Tarwis, et menace la capitale de l'Autriche. Les Autrichiens l'arrêtent alors en acceptant la paix de Campo-Formio.
Les armées d'Allemagne avaient été moins heureuses. Mais, en 1796, le général Moreau s'était distingué par une retraite demeurée justement célèbre. Il avait traversé l'Allemagne pour rentrer en France sans perdre ni un drapeau, ni un canon, ni une voiture. Cette armée se prépara à recommencer la campagne avec une autre qui fut confiée[Pg 172] au général Hoche, l'un des hommes qui ont laissé la renommée la plus pure.
Hoche et Marceau.—Hoche, né à Versailles, en 1768, était sergent au moment où éclata la Révolution. Il avança rapidement; à 25 ans, il commandait en chef l'armée de la Moselle, et délivra l'Alsace. Le plus brillant avenir s'ouvrait devant lui. Il comptait traverser l'Allemagne pour joindre Bonaparte sous les murs de Vienne. Il débuta par de brillants succès au commencement de l'année 1797; mais, quelques mois après il mourait prématurément à l'âge de 29 ans.
Son émule et son ami, Marceau, né à Chartres, s'était distingué et était mort l'année précédente, plus jeune encore. Soldat à seize ans, général à 22 ans, il vainquit dans les champs de Fleurus, sur les bords de la Moselle et du Rhin, et, à 27 ans, il tombait frappé d'une balle ennemie. Les Autrichiens, qui l'estimaient, lui rendirent les honneurs funèbres dans leur camp et renvoyèrent solennellement son corps à l'armée française désolée. Sur le monument qu'on lui a élevé à Coblentz on lit encore: «Qui que tu sois, ami ou ennemi, de ce jeune héros respecte les cendres.»
Expédition d'Égypte (1798-1799).—Restait à dompter l'Angleterre. Bonaparte, pour la frapper dans son commerce, fit décider l'expédition d'Égypte, par laquelle il menaçait la route des Indes. Le jeune général part avec trente mille hommes pour conquérir un vaste et riche pays. Il débarque à Alexandrie (1er juillet 1798), traverse le désert et paraît devant les Pyramides, les plus grands et les plus anciens monuments qui soient[Pg 173] sortis de la main des hommes. «Songez, s'écria Bonaparte, en les montrant à ses soldats, songez que du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent!» Une brillante victoire disperse la redoutable cavalerie des Mameluks. Bonaparte entre au Caire et ne tarde pas à rester maître de l'Égypte.
Il gouverne alors et administre sa conquête. Il envoie de tous côtés des savants qu'il a amenés avec lui pour étudier les monuments mystérieux de cette terre, jadis si renommée. Puis il s'en va au-devant des Turcs qui arrivent par la Syrie: il les bat à la journée du Mont-Thabor. Mais il échoue au siège de Saint-Jean-d'Acre, car la flotte anglaise protège cette ville. La flotte française qui l'avait amené, avait été détruite par les Anglais dans la rade d'Aboukir. Bonaparte n'a plus aucune communication avec la France. Les Anglais débarquent une nouvelle armée turque à la pointe d'Aboukir. Bonaparte n'attend point qu'elle attaque: il va au-devant d'elle, la jette à la mer et la détruit (25 juillet 1799). Bonaparte ayant appris les revers de nos armées et l'agitation du pays, laissa son armée à l'un de ses plus habiles lieutenants, Kléber, et quitta l'Égypte seul. Il échappa aux croisières anglaises, débarqua à Fréjus, arriva à Paris où il ne tarda pas à renverser le Directoire et à se rendre maître du gouvernement par le coup d'État du 18 et du 19 brumaire (9 et 10 novembre 1799).
Bonaparte organisa un nouveau gouvernement: le Consulat. Trois consuls devaient exercer le pouvoir, mais Bonaparte, nommé Premier Consul, concentra en lui toute l'autorité. En quelques mois l'administration fut réorganisée, les finances, l'armée, tout fut remis en ordre sous l'impulsion vigoureuse de Bonaparte, qui s'entendait à tout, aux lois comme à la politique, aux chiffres comme aux batailles.
La seconde campagne d'Italie.—Le Premier Consul ne perd point de temps pour relever au dehors la France, menacée de perdre toutes ses conquêtes. Les Autrichiens, en Italie, pressaient dans Gênes l'intrépide Masséna qui soutenait une lutte héroïque. La famine désolait la ville. Masséna régla tellement les rations, recourut à tant d'expédients, qu'on vécut là où d'autres seraient morts. «Il nous fera manger jusqu'à nos bottes,» disaient les soldats. Bonaparte se porte à son secours, et pour surprendre l'ennemi, tente de franchir les Alpes sur un point imprévu. Il choisit la route, à peine praticable, du Grand Saint-Bernard (entre la Suisse et l'Italie). Les troupes commencèrent à monter dans la nuit du 14 au 15 mai (1800). Les[Pg 175] vivres, les munitions passèrent à la suite des régiments; mais l'obstacle c'était l'artillerie. On imagina de partager par le milieu des troncs de sapins, de les creuser, d'envelopper avec ces deux demi-troncs une pièce d'artillerie et de la traîner ainsi enveloppée le long des ravins. Des mulets furent attelés à ce singulier fardeau; mais bientôt les mulets manquèrent; les soldats s'attelèrent alors aux pièces et les traînèrent. La musique jouait des airs animés dans les passages difficiles et encourageait les troupes à vaincre ces obstacles d'une nature si nouvelle. Au sommet, l'armée trouva des vivres préparés par les religieux du Saint-Bernard et après quelque repos commença la descente, qui ne présentait pas moins de difficultés que l'ascension.
Bataille de Marengo.—En quelques jours, le Premier Consul avait jeté au delà des Alpes quarante mille Français. Vingt mille autres venaient les rejoindre par d'autres passages. Toutefois il y avait eu des retards qui amenèrent la chute de Gênes où la famine était devenue extrême. Masséna obtint les conditions les plus honorables. «Je serai de retour dans quinze jours,» dit-il en rendant la place. Bonaparte assura l'exécution de cette parole.
Le 14 juin 1800 il rencontra l'armée autrichienne près de Marengo.
Obligé de disperser son monde dans la crainte de voir l'ennemi lui échapper, le Premier Consul ne put d'abord opposer que des forces inférieures aux troupes autrichiennes. Jusqu'à trois heures il perdait la bataille, mais il tient bon et ne recule que pas à pas. Heureusement le général Desaix, récemment[Pg 176] arrivé d'Égypte, avait été la veille détaché avec sa division, dans une autre direction. Il entend le bruit du canon; il descend de cheval, et approche son oreille de la terre. Nul doute, une bataille est engagée; son devoir est d'y courir; il y court avec ses six mille hommes. Lorsqu'il arrive, les généraux l'entourent. Bonaparte, qui persiste, malgré l'avis de ses lieutenants, à poursuivre la lutte, demande l'avis de Desaix. Celui-ci regarde le champ de bataille: «La bataille est perdue, répond-il, mais nous avons encore le temps d'en gagner une.» Bonaparte ravi donne ses ordres. «Enfants, cria-t-il, nous avons fait trop de pas en arrière; le moment est venu de marcher en avant! Rappelez-vous que mon habitude est de coucher sur le champ de bataille.»
Le général autrichien, M. de Mélas, ne se doutait point du désastre qui le menaçait. Il était rentré dans Alexandrie et expédiait à son souverain des courriers lui annonçant son triomphe. La division Desaix s'avance et arrête les colonnes autrichiennes sur la route. Le général lui-même s'élance à la tête d'un régiment, mais dès les premières décharges il tombe frappé à mort. Les soldats désespérés se précipitent avec une véritable fureur sur les masses profondes des Autrichiens que des charges de cavalerie achèvent de mettre en déroute. L'armée tout entière pleura Desaix et Napoléon le regretta plus d'une fois dans le cours de ses longues guerres.
Une autre victoire du général Moreau, en Allemagne, força l'Autriche à signer la paix qui fut conclue à Lunéville (1801). L'Angleterre elle-même,[Pg 177] l'ennemie la plus acharnée qu'ait eue notre Révolution, signa la paix d'Amiens (1802).
Organisation de la société nouvelle.—Le Premier Consul, dès qu'il put donner ses soins au gouvernement intérieur, organisa la société nouvelle. Il créa un système régulier d'administration, qui dure encore. Il fit constituer la Banque de France, qui est encore la plus importante de nos institutions de crédit. Il régla la distribution de la justice et fit rédiger le Code civil, recueil des lois qui protègent encore aujourd'hui la famille et la propriété des citoyens. Il signa, en 1802, avec le Pape, un traité, le Concordat, qui décida le rétablissement en France du culte catholique et d'après lequel sont encore fixés les rapports de l'Église et de l'État.
Les anciens ordres de chevalerie supprimés furent remplacés par l'Ordre de la Légion d'honneur auquel tout le monde pouvait prétendre sans distinction de naissance ou de fortune. La croix d'honneur brilla sur la poitrine du simple soldat comme sur celle du général et signalait les services civils aussi bien que les services militaires. Elle portait une simple et noble devise: Honneur et Patrie.
En même temps, il encourageait l'agriculture, l'industrie, le commerce, que tant d'années de troubles avaient ruinés, et le pays, rassuré, oublia ses divisions pour se remettre avec ardeur au travail qui ramena la prospérité.
L'Angleterre, jalouse de voir la France s'agrandir, relever sa marine et ses colonies, nous déclara de nouveau la guerre en faisant saisir douze cents navires français.
Napoléon Ier.—Les complots sans cesse renaissants favorisèrent d'ailleurs l'ambition du Premier Consul. Déjà nommé consul à vie, il obtint le rétablissement de la monarchie déclarée héréditaire dans sa famille, et le Sénat renouvela pour lui le titre romain d'empereur (18 mai 1804). Le général Bonaparte était devenu Napoléon Ier.
Napoléon cependant, pour attaquer l'Angleterre, rassemble une armée à Boulogne et prépare tous les moyens de la transporter en quelques heures au delà de la Manche. Pour être maître de la mer pendant quelques heures, il fallait l'arrivée d'une flotte supérieure à celle des Anglais. Napoléon apprit bientôt que sa flotte était retardée. De plus l'Angleterre détourna le péril en soulevant de nouveau le confinent et en déterminant l'Autriche et la Russie à former une coalition. Obligé d'abandonner son projet, Napoléon se retourna avec l'ardeur de la colère contre les ennemis qu'il pouvait saisir. Il frappa des coups décisifs.
Tandis que notre flotte essuyait un désastre sur les côtes d'Espagne près du cap Trafalgar, l'empereur transportait avec une rapidité merveilleuse sa grande armée du camp de Boulogne en Allemagne.[Pg 179] Il marcha sur Vienne où il entra sans résistance. L'armée autrichienne s'était retirée en Moravie pour se joindre à l'armée russe.
Bataille d'Austerlitz.—Napoléon, sans perdre de temps, était allé au-devant des deux armées russe et autrichienne. Il se dirigea sur Brünn et arriva en face de l'ennemi, non loin du village d'Austerlitz. Ses forces étaient inférieures à celles des deux empereurs d'Autriche et de Russie qui cherchaient à lui couper la retraite. Napoléon devinait leur plan comme s'il eût assisté à leurs conseils. Il les encouragea, en feignant d'avoir peur, à poursuivre les mouvements qu'ils avaient ordonnés de manière à amener leurs troupes sur le champ de bataille qu'il avait choisi.
Le 1er décembre 1805, au soir, voyant les Russes quitter en masses serrées les hauteurs dont lui-même convoitait la possession, il ne put s'empêcher de s'écrier: «Cette armée est à moi!» Comme il parcourait son camp, les soldats allumèrent des milliers de torches, le saluant de leurs vivats et lui promettant pour le lendemain, anniversaire de son couronnement, une belle victoire. Ils tinrent parole.
Le 2 décembre, un soleil brillant qui avait dissipé les brouillards du matin, éclaira un terrain affermi par la gelée. La bataille s'engagea et ne fut qu'une série de manœuvres précises par lesquelles l'armée alliée fut coupée en plusieurs tronçons. Les Français s'établirent en maîtres sur les hauteurs que les Russes avaient abandonnées et plusieurs divisions russes se trouvèrent enveloppées dans une étroite vallée que fermaient des étangs. Les Russes cherchèrent à s'échapper par ces étangs recouverts de[Pg 180] glace: les boulets brisèrent la glace et un grand nombre de fuyards périrent. Les armées russe et autrichienne étaient tellement défaites que l'empereur d'Autriche se hâta de demander une entrevue au vainquer, aux avant-postes.
Un armistice fut conclu; l'armée russe eut la liberté de se retirer et la paix de Presbourg termina la guerre (26 décembre 1805).
Guerre contre la Prusse et la Russie.—La Prusse qui n'avait pas osé se joindre aux coalisés, engagea seule, l'année suivante, la lutte contre Napoléon. Tandis que les Prussiens se dirigeaient vers le Rhin, l'empereur, les trompant, se dirigea vers l'Elbe pour leur couper la retraite. L'armée prussienne revint en toute hâte sur ses pas, divisée en deux corps. Napoléon écrasa un de ces corps d'armée à la fameuse journée d'Iéna (14 octobre 1806), tandis que l'autre corps d'armée était défait, le même jour par le maréchal Davout, près du village d'Auerstaedt. L'armée prussienne, complètement dispersée, n'existait plus. Cependant les Russes arrivaient au secours des Prussiens. Napoléon alla au-devant d'eux. Les Russes voulurent le surprendre pendant l'hiver; il les repoussa et leur livra dans un pays couvert de neige (8 février 1807) la sanglante bataille d'Eylau. Un de nos corps d'armée s'égara, aveuglé par la neige qui tombait en abondance et se fit écraser, ce qui causa un moment un grand désordre et faillit compromettre le succès.
La campagne d'été fut courte et brillante. Les Russes avaient reformé une nouvelle armée et revenaient conduits par l'empereur Alexandre lui-même.[Pg 181] Ils furent écrasés à Friedland (14 juin 1807).
Alexandre, bien vaincu cette fois, demanda la paix et l'obtint à l'entrevue de Tilsitt sur un radeau construit au milieu du Niémen. Il renonçait à une partie de la Pologne et s'engageait à fermer ses ports aux Anglais. Napoléon rendit au roi de Prusse son royaume, mais mutilé. Des provinces du Rhin, il forma pour son frère Jérôme le royaume de Westphalie. Un des frères de l'empereur, Joseph, occupait déjà le trône de Naples; les autres membres de sa famille avaient des principautés et il en donnait à ses plus habiles ministres, formant ainsi à l'Empire une ceinture de monarchies vassales.
L'Empire s'agrandit encore de la Hollande, qu'un des frères de Napoléon, Louis, gouvernait en qualité de roi, mais où il refusait d'appliquer des mesures rigoureuses qui ruinaient le commerce du pays. L'empereur ne souffrait plus d'obstacle à sa volonté: il réunit la Hollande à la France (juillet 1810). L'empire français compta alors 130 départements. Un des maréchaux de Napoléon, Bernadotte, était désigné comme prince héritier de la Suède. La Prusse, mutilée, n'existait que parce qu'il l'avait bien voulu; il s'attachait l'Autriche par une alliance de famille.
Mariage de Napoléon avec Marie-Louise d'Autriche.—De son mariage avec Joséphine de Beauharnais, Napoléon n'avait pas d'enfant; malgré son affection pour Eugène Beauharnais, qu'il avait adopté et créé vice-roi d'Italie, il ne voulait pas le déclarer son héritier. Il fit annuler son mariage avec Joséphine, divorce qu'on n'approuva point et[Pg 182] qui parut un divorce avec le bonheur. Il demanda à l'empereur d'Autriche la main de l'archiduchesse Marie-Louise (1810) et fit asseoir sur son trône, à ses côtés, une fille des Césars. Un fils lui étant né le 20 mars 1811, l'empereur le décora du nom de roi de Rome.
Napoléon était alors à l'apogée de la puissance et de la gloire. Rien ne résistait plus à ses volontés. Les grands corps de l'État restaient muets ou ne parlaient que pour applaudir aux vastes projets du maître et exalter ses succès. L'empereur s'efforçait de se faire pardonner ce gouvernement arbitraire en développant toutes les ressources de la prospérité publique. Il perfectionnait le système financier, la Banque de France, promulguait le Code de Commerce.
Il entreprenait de grands travaux d'art ou d'utilité générale en France et dans les pays annexés: la colonne Vendôme, l'arc de triomphe de l'Étoile, l'achèvement du Louvre et des Tuileries, des fontaines, des canaux, des routes, etc. Il encouragea aussi l'industrie et créa le Conseil général des fabriques et manufactures. Le blocus continental, qui écartait du continent les produits de l'industrie anglaise, fit naître des industries nouvelles. Par un décret du 15 janvier 1812, Napoléon destina cent mille hectares de terrain à la culture des betteraves, pour la fabrication du sucre indigène, qui devait remplacer le sucre des colonies.
Napoléon favorisa surtout l'application des sciences utiles à l'industrie. Il honora et récompensa les savants aussi bien que les manufacturiers.
On vit naître deux sciences nouvelles: la géologie,[Pg 183] ou histoire naturelle de la terre, et la paléontologie, science qui traite d'animaux et végétaux disparus, dont les débris sont enfouis dans la terre. La littérature et les arts pourtant, ne brillèrent pas du même éclat à cette époque.
Campagne de Russie.—La France, malgré cette prospérité, avait besoin de repos et d'un gouvernement moins despotique. Mais Napoléon, résolu à dominer l'Europe entière, rompit avec la Russie et voulut aller à Moscou. Cette témérité le perdit.
La Russie n'exécutait qu'à moitié le blocus ordonné contre les Anglais. Napoléon lui déclara la guerre tandis que ses meilleurs soldats étaient encore occupés à soumettre l'Espagne. Il marcha vers le Niémen à la tête de six cent quarante mille hommes de toute nation: il entraînait pour ainsi dire toute l'Europe à sa suite (1812).
Il franchit le Niémen, le 24 juin, entra à Wilna, où il s'arrêta trop longtemps, s'empara de Smolensk, après un combat acharné (17 août).
Les Russes reculaient toujours, dévastant le pays. Cependant le général Kutusoff décida à livrer une bataille sur les bords de la Moskowa, à Borodino (7 septembre 1812). Ce fut un des plus terribles chocs des temps modernes. L'action dura toute la journée, mais les Russes se retirèrent horriblement maltraités.
Les Français à Moscou.—Cette victoire, bien qu'elle eût coûté cher, ouvrait la route de Moscou; l'armée se dirigea vers cette fameuse capitale. Le 14 septembre elle dépassa la dernière hauteur qui lui dérobait la vieille cité russe. Les soldats, émus au spectacle grandiose qui se déroulait devant leurs[Pg 184] yeux, s'arrêtèrent en criant: «Moscou! Moscou!» Moitié européenne, moitié asiatique, demi-orientale et demi-grecque, Moscou, ville immense, sur la limite de la civilisation et de la barbarie, offrait le mélange le plus singulier de palais, d'églises, de dômes dorés étincelant aux rayons d'un soleil d'automne, de jardins, de bosquets, de maisons aux toits brillant de couleurs variées, et de pauvres cabanes tartares. Bien des soldats avaient vu le Caire, les Pyramides, Milan, Vienne, Berlin, Madrid: Moscou surprenait ces hommes déshabitués de l'étonnement. L'armée défila, ivre d'enthousiasme, et entra dans la cité sainte des Russes.
La joie fut courte. La ville était déserte et morne: toute la population avait fui à la suite de l'armée russe. Dans la nuit du 15 au 16 septembre, un immense incendie éclata, allumé par les bandits qu'avait laissés le gouverneur Rostopchine. Un vent furieux vint aider les incendiaires, et, changeant presque chaque jour, porta tour à tour les flammes dans les différents quartiers de la ville. Trois jours et trois nuits, Moscou présenta l'aspect d'un horrible brasier, dont l'armée eut beaucoup de peine à sortir; les flammes ne s'arrêtèrent qu'après avoir dévoré les quatre cinquièmes de cette opulente cité où les soldats espéraient trouver, sinon la paix, du moins le repos pendant l'hiver. Cet acte sauvage indiquait assez à quelle nation on faisait la guerre. Napoléon néanmoins engagea des négociations. Il perdit un temps précieux, croyant toujours que l'empereur Alexandre traiterait. Mais Alexandre ne pensait qu'à le jouer, comptant pour nous chasser sur son allié favori, l'hiver.
La retraite de Russie.—Cet allié fut plus fidèle encore qu'à l'ordinaire et plus énergique. Napoléon se décida enfin à partir le 15 octobre. Dès le 23 le mauvais temps commença. Le 9 novembre le ciel, sur lequel on avait tant compté, se déclara contre nous. La neige tomba. Tout alors est confondu et méconnaissable; on marche sans savoir où l'on est, sans apercevoir son but; les flocons de neige, poussés par le tempête, s'amoncellent et s'arrêtent dans toutes les cavités; la surface cache des profondeurs inconnues qui s'ouvrent perfidement sous nos pas. Là le soldat s'engouffre, et les plus faibles s'abandonnant y restent souvent ensevelis. L'hiver russe attaque les soldats de toutes parts; il pénètre au travers de leurs légers vêtements et de leur chaussure déchirée; leurs habits mouillés se gèlent sur eux; devant eux, autour d'eux, tout est neige; c'est comme un grand linceul dont la nature enveloppe l'armée! Les seuls objets qui se voient, ce sont de sombres sapins avec leur funèbre verdure, et la gigantesque immobilité de leurs tiges noires, et leur grande tristesse qui complète cet aspect désolé d'un deuil général, d'une nature sauvage et d'une armée mourante au milieu d'une nature morte.
A Smolensk, on ne trouva ni les vivres ni les secours espérés. Tout était pillé. On ne put s'y arrêter. Il fallut poursuivre cette retraite, de plus en plus désastreuse à mesure que le froid devenait plus rigoureux et que l'ennemi se rapprochait. Il fallait acheter par des combats une route couverte de neige. Ney à l'arrière-garde protégeait de son solide courage toute l'armée. Des lignes de cadavres marquaient les bivouacs. Depuis longtemps[Pg 186] on laissait les canons faute de chevaux, et, ce qui est plus triste, les blessés. Presque toute la cavalerie était à pied. Les rangs étaient abandonnés, et une foule désarmée, souffrante, suivait les régiments qui conservaient encore quelque organisation et quelque discipline. Ce fut cette foule accrue des marchands et des vivandiers qui occasionna l'encombrement des ponts au passage de la Bérésina, et fut en partie sacrifiée pour le salut de l'armée, car on se vit obligé de rompre les ponts à l'arrivée de l'ennemi. Des scènes douloureuses se produisirent alors (28 novembre) et sont restées célèbres sous le titre de passage de la Bérésina.
A Smorgoni, Napoléon quitta l'armée pour prévenir à Paris la nouvelle de son désastre. Il traversa l'Allemagne incognito et arriva aux Tuileries, lorsqu'on commençait seulement à connaître quelque chose de l'horrible vérité. Après son départ, la retraite devint plus désastreuse. Le froid redoubla. Le 9 décembre on arriva à Wilna, mais sans pouvoir s'y arrêter. Il fallut reculer jusqu'au Niémen, et c'est à peine si une poignée de soldats, débris d'une armée de 400,000 hommes, repassa ce fleuve.
Campagnes d'Allemagne et de France.—Ce désastre porta un coup mortel à la puissance de Napoléon. Dès qu'on vit son armée détruite par le froid, les défections commencèrent. La Prusse d'abord se souleva. Même le prince de Suède, un maréchal de l'Empire, Bernadotte, entra dans la coalition. Napoléon, cependant, réussit à recomposer une armée de deux cent mille hommes avec les troupes laissées en Allemagne et les conscrits de France.
Trois armées, prussienne, russe, autrichienne, se dirigent sur Dresde. Napoléon leur fait face. Le 26 et le 27 août, il livre une grande bataille à Dresde et remporte une sanglante victoire. Mais les lieutenants de Napoléon se laissent battre, et bientôt l'empereur voit trois cent mille coalisés se réunir contre lui près de Leipzig. Pendant trois jours Napoléon arrête, tour à tour, chacune des armées ennemies. Malgré l'héroïsme de ses soldats il ne peut continuer cette lutte inégale. Il fallut reculer encore et reculer jusqu'en France.
La France à son tour fut envahie. Trois masses énormes formant un total de quatre cent mille hommes arrivent par la Hollande et la Belgique, par la Moselle, par la Bourgogne, et convergent vers Paris. Devant ce danger Napoléon retrouve son activité d'Italie: il déploie dans cette lutte suprême un génie qui excite l'admiration. Avec une poignée de soldats aguerris, trois mois il tient tête à la coalition et frappe des coups énergiques. Les alliés négocient; mais ils n'offrent à l'empereur que les limites de 1789. Napoléon s'indigne: «Voulez-vous que j'abandonne les conquêtes qui ont été faites avant moi, s'écrie-t-il, que je laisse la France plus petite que je l'ai trouvée! jamais!» Nouveaux combats et nouveaux succès, mais les armées alliées se réunissent toujours et, après la bataille indécise d'Arcis-sur-Aube (20 et 21 mars), marchent sur la capitale. D'héroïques soldats résistent, autant qu'ils peuvent, aux 180,000 hommes qui les attaquent; ils sont écrasés par le nombre. Paris capitule (31 mars), et on demanda à l'empereur son abdication. Abandonné de ses généraux,[Pg 188] il la signa enfin, plein de douleur (6 avril). Un traité lui assurait la souveraineté dérisoire de l'île d'Elbe. Avant de partir, Napoléon composa un bataillon d'hommes et d'officiers de différents corps de la garde, bataillon qui devait l'accompagner; puis, dans la cour du palais de Fontainebleau, il fit aux régiments qui demeuraient de touchants adieux. Puis il partit, accompagné de quelques serviteurs fidèles, pour un exil qui, dans sa pensée, n'était point définitif.
Première restauration des Bourbons.—Les Bourbons revinrent dans cette France entièrement renouvelée à laquelle ils parurent des étrangers. Louis XVIII regardait comme nul tout ce qui s'était fait en son absence et appelait 1814 la dix-neuvième année de son règne. L'arrogance des émigrés, leur prétention de détruire toutes les conquêtes de 1789, excitèrent de vifs mécontentements. On regarda du côté de l'île d'Elbe, où avait été relégué le puissant empereur. Napoléon comprit qu'on l'appelait. Il arriva.
Échappant à la vigilance des croisières anglaises, il débarque le 1er mars 1815 avec son bataillon de grenadiers de la garde, au golfe Jouan, près de Cannes, et arrive à Grenoble, où le colonel Labédoyère se rallia à lui. Il poursuivit sa marche triomphale de Grenoble à Lyon, de Lyon à Paris. Le 20 mars 1815 Napoléon rentrait aux Tuileries, que Louis XVIII avait quittées pour s'enfuir en Belgique.
Instruit par le malheur, Napoléon déclara qu'il allait satisfaire les désirs de liberté qu'il avait trop méconnus. Mais Napoléon remontant sur le trône[Pg 189] fut un sujet d'effroi pour l'Europe. Les souverains resserrèrent leur alliance et mirent en mouvement leurs armées.
Bataille de Waterloo.—Napoléon, en quelques mois, avait aussi réorganisé son armée et entra en Belgique, à la tête de cent trente mille hommes. Il battit les Prussiens à Fleurus et à Ligny (16 juin). Mais il fallait aussi arrêter les Anglais. Il les attaqua le 18 juin 1815 au plateau du Mont-Saint-Jean, près du village de Waterloo. Le maréchal Grouchy était chargé de poursuivre les Prussiens et de les empêcher de secourir les Anglais. Ney entraîna par son ardeur la cavalerie, qui exécuta des charges répétées. Ce furent des scènes grandioses, telles qu'on n'en avait point vu. Les cuirassiers surtout firent des prodiges. Napoléon se préparait à soutenir ces belles charges par son infanterie, lorsque les Prussiens arrivèrent. Bülow débouchait sur la droite avec 30,000 ennemis, quand, à sa place, on espérait Grouchy avec 30,000 Français. Il fallut leur faire face.
Toutefois le combat se soutenait, les Prussiens furent refoulés. Ney entraîne une seconde fois toute la cavalerie sur le plateau du Mont-Saint-Jean, que Wellington a repris et qu'il veut défendre jusqu'à la dernière extrémité; il sait qu'il sera secouru. Dix mille cavaliers se précipitent avec furie sur les bataillons anglais formés en carrés, les entament, les ouvrent, s'emparent des canons. Déjà les Anglais se débandent, et Wellington inquiet ne sait si les Prussiens auront le temps de paraître. Il est sept heures du soir. Ney demande toujours de l'infanterie; «De l'infanterie! Où voulez-vous que[Pg 190] j'en prenne? Voulez-vous que j'en fasse?» répond Napoléon obligé de tenir tête aux Prussiens. Toutefois, ceux-ci avaient décidément reculé. Napoléon forme une colonne de bataillons de la garde, destinée à enfoncer le centre des Anglais. Elle est à peine organisée que le reste de l'armée prussienne avec Blücher se montre sur l'extrême droite: et Grouchy ne vient point! Napoléon ordonne d'attaquer avec quatre bataillons seulement. Peut-être aura-t-il le temps de percer les Anglais. Tout cède devant les redoutables bataillons que Ney dirige avec l'entrain du désespoir. On entoure Wellington, on lui demande ses instructions, s'il est tué. «Mes instructions, répond-il, c'est de tenir ici jusqu'au dernier homme.» Il mérita bien, ce jour-là, par sa froide ténacité, le surnom de Duc de fer. Des soldats de réserve, couchés dans les blés, se lèvent tout à coup, et leur feu subit, meurtrier, met le désordre dans les rangs des Français, qui plient.
Il est huit heures. On pourrait renouveler l'attaque avec les huit bataillons qui restent, mais Blücher arrive et tourne notre aile droite. La vieille garde n'a plus qu'une mission à remplir: c'est de jeter sur cet immense désastre un peu de gloire, par son sublime héroïsme. Elle protège la déroute de l'armée, qui s'enfuit, vivement poursuivie. Décimés, les bataillons de vétérans se sacrifient pour le salut de tous. Ils se forment en carrés qui rétrogradent en combattant: plusieurs sont détruits. «La garde meurt et ne se rend pas,» noble parole qui fut réellement prononcée et admirablement tenue. Napoléon, entouré par les débris de sa garde, fut entraîné, la mort dans l'âme, loin de ce[Pg 191] funeste champ de bataille de Waterloo où venait de s'abîmer sa merveilleuse carrière.
Napoléon se hâta d'accourir à Paris, croyant y trouver un appui. Se voyant abandonné, il abdiqua en faveur de son fils. Mais les alliés arrivèrent, rappelèrent Louis XVIII et n'accordèrent la paix qu'aux conditions les plus onéreuses. Les traités de 1815 ramenèrent la France, au nord et à l'est, en deçà des limites de 1789. Elle perdait non seulement les conquêtes de l'Empire, mais encore toutes celles de la République et même quelques-unes de l'ancienne monarchie.
Hors du continent, la France renonçait à la plupart des colonies que l'Angleterre avait prises pendant la guerre. L'Angleterre restait la plus grande puissance maritime. La Russie obtenait presque toute la Pologne. L'Autriche dominait l'Italie. La Prusse recouvrait ses anciennes provinces et recevait la rive gauche du Rhin. La Belgique, réunie à la Hollande, formait un royaume des Pays-Bas, destiné à servir de barrière contre la France. Partout les alliés de la France, les faibles, étaient écrasés.
Napoléon à Sainte-Hélène.—Napoléon avait demandé à l'Angleterre l'hospitalité et était passé librement sur un vaisseau anglais: on le déclara prisonnier et on l'envoya sur un îlot de l'océan Atlantique, à Sainte-Hélène, dans la zone torride. Là encore on sembla vouloir le tuer lentement. Au lieu de lui abandonner le château du gouverneur, situé dans une fraîche vallée, on choisit pour sa demeure un plateau brûlé par le soleil et désolé par les vents. Une limite fut tracée aux promenades de celui qui[Pg 192] avait l'habitude de parcourir l'Europe. Hors de ces limites, Napoléon ne pouvait aller à cheval sans être suivi. Aussi, pour éviter cette gêne odieuse, se livrait-il le moins possible à l'exercice du cheval, nécessaire à sa santé. Les généraux Bertrand, Gourgaud et Montholon avec leurs familles faisaient tous leurs efforts pour adoucir ses peines; ils n'y parvenaient pas. Ne voulant plus monter à cheval, il se livra à l'exercice du jardinage et éleva des épaulements en terre pour protéger sa demeure contre les vents. En costume de planteur, on le voyait avec ses compagnons surveiller la culture de son jardin, et combattre encore la nature de ce roc stérile sur lequel on ne lui épargnait pas les humiliations.
En 1821, dans les premiers jours de mai, une maladie qui faisait souffrir Napoléon depuis plusieurs années et que le climat avait développée, fit des progrès alarmants. Le 3, le délire commença, et à travers ses paroles entrecoupées on saisit ces mots: «Mon fils... l'armée... Desaix...» On eût dit, à une certaine agitation, qu'il avait une dernière vision de la bataille de Marengo regagnée par Desaix. Le 4, l'agonie dura sans interruption. Le temps était horrible; un ouragan des tropiques déchaînait sa fureur sur l'île et y déracinait quelques-uns des grands arbres. Enfin, le 5 mai on ne douta plus que le dernier jour de cette existence extraordinaire ne fût arrivé. Tous les serviteurs de Napoléon, agenouillés autour de son lit, épiaient les dernières lueurs de la vie. Ce jour-là, le temps était redevenu calme et serein. Vers cinq heures quarante-cinq minutes, juste au moment où le soleil[Pg 193] se couchait dans des flots de lumière et où le canon anglais donnait le signal de la retraite, les nombreux témoins qui observaient le mourant s'aperçurent qu'il ne respirait plus, et s'écrièrent qu'il était mort.
Napoléon avait alors cinquante-deux ans. On l'enterra dans l'île, près d'une fontaine qu'il affectionnait. Il avait, dans son testament, exprimé le désir d'être enterré «sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français qu'il avait tant aimé.» Ce dernier vœu fut réalisé en 1840, et les restes de Napoléon reposent maintenant dans l'Hôtel des Invalides à Paris.
La Restauration; Louis XVIII (1815-1824).—Une invasion plus funeste que celle de 1814 se continua pendant plus de trois mois après la bataille de Waterloo. Les Prussiens occupaient Paris, les Anglais tenaient les environs de la capitale. Pendant trois ans une partie de la France resta occupée par les troupes étrangères.
La Chambre des députés voulait rétablir l'ancien régime, et Louis XVIII se vit obligé lui-même de la dissoudre. Il s'efforçait de réconcilier les classes divisées par une révolution si profonde: il comprenait que la royauté devait se rattacher la société nouvelle et non la combattre. L'assassinat du duc de Berry (13 février 1820), neveu du roi et alors dernier héritier du trône, rejeta le gouvernement dans les bras des royalistes exaltés. Les rigueurs recommencèrent et provoquèrent des conspirations qui amenèrent de nouveaux supplices.
Afin de regagner l'armée et pour défendre au dehors comme au dedans le principe de l'autorité royale, le gouvernement entreprit l'expédition d'Espagne pour rétablir sur le trône le roi Ferdinand VII, qui avait été renversé par son peuple et se trouvait dans une situation analogue à celle où[Pg 195] s'était trouvé Louis XVI. L'armée française, commandée par les maréchaux et les généraux expérimentés de l'Empire, pacifia rapidement toute l'Espagne.
L'année suivante, Louis XVIII, qui avait eu à traverser les temps les plus difficiles, acheva paisiblement son règne.
Charles X (1824-1830).—Son frère Charles lui succéda. Charles X avait alors soixante-sept ans: le duc de Bordeaux était son petit-fils, et tout semblait l'inviter à continuer, après les secousses violentes des trente dernières années, la politique de Louis XVIII. Il n'en fit rien. C'était lui qui, en 1789, avait donné le signal de l'émigration, et il disait en parlant de La Fayette, un des principaux chefs du parti libéral et l'un des premiers acteurs de la Révolution: «Il n'y a que M. de La Fayette et moi qui n'ayons pas changé depuis 1789.» Un moment il céda à l'opinion en prenant des ministres modérés, mais il revint presque aussitôt aux vieilles théories de pouvoir absolu, et se crut assez fort en 1830 pour déchirer la Charte consentie par Louis XVIII.
Une révolution éclata et une bataille de trois jours s'engagea dans les rues de Paris, 26, 27 et 28 juillet 1830. Charles X abdiqua en faveur de son petit-fils le duc de Bordeaux, mais trop tard, et s'embarqua à Cherbourg, partant pour un dernier et nouvel exil. Les Chambres donnèrent la couronne à Louis-Philippe d'Orléans. La France reprit le drapeau tricolore.
Règne de Louis-Philippe Ier (1830-1848).—Le nouveau [Pg 196]roi, Louis-Philippe Ier, rassurait par sa politique libérale la société, qui ne craignait plus de retour en arrière. Mais les partis ne désarmaient point, et le règne de Louis-Philippe fut fort troublé jusqu'en 1840; à plusieurs reprises, des insurrections ensanglantèrent les rues de Paris et de Lyon. Des attentats sans cesse répétés contre la vie du roi perpétuaient l'inquiétude.
Louis-Philippe, cependant, parvint à triompher de toutes les agitations: il maintenait au dehors la paix de l'Europe, mais on lui reprochait d'acheter cette paix par de trop grandes concessions. L'industrie et le commerce, qui, depuis le commencement du siècle, avaient pris un essor rapide, avaient accru l'importance de la population ouvrière, dont le gouvernement ne se préoccupait pas assez. Deux maîtres en l'art de la parole et en l'art d'écrire, M. Thiers et M. Guizot, se disputaient sans cesse le pouvoir, et leur rivalité fut le grand événement d'un règne où les luttes de la tribune tinrent la place principale. Tandis que les amis mêmes de la royauté réclamaient de justes réformes, ses ennemis se préparaient à profiter de ces divisions. Une émeute commencée aux cris de Vive la réforme! devint bientôt, le 24 février 1848, une révolution d'où sortit pour la seconde fois la République. Louis-Philippe n'essaya même pas de lutter; comme Charles X, il abdiqua en faveur de son petit-fils le comte de Paris, mais trop tard aussi, et il dut s'enfuir en Angleterre, où il mourut deux ans après.
Conquête de l'Algérie.—La plus grande œuvre et le plus beau résultat du règne de Louis-Philippe, ce fut la conquête de l'Algérie. La colonie s'est développée, et la France possède ainsi sur la côte[Pg 197] d'Afrique un vaste territoire très fertile qui compte trois millions d'habitants.
République de 1848: le suffrage universel.—La révolution de février 1848 assurait le triomphe de la République. Le gouvernement provisoire, qu'on établit d'abord à l'Hôtel de ville, voulut tout de suite marquer la portée de la nouvelle révolution par des mesures libérales. Il abolit la peine de mort en matière politique et, dès le 2 mars, proclama le suffrage universel. Le 27 avril, il proclama également l'abolition de l'esclavage dans les colonies.
La Constitution nouvelle donnait le pouvoir à un Président élu pour quatre ans et à une Assemblée législative. L'Assemblée et le Président devaient être nommés par le suffrage universel. Cinq millions de suffrages désignèrent pour la présidence le prince Louis-Napoléon, dont le nom entraîna les populations des campagnes. Deux fois déjà, sous le règne de Louis-Philippe, il avait tenté de s'emparer du pouvoir: deux fois il avait échoué. Devenu président de la République, il s'appliqua à préparer son avènement à l'Empire.
Louis-Napoléon s'appuya d'abord sur les anciens partis monarchiques, et commença une véritable réaction contre les doctrines républicaines. Mais bientôt il se sépara des monarchistes, qui ne voulaient point l'accepter pour souverain. Afin de se faire réélire, il demanda la revision de la Constitution, mais tous les partis se réunirent contre lui et repoussèrent la revision de la Constitution. Alors le Président songea à recourir à la force.
Coup d'État du 2 décembre 1851.—Le 2 décembre[Pg 198] 1851, il fit arrêter les députés les plus influents du parti républicain et des partis monarchiques, occuper Paris militairement, fermer la salle des séances de l'Assemblée. Il détruisait lui-même la Constitution, qu'il avait fait serment et qu'il avait pour mission de maintenir. La résistance qui s'organisa à Paris, échoua devant l'attitude des troupes dont le Président s'était assuré le concours. Des transportations sans jugement éloignèrent les ennemis du nouvel ordre de choses. Sept millions et demi de suffrages (20 et 21 décembre) confièrent à Louis-Napoléon la présidence pour dix ans.
Louis-Napoléon se hâta alors de publier une Constitution (14 janvier 1852). L'autorité effective, la pleine puissance était concentrée entre les mains du Président. Le pouvoir législatif était exercé par le Corps législatif et le Sénat. Louis-Napoléon se fit enfin, après un nouveau plébiscite,[14] proclamer empereur des Français (2 décembre 1852).
La guerre d'Orient.—Bien qu'il eût prononcé, pour rassurer l'Europe, ces mots fameux: «L'Empire, c'est la paix,» Napoléon III ne craignit pas d'inaugurer son règne par une grande guerre. Le tsar de Russie, Nicolas, avait envahi les provinces du Danube, le 3 juillet 1853. Napoléon III s'allia alors avec l'Angleterre pour s'opposer aux projets ambitieux du tsar.
Une flotte anglo-française alla dans la mer Baltique. Une armée française fut transportée en Turquie, où les troupes anglaises la rejoignirent.[Pg 199] Les généraux alliés, ne voulant point se lancer à la poursuite des armées russes au delà du Danube, se décidèrent à attaquer Sébastopol, son principal arsenal, menace perpétuelle pour Constantinople. Le 14 septembre 1854, le corps expéditionnaire, dirigé par le maréchal Saint-Arnaud et lord Raglan, débarqua en Crimée. Les Russes, retranchés derrière le petit fleuve de l'Alma, sur des hauteurs hérissées d'artillerie, comptaient nous rejeter dans la mer. Grâce à l'élan, à l'agilité des soldats français, les hauteurs furent escaladées, les Russes tournés, refoulés: ce fut une victoire décisive et brillante (20 septembre 1854).
La victoire de l'Alma ouvrait la route de Sébastopol, dont le siège commença (octobre 1854) sous les ordres du général Canrobert, puis du général Pélissier. Il fallut creuser des tranchées dans un terrain rempli de rochers; les armées opéraient à cinq cents lieues de leur pays, attendant le plus souvent leur matériel et leurs provisions, livrés à la merci des vents impétueux qui soufflent dans la mer Noire.
Survint un hiver des plus rigoureux. Dans les tranchées les souffrances étaient affreuses, et il fallait travailler, combattre. Au mois de mars 1855 l'empereur Nicolas mourut, mais son fils, Alexandre II, continua la guerre. Alors les alliés poussèrent le siège avec une nouvelle vigueur.
Après un bombardement terrible, la tour Malakoff, qui était devenue, grâce aux travaux des Russes, une citadelle redoutable, fut attaquée le 8 septembre, tandis que le reste de l'armée s'élançait sur les bastions voisins. Malgré un feu épouvantable[Pg 200] et plusieurs retours offensifs, la division du général de Mac-Mahon demeura maîtresse de la tour Malakoff, qui n'était plus qu'un amas de décombres. Le grand résultat était obtenu: Malakoff pris, Sébastopol tombait au pouvoir des Français.
Ce magnifique succès termina la guerre. Un congrès se réunit à Paris; la paix fut signée le 30 mars 1856, et la Russie perdait le fruit de longues années de travail et d'énormes dépenses.
Guerre d'Italie (1859).—Après la Russie, Napoléon voulait abaisser l'Autriche et délivrer l'Italie, dont le nord appartenait depuis 1815 aux Autrichiens. Le roi de Sardaigne, Victor-Emmanuel, et surtout son ministre, le comte de Cavour, entraînèrent Napoléon à cette guerre, qui fut populaire et brillante.
Les Français battirent les Autrichiens à Montebello (20 mai 1859) et encore au village de Magenta (4 juin).
Les Autrichiens semblèrent alors abandonner la Lombardie, mais, quand l'armée française approcha des bords du Mincio, elle vit tout à coup les hauteurs voisines de cette rivière couvertes d'ennemis. Les Français, sous un soleil ardent, s'élancèrent à l'assaut des hauteurs de Solferino et de Cavriana (24 juin), et s'en emparèrent après une lutte acharnée. Un orage qui éclata empêcha les Français de changer en déroute la défaite des Autrichiens, qui purent se retirer au delà du Mincio.
On se répétait encore les derniers détails de la journée de Solferino, lorsque le télégraphe annonça tout à coup la conclusion de la paix. Une entrevue eut lieu à Villafranca, entre l'empereur d'Autriche[Pg 201] François-Joseph et l'empereur Napoléon III. Les deux souverains signèrent les préliminaires de la paix: l'empereur d'Autriche cédait la Lombardie à Napoléon III, qui la remettait au roi Victor-Emmanuel. L'Italie centrale demanda à s'unir au Piémont et, par une suite de révolutions, d'invasions successives, le Piémont devint le maître de la péninsule. Le royaume de Sardaigne se transforma en royaume d'Italie. L'unité italienne fut faite.
Dès 1860 la France, à raison de ces changements, avait réclamé sa frontière naturelle des Alpes, perdue en partie lors des traités de 1815. La Savoie et le comté de Nice furent cédés à la France par le roi Victor-Emmanuel (mars 1860), et les populations, consultées par la voie du suffrage universel, accueillirent avec joie ce retour à la patrie française. Le 14 juin, le drapeau français était porté par des guides hardis sur la plus haute cime du mont Blanc.
Guerre de 1870.—La Prusse n'avait été depuis 1815 qu'une puissance secondaire. Mais sous le roi Guillaume Ier, monté sur le trône en 1861, un ministre habile et audacieux, le comte de Bismarck, entreprit d'assurer à la Prusse l'empire de l'Allemagne. Il s'unit à l'Italie contre l'Autriche, et l'armée prussienne remporta une victoire décisive à Sadowa (3 juillet 1866). L'Autriche signa la paix, et les États allemands se virent obligés de reconnaître la suprématie de la Prusse. Ce royaume, considérablement agrandi, devenait un dangereux voisin. Un conflit était dès lors inévitable avec la France. Le gouvernement impérial s'y[Pg 202] prépara d'une manière insuffisante, et la Prusse, qui connaissait les imperfections de notre armée, eut l'art de se faire déclarer la guerre qu'elle désirait (15 juillet 1870).
Les Prussiens saisissent l'occasion que leur offrent les mauvaises positions de l'armée, dispersée sur une ligne trop étendue le long de nos frontières. Le 4 août, au nombre de quarante mille hommes, ils écrasent une division française isolée sur les bords de la Lauter, à Wissembourg. L'ennemi entre en France.
Le maréchal de Mac-Mahon, qui occupait l'Alsace, cherche et trouve une forte position à Reichshoffen et à Frœschwiller. Mais il avait à peine trente-cinq mille hommes, et le prince royal de Prusse lui en opposa cent vingt mille. Le maréchal de Mac-Mahon, pour assurer sa retraite, dut sacrifier sa magnifique brigade de cuirassiers. Le même jour, à Forbach, le corps d'armée du général Frossard était repoussé et abîmé par une autre armée prussienne (6 août 1870).
L'invasion s'étendit dans les départements de l'Est, rapide, terrible, avec ses exigences, ses réquisitions, ses cruautés même.
L'armée principale, commandée par le maréchal Bazaine, restait sous la protection de la place de Metz, au lieu de se replier rapidement: et malgré les glorieux combats de Borny (14 août), de Gravelotte (16 août) et de Saint-Privat (18 août), où les armées prussiennes firent des pertes énormes, l'armée française fut entourée et resserrée autour de Metz.
Une nouvelle armée, formée à Châlons, fut témérairement[Pg 203] envoyée à son secours; cette seconde armée, acculée à la frontière du Nord, fut enveloppée autour de la petite place forte de Sedan. Après deux jours de combats sanglants, cette armée, privée de son chef, le maréchal Mac-Mahon, grièvement blessé, se vit refoulée dans la place de Sedan, où, accablée par l'artillerie allemande, elle ne pouvait ni résister ni vivre. L'empereur Napoléon III, qui se trouvait avec cette armée, capitula en se rendant prisonnier de guerre avec quatre-vingt mille hommes (2 septembre 1870).
Lorsque cette nouvelle arriva à Paris, une révolution éclata (4 septembre); un gouvernement nouveau s'installa à l'Hôtel de ville, prenant le titre de gouvernement de la Défense nationale. Les principaux membres de ce gouvernement, présidé par le général Trochu, gouverneur de Paris, étaient MM. Jules Favre, Ernest Picard, Jules Simon, Crémieux, Gambetta.
Tandis que les armées prussiennes, victorieuses à Sedan, venaient investir et assiéger Paris, d'autres troupes allemandes s'emparaient successivement des forteresses.—Strasbourg, boulevard de l'Alsace, investi le 13 août, se vit, à partir du 15, exposé à un bombardement qui s'attaquait à la ville même. Tout le centre de la ville fut dévasté par l'incendie. La cathédrale elle-même fut mutilée. La ville, à bout de ressources, dut capituler le 28 septembre. Paris cependant, investi depuis le 19 septembre, tenait à distance les Prussiens, qui ne se trouvaient pas en mesure de l'attaquer de vive force. Des troupes se rassemblaient sur les bords de la Loire, et la situation paraissait s'améliorer.[Pg 204] La capitulation du maréchal Bazaine[15] à Metz (27 octobre) vint changer la face des choses. Investi, enserré par des lignes de batteries, qu'il n'était pas aisé de franchir, il n'essaya pas sérieusement, malgré la belle qualité de ses troupes aguerries, qui constituaient la plus belle armée que la France ait eue depuis longtemps, de rompre le cercle de fer et de feu tracé autour de lui. Lorsque les vivres diminuèrent, il négocia. M. de Bismarck ne voulut plus entendre parler de convention lorsqu'il comprit que l'armée devait nécessairement se rendre. Le jour fatal arriva en effet. Le maréchal dut capituler, et livrer prisonniers de guerre les cent mille hommes qui lui restaient, un matériel énorme, des forts superbes, un arsenal de premier ordre et une ville qui était un des plus solides remparts de la France. Verdun, assiégé depuis le 25 août, capitule le 8 novembre et Belfort se préparait sous la direction du colonel Denfert à une résistance digne de la réputation de cette forteresse.
A Paris, le général Trochu se hâta d'accélérer l'organisation de l'armée, qui déjà avait tenté plusieurs reconnaissances. Apprenant que l'armée de la Loire comptait s'approcher du côté de la vallée de la Seine, il prépara une sortie du côté de la Marne. Deux combats (30 novembre et 2 décembre) furent honorables pour l'armée de Paris, mais n'eurent aucun résultat. En même temps l'armée[Pg 205] de la Loire avait à lutter contre l'armée prussienne de Frédéric-Charles, que la capitulation de Metz avait rendue libre. Une série de combats, les 2, 3 et 4 décembre, en avant d'Orléans, se termina par la retraite des Français et la reprise d'Orléans par les Prussiens. Paris, à bout de vivres et bombardé depuis le 6 janvier, avait enfin capitulé. Le gouvernement de la Défense nationale signa un armistice (28 janvier 1871). Une assemblée se réunit le 13 février à Bordeaux, nomma M. Thiers chef du pouvoir exécutif, et, après une douloureuse délibération, ratifia, le 1er mars, les préliminaires de paix. La France était forcée de payer cinq milliards et d'abandonner aux Allemands l'Alsace et la partie de la Lorraine qu'ils appellent allemande.
La guerre civile; la Commune de Paris.—Comme si ce n'était pas assez de tant de malheurs, une affreuse guerre civile suivit la guerre étrangère. Des ambitieux, exploitant les souffrances et la colère de la population parisienne, soulevèrent une partie de la garde nationale (18 mars 1871), et organisèrent la Commune. Le gouvernement légal fut obligé de se retirer à Versailles, et ne put rentrer à Paris qu'après un siège de deux mois (avril-mai). Encore, dans la dernière semaine, Paris faillit-il être anéanti par les incendies qu'allumèrent les vaincus. Cette lutte sinistre ne finit que le 28 mai.
Présidence de Thiers (1871-1873).—Le gouvernement de la Défense nationale avait déposé ses pouvoirs entre les mains des représentants de la nation, et ceux-ci, quoique appartenant en majorité à des opinions monarchiques, n'osèrent pas rétablir[Pg 206] la monarchie. Ils choisirent pour Président du pouvoir exécutif M. Thiers, désigné d'ailleurs par ses lumières, son expérience et ses efforts, pendant la guerre, pour intéresser l'Europe aux malheurs de la France.
Chef du pouvoir exécutif et vainqueur de l'insurrection de la Commune, Thiers, travailleur infatigable, malgré son grand âge, se hâta de préparer, en devançant les époques de payement de l'indemnité de guerre, l'évacuation du territoire français. En deux ans l'indemnité de guerre de cinq milliards était payée, grâce à l'empressement du public à souscrire aux emprunts destinés à ces payements. Les Prussiens abandonnèrent toutes les positions qu'ils occupaient sur le territoire français. En même temps, de concert avec l'Assemblée, Thiers réorganisait l'armée, l'administration, les finances. Une loi (27 juillet 1872) déclarait le service militaire obligatoire pour tous les Français jusqu'à l'âge de quarante ans. Mais Thiers, qui s'efforçait de faire prévaloir la forme républicaine, tomba sous une coalition des partis monarchiques et donna sa démission le 24 mai 1873. Quelques mois auparavant (9 janvier) était mort en Angleterre l'empereur Napoléon III.
Présidence du maréchal de Mac-Mahon (1873-1879).—Le maréchal de Mac-Mahon fut désigné par l'Assemblée pour remplacer Thiers, et bientôt, comme les efforts pour rétablir la monarchie ne pouvaient réussir, les pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon furent prolongés (20 novembre) pour une durée de sept années. Toutefois il fallait une Constitution déterminée. Républicains et monarchistes,[Pg 207] avec des vues différentes, s'entendirent pour organiser un gouvernement.
La Constitution du 25 février 1875 établit deux Chambres, le Sénat et la Chambre des députés. Le Président de la République était élu pour sept ans par les deux Chambres réunies en Congrès. La République devint dès lors le gouvernement légal de la France, et l'Assemblée nationale se sépara à la fin de l'année 1875 pour laisser s'accomplir les élections nouvelles qui donnèrent dans la Chambre des députés la majorité au parti républicain, mais en 1879, quand de nouvelles élections eurent enlevé aux monarchistes la majorité au Sénat, Mac-Mahon donna sa démission.
Présidence de Grévy.—Le Congrès élut pour Président un libéral éprouvé, Jules Grévy. Toutefois le vrai maître du pouvoir était Gambetta qui savait rallier les différentes fractions du parti républicain. Mais Gambetta, contraint d'accepter la présidence du conseil, voulut trop marquer son autorité, et en quelque sorte dominer la Chambre des députés. Il ne put la déterminer à changer le mode de nomination des députés et se retira (janvier 1882). A la fin de la même année il mourait prématurément, et c'est alors que le parti républicain mesura l'étendue de sa perte.
Après la mort de Gambetta, Jules Ferry parut le plus capable de devenir le guide du parti républicain. Il resta deux ans au pouvoir, fit voter la loi sur l'instruction primaire obligatoire et gratuite (mars 1882) et surtout s'appliqua à tourner vers les entreprises extérieures l'activité française. Il fit voter une expédition au Tonkin qui nécessita[Pg 208] de grands sacrifices d'argent et surtout d'hommes, car le climat malsain en dévorait beaucoup. La conquête du Tonkin amena une guerre avec la Chine. Mais un échec survenu au Tonkin produisit à Paris un mécontentement tel que Jules Ferry dut se retirer (30 mars 1885). Il mourut quelques années plus tard (1893).
Les différentes fractions du parti républicain se combattaient les uns les autres: l'animosité des discussions politiques n'amena pas seulement de fréquents changements de ministère; le Président Grévy, qui pourtant en 1885 avait été réélu et paraissait, quoique âgé, en état de fournir une nouvelle période de sept ans, se vit forcé de donner sa démission (2 décembre 1887).
La présidence de Carnot (1887-1894).—Grévy fut remplacé par Sadi-Carnot, petit-fils du conventionnel Carnot et issu d'une vieille famille républicaine.
A l'occasion du centenaire de la Révolution de 1789, une admirable Exposition universelle attira, en 1889, à Paris, des étrangers de toutes les parties du monde. Une tour en fer, de 300 mètres, le plus haut monument du globe, dressée par l'ingénieur Eiffel, dominait un ensemble magnifique de palais et couronnait par une merveille de la science les merveilles accumulées de l'industrie du monde entier.
Tandis que la France paisible et laborieuse ne songeait qu'à développer les éléments de sa richesse et à multiplier les travaux qui profitent à tous, un péril grave menaçait la société. Poussant les idées de liberté jusqu'à l'extrême, des fanatiques prétendaient[Pg 209] supprimer toute autorité et proclamaient comme une doctrine l'anarchie, qui est la ruine de toute société humaine.
Des attentats répétés contre les souverains, les particuliers, troublèrent la Russie, l'Allemagne, l'Espagne. La France n'y échappa point. Des bombes chargées d'une substance explosible terrible, la dynamite, furent, depuis 1892, jetées dans les maisons de Paris et firent des victimes. Une bombe fut même lancée, le 9 décembre 1893, au milieu de la Chambre des députés et en blessa plusieurs. Recrutés dans tous les pays, ces anarchistes frappèrent enfin, par la main d'un misérable Italien, à Lyon, le 24 juin 1894, le président Carnot, tué d'un coup de poignard qui rappela le sinistre coup de Ravaillac.[16]
La présidence de Casimir-Périer (1894).—Dès le lendemain de la mort du président Carnot, les Chambres françaises se préoccupèrent de lui donner un successeur. Le 27 juin, réunies en Congrès à Versailles, elles nommèrent M. Casimir-Périer, petit-fils de cet ancien ministre du roi Louis-Philippe qui avait beaucoup contribué, en 1831, à raffermir l'ordre profondément troublé. Mais M. Casimir-Périer donna sa démission au bout de six mois.
Présidence de M. Félix Faure.—Le Congrès se réunit encore et son choix se porta sur M. Félix Faure, député du Havre, ministre de la marine. La nouvelle présidence fut heureusement inaugurée par l'expédition de Madagascar qui assurait à la[Pg 210] France la possession de cette grande île (avril-septembre 1895).
En 1896, le tsar Nicolas II vint à Paris avec l'impératrice et fut reçu (6-8 octobre) avec des démonstrations enthousiastes qui affirmaient et cimentaient l'union franco-russe. Le Président Félix Faure alla à son tour rendre au tsar sa visite en Russie où il arriva par mer. Il débarqua à Cronstadt le 23 août et fut magnifiquement accueilli au palais de Peterhof. Il visita Saint-Pétersbourg où la population russe le salua des plus vives acclamations. Dans ce voyage fut prononcée par les chefs d'État la déclaration précise de l'union des «deux nations amies et alliées.»
Le 16 février 1899, le Président Félix Faure est mort subitement et, le 18 février, M. Émile Loubet, président du Sénat, a été élu Président de la République. Une nouvelle Exposition Universelle a eu lieu en 1900.
(La prononciation française des mots étrangers est donnée dans tous les cas.)
Aisne (êne), rivière au nord de la France.
Aix (èss or èks), ancienne capitale de la Provence.
Ajaccio (a-jak-cio), ville de Corse.
Albigeois, secte religieuse du midi de la France.
Allemagne, empire de l'Europe centrale.
Allemand-e, qui habite l'Allemagne.
Allia, rivière d'Italie près de Rome.
Anne d'Autriche, femme de Louis XIII et mère de Louis XIV.
Armagnacs (ar-ma-nyak), parti opposé à celui des Bourguignons et dont le chef fut Bernard, comte d'Armagnac.
Augsbourg (oz-bour), ville d'Allemagne.
Autriche, État de l'Europe (anglais Austria).
Autrichien-ne, qui habite l'Autriche.
Auxerre (o-cèrr), ville de France.
Auxerrois (x = ks), Saint Germain, l', église à Paris.
Bailly (ba-yi), Président de l'Assemblée constituante, puis maire de Paris.
Bavarois, qui habite la Bavière.
Bavière, pays d'Europe.
Belgique, pays d'Europe au nord de la France.
Bicoque (la), village du Milanais.
Blücher (blu-kèrr), général prussien.
Boufflers (bou-flèrr), maréchal de France.
Bourgogne, ancienne province de France (anglais Burgundy).
Bourguignon-ne, qui habite, ou qui appartient à la Bourgogne: Les Bourguignons, parti opposé à celui des Armagnacs, et dont le chef fut Jean, duc de Bourgogne.
Brest (brèstt), ville de France; vaste port militaire.
Bretagne, ancienne province de France (anglais Brittany).
Breton-ne, qui habite la Bretagne.
Brunswick (brons-vik), général allemand.
Chramne (ch = k), fils de Clotaire Ier.
Christ (cristt) (mais voyez aussi Jésus-Christ).
Chypre ou Cypre, île dans la Méditerranée.
Cinq-Mars (sain mar), Marquis de, favori de Louis XIII.
Coblence (coblance), ville d'Allemagne au confluent du Rhin et de la Moselle.
Corse, île dans la Méditerranée (anglais Corsica); qui habite la Corse.
Dupleix (du-plèkss), gouverneur des Indes françaises.
Desaix (de-cè), général français, tué à Marengo.
Èbre, fleuve d'Espagne qui se jette dans la Méditerranée.
Écossais, qui habite l'Écosse (Scotland).
Eiffel (è-fel), ingénieur français, constructeur de la tour célèbre à Paris.
Enghien (an-gain), duc d', titre du fils aîné du prince de Condé.
Étrurie, ancienne contrée du centre de l'Italie.
Flamand, qui habite la Flandre (anglais Fleming).
Flandre, ancienne province des Pays-Bas.
Fleurus (fleu-rûss), ville de Belgique.
Fréjus (fré-jûss), port de France sur la Méditerranée.
Galles, principauté à l'ouest de l'Angleterre: l'héritier de la couronne de la Grande-Bretagne porte le titre de Prince de Galles.
Gand, ville de Belgique (anglais Ghent).
Gantois, qui habite Gand.
Garigliano (ga-ri-lyano), fleuve d'Italie.
Gaulois-e, qui habite la Gaule.
Gênes, ville d'Italie (anglais Genoa).
Génois-e, qui habite Gênes.
Guillaume (ghi-iome), nom de baptême.
Guizot (gu-i-zo), historien et homme d'État.
Hongrie, contrée de l'Europe centrale (anglais Hungary).
Hongrois-e, qui habite la Hongrie.
Impériaux, troupes de l'empereur d'Allemagne.
Jérusalem (jé-ru-za-lème), ville de Palestine.
Jésus-Christ (jé-zu-kri) (mais voyez aussi Christ).
Kléber (klé-bèrr), général français, assassiné en Égypte.
Leczinski (lek-zain-ski), roi de Pologne, fut détroné et reçut en compensation le duché de Lorraine. Sa fille Marie Leczinska épousa Louis XV.
Leipzig ou Leipsick (lip-cik), ville d'Allemagne.
Lens (lanss), ville au Nord de la France.
Lombard-e, qui habite la Lombardie.
Lombardie, province d'Italie.
Longwy (lon-goui), ville de la France orientale.
Lorraine, ancienne province de la France; habitante de la Lorraine.
Manche (la), mer qui sépare la France de l'Angleterre et qui communique par le pas de Calais avec la mer du Nord.
Mahomet (ma-o-mè), fondateur de la religion musulmane.
Malesherbes (mal-zèrb), un des défenseurs de Louis XVI.
Mameluks, soldats égyptiens.
Marignan (ma-ri-nyan), village d'Italie.
Médicis (mé-di-ciss), Catherine et Marie de, reines de France.
Mélas (mé-lass), général autrichien.
Metz (mêss), ville d'Allemagne; autrefois de France.
Michel (toujours mi-chel excepté dans Michel [mi-kel] Ange), nom de baptême.
Milanais, ancien État d'Italie dont Milan était la capitale; aussi, qui habite le Milanais.
Morvan, ancien petit pays de France.
Narbonne, ville de France près de la Méditerranée.
Niémen (ni-é-mène), fleuve de la Russie occidentale qui se jette dans la mer Baltique.
Oger ou Ogier, guerrier célèbre dans les romans de la chevalerie.
Orthez (or-tèss), ville de la France méridionale.
Ouessant, île française près des côtes du Finisterre.
Pays-Bas, nom donné de 1814 jusqu'à 1830 à la Belgique et à la Hollande; depuis 1830 il s'applique à la dernière seulement.
Picard, qui habite la Picardie.
Picardie, ancienne province de la France septentrionale.
Piémont, contrée d'Italie; depuis 1860 réuni au royaume d'Italie.
Pologne, ancien État de l'Europe maintenant partagé entre la Russie, la Prusse et l'Autriche.
Reims (raince), ville de France.
Saint-Cloud (clou), ville et château près de Paris. Le château fut brulé pendant la guerre de 1870-71.
Sainte-Menehould (me-nou), village de la France orientale.
Saint-Just (justt), membre de la Convention et du Comité du Salut public.
Saint-Siège, la papauté, la cour de Rome.
Sardaigne, île dans la Méditerranée au sud de la Corse; ancien royaume compris aujourd'hui dans le royaume d'Italie.
Thiers (tièrr), historien et homme d'État célèbre.
Tite-Live, historien latin.
Tonkin, province de l'empire d'Annam (Asie orientale).
Tunis ou Tunisie, État de l'Afrique sous le protectorat de la France.
Vergniaud (ver-nyo), chef du parti girondin.
Versailles (ver-sa-i), ville de France près de Paris.
[1] Principaux chefs, compagnons du roi.
[2] Du latin Carolus Magnus.
[3] Ces poètes étaient appelés trouvères dans le Nord et troubadours dans le Midi.
[4] Turcomans, peuple venu de la contrée appelée aujourd'hui le Turkestan.
[5] Plantagenet, appelé ainsi parce que son père portait une branche de genêt à son chapeau.
[6] On possède encore au musée du Louvre son armure gigantesque.
[7] Petit fleuve qui sépare la France de l'Espagne.
[10] Forteresse construite à la Porte Saint-Antoine par Charles V. Cette forteresse tenait la capitale sous son canon, et depuis longtemps elle servait de prison d'État.
[11] Gironde, département au sud-ouest de la France.
[12] Le calendrier avait été changé pendant la Révolution: l'ère républicaine votée le 24 novembre 1793 partit non de cette date, mais du jour de la proclamation de la République, le 22 septembre 1792. L'an I fut donc de septembre 1792 à septembre 1793, l'an II de septembre 1793 à 1794 et ainsi de suite. Les noms des mois furent empruntés aux saisons: Vendémiaire, vendanges (septembre-octobre); brumaire, brouillards (octobre-novembre); frimaire, froids (novembre-décembre); nivôse, neige (décembre-janvier); pluviôse, pluie (janvier-février); ventôse, vent (février-mars); germinal, germination des plantes (mars-avril); floréal, floraison (avril-mai); prairial, prairies (mai-juin); messidor, mois de la moisson (juin-juillet); thermidor, mois de la chaleur (juillet-août); fructidor, mois des fruits (août-septembre). L'ère républicaine fut en usage jusqu'en 1805.
[14] Vote soumis à l'approbation du peuple entier.
[15] Le maréchal Bazaine, traduit en 1873 devant un conseil de guerre, fut condamné à la peine de mort et à la dégradation militaire. Sa peine fut commuée en vingt ans de détention; mais Bazaine ne tarda pas à s'échapper de l'île de Sainte-Marguerite où il était enfermé. Il mourut à Madrid en 1888.
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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. 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