The Project Gutenberg EBook of Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines;, by Albéric Delville This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines; recueil choisi d'Anecdotes piquantes, de Réparties et de bons Mots de Mlle Arnould précédé d'une notice sur sa vie précédé d'une Notice sur sa Vie et sur l'Académie impériale de Musique. Author: Albéric Delville Release Date: February 24, 2012 [EBook #38974] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ARNOLDIANA, OU SOPHIE ARNOULD *** Produced by Clarity, Vinciane Knappenberg and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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Se trouve au Palais-Royal,
CHEZ | { |
DELAUNAY, libraire, galerie de bois, no 243; BLANCHARD, libraire, galerie de bois, no 249; PETIT, libraire, galerie de bois, no 257; DENTU, libraire, galerie de bois, no 266. |
ARNOLDIANA,
OU
Sophie Arnould
et ses Contemporaines;
RECUEIL CHOISI
d'Anecdotes piquantes, de Réparties et de
bons Mots
DE MLLE ARNOULD;
précédé d'une Notice sur sa Vie et sur l'Académie
impériale de Musique.
PAR L'AUTEUR DU BIÈVRIANA.
Son cœur n'eut jamais part aux jeux de son esprit.
PARIS,
GERARD, rue Saint-André des Arcs, no 59.
1813.
Il en est des ana comme de la plupart des ouvrages littéraires, sunt bona, sunt mala, sunt mediocria plura; on pourrait comparer ces sortes de recueils à une cordonnerie, où chacun trouve chaussure à son pied. Voilà ce qui explique le prodigieux débit de toutes ces compilations indigestes qui se copient les unes 2 les autres; car depuis longtemps on ne fait des livres qu'avec des livres, et les modernes ressassent continuellement ce que les anciens ont écrit.
L'opuscule que nous publions ne contient que des choses qui ont déjà été dites; mais il présente beaucoup de traits peu ou point connus, beaucoup d'anecdotes dramatiques qui ne se reproduisent plus. Les peines que nous avons prises pour en faire la découverte, les soins que nous nous sommes donnés pour les rédiger doivent nous assurer un droit de propriété 3 qu'on refuse ordinairement aux simples compilateurs.
Les ana étaient savans dans le siècle où l'on cultivait les sciences: dans celui où l'on effleure tout, où l'on analise tout, les ana doivent suivre le goût du siècle; aussi un grand nombre de recueils d'anecdotes et de jeux d'esprit affichent ce titre avantageux, qui malheureusement a servi de passeport à bien des sottises.
La majeure partie des ouvrages que nous voyons appartient plutôt aux mots qu'aux choses; ce sont les mots qui ont engendré toutes 4 les petites pièces légères dont le mérite consiste surtout dans l'association des termes ou dans la tournure des phrases: de là cette foule de jeux de mots qui bien souvent donnent de l'esprit à ceux qui n'en ont pas.
L'Arnoldiana ne semblera peut-être qu'une facétie aux gens frivoles qui ne s'attachent qu'aux mots; mais pour le philosophe qui observe les choses cet opuscule doit être un appendice au tableau des mœurs du 18e siècle. Le rôle brillant qu'ont joué dans les beaux jours du règne de Louis XV les 5 actrices, les chanteuses, les danseuses et les courtisanes de toutes classes, rappelle des événemens singuliers qui ont influé plus qu'on ne pense sur le système social.
Sophie Arnould a occupé pendant une trentaine d'années une place distinguée parmi les beaux-esprits: elle était charmante au théâtre et jouait en perfection; mais ce qui la faisait rechercher avec empressement c'était l'esprit à la mode, cet esprit frondeur et libertin qui plaisait alors dans le monde, et donnait du relief à celui ou à celle qui le mettait en usage.
6 Elle était vive, étourdie, et hasardait toutes les idées qui se présentaient à son imagination. La plupart de ses bons mots ont le ton de fille, mais d'une fille de beaucoup d'esprit. Dans la quantité des plaisanteries qu'elle se permettait il se rencontrait souvent des saillies heureuses qui faisaient oublier les mauvaises: la coterie qui se rassemblait chez elle les recueillait avec avidité, et les publiait avec complaisance.
Sophie Arnould remplaça dans le département des bons mots la célèbre Cartou, qui mourut en 7 1770 pensionnaire de l'Opéra. Cette chanteuse avait un talent médiocre, mais elle s'était acquis une grande considération entre ses camarades par ses saillies ingénieuses, dont quelques-unes ont été rédigées en apophtegmes, ont fait proverbes, et sont consignées dans un ouvrage intitulé le Code lyrique.
Quelqu'un disait que Mlle Arnould avait son esprit en argent comptant:—C'est dommage, reprit-on, qu'elle le mette en petite monnaie.—Quoi qu'il en soit, peu de femmes ont eu la répartie aussi vive que cette charmante actrice. 8 Ses bons mots sont très-nombreux, et chacun s'est plu à les répéter; mais en voyageant ils s'altéraient, ils changeaient de maîtres; beaucoup de gens se sont parés de ses dépouilles: au surplus on n'emprunte qu'aux riches.
Fontenelle a dit: «Lorsque je me permets quelque plaisanterie un peu libre les jeunes filles et les sots ne m'entendent point.» Sophie Arnould n'eût osé donner cette excuse, car la gaze dont elle voilait ses gaillardises était quelquefois si légère qu'on devinait aisément ce qu'elle voulait déguiser.
Nous avons écarté de cet opuscule 9 des propos graveleux qui firent autrefois fortune dans les coulisses et les petits soupers; mais nous avons cru devoir insérer quelques mots à double entente, afin de conserver à notre héroïne le caractère qui la distinguait. Lorsqu'on examine un portrait pourrait-on reconnaître le modèle si le peintre n'en avait pas exactement dessiné tous les traits? Il en est ainsi d'un personnage célèbre dont un écrivain peint l'esprit; il doit en indiquer les traits caractéristiques, sans quoi l'ouvrage n'a point de physionomie.
10 Les matériaux de l'Arnoldiana étaient rassemblés il y a plusieurs années, et cet ouvrage devait paraître sous le titre d'Esprit de Mlle Arnould; mais au moment où nous comptions le publier, ayant appris qu'un opuscule du même genre allait circuler sous ce titre, nous avons cru devoir changer le frontispice de notre livre, qui au fond est le véritable esprit de Sophie Arnould, mis en scène et présenté sous tous ses aspects.
L'Opéra passe généralement pour le plus étonnant et le plus fastueux des spectacles de l'Europe: c'est dans ce temple, théâtre des brillantes illusions et des illustres galanteries, que le génie, les talens et les grâces se réunissent pour produire le plus magnifique et le plus enchanteur de tous les jeux publics: là de jeunes prêtresses sont formées aux arts aimables qui peuvent émouvoir les sens et les 12 séduire; les unes charment l'oreille en célébrant les louanges des dieux et des déesses; d'autres, par des danses passionnées, en caractérisent les attitudes, en peignent la situation la plus voluptueuse; toutes s'efforcent à l'envi d'allumer dans tous les cœurs ce beau feu, âme de l'univers, qui tour à tour le consume et le reproduit.
Les Italiens sont les premiers qui aient fait jouer des opéras; ils commencèrent à paraître sous le pontificat de Léon X, et l'on prétend que ce fut Ottavio Rinnucini, poëte florentin, qui donna la manière de représenter en musique les ouvrages dramatiques. Sous le règne de Louis XII on composait à la cour des ballets 13 où l'on mettait des récits et des dialogues en plusieurs parties; mais on faisait venir d'Italie les musiciens et les chanteurs. En 1581 le maréchal de Brissac, gouverneur du Piémont, envoya à la reine mère son valet de chambre, surnommé Beaujoyeux, lequel était un bon violon, et qui fit le ballet des noces du duc de Joyeuse avec Mlle de Vaudemont, sœur de la reine. Beaulieu et Salomon, maîtres de la musique du roi, l'aidèrent dans la composition des récits et des airs de ballet; la Chesnaye, aumônier du roi, composa une partie des vers, et Jacques Patin, peintre du roi, travailla aux décorations.
Rinnucini suivit en France Marie 14 de Médicis. Après lui il ne parut que de mauvais ballets, qui consistaient dans le choix d'un sujet bouffon; tel fut celui du ballet des Fées de la forêt de Saint-Germain, dansé au Louvre par Louis XIII en 1625, où Guillemine la quinteuse, Robine la hasardeuse, Jacqueline l'étendue, Alison la hargneuse et Macette la cabrioleuse montrèrent leur pouvoir. La première de ces fées présidait à la musique, la seconde aux jeux de hasard, la troisième aux folies, la quatrième aux combats, et la cinquième à la danse.
En 1651 Pierre Corneille donna, pour le divertissement de Louis XIV, Andromède, tragédie à machines. L'année suivante Benserade 15 composa Cassandre, mascarade en forme de ballet, qui fut dansée par le roi au palais Cardinal.
L'abbé Perrin, de galante mémoire, hasarda des paroles françaises, lesquelles, quoique très-mauvaises, réussirent au moyen de la musique de Cambert, organiste de Saint-Honoré: c'était une pastorale en cinq actes qui fut chantée à Vincennes devant le roi: la nouveauté qu'on y remarqua fut un concert de flûtes.
En 1660 le cardinal Mazarin fit représenter dans la salle des machines des Tuileries, pendant le mariage du roi, Ercole amante, que l'on traduisit en vers français: le roi et la reine y dansèrent; l'abbé Mélany y chanta un rôle; presque 16 tous les acteurs étaient Italiens. Cet opéra était précédé d'un prologue, usage qui a été suivi depuis et qui est maintenant supprimé.
Le marquis de Sourdac, à qui l'on doit la perfection des machines propres aux opéras, donna à ses frais la Toison d'Or, dans son château de Neubourg en Normandie, pour réjouissances publiques du mariage du roi, et ensuite en gratifia la troupe du marais, où elle fut très-applaudie.
Les succès que Pomone, premier opéra français, obtint après avoir été longtemps répété dans la salle de l'hôtel de Nevers, procurèrent à l'auteur, l'abbé Perrin, des lettres patentes pour l'établissement de l'Opéra en France. Les représentations 17 publiques de cette pastorale commencèrent en 1671, dans un jeu de paume de la rue Mazarine. L'abbé Perrin, ne pouvant soutenir seul la dépense d'une telle entreprise, s'associa avec Cambert pour la musique, avec le marquis de Sourdac pour les machines, et pour les principaux frais avec le sieur Champenon, riche capitaliste.
M. de Sourdac, ayant fait beaucoup d'avances et même payé les dettes de l'abbé Perrin, s'empara du théâtre, quitta l'abbé, et prit pour poëte le sieur Gilbert, secrétaire de la reine Christine: les Peines et les Plaisirs de l'Amour, pastorale héroïque, furent son coup d'essai.
18 Lulli, surintendant de la musique du roi, profitant de cette division, acheta le privilége du sieur Perrin; il prit pour machiniste le signor Vigarini, gentilhomme Modénois, et pour poëte le tendre Quinault; il plaça son théâtre dans un jeu de paume de la rue de Vaugirard, et y donna en 1672 les fêtes de l'Amour et de Bacchus, pastorale composée de fragmens de différens ballets. Dans une des représentations, que le roi honora de sa présence, le prince de Condé, les ducs de Montmouth, de Villeroy, et le marquis de Rassan dansèrent une entrée avec les artistes salariés.
Le Triomphe de l'Amour est le premier opéra dans lequel on 19 introduisit des danseuses. Ce ballet fut d'abord exécuté à Saint-Germain-en-Laye, devant sa majesté, le 21 janvier 1681. Plusieurs princes, seigneurs et dames de la cour y dansèrent. Le mélange des deux sexes rendit cette fête si brillante qu'on crut qu'il était indispensable, pour le succès de ce genre de spectacle, d'y remplacer les dames de la cour par des danseuses de profession, et depuis cette époque elles ont toujours continué d'être une des portions les plus brillantes de l'Opéra.
La réunion de Quinault et de Lulli porta nos opéras à leur plus haut degré de perfection. En 1673, après la mort de Molière, Lulli transporta ses machines à la salle du 20 Palais-Royal, laquelle occupait une partie du terrain où est maintenant la rue du Lycée. Les enfans de Lulli succédèrent à leur père dans la direction de ce spectacle, qui depuis fut confié à différens directeurs et administrateurs.
Un terrible incendie ayant dévoré, le 6 avril 1763, tous les bâtimens de l'Opéra, le duc d'Orléans obtint du roi que la nouvelle salle fût construite à la même place, et l'inauguration s'en fit le 24 janvier suivant. Dans l'intervalle les représentations de l'Opéra eurent lieu sur le théâtre des Tuileries.
Un second incendie consuma, le 8 juin 1781, tout ce qui composait ce riche spectacle; la salle 21 fut réduite en cendres; il n'en resta que les gros murs.
On éleva un nouveau théâtre sur le boulevart Saint-Martin, et, par un prodige presque unique dans les fastes de l'architecture, cette salle fut totalement achevée dans l'espace de six semaines. L'ouverture s'en fit le 27 octobre de la même année.
Mlle Montansier, ancienne directrice de la comédie de Versailles, ayant fait construire en 1793 une vaste salle sur l'emplacement de l'hôtel Louvois, rue Richelieu, le Gouvernement en fit l'acquisition pour l'Opéra, et l'inauguration de ce temple magique eut lieu le 15 juillet 1794.
Le théâtre, créé sous le nom 22 d'Opéra, prit le titre d'Académie royale de musique en 1671; il le garda jusqu'en 1792. Il reçut successivement ceux d'Académie de Musique, d'Opéra national, de Théâtre de la République et des Arts, de Théâtre de l'Opéra, de Théâtre des Arts, et définitivement d'Académie impériale de Musique, qu'il porte actuellement.
Il est certain que le spectacle que nous nommons Opéra n'a jamais été connu des anciens, et qu'il n'est à proprement parler ni comédie ni tragédie. Quoique plusieurs poëtes, en s'unissant à d'habiles musiciens, aient donné de fort beaux opéras, on n'en peut citer qu'un très-petit nombre dans 23 lesquels se trouvent tout à la fois la magnificence des décorations, l'harmonie de la musique, le sublime de la poésie, la régularité de l'action, et l'intérêt soutenu pendant cinq actes.
«L'Opéra, dit Voltaire, est un spectacle aussi bizarre que magnifique, où les yeux et les oreilles sont plus satisfaits que l'esprit, où l'asservissement à la musique rend nécessaires les fautes les plus ridicules, où il faut chanter des ariettes dans la destruction d'une ville et danser autour d'un tombeau, où l'on voit le palais de Pluton et celui du soleil, des dieux, des démons, des magiciens, des monstres, puis des édifices formés 24 et détruits en un clin-d'œil. On tolère ces extravagances, on les aime même, parce qu'on est là dans le pays des fées, et pourvu qu'il y ait du spectacle, une belle musique, de jolies danses, quelques scènes attendrissantes, on est satisfait.»
«Je ne sais, disait La Bruyère, comment, avec une musique si parfaite, une dépense toute royale, l'Opéra a réussi à m'ennuyer.»
«Un opéra, disait l'abbé Desfontaines, est toujours un très-mauvais poëme, et le plus bel ouvrage en ce genre est un monstre.»
Ce spectacle étant plus fait pour le plaisir des yeux et des oreilles 25 que pour celui de l'esprit, tous les arts d'agrément se sont ralliés pour l'embellir, et la danse remplit tellement aujourd'hui les divers actes de nos opéras, que ce théâtre paraît être dressé moins pour la représentation d'un poëme lyrique que pour une académie de danse.
C'est spécialement en cela que l'emporte l'Opéra de Paris sur tous les spectacles de l'Europe. Quelle réunion de talens dans les divers genres! Quelle brillante galerie, si l'on y ajoute cette multitude de filles charmantes qui dans les chœurs et les ballets tapissent les deux côtés du théâtre! Quand on se trouve en cercle avec cette foule d'odalisques on croit être dans 26 le paradis de Mahomet, entouré de houris; ce n'est pas qu'on les jugeât toutes jolies si l'on voulait analiser ces figures; mais la richesse de leurs ornemens, leurs vêtemens voluptueux, leurs coiffures élégantes corrigent ou font disparaître les disgrâces de la nature. En un mot, le désir de plaire donne tant d'activité à ces nymphes agaçantes, qu'on peut difficilement résister à leur séduction. On raconte qu'un capucin, transporté d'un saint zèle, s'écria au milieu de son sermon: Oui, oui, mes chers auditeurs, l'Opéra est le vestibule de l'Enfer!
Ce qui invite tant de femmes à s'évertuer à ce spectacle plus qu'à tout autre, c'est le désir de faire 27 fortune et d'acquérir d'illustres amans, car en fait de chanteuses on observe que les coryphées seuls s'attirent des hommages et des adorateurs; les autres restent dans la médiocrité avec la plus agréable figure. Au contraire, toutes les danseuses réussissent, et il n'en est presque aucune qui n'arrive au spectacle dans un char brillant. On prétend qu'un étranger proposa ce problême à d'Alembert, qui répondit que c'était une suite nécessaire des lois du mouvement.
Cette république lyrique, composée au moins de trois cents personnes, serait bientôt tombée dans le désordre et l'anarchie si quelque magistrat ne veillait constamment sur elle.
28 Depuis son origine jusqu'en 1790 l'Opéra fut sous la surveillance des gentilshommes de la chambre, et c'était le secrétaire d'état au département de Paris qui en avait la haute police. En 1776 le roi nomma six commissaires pour gouverner ce théâtre avec l'autorité la plus absolue. En 1790 il passa entre les mains de la municipalité. En 1793 les acteurs se chargèrent eux-mêmes de l'administrer, et un an après il fut mis sous une direction de gens de lettres nommés par le ministre de l'Intérieur. Au mois de frimaire an II un arrêté des consuls plaça ces directeurs sous la surveillance et la direction principale de l'un des préfets du palais du Gouvernement. 29 Aujourd'hui c'est le premier chambellan de S. M. l'Empereur et Roi qui est le surintendant de ce spectacle.
Un des anciens priviléges de l'Opéra était de soustraire la jeunesse libertine à l'autorité paternelle ou aux recherches de la police. Il ne fallait avoir que quelques complaisances pour les gentilshommes de la chambre, et sans aucun talent l'administration vous engageait, et cet engagement vous mettait à l'abri des lois. Louis XVI réforma cet abus au commencement de son règne.
Avant l'arrêt de 1776 on entrait librement au foyer des actrices. C'était là qu'elles recevaient les hommages des spectateurs qui s'y 30 rendaient en foule, et chacun pouvait en liberté approcher ces divinités et jouir du coup d'œil séduisant que présentait leur toilette.
C'était là qu'on rencontrait ces aimables roués, êtres sans soucis, se jouant de toutes les femmes en paraissant les adorer; charmans dans un tête à tête, sémillans dans un repas, habiles à raconter l'aventure de la veille, savans dans l'art de bien placer le mot du jour, ils prenaient toutes les nuances du caméléon, et les meilleures sociétés auraient cru manquer d'usage en ne les accueillant pas.
C'était encore là qu'on voyait papillonner ces êtres amphibies, qui n'étaient ni prêtres ni laïcs, 31 connaissant tout, excepté l'étude et la religion, et qui sous le nom d'abbés circulaient dans le monde comme une fausse monnaie.
C'était là enfin qu'allaient et venaient assidûment des milliers de jeunes gens et de vieillards qui seraient demeurés absolument muets s'ils n'avaient eu pour entretien les actrices et les spectacles, les ruelles et les coulisses.
On met en usage dans ce véritable palais d'Armide toutes les ruses que la volupté enseigne pour séduire. Les femmes surtout, convaincues qu'on en impose avec un beau nom, ont grand soin, du moment qu'elles sont initiées, de déposer celui qu'elles ont reçu en naissant pour en prendre de plus 32 conformes à leur nouvelle situation. Cette manie des noms supposés a produit des scènes plaisantes; on a vu plus d'une fois se présenter à la porte de l'Opéra une pauvre journalière couverte de haillons pour réclamer sa fille ou sa nièce, que le jour précédent elle a reconnue dans un brillant équipage, et dont elle a su la profession par un laquais.
Un jeune homme, allant chez une danseuse de l'Opéra, se plaignit de l'impertinence de son portier, et lui dit:—Vous devriez bien chasser ce drôle-là de chez vous.—J'y ai bien pensé, répondit-elle; mais, que voulez-vous, c'est mon père.—
Dans les beaux jours de l'Opéra 33 une jolie actrice se montrait au foyer toute resplendissante de diamans, elle était respectée de ses compagnes en raison de sa robe éclatante, de sa voiture légère, de ses chevaux superbes; il s'établissait même un intervalle entr'elles selon le degré d'opulence; cette nymphe, plus ou moins illustrée par le rang de son amant, recevait avec hauteur celle qui débutait; elle traitait avec les airs d'une femme de qualité le bijoutier et la marchande de modes; le magistrat déridait son front en sa présence; le courtisan lui souriait; le militaire n'osait la brusquer; sa toilette était tous les matins surchargée de nouveaux présens; le Pactole semblait rouler éternellement chez elle. 34 Mais la mode qui l'éleva vient à changer; une petite rivale, qu'elle n'apercevait pas, qu'elle dédaignait, se met insolemment sur les rangs, brille, l'éclipse, et fait déserter son salon. La courtisane superbe, quoique ayant encore de la beauté, se trouve l'année suivante seule avec des dettes immenses; tous les amans se sont enfuis, et quand ses affaires sont liquidées à peine a-t-elle de quoi payer sa chaussure et son rouge.
De toutes les femmes entretenues dix font fortune au bout de quelques années. Que devient le reste? C'est la grenouille qui a profité d'un rayon de soleil pour se reposer sur une belle prairie, et qui se replonge dans son marais.
35 Voyez Cartou, qui s'est retirée doyenne des chœurs de l'Opéra; elle comptait l'illustre Maurice de Saxe parmi ses conquêtes; elle le suivit au fameux camp de Mulhberg, où elle eut la gloire de souper avec les deux rois Auguste II de Pologne et Frédéric-Guillaume de Prusse, accompagnés des princes leurs fils et leurs successeurs au trône. Cette aimable chanteuse a brillé par ses diamans et ses équipages; elle a donné des fêtes aux beaux-esprits; elle a dit des bons mots qu'on cite encore, et sur la fin de sa carrière un vieux laquais formait toute sa compagnie.
Voyez Gaussin; elle a jeté pendant longtemps le mouchoir à qui elle a voulu: princes, officiers de 36 distinction, graves présidens, sémillans conseillers, auteurs sublimes, fermiers généraux, tout ce monde, aux poëtes près, a contribué à l'enrichir; et cette actrice charmante, qui eût pu comme Rhodope élever une pyramide en se faisant apporter une pierre par chacun de ses amans; cette fille si tendre, vieillie et ruinée, finit par épouser un danseur, qui la rouait de coups, et lui fit faire une rude pénitence de tous les péchés qu'elle avait commis.
Voyez Fel, qui a fait la gloire de l'Académie royale de Musique et du concert spirituel, dont les accens enchanteurs l'ont disputé pendant longtemps à la mélodie du rossignol; elle crut autrefois 37 honorer un souverain en le recevant dans ses bras; elle rendit fou le tendre Cahusac, qui, n'ayant pu l'épouser, alla mourir de chagrin à Charenton. Cette nymphe mangea les revenus de plusieurs provinces, et fut réduite sur la fin de sa carrière à quêter un regard ou à déshonorer son goût.
Voyez Defresne, devenue par spéculation Mme la marquise de Fleury; cette beauté, après avoir été l'entretien de tous les cercles, avoir vu à ses pieds tout ce que la cour et la ville offraient de plus grand; après avoir dissipé la rançon d'un roi, tomba par son inconduite dans une indigence extrême et mourut sans secours, quoiqu'elle laissât deux fils, dont l'un 38 était capitaine de dragons et l'autre d'infanterie, décorés du nom et des armes des Fleury.
Si l'on passait en revue les Laïs anciennes et modernes qui tour à tour ont brillé sur la scène du monde, on formerait un tableau curieux des caprices de la fortune, qui souvent va chercher sous les livrées de la misère la femme qui doit un jour voir à ses pieds les plus grands personnages de l'Etat.
Les courtisanes semblent avoir été plus en honneur chez les Romains que parmi nous, et chez les Grecs que parmi les Romains. Les courtisanes grecques étaient d'autant plus attrayantes qu'aux charmes de la figure, aux attraits d'une coquetterie raffinée, à une parure 39 séduisante, à une élégance recherchée, elles joignaient tous les agrémens de l'esprit, la vivacité, la finesse, la subtilité des réparties; elles assaisonnaient les plaisirs de leur société par tout ce que le sel attique avait de plus piquant. Plusieurs d'entr'elles cultivaient avec succès les belles-lettres et les mathématiques; les plus célèbres sont Aspasie, qui donna des leçons de politique et d'éloquence à Socrate et à Périclès; Laïs, qui tourna la tête à tant de philosophes, et qui compta Aristippe parmi ses amans; Leontium, qui écrivit sur la philosophie, et qui fut tendrement aimée d'Epicure et de ses disciples; Phryné, amante de Praxitèle, et qui fit rebâtir à ses dépens 40 la ville de Thèbes, détruite par Alexandre; Thaïs, qui suivit ce héros dans ses conquêtes, et qui après la mort de son illustre amant se fit tellement aimer de Ptolémée, roi d'Egypte, que ce prince l'épousa; Thargélie, maîtresse de Xerxès, qu'elle aida à faire la conquête de la Grèce, et qui, après avoir longtemps exercé ses talens et ses charmes, termina ses courses en Thessalie, dont elle épousa le souverain.
On peut mettre sur la même ligne l'inimitable Ninon de l'Enclos, l'objet de l'admiration des hommes et de la jalousie des femmes, dont la maison était le rendez-vous de ce que Paris possédait de plus illustre, qui, dans 41 le cours d'une vie de quatre-vingt-dix ans, a vu son pays se renouveler et changer plus d'une fois de goût, sans qu'elle ait jamais cessé d'être de celui de tout le monde, sans paraître jamais différer d'elle-même, et sans ressembler à personne.
Ces aimables enchanteresses, dont la destinée est de faire ou des mécontens ou des ingrats, sont depuis longtemps l'objet de la censure, et nos théâtres, destinés à être l'école des mœurs, sont devenus celle de la galanterie. Mais n'est-ce que sur la scène que les chances heureuses du vice dégoûtent un sexe fragile des hasards de la vertu? Combien dans nos cercles les plus austères de Lucrèces, 42 qui, plus adroites que sages, sous le voile de la pudeur, qui n'est pas toujours celui de l'innocence, ne pourraient pas soutenir devant le crédule Hymen l'épreuve de Tutia, qui, se voyant accusée de n'avoir pas bien gardé son feu sacré, s'engagea pour sa justification à porter de l'eau dans un crible!
Sophie Arnould naquit à Paris le 14 février 1740. Son père tenait rue des Fossés-S.-Germ.-l'Auxerrois une vaste hôtellerie, connue sous le nom d'hôtel de Lisieux[1]. 44 Il avait cinq enfans, deux garçons et trois filles; Sophie était l'aînée 45 de celles-ci. L'aisance dont jouissait M. Arnould lui permit de donner à sa famille une éducation soignée; ses demoiselles eurent différens maîtres, notamment de musique et de chant, ce qui décida la vocation de deux d'entr'elles[2].
Sophie Arnould annonça de bonne heure les plus heureuses dispositions. La beauté de sa voix engagea sa mère à la conduire dans quelques communautés, où elle chantait les leçons de ténèbres. Un jour qu'elle était allée au Val-de-Grâce la princesse de Modène, qui y faisait sa retraite, entendit les accens mélodieux de la jeune 46 cantatrice; elle voulut la connaître, et, enchantée de ses grâces et de son amabilité, elle l'honora bientôt de sa protection.
Sophie Arnould joignait à une figure gracieuse un son de voix qui ravissait et une sensibilité qu'elle savait communiquer à tous ceux qui l'écoutaient; sa taille était moyenne et bien prise; elle avait surtout des yeux superbes, et l'ensemble de ses traits lui donnait une de ces physionomies heureuses qui flattent et plaisent au premier aspect.
M. de Fondpertuis, intendant des menus, l'ayant entendue chanter, eut le désir de la faire entrer dans la musique de la reine. Il en parla à Mme de Pompadour, qui la fit demander. Sophie alla chez la 47 favorite avec sa mère, et ne démentit point dans cette épreuve la réputation brillante qu'elle s'était acquise. Mme de Pompadour la combla d'éloges et dit à ceux qui l'entouraient: «Cette jeune personne fera quelque jour une charmante princesse.» Mme Arnould, qui craignait que les talens de sa fille ne lui fissent jouer un trop grand rôle, répondit à la marquise: «Je ne sais, madame, comment vous l'entendez; ma fille n'a point assez de fortune pour épouser un prince, et elle est trop bien élevée pour devenir princesse de théâtre.» Cependant cette bonne mère céda aux insinuations de quelques amis, et consentit à ce que Sophie fût mise 48 sur l'état de la musique du roi. Cet engagement n'était qu'un prétexte pour attirer Sophie sur un plus grand théâtre, et lui faire parcourir une carrière digne de ses rares talens. MM. Rebel et Francœur, surintendans de la musique du roi, la sollicitèrent secrètement d'entrer à l'Opéra. Cette jeune virtuose, subjuguée par tous les prestiges qui l'environnaient, consentit facilement à cette proposition, et bientôt après on lui envoya un ordre de début pour l'Académie royale de Musique. Cet événement imprévu affligea vivement Mme Arnould; elle gémit sur la destinée de sa fille, et, plus jalouse de son bonheur que de sa gloire, elle eût préféré la voir couler des jours 49 purs et tranquilles au sein d'une heureuse obscurité. Elle voulut alors mettre Sophie au couvent; mais une autorité supérieure la força d'obéir. Tout ce qu'elle put faire pour préserver sa chère Sophie des dangers auxquels l'exposaient sa jeunesse et ses charmes, fut de la surveiller sans cesse; elle la conduisait elle-même à l'Opéra, l'attendait dans une loge et la ramenait chez elle quand son rôle était fini.
Sophie Arnould débuta à l'Académie royale de Musique le 15 décembre 1757, et fut reçue l'année suivante. Elle parut aux yeux des connaisseurs l'actrice la plus naturelle, la plus onctueuse, la plus tendre qu'on eût encore vue. Elle 50 est sortie telle des mains de la nature, et son début a été un triomphe[3].
A cette époque un jeune seigneur, épris de belle passion pour Sophie, forma le projet de la soustraire à la surveillance maternelle et de la faire jouir de l'indépendance de toutes ses compagnes de l'Opéra. La chose était difficile; mais l'amour est ingénieux; les obstacles l'irritent, et tout finit par lui céder. Le comte de L. usa d'un stratagême dramatique; il déguisa son rang et sa fortune, se fit passer pour un poëte de province qui venait à Paris faire jouer une 51 tragédie, et, sous le nom de Dorval, prit un logement à l'hôtel de Lisieux. Son esprit et sa courtoisie le firent bientôt remarquer; il enivra Mme Arnould de complimens flatteurs, et séduisit Sophie par les plus brillantes promesses; une ancienne gouvernante aida les deux amans à briser leurs entraves, et un soir d'hiver, à la suite d'une lecture larmoyante qui avait obscurci les yeux de toute la famille, Dorval et Sophie disparurent.
Cet enlèvement fit beaucoup de bruit; Mme de L. était généralement estimée, et l'on blâmait hautement l'infidélité de son mari. Il cherchait à se justifier auprès de l'abbé Arnauld en lui faisant l'éloge de sa maîtresse:—Avez-vous tout 52 dit? répondit l'abbé. Mettez le mépris public dans l'autre côté de la balance.—Le comte lui sauta au cou:—Mon cher abbé, s'écria-t-il, je suis le plus heureux des hommes; j'ai tout à la fois une femme vertueuse, une maîtresse charmante et un ami sincère.—
Sophie Arnould se distingua bientôt par de grands talens, et l'on fut étonné de voir sur la scène de l'Opéra, où jusqu'alors on n'avait presque aperçu que des mannequins plus ou moins bien exercés, une actrice remplie de grâces et de sensibilité, qui offrait la réunion touchante et nouvelle d'une voix charmante au mérite rare d'un jeu vrai et puisé dans la nature.
53 Cette femme célèbre a excité l'enthousiasme des amis de la musique et de l'art dramatique pendant tout le temps qu'elle est restée au théâtre. Dorat, dans son poëme de la Déclamation, a célébré cette voix retentissante dans le fracas des airs, ces sons plaintifs et sourds, et tout l'intérêt qu'inspirait cette grande actrice lorsqu'elle offrait Psyché mourante aux spectateurs attendris. Mais c'est dans Castor et Pollux qu'elle déployait tout ce que l'âme la plus tendre peut produire de sentiment: un jour qu'elle venait de remplir le rôle de Thélaïre elle se donnait beaucoup de peine pour prouver à Bernard qu'il en était l'auteur, car ce poëte sur la fin de sa vie avait perdu la 54 mémoire et presque la raison; enfin il dit, sortant comme d'un rêve: «Oui sans doute, Castor est mon ouvrage, et Thélaïre est ma gloire.»
Ce n'est pas seulement comme actrice que Sophie Arnould s'est fait connaître; son nom est placé à côté de celui de Fontenelle et de Piron, si connus par leurs saillies piquantes. Douée d'une imagination vive et folâtre, elle brillait surtout dans les à-propos, et répandait avec autant de facilité que de grâces les bons mots, les fines plaisanteries, et malgré la causticité de quelques sarcasmes, elle sut se conserver de nombreux amis.
On lui a reproché de faire de 55 l'esprit en y mêlant celui des autres; elle passait surtout pour médisante, et ses camarades mêmes éprouvèrent plus d'une fois ses railleries; mais comme elle n'était ni tracassière, ni haineuse, ni jalouse, ni intrigante, on s'amusait des jeux de son esprit en louant les qualités de son cœur.
Quelquefois on lui rendait les traits piquans qu'elle lançait aux autres: ses dents étaient vilaines, et les moins clairvoyans pouvaient aisément s'en apercevoir; un jour elle disait, en parlant de sa franchise, qu'elle avait le cœur sur les lèvres: «Je ne suis pas surpris, lui répartit Champcenetz, que vous ayez l'haleine si perfide.»
En 1763, époque où la jeunesse, 56 l'esprit et les grâces de Sophie Arnould attachaient à son char l'élite de la cour et de la ville, Dorat lui consacra une longue épître; Bernard, Laujeon, Marmontel, Rulhières et autres poëtes l'ont également chantée. Favart, subjugué par sa voix ravissante, a fait pour elle le madrigal suivant:
Pourquoi, divine enchanteresse,
Me troubles-tu par tes accens?
Tu me fais sentir une ivresse
Qui ne va pas jusqu'à tes sens.
Peut-être que dans ma jeunesse
Mon bonheur eût été le tien:
Je t'aime, et le temps ne me laisse
Que le désir... Désir n'est rien.
Ah! tais-toi; mais non, chante encore;
Qu'avec tes sons voluptueux
Mon reste d'âme s'évapore,
Et je me croirai trop heureux.
57 Garrick, célèbre acteur et directeur d'un des théâtres de Londres, fit alors un voyage à Paris; il visita tous les spectacles, et lia connaissance avec les principaux acteurs. Mlles Clairon et Arnould furent, dit-on, les deux seules actrices dont il admira les talens.
Une philosophie naturelle, qu'elle dut à ses réflexions plus qu'à son éducation, lui fit rechercher la société des hommes les plus célèbres, dont elle vécut entourée. D'Alembert, Diderot, Duclos, Helvétius, Mably, J.-J. Rousseau et beaucoup d'autres ont eu avec elle des rapports plus ou moins intimes; c'est en vivant avec eux, c'est en lisant leurs ouvrages qu'elle se préparait un automne heureux et tranquille.
58 Son printemps fut embelli de tous les charmes que la fortune et la beauté peuvent procurer; émule de Ninon de Lenclos, elle vit sur ses pas les hommes les plus aimables et les plus spirituels. Ses talens et son esprit lui ont mérité le surnom d'Aspasie de son siècle, de même que son modèle avait reçu celui de moderne Leontium.
Dans le cours de sa brillante carrière, à une époque où la galanterie française était portée au plus haut degré, il eût été difficile à Sophie Arnould de résister aux séductions qui l'entouraient; on lui a connu plusieurs amans; mais elle a toujours conservé pour le comte de L., le premier et le plus 59 doux objet de son cœur, un attachement tendre et soumis, que l'ascendant qu'il avait pris sur elle fortifiait sans cesse: ils vivaient ensemble comme certains époux; les infidélités de l'un motivaient celles de l'autre; mais Sophie y mettait plus de mystère, et sauvait les apparences autant qu'elle le pouvait. Le comte de L. ne pouvait faire un choix plus analogue à ses goûts, et ses amours, ses bouderies, ses ruptures et ses raccommodemens forment un long épisode dans la vie de cette actrice.
En 1761 M. de L. ayant fait un voyage à Genève pour consulter Voltaire sur une tragédie d'Electre de sa façon, Sophie, excédée de la jalousie de son amant, profita de 60 son absence pour rompre avec lui. Elle avait renvoyé à Mme de L. tous les bijoux dont lui avait fait présent son mari, même le carrosse, et dedans deux enfans qu'elle avait eus de lui; elle s'était tenue cachée pour se soustraire aux fureurs d'un amant irrité; elle s'était même mise sous la protection du comte de Saint-Florentin, dont elle avait imploré la bienveillance. On ne peut peindre le désespoir où cette rupture avait jeté M. de L.; tout Paris était inondé de ses élégies; enfin, à la fougue d'une passion effrénée ayant succédé le calme de la raison, il s'était livré aux sentimens généreux qui devaient nécessairement reprendre le dessus dans un cœur comme le sien. 61 Une entrevue avait eu lieu entre sa maîtresse et lui; il avait poussé la grandeur d'âme au point de lui déclarer qu'en renonçant à elle il n'oubliait pas ce qu'il se devait à lui-même, et lui envoyait en conséquence un contrat de deux mille écus de rentes viagères. Sur le refus de Sophie, Mme de L. était intervenue, et avait sollicité l'actrice sublime de ne point refuser un bienfait auquel elle voulait participer elle-même: elle lui avait déjà fait dire qu'elle prendrait soin de ses enfans comme des siens propres.
Sophie, pour se distraire d'une passion qui faisait le tourment de sa vie, avait passé dans les bras de M. Bertin, nouvelle victime de 62 l'infidélité de Mlle Hus, actrice du théâtre Français. Le trésorier des parties casuelles crut trouver dans Sophie ce qu'il cherchait depuis si longtemps; il n'épargna rien pour mériter la bienveillance de sa nouvelle maîtresse; tout fut prodigué; mais l'excès de sa générosité ne put triompher d'une passion mal éteinte: l'amant tyrannique régnait au fond du cœur; ses écarts disparurent; on oublia ses torts, et l'amour réunit deux amans qui, plus épris que jamais l'un de l'autre, présentèrent un événement qui fit l'entretien de tout Paris. L'infortuné Bertin, aussi honteux de sa tendresse que piqué du changement de sa conquête, tomba dans le plus cruel désespoir.
63 Ce raccommodement fit moins d'honneur à la constance des deux personnages que de tort à leur bonne foi. M. Bertin avait payé les dettes de la belle fugitive, il avait marié sa sœur, et dépensé pour elle plus de vingt mille écus: il eût fallu pour conserver l'héroïne que l'amant en faveur eût remboursé à l'amant disgracié les frais considérables que lui avaient occasionnés ses nouvelles amours; mais à cette époque la générosité financière s'étendait si loin, on en cite des traits de prodigalité si merveilleux, qu'il semble que le Pactole coulait chez les traitans.
M. de L. lut en 1763, à l'assemblée de l'Académie des Sciences, dont il était membre, un mémoire 64 sur l'inoculation, dans lequel il improuvait l'arrêt du Parlement sur cette matière. Ce seigneur fut en conséquence arrêté par ordre du roi, et conduit à la citadelle de Metz.
Sophie, ennuyée de l'absence de son amant, saisit l'instant de la sensation très vive qu'elle avait faite à la cour en jouant le rôle de Céphise dans l'opéra de Dardanus; elle se jeta aux pieds du duc de Choiseul, et demanda dans cette posture pathétique le rappel du proscrit. Le cœur du ministre galant s'émut; il se prêta de la meilleure grâce du monde à des instances si tendres. M. de L. rendit hommage de sa liberté à son auteur; il lui consacra les premiers jours de 65 son retour, et pour ne point troubler ses plaisirs Mme de L. se retira au couvent.
Mlle Heynel, célèbre danseuse de Stutgard, dont on a tant prôné le succès prodigieux, produisit en 1768 une merveille plus grande encore. Ses charmes subjuguèrent M. de L. au point de lui faire oublier ceux de Sophie; il donna pour cadeau à l'allemande soixante mille livres, et quinze mille à un frère qu'elle aimait beaucoup; il ajouta un ameublement exquis, un équipage complet et un assortiment de bijoux. On estime que la première avait coûté plus de cent mille livres à ce magnifique seigneur: Mlle Heynel ne s'était jugée modestement qu'à mille louis.
66 En 1769 Sophie, étant à Fontainebleau, manqua si essentiellement à Mme Dubarry, qu'elle s'en était plainte au roi; Sa Majesté avait ordonné que cette actrice fût mise pour six mois à l'hôpital; mais la favorite, revenue bientôt à son caractère de douceur et de modération, demanda elle-même la grâce de celle dont elle avait désiré le châtiment, et sacrifia sa vengeance personnelle aux plaisirs du public, qui aimait cette actrice. Le roi eut de la peine à se laisser fléchir; il fallut toutes les grâces de sa maîtresse pour retenir sa sévérité. Les camarades de Sophie, trop souvent en butte à ses sarcasmes, profitèrent de l'occasion pour s'en venger, et répandirent 67 avec une charité merveilleuse son aventure de Fontainebleau; et lorsque cette actrice paraissait parmi elles on lâchait toujours un petit mot d'hôpital, ce qui humiliait beaucoup cette superbe reine d'opéra.
Sophie voulut se retirer cette année-là; mais on lui refusa la gratification extraordinaire de mille livres, attendu la fréquence de ses absences, ses incommodités et ses caprices continuels, qui l'empêchaient de jouer les trois quarts de l'année. On lui démontra que chacune de ses représentations coûtait plus de cent écus à l'administration; elle se jugea au-dessus de tous les calculs, et parut décidée à quitter le théâtre.
68 L'annonce de cette retraite mit l'Opéra dans une grande agitation. Des personnes de la cour du plus haut parage se mêlèrent du raccommodement; on engagea les directeurs à pardonner les écarts de cette aimable actrice, et celle-ci à faire soumission aux premiers. Toute cette intrigue demanda beaucoup de temps, de prudence et de soins; enfin on vint à bout de réunir les personnages, et Sophie consentit à rester.
Le comte de L., dont le fond de gaieté inépuisable était merveilleusement secondé par son imagination, fit quelques voyages en Angleterre. Après avoir diverti Londres il voulut amuser Paris de ses plaisanteries ingénieuses, 69 et l'on en cite plusieurs qui furent trouvées charmantes. A son retour dans la capitale il continua de voir Sophie comme la plus tendre de ses amies. Au mois de février 1774 il forma une assemblée de quatre docteurs de la Faculté de Médecine, appelés en consultation. La question était de savoir si l'on pouvait mourir d'ennui: ils furent tous pour l'affirmative, et après un long préambule, où ils motivaient leur jugement, ils signèrent dans la meilleure foi du monde. Croyant qu'il s'agissait de quelque parent du consultant, ils décidèrent que le seul remède était de dissiper le malade en lui ôtant de dessous les yeux l'objet de son état d'inertie et de stagnation.
70 Muni de cette pièce en bonne forme, le facétieux seigneur courut la déposer chez un commissaire, et y porta plainte en même temps contre le prince d'Hénin, qui, par son obsession continuelle autour de Mlle Arnould, ferait infailliblement périr cette actrice, sujet précieux au public, et dont en son particulier il désirait la conservation. Il requérait en conséquence qu'il fût enjoint audit prince de s'abstenir de toutes visites chez elle jusqu'à ce qu'elle fût parfaitement rétablie de la maladie d'ennui dont elle était atteinte, et qui la tuerait, suivant la décision de la Faculté... Cette plaisanterie un peu forte brouilla plus que jamais ces deux rivaux; ils se battirent, et le 71 prince n'en continua pas moins ses visites chez Sophie, qui, pour le dédommager, finit par lui accorder ses bonnes grâces[4].
Dans ces temps de débordement les filles de spectacles se livraient aux goûts les plus condamnables. Sophie, se trouvant compromise dans quelques scènes scandaleuses qui entachaient sa réputation, voulut par un piége adroit détromper le public; un émule de Vitruve la seconda, et Paris fut bientôt instruit d'un prétendu mariage de l'architecte B. avec Mlle Arnould; mais elle négligea 72 de conserver la renommée de cet hymen supposé, et répondit à ceux qui lui reprochaient de bonne foi de s'en tenir à un simple architecte après avoir vécu avec les plus grands seigneurs: «Je n'avais rien de mieux à faire pour employer les pierres qu'on jette de tous côtés dans mon jardin.»
Sophie eut ensuite la fantaisie d'être dévote; sa mauvaise santé affaiblissait sa philosophie, et l'avenir parfois l'effrayait. Deux directeurs à rabat voulurent s'emparer de sa conscience: «O ciel! s'écria-t-elle, c'est encore pis que des directeurs d'opéra.»
Il parut alors une caricature représentant Mlle Arnould aux pieds 73 de son confesseur, et derrière cet homme était Mlle R., qui se désolait; au bas on lisait ces vers:
Ne pleurez point, jeune R***;
Arnould, courtisane prudente,
En quittant l'arène galante
Garde une réserve à l'amour.
La fortune, qui jusque-là avait souri à Mlle R., lui fit éprouver ses disgrâces; l'essor brillant qu'elle avait pris, ses goûts et ses folies occasionnèrent un déficit énorme dans ses finances, et cette actrice, poursuivie par ses créanciers, fut obligée de s'expatrier; enfin l'affaire s'arrangea, les dettes furent payées, et Fanny revint à Paris, où ses talens lui valurent la réception la plus flatteuse.
Sophie, après avoir été quelque 74 temps brouillée avec Mlle R., se rapprocha d'elle, et le comédien F. entra pour beaucoup dans le raccommodement. Cette société, tout en s'aimant beaucoup, ne renonçait point aux gaietés piquantes et saugrenues qui se présentaient. Une Dlle V., amie de Sophie, étant accouchée, fit prier cette dernière d'être la marraine de son enfant, et la proposition fut acceptée: il fallait un parrain; l'accouchée crut faire sa cour en proposant F.; Sophie répondit qu'elle ne le connaissait pas le jour. En remplacement on parla d'A. M., gendre de Sophie: «C'est, reprit-elle, un ennuyeux qui ressemble à ces vieux laquais qu'on appelle la Jeunesse.» Cette épigramme 75 écarta encore le second parrain projeté. Enfin Sophie, après avoir réfléchi, dit: «Nous allons chercher bien loin ce que nous avons sous la main; le parrain sera Fanny;» mais comme un tel parrain ne pouvait passer, elle employa à la cérémonie son fils Camille.
Mlle Arnould se nommait Madeleine; mais elle préférait celui de Sophie, qu'elle avait choisi comme plus agréable et plus noble: c'est sous ce nom que tous ses amis la fêtaient. Voici des couplets qui lui furent adressés par A. M. avant qu'il n'entrât dans sa famille:
76 AIR: Qui par fortune trouvera Nymphe dans la prairie.
Amis, célébrons à l'envi
La fête de Sophie;
Que chacun de nous réuni
La chante comme amie.
Nous ne pouvons lui présenter
De fleur plus naturelle
Qu'en nous accordant pour chanter:
C'est toujours, toujours elle!
Si quelqu'un parle d'un bon cœur,
On cite alors Sophie;
Si l'on décerne un prix flatteur,
Elle est encore choisie;
Si quelqu'un trouve à l'Opéra
Grâce et voix naturelle,
Cet éloge désignera
C'est toujours, toujours elle.
En vain l'Envie aux triples dents
Voulut blesser Sophie;
Elle répand que ses talens
Semblent rose flétrie:
77 Mais elle parut dans Castor
Si touchante et si belle,
Que chacun,s'écria d'accord:
C'est toujours, toujours elle!
Le Temps cruel, qui détruit tout,
Respectera Sophie;
Par son pouvoir le dieu du goût
Prolongera sa vie.
Le charme de ses doux accens
Nous la rendra nouvelle;
On répétera dans vingt ans:
C'est toujours, toujours elle.
On avait donné à l'abbé Terray le sobriquet de grand Houssoir, nom qui convenait assez à sa figure et à sa besogne; il houssa terriblement les fermes au renouvellement du bail de 1774. Les nouvelles croupes et les intérêts qui furent donnés à la famille Dubarry et aux créatures du contrôleur 78 général des finances firent beaucoup crier les traitans. On dit à Sophie Arnould qu'elle avait une croupe dans le nouveau bail des fermiers généraux, et l'on fit circuler sous son nom la lettre suivante, adressée à l'abbé Terray.
Monseigneur,
«J'avais toujours ouï dire que vous faisiez peu de cas des arts et des talens agréables; on attribuait cette indifférence à la dureté de votre caractère. Je vous ai souvent défendu du premier reproche; quant au second, il m'eût été difficile de m'élever contre le cri général de la France entière; cependant je ne pouvais me persuader qu'un homme aussi sensible 79 aux charmes de notre sexe pût avoir un cœur de bronze. Vous venez bien de prouver le contraire; vous vous êtes occupé de nous au milieu des fonctions les plus importantes de votre ministère. Forcé de grever la nation d'un impôt de 162 millions, vous avez cru devoir en réserver une partie pour le théâtre lyrique et les autres spectacles; vous savez qu'une dose d'Allard, de Caillaud, de Raucourt est un narcotique sûr pour calmer les opérations que vous lui faites à regret. Véritable homme d'état, vous en prisez les membres suivant l'utilité dont ils sont avec vous. Le gouvernement fait sans doute en temps de guerre grand cas d'un guerrier qui verse son 80 sang pour la patrie; mais en temps de paix le coup d'œil d'un militaire mutilé ne sert qu'à affliger; il faut au contraire des gens qui amusent; un danseur, une chanteuse sont alors des personnages essentiels, et la distinction qu'on établit dans les récompenses des deux espèces de citoyens est proportionnée à l'idée qu'on en a. L'officier estropié arrache avec peine et après beaucoup de sollicitations et de courbettes une pension modique; elle est assignée sur le trésor royal, espèce de crible sous lequel il faut tendre la main avant de recueillir quelques gouttes d'eau. L'acteur est traité plus magnifiquement; il est accolé à une sangsue publique, animal nécessaire qu'on fait ainsi 81 dégorger en notre faveur de la substance la plus pure dont il se repaît. C'est à pareil titre sans doute, monseigneur, c'est à la profondeur de votre politique que je dois attribuer le prix flatteur dont vous honorez mon faible talent. Vous m'accordez, dit-on, une croupe; mais c'est une croupe d'or; vous me faites chevaucher derrière Plutus. Je ne doute pas que, dressé par vous, il n'ait les allures douces et engageantes; je m'y commets sous vos auspices, et cours avec lui les grandes aventures.
«Je suis avec un profond respect,
«MONSEIGNEUR,
«Votre, etc.»
Paris, 4 janvier 1774.
82 Quelle que soit l'authenticité de cette pièce, il est certain que Sophie obtint du contrôleur général, peu de jours avant la mort de Louis XV, un intérêt sur les fermes valant sept mille livres de rente.
Se trouvant à la vente de M. Randon de Boisset, elle porta au double pour première enchère le prix mis par le crieur au buste de Mlle Clairon. L'admiration ferma la bouche à tous les amateurs; on eût rougi de disputer à Mlle Arnould le prix du sentiment; le buste lui resta. Ce fut une espèce de couronne qui lui fut décernée au milieu des applaudissemens de toute l'assemblée, et ce moment a été consacré par le quatrain suivant, 83 qu'un anonime lui envoya sur-le-champ:
Lorsqu'en t'applaudissant, déesse de la scène,
Tout Paris t'a cédé le buste de Clairon,
Il a connu les droits d'une sœur d'Apollon
Sur un portrait de Melpomène.
Sophie Arnould, malgré ses talens, étant devenue en 1776 presque inutile aux directeurs de l'Opéra, ces messieurs, pour exciter son zèle, lui proposèrent de ne plus l'appointer et de lui payer une somme convenue chaque jour qu'elle paraîtrait; elle se fâcha, et menaça de donner sa démission: ce terme était alors devenu à la mode parmi les grands personnages de théâtre.
On donnait un soir un concert dans un appartement du Palais-Royal ayant vue sur le jardin; 84 beaucoup de promeneurs écoutaient: Sophie, malgré son timbre affaibli, s'avisa de chanter un air d'Iphigénie; tout à coup une voix s'élève, interrompt ses chants par des sons lugubres, et fait entendre ces paroles, qu'une divinité infernale adresse à Alceste dans le dernier acte de cet opéra:
Caron t'appelle; entends sa voix.
La cantatrice fut abasourdie, et depuis ce moment, dès qu'elle paraissait en public, des gens charitables ne manquaient pas de fredonner l'air d'Alceste.
Quelque temps après elle reçut une leçon aussi forte et plus désagréable encore; jouant Iphigénie, elle disait à Achilles:
Vous brûlez que je sois partie.
85 Le parterre lui appliqua ce vers, et se mit à battre des mains. Elle fut d'ailleurs souvent maltraitée dans ce rôle, malgré la présence de la reine, qui la protégeait et qui l'applaudissait.
Sophie Arnould ayant perdu sa belle voix, son grasseyement, autrefois l'un des charmes de sa jeunesse, devint si désagréable qu'elle cessa tout à fait de plaire au public. L'abbé Galiani se trouvant au spectacle de la cour, on lui demanda son avis sur la voix de Mlle Arnould:—C'est, dit-il, le plus bel asthme que j'aie entendu.—Enfin Sophie céda aux sages conseils de ses amis, et elle se retira en 1778 avec une pension de 2,000 liv.
86 Cette actrice a obtenu autant de succès que de gloire, parce qu'elle unissait le sentiment à la perfection; mais ce qu'on aura de la peine à croire c'est que cette Sophie, si touchante au théâtre, si folle à souper, si redoutable dans les coulisses par ses épigrammes, employait ordinairement les momens les plus pathétiques, les momens où elle faisait pleurer ou frémir toute la salle, à dire tout bas des bouffonneries aux acteurs qui se trouvaient en scène avec elle, et lorsqu'il lui arrivait de tomber gémissante, évanouie entre les bras d'un amant au désespoir, tandis que le parterre criait et s'extasiait, elle ne manquait pas de dire au héros éperdu qui la soutenait:—Ah, 87 mon cher Pillot, que tu es laid!—On peut remarquer que tous les acteurs ont l'habitude de se dire de pareilles folies pendant leur jeu muet; mais ce qui surprendra c'est que celui de cette actrice n'en souffrait point, et il était impossible que le spectateur qui la voyait dans ces momens décisifs supposât qu'elle fût assez peu affectée pour dire des billevesées.
Sophie Arnould a eu de M. le comte de L. trois garçons et une fille; l'aîné s'appelait Louis Dorval, le second Camille Benerville, et le troisième Constant Dioville; Alexandrine était le nom de leur sœur. L'aîné mourut à l'âge de quatre ans, et le troisième, devenu 88 colonel de cuirassiers, fut tué à la bataille de Wagram; Camille est existant, et porte l'un des noms de famille de son père, ayant été légitimé avec son frère Constant.
Alexandrine Arnould, née en 1767, épousa en 1780 A. M.; c'était un jeune littérateur dont on a ébauché le portrait dans les couplets suivans[5]:
AIR: Vive Henri quatre.
Hormis à table,
Il est toujours au lit;
89 Qu'il est aimable
Quand il sait ce qu'il dit!
Mais c'est pis qu'un diable
Pour cacher son esprit.
A l'art de plaire,
Qu'il esquive souvent,
Par caractère
Il joint heureusement
L'esprit de se taire,
Et chacun est content.
A. M., tout en parcourant la lice académique, ne cessait d'enfanter des madrigaux en l'honneur de mesdemoiselles Arnould, mère et fille; voici des vers qu'il destinait à être mis au bas du buste de Sophie:
Ce buste nous enchante; ah, fuyez, mes amis,
Fuyez! Que de périls on court près du modèle!
Je n'ai jamais vu d'homme en sa présence admis
Qui n'entrât inconstant et ne sortit fidèle.
Ce poëte était si épris de sa 90 future, d'une figure commune et passablement laide, qu'il la considérait comme une Vénus; il lui adressa le quatrain suivant, qui dans le temps parut d'un ridicule rare aux yeux de ceux qui connaissaient l'héroïne:
Celle dont le portrait ici n'est point flatté,
Digne des chants d'Ovide et du pinceau d'Apelle,
N'a rien vu sous les cieux d'égal à sa beauté,
Rien, si ce n'est l'amour que je ressens pour elle.
L'esprit de Mme M. tenait beaucoup de celui de sa mère; ces deux personnes se faisaient parfois des niches assez gaies. Sophie avait aimé le comédien F., et après quelques mois l'avait congédié avec éclat: Mme M. fut enchantée de cette rupture, qu'elle croyait sincère. Un matin elle alla voir sa 91 mère, et la trouva tête à tête avec F.; quand celui-ci se fut retiré elle témoigna son étonnement à Sophie: «C'est pour affaire que cet homme est venu ici, dit-elle, car je ne l'aime plus.—Ah! j'entends, répliqua Mme M.; vous l'estimez à présent;» allusion au conte qui finit par ce vers:
Combien de fois vous a-t-il estimé?
On demandait à cette dame quel âge avait sa mère:—Je n'en sais plus rien, répondit-elle; chaque année ma mère se croit rajeunie d'un an; si cela continue je serai bientôt son aînée.—
L'épigramme, comme on voit, était héréditaire dans cette famille; mais le cœur d'Alexandrine ne ressemblait 92 pas à celui de Sophie. Quoiqu'elle eût deux enfans d'A. M., elle divorça pour épouser un habitant de Luzarches, qu'elle a rendu veuf peu de temps après, en lui laissant aussi deux enfans.
Quelques années avant la révolution Sophie Arnould habitait à Clichy-la-Garenne une maison de campagne où, partagée entre les souvenirs et les jouissances que lui assurait son amour pour les arts, elle se livrait presque entièrement à l'agriculture et aux douceurs d'une vie paisible et retirée.
Elle vendit cette propriété, et acheta à Luzarches, en 1790, la maison des pénitens du tiers-ordre de Saint-François, et sur la 93 porte elle fit graver cette inscription:
ITE MISSA EST.
(Allez vous-en; la messe est dite.)
Elle avait choisi au fond du cloître un endroit qu'elle destinait pour son tombeau, et elle y fit inscrire ce verset de l'Ecriture:
Multa remittuntur ei peccata quia dilexit multum.
Beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu'elle a beaucoup aimé.
Des agens du comité révolutionnaire de Luzarches vinrent un jour chez elle faire une visite domicilière; quelques frères la traitant de suspecte: «Mes amis, leur dit-elle, j'ai toujours été une citoyenne très-active, et je connais par cœur les droits de l'homme.» Un des membres aperçut alors sur une 94 console un buste de marbre qui la représentait dans le rôle d'Iphigénie; il crut que c'était le buste de Marat, et, prenant l'écharpe de la prêtresse pour celle de leur patron, ils se retirèrent très édifiés du patriotisme de l'actrice.
La révolution, qui a rompu tant de liens, dispersa tous les amis de Sophie; elle perdit alors une grande partie de sa fortune, qui se montait à près de trente mille livres de rente, tant en pensions qu'en contrats; néanmoins elle eût pu s'assurer un sort indépendant si elle n'eût pas mis toute sa confiance dans un homme d'affaires dont les malversations achevèrent de la ruiner.
On a vu dans ces temps de confusion cette femme, célèbre par 95 son esprit et par ses conquêtes, cette femme, qui pouvait le mieux rappeler l'image d'une courtisane grecque, implorer vainement des secours auprès du Gouvernement; on a entendu mêler aux concerts mystiques des obscurs théophilantropes cette voix qui tonnait dans Armide, qui soupirait dans Psyché, et on a gémi en pensant à l'incertitude des événemens et aux mystères de la fatalité.
Sophie végétait dans un dénuement presque absolu lorsqu'elle apprit, en 1797, que M. F. venait d'être nommé l'un des premiers magistrats de l'état; son cœur tressaillit et s'abandonna facilement à la douce espérance que son ancien ami, élevé au faîte des grandeurs, 96 viendrait bientôt à son secours; elle lui fit part de sa position pénible, et il l'invita à dîner pour le lendemain.
Mme D., présente à cette réunion, fut enchantée de rencontrer Sophie Arnould, qu'elle ne connaissait que de réputation; elle alla lui faire une visite, et, la voyant misérablement logée chez un perruquier de la rue du Petit-Lion, elle lui proposa un appartement dans sa maison. Sophie accepta avec la plus vive reconnaissance une offre aussi généreuse, et trouva bientôt près de sa nouvelle amie tous les charmes que les bons cœurs répandent autour d'eux.
M. F., redevenu ministre en 1798, fit obtenir à Sophie une 97 pension de 2,400 fr. et un logement à l'hôtel d'Angivilliers, près le Louvre. Alors quelques amis se rapprochèrent d'elle; des gens de lettres et des artistes lui formèrent encore une société agréable.
Sophie Arnould conserva jusqu'au dernier instant tout l'enjouement de son esprit; les grâces semblaient avoir effacé la date de son âge, et la vivacité de ses saillies faisait oublier les ravages que le temps avait fait à ses charmes. Elle était attaquée d'un squirrhe au rectum, qui lui était survenu à la suite d'une chute: un jour, qu'elle avait rassemblé plusieurs docteurs pour examiner le siége secret de ce mal douloureux, elle dit: «Faut-il que je paie maintenant 98 pour faire voir cette chose-là, tandis qu'autrefois...»
Elle mourut à l'hôtel d'Angivilliers sur la fin de 1802; sa dépouille mortelle fut portée dans le champ du repos de Montmartre; aucune pompe funèbre ne l'accompagna, aucun marbre ne lui servit de tombe: un de ses amis, témoin de cette modeste sépulture, s'écria douloureusement:
Ainsi tout passe sur la terre,
Esprit, beauté, grâces, talens,
Et, comme une fleur éphémère,
Tout ne brille que peu d'instans!
Sophie Arnould avait dix-huit ans moins deux mois lorsqu'elle parut pour la première fois à l'Académie royale de Musique; elle débuta dans le divertissement du ballet des Amours des Dieux, par un air détaché qui commence ainsi: Charmant Amour[6]. On lui a souvent entendu dire que cette invocation lui avait porté bonheur.
100 Dorat entra dans les mousquetaires à l'époque où Sophie Arnould fut reçue à l'Opéra; mais il quitta bientôt l'état militaire pour se livrer entièrement à la littérature. Ce poëte avait la prétention de passer pour homme à bonnes fortunes; Sophie, qui connaissait la faiblesse de ses moyens, lui dit un jour: «Mon cher Dorat, vous voulez jouer le berger Tircis; mais vous n'êtes pas fait pour ce rôle-là.»
Dans une promenade au bois de Romainville elle rencontra Gentil-Bernard, qui, rêvant à l'Art d'Aimer, était assis comme Tityre à l'ombre d'un hêtre:—Que faites-vous donc dans cette solitude? lui demanda Sophie.—Je m'entretiens avec moi-même, répondit le poëte: «Prenez-y garde, reprit-elle; vous causez avec un flatteur.»
101 On a vu rarement le double talent de la déclamation et du chant réunis dans le même sujet: Chassé posséda ce rare mérite; sa voix et son jeu l'élevèrent au rang des plus grands acteurs lyriques. Cet artiste se retira en 1757. Un musicien s'étant présenté pour lui succéder, Sophie lui dit: «Monsieur, si vous voulez être des nôtres, tâchez de vous faire Chassé.»
Mlle Clairon[7] naquit en 1723 à Condé, petite ville du département du Nord, pendant le carnaval. Là tout le 102 monde aimait le plaisir: le curé et son vicaire étaient masqués, l'un en Arlequin et l'autre en Gilles. On apporta l'enfant, qui avait l'air mourant, et le curé l'ondoya sans changer d'habit. Cette célèbre actrice qui occupa la scène avec tant d'éclat, débuta à l'Opéra-Comique à peine âgée de douze ans; elle passa de là aux Italiens, au grand Opéra, enfin aux Français, où la gloire l'attendait. Elle était galante, voluptueuse et peu intéressée. Quelque temps avant sa retraite, qui eut lieu en 1766, on parlait sourdement de son mariage avec M. de Valbelle, son amant intime, et en attendant elle vivait avec un Russe d'une réputation singulière. On disait à Mlle Arnould que ce sigisbée se contentait de lui baiser la main: «C'est tout ce qu'il peut faire de mieux,» répondit-elle.
103 Albaneze, sopraniste du Conservatoire de Naples, et l'un des plus fameux castrats[8] que nous ayons eus, vint à Paris à l'âge de dix-huit ans. Une dame, l'ayant entendu chanter, en devint amoureuse, et parlait avec enthousiasme du charme de sa voix: «Il est vrai, dit Sophie, que son organe est ravissant; mais ne sentez-vous pas qu'il y manque quelque chose?»
104 Mlle Beaumenard, actrice de la Comédie française, avait joué en 1743 à l'Opéra-Comique, où elle était connue sous le nom de Gogo. Aucune actrice n'a demeuré si longtemps au théâtre. Le fermier général d'Ogny lui ayant donné une superbe rivière de diamans, une de ses camarades en admirait l'éclat, mais trouvait que cette rivière descendait bien bas: «C'est qu'elle retourne vers sa source, observa Sophie.»
Chévrier a présenté dans son Colporteur une satire affreuse des mœurs du siècle; les principales actrices de Paris y sont passées en revue, et chacune a son paquet. Cet écrivain virulent, poursuivi par la police, alla mourir en Hollande en 1762. Le bruit ayant couru qu'il s'était empoisonné: «Juste ciel! dit Mlle Arnould, il aura sucé sa plume.»
105 Poinsinet a fait imaginer le mot mystification pour exprimer l'art de tirer parti d'un homme simple en s'amusant de sa crédulité. Cet être singulier ne manquait pas de cette vivacité d'esprit naturel qui s'exhale quelquefois en saillies piquantes; mais il était absolument dénué de jugement. Un de ses prôneurs vantait un jour les nombreux ouvrages de Poinsinet en disant que peu d'auteurs avaient son esprit: «Je pense comme vous, reprit Mlle Arnould; Poinsinet a tant d'esprit dans sa tête que le bon sens n'a jamais pu s'y loger.»
Le lord Craffort, grand adorateur des vierges de l'Opéra, faisait le dévot et se ruinait au jeu. Sophie lui dit un jour: «Milord, vous ressemblez aux BONS 106 CHRÉTIENS d'hiver; vous mûrirez sur la paille.»
J.-P.-N. Ducommun est auteur de l'Eloge du sein des Femmes. Un amateur, citant cet ouvrage à Sophie, disait qu'une belle gorge était ce qu'il prisait davantage chez les dames, mais que depuis longtemps il n'en trouvait pas: «Vraiment! répondit-elle; vous ne savez donc plus à quel SEIN vous vouer?»
Ce fut au danseur Léger que Mlle G. dut son premier pas et un enfant, dont elle accoucha dans un grenier[9], au 107 milieu de l'hiver, sans feu et sans linge. Depuis cette époque elle gagna un hôtel, un suisse, six chevaux, autant de domestiques, et une fois autant d'amans. On assure qu'elle a dû ses vertus et son humanité à l'état de dénuement où elle se trouva au commencement de sa carrière. Cette danseuse était fort maigre, et quoique sa danse fût maniérée et pleine d'afféteries, on l'avait surnommée le squelette des grâces. Un jour qu'elle dansait avec Gardel, son soupirant, et Dauberval, son favori, Sophie dit: «Je crois voir deux chiens qui se disputent un os.»
108 Un petit-maître, beau comme Adonis et pauvre comme Job, épousa la veuve d'un riche marchand de bois qui fournissait l'Opéra; un ami de la dame s'étonnait qu'à son âge elle eût fait choix d'un tel étourdi: «Mais cette femme entend très-bien le ménage, dit Mlle Arnould; pour que le feu s'éprenne ne faut-il pas que le bois sec soit sous le bois vert.»
Mlle Defresne, fille d'une blanchisseuse de Paris, était citée en 1735 comme une des plus jolies personnes qu'on pût voir; sa beauté fit sa fortune, et après avoir longtemps circulé dans le monde elle épousa le marquis de Fleury, qui lui vendit son nom et ses titres moyennant une pension viagère. Depuis cette mutation Mme la marquise de Fleury eut des armoiries, des gens 109 qui portaient la queue de sa robe, et un carreau à l'église. Un jour qu'elle étalait à Saint-Roch son faste et son hypocrisie, Sophie dit à quelqu'un: «Examinez donc cette nouvelle marquise; elle devient dévote à vue d'œil; elle prie Dieu quand on la regarde.»
Une actrice de l'Opéra vivait avec un joueur qui lui mangeait tout ce qu'elle gagnait. Sophie, la voyant recourir souvent aux emprunts, lui dit:—Ton amant te ruine; comment peux-tu rester avec lui?—Cela est vrai; mais c'est un si bon diable! «Je ne m'étonne plus, reprit sa camarade, si tu t'amuses à tirer le diable par la queue.»
M. de Sennecterre, devenu aveugle, donna en 1762 une pastorale intitulée 110 Hylas et Zélie; les paroles en sont plates, la musique pauvre, et les ballets insignifians. Mlle Arnould dit que ce spectacle était un opéra d'aveugle fait pour être entendu par des sourds.
Il est des femmes chez lesquelles règne une bonté d'âme incompatible avec des rigueurs constantes; elles n'ont pas la force de résister ni le courage de refuser. La tendre Gaussin[10] était de ce caractère; jamais un refus n'est sorti de sa bouche. On disait que Chévrier avait recueilli les noms de mille trois cent soixante-douze soupirans auxquels cette actrice généreuse avait rendu service: 111 «Cela prouve un grand cœur, observa Sophie; mais qui sert tout le monde n'oblige personne.»
Un Anglais qui faisait la cour à Mlle Beaumenard vint prier Sophie de le raccommoder avec cette actrice.—Qui vous a donc brouillé?—Vous savez bien qu'elle avait un épagneul; ce petit animal venait toujours me mordre les jambes; je lui ai donné un coup de pied, et il en est mort.—Ah, milord, quel coup de pied!—Cela est vrai; mais, voulant réparer le mal, je lui ai porté un joli petit chien anglais.—Hé bien?—Hé bien, elle a pris la petite bête, l'a jetée par la fenêtre, et il est resté mort sur le pavé.—Encore! répartit Sophie; «mais c'est le massacre des innocens que cette histoire-là.»
112 Il se trouvait à Paris en 1763 un arrière petit-fils de Racine par les femmes. Comme il ne restait aucun mâle, et que le dernier mort et son fils avaient très-peu joui de leurs entrées au théâtre Français, ce jeune homme crut pouvoir recueillir cette espèce de succession littéraire, et attendre cette grâce du respect et de la reconnaissance des comédiens pour leur bienfaiteur; mais ces messieurs, sous prétexte qu'une telle faveur nuirait à leurs intérêts, refusèrent tout net les entrées au descendant de Racine. Mlle Arnould dit en apprenant cette lésinerie: «Qu'est-ce qu'une ENTRÉE de plus ou de moins pour des gens qui vivent de Racine.»
Un jeune homme lisait des vers faits contre une femme dont il avait à se plaindre; un ami de la belle prit l'épigramme 113 et la déchira. Il s'en suivit une dispute fort vive qui les conduisit au bois de Boulogne, où l'agresseur reçut un violent coup d'épée. Celui-ci, quelque temps après, étant au foyer, racontait sa triste aventure: «Voilà ce qui arrive, dit Sophie; qui casse les VERS les paie.»
Mlle Dubois débuta au théâtre Français en 1759, et par l'effet de la jalousie et des cabales elle resta douze ans à l'essai. Cette actrice, voulant courir plusieurs carrières à la fois, se fit recevoir au Concert spirituel en 1763; mais quoiqu'elle eût du talent et une figure intéressante, on lui trouvait de grands bras, des gestes monotones et une âme froide. Quelque temps avant son début quelqu'un ayant demandé à Sophie ce qu'elle pensait de cette chanteuse, elle 114 répondit: «C'est une VOIX DE BOIS que nous essaierons cet hiver.»
Peu d'hommes ont été traités de la nature aussi bien que le philosophe Helvétius; elle lui avait accordé la beauté, la santé et le génie. Dans sa jeunesse il était bon danseur et fréquentait souvent l'Opéra; aimable, beau, riche et généreux, il dut faire beaucoup de conquêtes, et Sophie devint une des siennes. Il lui avait envoyé le jour de sa fête, un riche cadeau, et il resta quelque temps sans lui parler. Sophie, ennuyée de ce retard, lui dit naïvement: «Est-ce que vous voulez perdre ce que vous m'avez donné?»
115 Mlle Durancy[11] fut consacrée au théâtre dès sa plus tendre enfance. Douée d'une intelligence supérieure, et encouragée par ses premiers essais en province, elle débuta à la Comédie française en 1759, dans l'emploi des soubrettes, à peine âgée de treize ans; elle passa ensuite à l'Opéra en 1762, et s'éleva aux rôles de reines. Cette actrice avait la voix rauque et le cri un peu poissard; un jour qu'elle chantait le rôle de Clytemnestre dans Iphigénie, elle fut sifflée: «Cela est 116 étonnant, dit Sophie, car Durancy a la voix du peuple.»
Le docteur Bartès disait un soir au foyer de l'Opéra que la goutte est la seule maladie qui donne de la considération dans le monde: «Je le crois bien, reprit Mlle Arnould; c'est la croix de Saint-Louis de la galanterie.»
En 1763 plusieurs amateurs reçurent pour étrennes un petit almanach contenant vingt-six couplets sur vingt-six danseuses de l'Opéra et leurs entreteneurs. Mlle Lany, qui à cette époque était la première danseuse de l'Europe, se trouvait à la tête de cette satire, et en paraissait désolée: «De quoi te plains-tu, ma chère Lany! lui dit 117 Sophie; on a rendu justice à tes talens, puisqu'on t'a choisie pour ouvrir le bal.»
Laharpe[12] dans sa jeunesse fut mis au Fort-l'Evêque pour avoir fait une satire contre ses professeurs. A cette époque il arriva au concert spirituel un accident qui mit ce spectacle en désordre; une harpe fut brisée au milieu d'une symphonie par la chute d'une personne. Comme on cherchait à remplacer cet instrument, Mlle Arnould s'écria: «Si vous voulez être d'accord, n'allez pas chercher Laharpe du Fort-l'Evêque.»
118 Clairval débuta à l'Opéra-Comique en 1756. Aucun acteur n'a joué avec plus de noblesse le Magnifique et l'Amant jaloux. Il était très bel homme; ses manières étaient séduisantes; il n'en fallait pas davantage pour qu'il devînt la coqueluche de toutes les femmes. Sa passion pour le jeu lui fit perdre 30,000 l. au jeu de la Belle. Sophie dit en apprenant cette mésaventure: «Il n'y a pas de mal qu'une BELLE lui soit cruelle.»
Deux jeunes danseurs s'amusaient à lutter en attendant une répétition. Une figurante, qui prenait intérêt à ces athlètes, s'approcha d'eux pour mieux juger de leur adresse; lorsqu'elle revint à sa place Sophie lui dit en riant: «Hé bien, ma chère, tu connais maintenant le fort et le faible de cette affaire-là?»
119 M. Bertin avait fait une telle dépense pour Mlle Hus, que le mobilier de cette actrice était estimé plus de 500,000 liv. Tant de bienfaits ne purent fixer le cœur de cette volage, et M. Bertin la trouva, un beau matin, couchée dans sa maison de campagne avec le fils de l'entrepreneur des eaux de Passy. Quelques jours après Sophie dit à M. Bertin: «J'ai des obstructions; dites-moi donc comment Mlle Hus se trouve des eaux de Passy?»
Le 6 avril 1763, entre onze heures et midi, le feu se déclara, on ne sait comment, dans la salle de l'Opéra: en peu de temps l'incendie dévora tout. Quelques heures après ce funeste événement, une grande dame rencontra Sophie, et lui dit d'un air effrayé:—Mademoiselle, racontez-moi ce qui s'est passé à 120 cette terrible incendie? «Madame, répondit-elle, tout ce que je puis vous dire c'est qu'incendie est du masculin.»
Mlle Miré[13], plus célèbre courtisane que bonne danseuse, était fort exigeante en amour; il lui fallait preuve sur preuve, et plus d'un brave y succomba. L'un d'eux étant mort au champ d'honneur, Sophie dit à ce sujet: «Ordinairement la lame use le fourreau; mais ici c'est le fourreau qui a usé la lame.»
Le pauvre défunt avait été musicien. Un de ses camarades voulant lui faire 121 une épitaphe, Sophie proposa le rébus suivant:
La mi ré la mi la.
La Miré l'a mis là.
Un cri général s'éleva contre la nouvelle édition des Œuvres de Corneille publiée par Voltaire; on fut indigné non seulement de la critique amère et dure que le commentateur faisait de Pierre Corneille, mais de ce qu'il y enveloppait les deux pièces de Thomas restées au théâtre. Sophie, entendant analiser cette espèce de satire, se mit à dire: «Voltaire eût mieux fait de bâiller (BAYER) aux corneilles que de songer à leur couper les ailes.»
Mlle Maisonneuve, petite-fille de la femme de chambre de Mlle Gaussin, débuta en 1763: elle jouait dans la Gouvernante; 122 et comme elle était en tête à tête avec son amant on vint l'avertir de se retirer. En fuyant elle tomba dans la coulisse et laissa voir son derrière. Le public fêta beaucoup ce nouveau visage, et Sophie s'écria: «Quel heureux début! jamais actrice ne mérita mieux d'être claquée.»
Un danseur, rentrant tout essoufflé dans la coulisse, dit en se jetant sur un siége:—Je n'en puis plus! N'est-il pas un autre emploi qui m'enrichisse sans tant me fatiguer? «Hé bien! répondit Sophie, il faut prendre l'emploi de cocu; c'est la femme qui en fait tout l'exercice.»
Mlle Dumesnil, actrice de la Comédie française, buvait comme une 123 éponge[14]. Son laquais, lorsqu'elle jouait, était toujours dans la coulisse pour l'abreuver, et ce vice la mettait souvent dans le cas de substituer sur la scène les écarts de sa raison aux désordres des grandes passions qu'elle devait peindre. Un jour qu'elle remplissait le rôle de Médée quelqu'un dit en l'applaudissant:—Ne semble-t-il pas que ses yeux distillent le poison? «Dites plutôt, reprit Sophie, que le vin lui sort par les yeux.»
124 En 1763 on entendit au concert spirituel un cor de chasse qui étonna tout Paris; c'était le seigneur Rhodolphe. Jusque-là cet instrument n'avait point été porté à un tel degré de perfection; il imitait tour à tour la flûte la plus douce et la trompette la plus éclatante. Un musicien, jaloux de ces succès, prétendit qu'un cor de chasse ne pouvait exciter aucun sentiment tendre. «A vous entendre, dit Mlle Arnould, on croirait que Rhodolphe est un COR sans âme.»
Une Mme Lecoq, attachée à l'administration de l'Opéra, fréquentait souvent ce spectacle; elle avait la voix fausse, et cependant elle aimait beaucoup à fredonner. Un jour elle se plaignait de ce que son mari la faisait toujours taire quand elle répétait des airs nouveaux. 125 «Madame, lui dit Sophie, c'est que la poule ne doit jamais chanter devant le coq.»
Le sieur Guignon, reçu à la musique du roi en 1733, devint l'émule du fameux Leclair pour le violon. Son talent supérieur pour le jeu de cet instrument lui avait mérité l'office de roi et maître des ménétriers du royaume. Mlle Arnould se trouvant en soirée avec la femme de ce musicien, on lui proposa de faire avec elle une partie de wisk. «Je ne veux point d'une telle partner, dit Sophie; cette dame porte guignon.»
Mlle Fel a été l'une des meilleures actrices de l'Opéra pour les rôles tendres, et la plus agréable cantatrice du concert spirituel. C'est, disait-on, un rossignol qui chante, un ruisseau qui murmure 126 un zéphir qui folâtre. Elle quitta le théâtre en 1758, et afficha pendant quelque temps une sorte de sagesse. Quelqu'un citant la vie retirée de Mlle Fel, Sophie répliqua: «Ne vous y fiez pas; cette fille ressemble à Pénélope; elle défait la nuit ce qu'elle a fait le jour.»
Après l'incendie de l'Opéra en 1763 on éleva sur le même terrain une nouvelle salle qui s'ouvrit le 24 janvier 1764[15]; elle était richement décorée, mais la construction du parterre et des loges fut généralement critiquée. Le paradis en 127 était si reculé et si exhaussé qu'on y était comme dans un autre monde. Mlle Arnould dit à l'architecte Soufflot: «Ah, monsieur! que deviendrons-nous s'il faut crier comme des DIABLES pour être entendus du PARADIS?»
Champfort avait vingt-un ans lorsqu'il donna sa comédie de la Jeune Indienne. Cette pièce, dont le sujet est tiré du Spectateur Anglais, n'eut pas de succès, ce qui fit dire à Sophie que l'Indienne avait fait baisser la TOILE.
Mlle Duprat de l'Opéra perdit le procès qu'elle avait intenté à Poinsinet pour cause d'escroquerie, malgré le mémoire que fit pour elle M. Coqueley de Chaussepierre, avocat au parlement et chef du conseil des comédiens.—Quel désagrément! 128 disait Mlle Durancy; cela me fait encore détester davantage les procès. «Je le crois, reprit Sophie; tu ne chicanes point, toi; tu accordes tout.»
Mlle Robbe débuta à l'Opéra en 1765. Cette jolie danseuse inspira de l'amour au comte de L., qui fit part à Sophie de l'impression que la nouvelle fée avait faite sur son cœur. Celle-ci reçut la confidence avec philosophie; elle prit sur elle de suivre le nouveau goût de son infidèle, et d'en apprendre des nouvelles de sa propre bouche. Un jour qu'elle lui demandait où il en était, il ne put s'empêcher de lui témoigner qu'il était désolé de rencontrer toujours chez sa divinité un certain chevalier de Malte qui l'offusquait fort. «Hé bien, répartit Sophie, ce rival accomplit son vœu 129 de chevalier de Malte; il fait la guerre aux infidèles.»
De tous les auteurs dramatiques Lemierre est celui dont le style âpre et rude rappelle davantage celui de la fameuse Pucelle de Chapelain. Parmi les vers tudesques dont ce poëte a parsemé sa tragédie de Guillaume Tell, on remarque ce passage rocailleux:
Je pars, j'erre en ces rocs dont partout se hérisse
Cette chaîne de monts qui couronne la Suisse.
La Veuve du Malabar offre celui-ci:
Toi prêtre! toi bramine! et tu n'es pas même homme.
Mlle Arnould avait surnommé Lemierre le chapelain de Saint-Roch[16].
130 Le duc de *** était bossu, et avait, comme beaucoup de grands, la manie d'afficher des goûts qu'il n'éprouvait pas; il possédait surtout une riche collection de livres qu'il citait souvent. Sophie disait de ce seigneur: «Sa bibliothèque a le sort de sa bosse; elle est à lui, il s'en fait honneur, et jamais il ne la regarde.»
Le célèbre musicien Rameau[17] mourut en 1764. L'Académie royale de musique fit célébrer pour lui, dans l'église de l'Oratoire, un service solennel. Plusieurs beaux morceaux des opéras de Castor et de Dardanus furent adaptés 131 aux prières qu'il est d'usage de chanter dans cette cérémonie. Mlle Arnould, rappelant le nom et les talens de l'homme illustre que la France venait de perdre, s'écria: «Nos lauriers ont perdu leur plus beau Rameau!»
Vestris père, surnommé le diou de la danse, ayant appelé Mlle Heynel catin[18], le public, à qui elle appartenait, le força de lui faire des excuses en plein théâtre. La veille de cette réparation Mlle Heynel se plaignait du propos indécent de Vestris. «Que veux-tu, ma chère, répondit Sophie, il faut se consoler de tout; les gens aujourd'hui 132 sont si grossiers qu'ils appellent les choses par leur nom.»
La fille d'un premier président de la Chambre des Comptes de Dôle, à la veille d'être forcée à un mariage qui lui répugnait, introduisit secrètement son amant dans sa chambre, et rendit ses père et mère témoins malgré eux de son mariage physique. Cet événement singulier fit beaucoup de bruit, et il s'en suivit un long procès: «Voilà où conduit la tyrannie des parens, dit Mlle Arnould; quand une fille est condamnée à l'hymen elle en appelle à l'amour.»
Mlle Gaussin, cette héroïne du théâtre français, dont les talens et les grâces ont été si chantés, épousa en 1758 un danseur italien, nommé Toalaigo, qui 133 la rendit fort malheureuse; cinq ans après elle quitta le théâtre et se fit dévote: «Tel est le sort des femmes galantes, dit Sophie; elles se donnent à Dieu quand le diable n'en veut plus.»
Le Siége de Calais, tragédie de Dubelloy, jouée en 1765[19], obtint un succès prodigieux, grâces au sujet national que l'auteur avait choisi, et au jeu brillant de Molé. Dans le même temps les comédiens italiens annoncèrent Tom Jones, comédie de Poinsinet. Sophie dit: 134 «Je ne crois pas que Poinsinet fasse lever le siége de Calais.»
Le Concert spirituel était un spectacle public dans lequel on exécutait, les jours où les théâtres étaient fermés, des motets et des symphonies; il avait été établi en 1725 dans la salle des suisses des Tuileries, et on le rétablit en 1763, après l'incendie de l'Opéra, afin de dédommager le public de la privation de ce spectacle, en attendant que la nouvelle salle fût construite. Mlle Arnould disait que ces concerts étaient de l'onguent pour la brûlure.
La comédie du Cercle est la seule pièce de Poinsinet qui soit restée au théâtre. Cet ouvrage est un mélange de plusieurs scènes pillées dans une comédie 135 de Palissot, jouée à Nancy en 1756, sous le même titre. Lorsque cette pièce en mosaïque parut, Sophie qui connaissait la source où Poinsinet avait puisé, lui dit un jour qu'il se targuait de cette composition: «Mon cher Poinsinet, il ne faut pas juger le vin au CERCLE.»
Lorsqu'elle mit au monde son premier né tous ses amis allèrent chez elle entretenir les caquets de l'accouchée—Bon dieu, dit-elle, que l'on souffre pour des jeux d'enfant!—Il est un remède qui prévient ces douleurs-là, observa gravement un médecin.—Quel est-il?—La continence.—Que me proposez-vous là, s'écria-t-elle; le remède est pire que le mal.
Mlle Clairon fut la première qui osa 136 paraître sur la scène sans paniers, et son exemple fut imité par toutes ses compagnes. Cette actrice, ayant refusé de jouer dans le Siége de Calais avec un nommé Dubois, accusé d'une bassesse, excita parmi ses camarades, quoique la pièce fût affichée, une telle insurrection, que la plupart furent mis au Fort-l'Evêque; la reine du théâtre y alla comme les autres; le public s'amusa beaucoup des débats du tripot comique, et Mlle Arnould s'écria: «Cette conduite est impardonnable; jamais on n'a vu une troupe bien disciplinée manquer un jour de SIÉGE.»
Favart a fait le portrait de Mlle Beaumenard dans son opéra de la Coquette sans le savoir. Cette actrice sur la fin de son été s'éprit de belle passion pour son camarade Belcourt, et l'épousa en 137 lui offrant les dépouilles d'une multitude d'amans ruinés en son honneur. Quelqu'un, citant l'inconstance et la légèreté de Mme Belcourt, comparait les coquettes aux girouettes: «Ce sont bien de vraies girouettes, reprit Sophie; car elles ne se fixent que quand elles sont rouillées.»
Les Italiens donnèrent en 1766 le Braconnier et le Garde de Chasse, comédie mêlée d'ariettes. Cette pièce fut trouvée détestable, et on la raya du répertoire. Quelque temps après quelqu'un dit devant Mlle Arnould:—On n'entend plus parler du Braconnier:—«C'est qu'on l'a envoyé aux galères,» répondit-elle.
Un exempt fut chargé de conduire Mlle Clairon au Fort-l'Evêque à cause 138 de son incartade contre l'acteur Dubois. L'héroïne, s'adressant à l'alguazil, lui dit que ses biens, sa personne et sa vie dépendait de S. M., mais qu'elle ne pouvait rien sur son honneur. Ce propos rapporté à Sophie, elle répartit: «C'est juste; partout où il n'y a rien le roi perd ses droits.»
Deux jolies danseuses discutaient la beauté de leurs gorges; elles prirent pour arbitre Mlle Arnould, qui, après avoir examiné les pièces du procès, jugea qu'il serait difficile de décider laquelle des deux méritait le prix: «Au surplus, ajouta-t-elle, il est permis à chacun de prêcher pour son SEIN.»
Mlle Beaumesnil, âgée de dix-sept ans, remplaça en 1766 Mlle Arnould dans le rôle de Sylvie; elle fut la première 139 qui eut assez l'esprit de son art pour se décolorer sur la scène, afin de mieux rendre en plusieurs circonstances la situation de son personnage. Cette actrice avait pour favori un médecin qui lui faisait prendre tous les matins un lavement, afin d'entretenir sa fraîcheur. Sophie se trouvant chez elle au moment de l'opération:—Tu vois, lui dit Beaumesnil, comme mon docteur me prouve sa tendresse.—Cette attention-là, répondit sa camarade, est un vrai remède d'amour.
Louis XV avait un sérail qu'on appelait le Parc aux Cerfs. Les jeunes personnes qu'on y élevait n'en sortaient que pour se marier. Le chevalier de..., n'ayant point de fortune, consentit en faveur de la dot à prendre une de ces sultanes validés. Sophie, le voyant 140 quelque temps après dans un brillant équipage, lui dit en riant: «Ah, ah, chevalier! on voit bien que vous êtes entré dans les affaires du roi.»
M. Bouret, ce fameux fermier général qui mangea, dit-on, quarante-deux millions et qui mourut insolvable, affichait un luxe dont on ne peut se faire d'idée; il le poussait au point d'avoir nourri une vache avec des petits pois verts à cent cinquante livres le litron, pour régaler dans la primeur une femme qui ne vivait que de lait. Ce fastueux financier désirait former une liaison avec Mlle Arnould. Il se jeta à ses genoux; elle parut inexorable: il lui jura de l'aimer toute sa vie; elle fut inflexible: il lui présenta un superbe diamant; elle sourit, et lui dit en parodiant le mot de Henri IV à Sully: 141 «Relevez-vous; on croirait que je vous pardonne.»
On lui parlait d'une certaine dame qui, tout en affichant la dévotion, n'en prenait cependant qu'à son aise: «Apparemment, reprit-elle, qu'elle veut aller en paradis en pantoufles.»
Mlle Durancy était meilleure actrice que chanteuse: ayant eu des différends avec les directeurs de l'Opéra, qui ne prisaient pas assez ses talens, elle rentra à la Comédie française en 1766, pour doubler Mlle Dubois, qui succédait à Mlle Clairon comme chef d'emploi; mais bientôt la jalousie de sa rivale la força de retourner à l'Opéra. Sophie disait de cette transfuge: «De tous les auteurs que Durancy a essayés les 142 Français sont encore ceux qu'elle préfère.»
Clairval, célèbre acteur de l'Opéra-Comique, avait été dans sa jeunesse garçon perruquier. La beauté de son physique lui procura beaucoup d'aventures galantes; celle qu'il eut avec la duchesse de Stainville fit beaucoup de bruit. Quelqu'un racontait à Sophie que M. de Stainville avait fait dire à ce comédien qu'il lui ferait donner cent coups de bâton, s'il revoyait sa femme: «Quelle impertinence! dit-elle; cet homme-là mériterait bien que Clairval lui LAVAT LA TÊTE.»
Un danseur de l'Opéra briguait les faveurs d'une jeune figurante, nommée Chardon; un jour de répétition il s'avisa de lui chanter un couplet de sa façon, 143 mais d'une voix si fausse, que toutes les oreilles se redressèrent. «Vous l'entendez dit Sophie; il fait l'âne pour avoir du chardon.»
Le marquis de Prest, après avoir longtemps soupiré pour Sophie, obtint enfin le bonheur de passer quelques heures avec elle; mais le pauvre marquis employa fort mal son temps. Depuis cette séance, lorsqu'elle parlait de lui, elle citait ce vers de La Fontaine:
De loin c'est quelque chose et de près ce n'est rien.
Mlle Vestris, danseuse à l'Opéra, italienne de naissance, et dont les goûts divers étaient très connus, se récriait sur la fécondité de sa camarade Rey, et ne concevait pas comment cette fille s'y laissait prendre si facilement:—«Tu 144 en parles bien à ton aise, dit Sophie; une souris...» (le reste est connu).
On peut citer Mlle G.... parmi les courtisanes qui ont fait la plus grande fortune. Le noble militaire, le grave robin, le fastueux financier, le clergé même, tout a voulu G., et n'a rien épargné pour s'en procurer la possession. Cependant elle n'était pas jolie, et sa taille maigre et longue lui donnait assez l'air d'une araignée. Dansant à l'Opéra en 1766, elle fut renversée par une pièce de décoration qui lui démit le bras: «Pauvre G.! dit Sophie; si elle ne s'était cassé qu'une jambe, cela ne l'empêcherait pas de danser»[20].
145 Plusieurs compagnies s'étant proposées en 1766 pour avoir la direction de l'Opéra, tous les acteurs et actrices de ce spectacle demandèrent que l'administration leur en fût confiée, et de se régir comme les comédiens. Ils présentèrent un mémoire fort détaillé à M. le comte de Saint-Florentin, et déposèrent 600,000 liv. pour cautionnement. Cette demande ne fut point acceptée, en raison des inconvéniens de la régie de la Comédie-Française. Quelques banquiers ayant proposé de faire les fonds de cette entreprise, Mlle Arnould dit que ces offres étaient inutiles; car certainement les actrices de l'Opéra avaient plus de fonds que ces messieurs n'avaient d'avances.
Elle s'était permis quelques quolibets sur les ridicules d'un certain Duc qui 146 passait pour avoir peu d'esprit. Ce seigneur se trouvant au foyer de l'Opéra un soir que Sophie y faisait circuler ses bons mots, il s'approcha d'elle et lui dit d'un ton impérieux:—C'est donc vous, mademoiselle, qui plaisantez les grands, qui faites le bel esprit?—Moi, monseigneur? bel esprit! pas plus que vous, je vous assure.
Le duc de Praslin[21] a longtemps vécu avec Mlle Dangeville, actrice de la Comédie-Française. Lorsqu'il mourut on trouva dans son coffre-fort onze cent mille livres en or, et sa maîtresse n'avait qu'un revenu très médiocre. Ce seigneur demandait un jour 147 à Sophie Arnould des nouvelles d'une fille de l'Opéra, dont il cherchait à se rappeler le nom.—C'est une jeune personne, lui dit-il, dont le nom finit en ain.—Ah, M. le duc! répondit-elle, vous ne le trouverez pas; tous nos noms finissent comme cela.
Mlle Pagès-Deschamps ayant lu la vie de Mme de La Vallière, éprouva l'effet de la grâce, et alla expier ses péchés aux Carmélites de la rue Saint-Jacques; mais un beau jour cette néophyte fut surprise au parloir avec un officier du régiment de Conflans, qui, malgré la grille, lui rappelait encore les vanités de ce monde. A cette nouvelle Sophie s'écria: «L'homme est comme le serpent, qui passe aisément le corps où il a mis la tête.»
148 Le marquis de Saint Hur... avait reçu des coups de canne et ne paraissait pas vouloir s'en venger.—Comment peut-il laisser cette affaire là? dit quelqu'un.—Bah! reprit Sophie, cet homme a le bon esprit de ne pas s'inquiéter de ce qui se passe derrière lui.
Mlle Allard[22], danseuse remarquable par ses folies et sa gaieté, pénétrée de douleur de la mort de son amant, M. Bontemps, déclara que de six semaines elle ne pourrait contribuer aux plaisirs du public: «Plaignons-la, dit Sophie, son BON TEMPS est passé.»
149 Mlle Peslin était une des plus vigoureuses danseuses de l'Opéra; elle eut beaucoup d'amans, et le marquis de F. fut un de ceux qu'elle affectionna davantage. Elle se fâcha contre Sophie, parce qu'elle avait répandu quelques propos sur son compte.—Je te prie, lui dit-elle sèchement, de ne plus parler de moi ni en bien ni en mal.—Ah! ma chère, reprit sa camarade, je ne pourrai jamais t'obéir qu'à moitié.
M. de Sartines, lieutenant de police, voulut un jour savoir le nom de plusieurs grands personnages auxquels Mlle Arnould avait donné à souper la veille; il fait venir la reine de l'Opéra et lui dit:—Mademoiselle, où avez-vous soupé hier?—Je ne me le rappelle pas, monseigneur.—Vous avez soupé chez vous?—Cela est possible.—Vous aviez 150 du monde?—Vraisemblablement.—Vous aviez entr'autres des personnes de la première qualité?—Cela m'arrive quelquefois.—Quelles étaient ces personnes?—Je ne m'en souviens pas.—Vous ne vous souvenez pas de ceux qui étaient à souper chez vous?—Non, monseigneur.—Mais il me semble qu'une femme comme vous devrait se rappeler ces choses-là.—Oui, monseigneur, répartit Sophie; mais devant un homme comme vous je ne suis pas une femme comme moi.
Mlle Arnould ayant été détenue pendant vingt-quatre heures au Fort-l'Evêque, pour avoir répondu peu respectueusement au lieutenant de police, trouva dans cette prison un père de famille arrêté pour une dette de dix mille livres. Le désir de faire en sa faveur 151 une bonne action lui suggéra l'idée de proposer à ses amis une loterie à cinq louis le billet, d'une prétendue chaîne, dont elle disait vouloir se défaire. Les billets furent bientôt placés; elle rassembla chez elle tous les actionnaires, et lorsqu'on fit le tirage des numéros, il sortit un billet sur lequel était écrit:
Un vieillard, pour dette arrêté,
N'avait pas la moindre espérance,
Et seule, en vain j'aurais tenté
De lui donner sa délivrance;
Mais dans ses fers, grâces à vous,
Il n'est plus rien qui le retienne,
Et, de concert, chacun de vous
Brise un des anneaux de sa chaîne[23].
Aussitôt parut le vieillard, que Sophie avait secrètement tiré de sa prison. Tout le monde applaudit à ce joli tour, 152 et la fille de cet infortuné fut encore dotée par la bienfaisance de l'assemblée, qui doubla la valeur des mises.
Cette anecdote a fourni à MM. Barré, Radet et Desfontaines le sujet d'une comédie intitulée Sophie Arnould, pièce qui fut représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, en pluviôse an 13.
L'amant de Mlle Durancy alla un matin lui souhaiter sa fête; et, pour mieux placer son bouquet, il lui enleva son fichu. La belle, prise au dépourvu, voulut se fâcher. «Calme-toi, lui dit Sophie, qui entra dans ce moment-là, ne sais-tu pas qu'un jour de fête on découvre les seins (saints).»
Le docteur Barthès se trouvant au foyer de l'Opéra, une jeune figurante 153 tirait en folâtrant son énorme perruque: «Finis donc, espiègle, lui dit Mlle Arnould; tu enlèves à monsieur toute sa réputation.»
Une actrice avait joué un mauvais tour à un de ses favoris, nommé de Pierres, lequel la menaça de la dévisager s'il la rencontrait. Sophie ayant invité cette nymphe à venir avec elle à la promenade, elle s'y refusa dans la crainte de rencontrer son adversaire: «Sois tranquille, lui dit sa camarade; je te mènerai par un chemin où il n'y a pas DE PIERRES.»
Elle aimait beaucoup le spectacle et manquait rarement d'assister aux nouveautés. Se trouvant à une représentation de Guillaume Tell, tragédie de Le Mierre, et n'y voyant presque pas 154 de spectateurs, mais beaucoup de personnages suisses sur le théâtre, elle dit: «C'est ici l'inverse du proverbe, point d'argent point de Suisses; on y voit plus de Suisses que d'argent.»
Mlle Doligny[24], élève de Molé, débuta au Théâtre-Français en 1763. Beaucoup de naturel, de sensibilité, d'intelligence, lui concilièrent les suffrages; mais un ton pleureur et monotone, une figure froide et triste, ont toujours déplu en elle aux vrais connaisseurs. Cette actrice a donné pendant quelque temps 155 l'exemple d'une vertu rare au théâtre. Le marquis de G., éperduement amoureux d'elle, lui fit d'abord des offres brillantes qu'elle refusa; il poussa la folie au point de la demander en mariage et de lui envoyer le contrat prêt à signer: elle répondit prudemment qu'elle s'estimait trop pour être sa maîtresse, et trop peu pour être sa femme.—Ce trait est unique dans les fastes de l'Opéra, s'écria un vieux routier; en vérité la femme est un être indéfinissable.—Pardonnez-moi, répartit Mlle Arnould, la femme est un grand enfant qu'on amuse avec des joujoux, qu'on endort avec des louanges, et qu'on séduit avec des promesses; Doligny y sera prise comme tant d'autres.
Le comte de L. ayant fait la conquête de Mlle Robbe, revint peu à peu 156 à sa chère Sophie. Il était un soir assis près d'elle au foyer de l'Opéra, et conversait avec vivacité. Mlle Robbe en conçut de la jalousie, et tira M. de L. par son habit. Sophie qui s'en aperçut, dit à la danseuse: «Mademoiselle, vous voulez que tout soit pour vous; cependant chacun est bien aise d'avoir son COMTE.»
Mlle Clairon avait pris sous sa protection un jeune homme de seize ans, d'une charmante figure; elle voulait en faire un acteur, et lui donnait elle-même des leçons de déclamation. Ses talens se développaient ainsi que sa beauté; elle l'avait surnommé l'Amour, et il n'était connu que sous ce nom; mais ce jeune sujet s'étant hasardé à prendre des leçons d'un autre genre et d'une autre maîtresse, la jalousie s'alluma dans le cœur 157 de la moderne Calypso, et elle renvoya l'Amour nu, comme on peint ce dieu. Une conduite aussi inhumaine fit dire à Sophie «qu'on voyait bien que la reine du théâtre n'était pas la mère de l'Amour.»
Poinsinet était de l'Académie de Dijon; mais il perdit cette place à la suite d'un procès singulier qu'il eut avec Mlle Duprat, qui l'accusait de lui avoir escamoté une montre d'or. Un jour que ce poëte, si souvent mystifié, lisait une comédie composée, selon sa coutume, de traits pillés çà et là, tout à coup un chien se mit à japper. «Voyez, dit Sophie, comme cet animal aboie au voleur.»
Mlle Laville était une fort jolie personne à laquelle un jeune artiste de 158 l'Opéra enseignait la musique vocale. Cet artiste vantait un jour à Sophie les charmes de son écolière. «Ah! fripon, lui dit-elle, je gage qu'en donnant vos leçons vous avez un œil AU CHANT et l'autre A LA VILLE.»
Un censeur atrabilaire étant au foyer de l'Opéra, blâmait l'inconduite de certaines femmes galantes qui semblent braver toutes les lois de la bienséance; il critiquait surtout le luxe scandaleux des courtisanes et des actrices. Mlle Arnould, ennuyée de cette diatribe, lui dit sèchement: «Eh! monsieur, laissez-les jouir de la perte de leur réputation.»
Mlle G., par une charité bien rare chez les danseuses de l'Opéra, répandait 159 les largesses de ses amans sur des familles infortunées qu'elle allait chercher embéguinée dans une coiffe noire, avec tout l'attirail d'une dévote consommée. L'hiver de 1768 fut fort rude; elle distribua en un seul jour une somme de 10,000 liv. que le prince de Soubise lui avait donnée pour ses étrennes. Sophie Arnould voulant marcher sur ses traces, alla visiter les pauvres malades de l'Hôtel-Dieu. Etant parvenue dans la salle des femmes en couche, elle dit aux sœurs qui l'accompagnaient: «Ce n'est pas ici que vous regrettez votre vœu de virginité?»
Un homme de la cour, entiché de la métromanie, lui adressa un madrigal de sa façon. Cette petite pièce avait coûté à l'auteur beaucoup plus qu'elle ne valait. Un de ses amis ayant demandé à 160 Mlle Arnould ce qu'elle en pensait, elle répondit: «Ces vers ressemblent aux eaux de Versailles; ils ne coulent pas de source.»
M. Dangé, fermier général, étant à l'Opéra, rencontra M. de Béranger, lieutenant général; il le prit pour un de ses amis, et lui donna un soufflet en signe de familiarité. Le traitant s'apercevant de sa méprise se sauve; le militaire veut courir après; Sophie l'arrête et lui dit: «Ah! monsieur, qu'allez-vous faire? Vous ne savez donc pas quel Dangé vous courez?»
Mlle Beaumenard, dont le luxe avait scandalisé tant de duchesses, avait la sotte manie d'avoir des amans à ses gages; elle donnait d'une main ce qu'elle 161 recevait de l'autre, et Belcourt acheva, en l'épousant, de ruiner ses épargnes. Sophie disait à son sujet: «Il est des femmes qui regardent les amans du même œil que les cartes; elles s'en servent pour jouer quelque temps; elles les rejettent ensuite, en demandent de neuves, et finissent par perdre avec les neuves tout ce qu'elles ont gagné avec les vieilles.»
Elle eut une discussion fort vive avec un nommé Talon, violoncelle du Concert spirituel. Comme il cherchait à la molester par des sarcasmes un peu mordans, elle lui répondit: «Mon pauvre Talon, tout ce que vous dites part de si bas que cela ne peut m'atteindre.»
M. F. publia à l'âge de treize ans un recueil de poésies; sa grande jeunesse 162 et la vivacité de son esprit lui ayant acquis de puissantes protections, il vint se fixer à Paris, et Mlle Arnould voulut être son Mécène. Ninon de Lenclos légua au jeune Voltaire, dont elle présagea la célébrité, une somme pour acheter des livres. Sophie Arnould, en s'attachant le jeune F., n'entrevit pas la carrière brillante qu'il devait parcourir; mais elle applaudit à ses talens, les encouragea, et eut toujours pour lui la tendresse d'une mère. Un jour qu'elle le priait de faire une chanson sur ses genoux, il lui répondit par cet impromptu:
Sur vos genoux, ô ma belle Sophie!
A des couplets je songerais en vain;
Le sentiment vient troubler le génie,
Et le pupitre égare l'écrivain.
Le prince de Soubise possédait dans le village de Pantin une petite maison divisée 163 en deux corps de logis, dont l'un était un temple dédié à l'Amour, et l'autre un théâtre consacré aux beaux-arts. Mlle G., souveraine de ces lieux enchantés, y attirait tour à tour les beautés postulantes de l'Opéra, ainsi que les meilleurs acteurs des grands théâtres, et elle-même y jouait les principaux rôles. Quelqu'un qui avait assisté aux fêtes charmantes que l'on donnait dans ce riant séjour, disait que Mlle G. était une bonne actrice. «Oui, reprit Sophie, bonne sur un théâtre de Pantin.»
Mlle Arnould ayant échoué dans le rôle de Colette du Devin du Village, désirait depuis longtemps faire celui de Colin; elle avait pour exemple Mme de Pompadour, qui remplit autrefois ce rôle d'homme à Bellevue avec le plus grand succès. Le prince de Conti, qui se mêlait 164 alors des affaires de l'Opéra, lui donna des conseils, et Sophie joua son nouveau rôle; mais elle échoua encore dans cette entreprise, et ne fut pas applaudie comme elle s'y attendait. «Ah! dit-elle en rentrant au foyer, je le sens maintenant, l'habit ne fait pas l'homme.»
M., auteur d'un traité sur l'Amitié, n'avait point encore eu d'enfans, quoique marié depuis plusieurs années. Se trouvant dans une maison où était Mlle Arnould, il raconta d'un air joyeux qu'un de ses amis, célèbre médecin, avait enfin trouvé le secret de rendre mère sa tendre épouse. «Ah! monsieur, reprit Sophie, que l'Amitié a enfanté de prodiges! et qu'il y a de maris, comme vous, qui sont redevables à leurs amis de la fécondité de leurs femmes!»
165 Mlle Rosalie Levasseur n'avait point cette réunion d'avantages extérieurs qui semblent placer l'actrice sur la ligne où marche le rôle qu'elle représente; mais elle avait de l'esprit, de l'intelligence, de la sensibilité, et savait communiquer à sa figure la physionomie convenable à l'âge et à la nature de son personnage. Elle jouait un jour le rôle de l'Amour dans l'opéra de Psyché, et sa voix n'était pas juste. «Ah! dit Sophie, cet Amour-là est aussi faux que les autres.»
On faisait le parallèle des veuves et des jeunes filles sur le penchant que leur sexe a pour l'amour, et l'on avançait qu'une veuve doit être plus calme, parce qu'elle a la curiosité de moins. «Cela est vrai, dit Mlle Arnould; mais elle a l'habitude de plus.»
166 P. remua ciel et terre pour faire jouer sa comédie des Courtisanes; mais cette pièce fut alors trouvée trop contraire à l'honnêteté publique et à la dignité du Théâtre-Français pour être reçue[25]. Toutes les sectaires de Vénus furent enchantées du jugement, et P. devint leur bête noire. Sophie disait en parlant de cet ouvrage, «qu'il y avait du mouvement et de l'intérêt dans les Courtisanes, mais qu'en général on y trouvait peu de conduite.»
167 Elle alla avec M. de L. chez un curé des environs de Paris, qui nourrissait des poissons dans un très-beau vivier. Après le dîner on proposa le divertissement de la pêche; leur hôte y consentit quoiqu'avec peine, et à chaque poisson que l'on prenait, un gros soupir s'échappait de sa poitrine. Sophie en devina la cause, et dit aussitôt: «M. le curé, que ne nous dites-vous comme Jésus-Christ: Allez et ne PÊCHEZ plus.»
Mlle G. se rendit célèbre par les spectacles magnifiques qu'elle donnait à sa superbe maison de Pantin. Le public briguait l'honneur d'y être admis, et il y avait toujours un concours prodigieux; c'était le rendez-vous des plus jolies filles de Paris et des aimables libertins; on avait eu soin d'y établir des loges grillées pour les femmes honnêtes, 168 pour les gens d'église et les personnages graves qui craignaient de se compromettre parmi cette foule de folles et d'étourdis. Collé avait consacré son théâtre de société à être joué chez Mlle G.; Carmontel fit un recueil de proverbes dramatiques destinés au même effet, et M. de la Borde les mit en musique. Cette danseuse ayant figuré dans un ballet dont la comtesse du Barry régala son illustre amant, reçut du roi une pension de 1,500 liv.; cette légère faveur fut acceptée à cause de la main dont elle provenait; car on sent que ce n'était qu'une goutte d'eau dans un fleuve. Sophie dit en apprenant ce petit surcroît de fortune: «J'en ferai compliment à G.: voilà de quoi payer le moucheur de chandelles de son spectacle.»
169 M. aimait beaucoup les champignons, et il en avait toujours sur sa table. Un jour que Mlle Arnould dînait chez lui, il lui parla de l'amour qu'il ressentait pour elle. «C'est sans doute un amour de champignons, répondit-elle; vous savez que cela passe comme cela vient.»
Un homme fort laid venait de recevoir un coup de fouet à travers le visage; il se plaignait devant Sophie de la brutalité des cochers de fiacre. «C'est bien désagréable, reprit-elle; il suffit qu'on ait mal quelque part pour qu'on s'y attrape.»
Le comte de Buffon aimait la société des femmes et la recherchait avec avidité. Il invita un jour Mlle Arnould 170 à venir au jardin des Plantes voir des oiseaux rares qui arrivaient de Cayenne; elle y alla avec quelques amis, et enchantée de la conversation simple, noble et nourrie de ce grand naturaliste[26], elle dit à ceux qui l'entouraient: «Je ne pense jamais aux merveilles de la nature, sans me rappeler que M. de Buffon en est une.»
Mlle Laguerre, célèbre actrice de l'Opéra, vendait étant jeune des pierres à détacher. Un jour elle monta sur le 171 marche-pied du carrosse de la duchesse de Villeroy qui se promenait sur le boulevart, lui offrit sa marchandise, et ajouta qu'elle savait bien chanter; cette petite était jolie, elle intéressa Mme de Villeroy qui la fit venir chez elle, et lui trouvant en effet une fort belle voix, l'envoya à Mlle Arnould en la lui recommandant. Sophie la fit décrasser, lui donna des maîtres et la rendit une des meilleures chanteuses de l'Opéra. Malheureusement cette fille conserva tous les vices de sa basse extraction, et Sophie disait en voyant la dépravation de ses mœurs: «C'est un beau fruit dont le cœur est gâté.»
On a comparé les gens riches qui ont beaucoup de valets aux cloportes qui ont beaucoup de pieds, et dont la marche est fort lente. Un traitant qui était dans 172 cette catégorie, pestait contre ses laquais. «Monsieur, lui dit Sophie, lorsque Dieu faisait les anges, le diable faisait les laquais.»
Mlle Allard s'était attirée les hommages d'un seigneur allemand, qui, consumé d'amour pour elle, voulait absolument l'épouser. Sur les refus de la danseuse, le baron lui écrivit:—Qu'il n'avait d'autre parti à prendre que de se brûler la cervelle, mais qu'il irait la lui brûler auparavant.—Mlle Allard, effrayée, montra ce billet doux à Sophie, qui lui dit: «Puisque l'amour de ton baron est si violent, épouse-le, ma chère, et je te réponds qu'il en sera bientôt guéri.»
Mlle Grandi, danseuse figurante de l'Opéra, d'un talent médiocre et d'une 173 figure très ordinaire, se plaignait sur le théâtre d'avoir perdu un amoureux qui lui avait donné mille louis en cinq semaines; un des spectateurs lui dit qu'elle était faite pour remplacer aisément cette perte; la demoiselle répond que cela ne se répare pas si aisément: elle ajoute, qu'en tout cas elle ne veut point d'amant à moins d'un carrosse et de deux bons chevaux, avec au moins cent louis de rentes assurées pour les entretenir. La conversation tombe; le lendemain il arrive chez Mlle Grandi un magnifique carrosse attelé de deux chevaux, trois autres suivent en laisse, et l'on trouve cent trente mille livres en espèces dans la voiture. La danseuse fut agréablement surprise d'une telle aubaine, et vint de suite à la répétition de l'Opéra en faire part à ses camarades. Comme elle se tourmentait 174 beaucoup pour savoir si cet amant magnifique était jeune ou vieux, beau ou laid: «Ma chère Grandi, lui dit Mlle Arnould, quand un si brillant cadeau tombe des nues, celui qui le fait ne peut être qu'un ange.»
Poinsinet venait quelquefois au cercle de Mlle Arnould, et il apportait toujours des vers de sa façon dont il s'imaginait régaler l'assemblée. Sophie voyant que ses lectures soporifiques étaient peu goûtées, dit à quelqu'un: «Les vers de Poinsinet ont le sort des enfans gâtés; leur père est le seul qui les aime.»
Mlle Durancy ayant eu une couche fort laborieuse, toutes ses camarades allèrent lui faire visite.—Pourquoi 175 donc, s'écria la malade, faut-il tant souffrir pour un instant de plaisir?—Hélas! ma chère, répondit Sophie, les douleurs de l'enfantement sont pour nous les remords de la volupté.
En 1768, le fameux Rebel[27], cet administrateur général de l'Opéra, ce suprême dictateur de la république lyrique, pour se dédommager du peu d'amateurs qui venaient à son spectacle, 176 imagina de former, pour les bals, des quadrilles qu'il composa des danseuses les plus élégantes et les plus agréables, avec des habillemens très propres à exciter la curiosité des amateurs. Cette nouveauté attira beaucoup de monde, et Sophie dit en cette occasion: «D'après le goût que le public témoigne pour la danse, le meilleur moyen de soutenir l'Opéra, c'est d'alonger les ballets et de raccourcir les jupes.»
A l'époque où Mlle G. florissait, elle avait trois soupers par semaine; l'un composé des plus grands seigneurs de la cour et de toutes sortes de gens de considération; l'autre, d'auteurs, d'artistes, de savans, qui venaient amuser cette danseuse; enfin, un troisième, véritable orgie, où étaient invitées les filles les plus séduisantes et 177 les plus voluptueuses. Elle donnait en outre à la ville et à la campagne des spectacles charmans, où elle réunissait les meilleurs acteurs et actrices de la capitale. Sophie allait quelquefois à Pantin pour y jouir des fêtes que Mlle G. y donnait en son nom, mais dont le prince de Soubise payait la plus grande partie des frais. Un particulier de sa connaissance ayant demandé dans les Petites-Affiches une habitation aux environs de Paris, elle lui répondit par ces deux vers d'une ancienne chanson:
«Que Pantin serait content
S'il avait l'art de vous plaire!»
M. Vassal, fils d'un receveur des finances, ayant donné trente mille livres à Mlle Thierry pour la dédommager de l'ennui qu'elle avait éprouvé à Sainte-Pélagie, 178 Sophie dit en apprenant ce trait de prodigalité: «Quand on a tant d'argent de trop, pourquoi le bonheur n'est-il pas à vendre?»
Le séjour que l'envoyé de Maroc fit à Paris en 1768 donna lieu à des éclaircissemens curieux sur le sérail du grand-seigneur. On apprit que l'empereur qui régnait alors avait seize cents femmes, chacune dans un lit à part; que la jalousie est extrême parmi ces odalisques, et que le sultan n'a le droit d'appeler à sa couche une de ces esclaves qu'aux jours de fêtes extraordinaires; autrement elles courent grand risque pour leurs jours. Sous le règne d'Achmet, la jalousie des favorites fit empoisonner cent cinquante Circassiennes qui avaient eu l'honneur de s'attirer les regards de leur maître les 179 jours non permis. On racontait ces détails devant Mlle Arnould, qui s'écria: «Que je plains ces inutiles victimes du faste d'un despote! Un Turc dans son sérail ose se comparer à un coq! mais jamais coq n'a fait garder ses poules par des chapons.»
Mlle Beauvoisin, courtisane d'une jolie figure, mais sans taille et sans grâces, avait été obligée, pour cette raison, de quitter l'Opéra dont elle avait été danseuse. Elle s'avisa de tenir une maison de jeu, et ses charmes, son luxe et l'affluence des joueurs opulens rendirent sa maison célèbre. Cette belle, si accommodante dans le tête à tête, faisait la prude dans la société. Un jour elle dit à Mlle Arnould, à propos de quelques plaisanteries un peu libres:—Je ne puis souffrir les équivoques.—Mademoiselle 180 est sans doute, répartit Sophie, comme ces personnes qui, blasées sur le vin, en sont à l'eau-de-vie.
Caron de Beaumarchais était en 1768 plus renommé par ses intrigues galantes que pour ses talens littéraires; il s'était lié avec Sophie, et la voyait souvent. Un jour qu'il dissertait avec elle sur les différentes sortes d'amours, il en est deux surtout, disait-il, qui maîtrisent nos sens; l'un est un ange, il épure nos âmes; l'autre est un diable, qui enflamme nos cœurs. A ces mots, il voulut joindre le geste aux paroles. «Arrêtez, s'écria Sophie, vous avez donc le DIABLE au corps?»
Le marquis de L*** et le marquis C*** s'étaient cotisés pour décocher à 181 Sophie une épigramme si indécente qu'elle ne put s'empêcher de leur dire: «Je ne m'attendais pas à être si maltraitée par vous, monsieur de C. qui êtes le premier de votre maison, et vous, monsieur de L. qui êtes le dernier de la vôtre.[28]»
Le docteur Bouvart avait l'esprit caustique. Le poëte Barthe voulant l'emmener à la première représentation de sa comédie des Fausses Infidélités, «N'en faites rien, dit Mlle Arnould, cet homme emporterait la pièce.»
M. de Bièvre était fils d'un chirurgien du roi, nommé Mareschal. Dédaignant le nom de son père, il acheta 182 la terre de Bièvre, et en entrant dans les mousquetaires il se fit appeler le marquis de Bièvre. Sophie Arnould l'entendant annoncer sous ce nouveau titre, eut la malice de dire: «Il a bien mal fait de prendre la qualité de MARQUIS, il ne lui en aurait pas plus coûté de se faire appeler le MARÉCHAL DE Bièvre.»
Molé[29], comédien excellent, mais fort vain, eut une fièvre maligne en 1769; le public lui prouva son attachement en demandant tous les jours de ses nouvelles 183 à l'acteur qui venait annoncer. Sa convalescence fut longue, et le vin lui ayant été ordonné pour ranimer ses forces, il en reçut en un jour plus de deux mille bouteilles de différentes dames de la cour. Sophie dit en apprenant cette nouvelle: «Molé doit être tout VIN de ces attentions-là.»
Le singe de Nicolet attirait tout Paris par la gentillesse de ses tours; on lui fit parodier fort ingénieusement la maladie de Molé et tous les ridicules qui s'en suivirent. Il parut sur le théâtre en bonnet de nuit et en pantoufles; il joua le moribond, et cherchait à exciter la commisération publique, ce qui fit beaucoup rire aux dépens de l'acteur, dont la fatuité était excessive. «Comme cette farce est désagréable pour ce pauvre Molé, dit Sophie; on n'est 184 jamais plus maltraité que par ses confrères.»
Les premiers sujets des grands spectacles ont toujours eu la manie de se dire malade lorsque, par caprice ou pour se faire désirer, ils ne voulaient pas remplir leurs rôles. Mlle Arnould jouait rarement[30], et le public en murmura plus d'une fois; mais lorsqu'elle reparaissait, les mécontens oubliaient tout pour l'applaudir. Mlle Laguerre qui 185 devait la doubler, s'étant trop fatiguée en jouant Armide, ne put paraître à son tour; on vint chercher Sophie pour la remplacer, en lui disant que la débutante était indisposée. «Peste! reprit-elle, cette jeune personne se conduit fort bien; la voilà déjà malade comme un premier sujet.»
Mlle Asselin, danseuse de l'Opéra, faisait beaucoup de dépense et payait fort mal ses créanciers. Après avoir eu successivement plusieurs amans qui n'avaient point amélioré ses affaires, elle s'amouracha d'un mousquetaire nommé de Termes. Sophie ayant appris cette nouvelle liaison, lui dit:—Eh bien! ma chère, voilà toutes tes dettes payées.—Comment cela?—Qui a TERME ne doit rien.
186 Dorat était d'une constitution faible. Né de parens énervés, livré lui-même au torrent des plaisirs, sans caractère et sans énergie, il ne pouvait avoir que des grâces dans l'esprit, et ses grâces étaient maniérées. «Ce petit Dorat, disait Mlle Arnould, ressemble à une colonne de marbre; il est sec, froid et poli.»
Un jeune acteur doué d'un physique agréable, mais ayant une prononciation vicieuse, venait débuter à Paris. On le présenta à Sophie; elle lui fit répéter quelques rôles, et dit ensuite à son Mécène: «Votre protégé est charmant; il ne lui manque que la parole.»
Mlle Durancy amena un soir au foyer de l'Opéra un petit garçon d'une charmante 187 figure. Cet enfant de l'amour était caressé de tout le monde, et il rendait caresse pour caresse. Sophie le voyant aller de l'un à l'autre, lui dit, en le prenant sur ses genoux: «Mon petit ami, est-ce que tu cherches ton papa?»
Un jeune seigneur, grand chasseur et fort inconstant dans ses amours, lui adressa les propositions les plus galantes. Sophie, qui connaissait sa légèreté, lui envoya pour réponse un tableau qui représentait un lévrier dormant auprès d'un lièvre, avec ces mots pour devise:
Il néglige ce qu'il a pris.
Milord Forbes, pour voir plus souvent Mlle Lafond, lui proposa d'être sa maîtresse de langue, et lui offrit pour ce service cent louis par mois. La belle ne 188 se fit pas tirer l'oreille, et l'écolier devint bientôt maître. Mlle Arnould ayant appris cet arrangement, dit: «Milord a sagement fait; avant de s'engager dans une affaire, il est bon de prendre LANGUE.»
Mlle Mazarelli, courtisane fameuse par plus d'une aventure, devint la maîtresse de M. de Montcrif; elle avait puisé près de cet Anacréon le goût de la belle littérature; elle faisait même gémir la presse, et ne fréquentait plus que des savans. «Comme les goûts changent avec l'âge! dit Sophie; jadis Mazarelli ne s'attachait qu'aux beaux corps, maintenant elle n'a commerce qu'avec les beaux esprits.»
La vie privée de Louis XV autorisa les scènes scandaleuses qui se multiplièrent 189 sous son règne. Ce monarque blasé n'eut pas honte d'élever jusqu'à son trône une fille publique nommée Lange, et qui bientôt devint comtesse Dubarri[31]. Une telle métamorphose anoblit pour un temps l'état de courtisane, qui depuis la régence avait offert tant de chances de fortune. Lorsque cette célèbre Laïs devint la maîtresse du roi, Sophie dit: «Qu'elle avait changé sa monnaie contre un Louis.»
190 Lorsque Favart donna sa Rosière de Salency, une jeune figurante demanda à Sophie ce que c'était qu'une rosière.—C'est une jeune fille couronnée de roses pour en avoir défendu le bouton.—En ce cas, répondit naïvement la danseuse, je ne serai jamais rosière.
Un jour qu'elle jouait le rôle de Thélaïre dans Castor et Pollux, la foule était si grande qu'on étouffait dans toutes les parties de la salle. Quelqu'un vint sur le théâtre s'en plaindre à Mlle Arnould. C'était précisément dans le temps que les arrêts du conseil venaient de paraître au sujet de la réduction des effets royaux. «Où est notre cher abbé Terray? dit Sophie; que n'est-il là pour vous réduire de moitié!»
Mlle G. rassemblait en 1769, dans un 191 hôtel de la chaussée d'Antin, nommé le Palais de Terpsichore, la foule de tous les plaisirs: à Athènes et à Rome, où les courtisanes étaient si révérées, on ne trouva jamais l'exemple d'un pareil luxe. Mais le prince de Soubise ayant retiré à cette nymphe les 72,000 liv. de rentes dont il la gratifiait, et M. de Laborde, valet de chambre du roi, s'étant ruiné à son service, elle fut obligée de suspendre les délicieux spectacles qu'elle donnait, et ses créanciers la tourmentèrent au point qu'elle se vit à la veille de déposer son bilan. Un des fournisseurs ayant demandé si cette Laïs ferait honneur à ses affaires: «En doutez-vous? lui dit Sophie; je réponds que G. mourra au lit d'honneur.»
M. d'Aucourt, fermier général et bel esprit, est l'auteur des Mémoires Turcs, 192 où il rappelle les aventures galantes de l'envoyé de Maroc qui vint en France en 1768. Il les dédia à Mlle Duthé, ce qui fit la fortune de l'ouvrage. Les talens cachés de cet heureux musulman répondaient à sa taille supérieure et à sa vaste corpulence, et les odalisques de plus d'un théâtre ont attesté ses prouesses. Mlle Peslin fut une de celles qui lui firent cueillir le plus de lauriers. Sophie dit à ce sujet: «Depuis que Peslin a trouvé chaussure à son pied, elle ne veut plus que du MAROQUIN.»
Tandis que le boucher Colin achevait de se ruiner avec Mlle Duplant, cette actrice avait encore d'autres amans pour ses menus plaisirs.—Il faut que cet homme ait l'esprit bouché, dit un plaisant, pour ne pas s'apercevoir des incartades de sa maîtresse.—Vous ne savez 193 donc pas, reprit Sophie, que pour mieux l'attraper elle le fait jouer à Colin-maillard.
Poinsinet[32] partit pour l'Espagne en 1769; il comptait travailler dans ce royaume à la propagation de la musique italienne et des ariettes françaises; malheureusement il se noya dans le Guadalquivir. Lorsque Mlle Arnould apprit cet événement, elle s'écria: «Pauvre Poinsinet, voilà donc tous tes projets à vau-l'eau?»
194 Une figurante vivait avec un maître de danse qu'on appelait Moka, parce que, semblable au bon café de ce nom, il était petit, vieux et sec.—Il a toutes les qualités du cœur, disait-elle en parlant de son amant; c'est dommage qu'il ne soit pas un peu plus vert.—Hé bien! répartit Sophie, il faut le planter là pour reverdir.
Un jeune homme bien né, mais plus fastueux que sage, après avoir mangé sa légitime avec une danseuse de l'Opéra, nommée Martigny, se trouva réduit à vivre d'un talent qu'il avait jusque-là cultivé pour son agrément, et il se fit peintre en miniature. Quelque temps après Sophie dit à sa camarade: «Reçois mon compliment, ma chère Martigny, je croyais ton amant ruiné, et 195 je viens d'apprendre qu'il fait FIGURE dans le monde.»
Quoique Mlle Laguerre eût acquis une fortune considérable, elle ne s'occupait aucunement de ses parens. Son père vendait des cantiques dans les carrefours, et sa mère allait offrant dans les promenades cette sorte d'oublis qu'on appelle le plaisir des dames. Un jour Sophie rencontra sur les boulevarts la mère Laguerre, et elle dit en la montrant à quelqu'un: «Cette pauvre femme n'a pas gagné dans le cours de sa vie, avec le plaisir des dames, ce que sa fille gagne dans une heure en se livrant au plaisir des hommes.»
Le chevalier de T., officier aux gardes, avait une grande taille et un petit esprit. 196 Elle le comparait à «ces hôtels garnis dont l'appartement le plus élevé est ordinairement le plus mal meublé.»
M. Bertin, trésorier des parties casuelles, dont les folies amoureuses ont tant coûté à l'état, fréquentait souvent les coulisses: Mlle Arnould l'avait surnommé l'inspecteur des parties casuelles. Un étranger qui le rencontrait toujours à son poste favori, et qui ne connaissait pas ses titres, demanda à Sophie si ce monsieur avait un emploi à l'Opéra. «Certainement, répondit-elle; ne voyez-vous pas qu'il contrôle les grandes et les petites entrées.»
On cite dans les fastes de l'Opéra cette journée mémorable où Sophie Arnould 197 et Geliotte, représentant l'acte de Vertumne et Pomone, ils recommencèrent à deux fois, et l'assemblée, aussi brillante que nombreuse, en fut dans le ravissement. On complimenta beaucoup Sophie sur un triomphe aussi éclatant. «Hélas! dit-elle, je paie tous les jours l'honneur de m'être élevée par la peine de me soutenir.»
Un de ces aimables roués[33], remplis de grâces et de défauts, et dont le persiflage est tout l'esprit, voyant Sophie richement parée et couverte de diamans, s'approcha d'elle en la lorgnant, et lui demanda si ses bijoux lui avaient coûté 198 bien cher. «Mon petit ami, répondit-elle, vous croyez sans doute parler à votre maman?»
Beaumarchais n'était point aimé. Quelqu'un mit sur l'affiche de la première représentation des Deux Amis[34]: par un auteur qui n'en a aucun. Cette pièce tomba presqu'aussitôt qu'elle parut. Quelque temps après cette chute l'auteur eut la maladresse de plaisanter sur l'abandon dans lequel le public semblait laisser l'Opéra. La salle était nouvellement restaurée, et on allait y donner la reprise d'une ancienne pièce. Beaumarchais 199 dit à Sophie:—Votre salle est très-belle, mais vous n'aurez personne à votre Zoroastre.—Pardonnez-moi, reprit-elle, vos AMIS nous en enverront.
Mlle D*** était devenue amoureuse d'un M. Levacher de Charnois, gendre du comédien Préville. C'était un bel esprit qui rédigeait le Journal des Théâtres. D***, enchantée de trouver dans ce jeune homme les agrémens de la figure et les ressources de l'esprit, goûtait dans cette liaison un charme inexprimable; mais M. de Charnois s'étant réconcilié avec sa femme, abandonna sa maîtresse. La nymphe ne put soutenir une telle rupture, et en mourut de douleur. «Mourir pour un infidèle, s'écria Sophie, voilà une mode que les actrices ne suivront pas.»
200 Quelqu'un rapportait que le médecin Chirac, interrogé si le commerce des femmes est nuisible, avait répondu:—Non, pourvu qu'on ne prenne point de drogue; mais j'avertis que le changement est une drogue.—Hé bien, répartit Sophie, c'est pourtant cette drogue-là qui fait aller le commerce.
Mlle d'Albigny, pensionnaire de l'Opéra, s'était mise sur le pied des dames du bel air, et ayant donné à jouer chez elle, fut envoyée, par ordre du roi, à la Salpêtrière. A son retour cette princesse voulant être bien avec tout le monde, admit à l'honneur de sa couche le commissaire de son quartier. Quelques jours après Sophie lui demanda «comment elle trouvait la chair de commissaire? (la chère).»
201 Le chevalier de C. était d'une gaucherie et d'une indifférence insoutenables; on ne savait par où le prendre pour l'émouvoir. Mlle Arnould s'étant infructueusement occupée de son éducation, le congédia en disant que «c'était une cruche sans anse.»
J.-J. Rousseau allait en 1770 souper chez Sophie Arnould avec l'élite des petits-maîtres et des talons rouges; il avait choisi Rulhières pour conducteur, et il se trouvait souvent là en fort bonne compagnie. Voulant prouver que la plupart de nos tragédies lyriques ne doivent leurs succès qu'aux charmes de la musique, il disait:—S'il est possible de faire un bon opéra, il ne l'est pas qu'un opéra soit un bon ouvrage.—Voilà pourquoi, répartit Sophie, 202 chez nous le SON vaut mieux que la farine.
Elle s'intéressait pour un jeune homme auquel elle désirait faire obtenir un emploi qui dépendait de M. D., fermier général, lequel, disait-on, avait été laquais; elle attendait depuis deux heures dans l'antichambre du traitant qui était remplie de valets. Un jeune seigneur sortant du cabinet du financier, témoigna sa surprise à Sophie de la voir attendre en si mauvaise compagnie. «Je ne crains point ces messieurs, répondit-elle, tant qu'ils sont encore laquais.»
Louis-Gabriel Fardeau, procureur au Châtelet, composait des pièces pour le théâtre des Associés. Un plaisant trouva dans l'anagramme de ses noms son véritable portrait: Il a l'air du 203 bœuf gras. Ce dramatiste s'étant avisé de faire sa cour à une danseuse de l'Opéra, Sophie dit à sa camarade: «Comment peux-tu supporter ce FARDEAU? Un procureur de son espèce n'aime les femmes que pour les formes.»
Après le déplacement de M. de Choiseul on fit des tabatières où il y avait d'un côté le portrait du duc de Sully, ministre de Henri IV, et de l'autre celui du duc de Choiseul[35], ministre de Louis XV. «C'est bien, dit Mlle Arnould en voyant une de ces boîtes; on a mis ensemble la recette et la dépense.»
204 Le baron de Grimm, devenu amoureux de Mlle Fel, chanteuse à l'Opéra, et n'ayant pu s'en faire écouter, tomba dans une sorte de catalepsie qui, pendant plusieurs jours, parut l'avoir privé de tout mouvement. Le médecin Senac se douta de la ruse et en parla à Mlle Arnould qui lui dit en riant: «Mon cher docteur, si Fel était auprès de votre malade, il ressusciterait bientôt.»
Mlle Lemaure, cette sublime actrice de la scène lyrique, si connue par ses caprices et sa belle voix, s'était retirée du théâtre en 1743. Les entrepreneurs du Colisée mirent en 1771 ses talens à contribution, et elle y chanta le monologue de l'acte du Sylphe avec un succès prodigieux. Cette cantatrice était fort laide. Sophie disait: «On a beau l'applaudir, 205 elle fait toujours mauvaise mine.»
L'intérêt renferme un poison si actif, si subtil, que dès qu'il vient se joindre à un sentiment, il le corrompt et finit par l'éteindre. Mlle Laguerre en offrit un exemple, et la galanterie ne fut pour elle qu'un commerce. Cette chanteuse ayant mis sur la liste de ses nombreux favoris[36] un apothicaire nommé La C., Sophie le surnomma «le premier commis de LA GUERRE.»
206 Un financier, vieux et blasé, venait de prendre à ses gages une jeune et jolie danseuse.—Comment va ton monsieur? lui demandait une de ses camarades.—Il paraît beaucoup m'aimer, répondit-elle, car il ne fait que m'embrasser. «Tant pis pour toi, répartit Sophie; qui trop embrasse mal étreint.»
Le marquis de Lettorière, officier aux gardes, passait pour le plus joli homme de Paris; il avait fait faire son portrait pour le donner à une actrice connue pour être moins tendre qu'intéressée. Mlle Arnould, à laquelle il le montra, lui dit: «Vous êtes beau comme l'Amour, mais votre Danaé aimerait mieux l'effigie du roi que la vôtre.»
On parlait de la prochaine représentation du Faucon, opéra comique de 207 Sedaine. Sophie semblait n'en avoir pas bonne opinion; elle se fit presser quelque temps pour s'expliquer et déclarer les motifs de son préjugé. «C'est que, reprit-elle avec vivacité par ce vers de Boileau:
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.»
Mlle Allard fut la maîtresse du duc de Chartres, du prince de Guimenée, du duc de Mazarin et d'un régiment de roturiers. S'étant fait peindre par Lenoir dans l'état où parut Vénus devant le berger Pâris, quelqu'un dit que la tête de cette figure n'était pas ressemblante. «Qu'est-ce que cela fait, reprit Sophie; Allard serait sans tête que tout Paris la reconnaîtrait.»
Marmontel débuta dans la carrière 208 littéraire par des tragédies et des opéras. Ses Contes Moraux, qui parurent bientôt après, lui acquirent la plus grande réputation; il y puisa le sujet de quelques jolies comédies, et l'on sait que sa pièce de Zémire et Azor est tirée d'un ancien conte intitulé la Belle et la Bête. Mlle Arnould étant allée voir jouer ce demi-opéra, elle dit à quelqu'un qui s'extasiait sur cet œuvre dramatique: «C'est la musique qui est la Belle.»
Le Mierre[37] lui disait un jour:—Rappelez-vous que d'Alembert, après la 209 première représentation d'Hypermnestre, a dit que j'ai fait faire un pas à la tragédie. Elle reprit en riant: «Est-ce en avant ou en arrière?»
Quelques jours après la nomination de M. de Boynes au département de la marine, on donna à l'Opéra une pièce dont un des actes offrait la vue d'une mer couverte de vaisseaux. Le nouveau ministre se trouvant à cette représentation, quelqu'un le fit remarquer à Mlle Arnould. «Ne voyez-vous pas, dit-elle, qu'il vient ici prendre une idée de la marine.»
On dit que Valeria Coppiola, célèbre chorégraphe romaine, dansait, sautait et cabriolait encore sur le théâtre à l'âge de cent quatre ans, après y avoir figuré 210 pendant quatre-vingt onze ans consécutifs: une danseuse de l'Opéra voulant sauter sur ses traces, refusait sa retraite malgré ses longs travaux. «Elle est bienheureuse d'être aussi ingambe, dit Sophie, car à son âge on ne sait ordinairement sur quel pied danser.»
La manie des titres de noblesse fit prendre à M. de Pezai celui de marquis[38], quoiqu'il ne fût que le fils d'un nommé Masson, ancien commis du contrôle général. Ce poëte voulant paraître à la cour, acheta une généalogie qui le 211 faisait descendre d'un comte Massoni d'Italie, et à la faveur de ce brillant vernis il épousa une jolie femme à laquelle M. de Maurepas fit donner par le roi une dot considérable. «Ce jeune homme, disait Sophie, a tant de prétentions qu'il donnerait la moitié de son bien pour être auteur, et le reste pour être gentilhomme.»
Aux fêtes de la cour qui eurent lieu à Versailles à l'occasion du mariage du dauphin, Mme la duchesse de Villeroi composa les paroles d'un ballet mêlé de chant et de danse, intitulé la Tour enchantée. Cette tour était une petite machine en papier huilé vert et blanc. Mlle Arnould qu'on y voyait à travers une petite porte de gaze blanche, avait l'air d'un avorton conservé dans un bocal 212 d'esprit de vin. On en fit la remarque à Sophie après la pièce, et elle répondit: «Cela est tout simple, puisque je suis le fruit d'une fausse couche de Mme la duchesse de Villeroi.»
Sedaine[39] étant venu lui faire visite après la représentation d'une de ses pièces qui n'avait pas réussi, on mit cet événement sur le tapis. Le poëte 213 s'accusa d'avoir mal pris son temps, et dit:—La poire n'est pas mûre.—Cela ne l'a pas empêché de tomber, reprit Sophie.
Elle avait fait placer dans sa chambre à coucher un très-beau lit dont le ciel offrait la forme d'une coupe renversée. Un vieil amateur examinant l'élégance de ce nouveau meuble, s'écria:—Voici un bien beau dôme.—Oui, répondit-elle; mais ce n'est pas celui des Invalides.
Mlles Verrière étaient en 1772 deux courtisanes du vieux sérail, puisque l'une d'elles avait appartenu au maréchal de Saxe et en a eu une fille; mais leur opulence, la société distinguée qui allait chez elles, leurs talens et l'habitude où elles étaient de donner des spectacles, 214 y attiraient beaucoup d'amateurs. Colardeau, longtemps attaché à leur char, fut remplacé par La Harpe, qui jouait la comédie dans cette assemblée. Sophie disait en faisant allusion aux différens rôles que ces nymphes avaient joué dans le monde: «Une femme galante est un recueil d'historiettes dont l'introduction est le plus joli chapitre; on se le prête, on s'en amuse; mais ce livre est bientôt lu; enfin il se délabre, et il ne reste aux curieux que l'errata.»
Coqueley de Chaussepierre, avocat plus renommé par ses bouffonneries que par son éloquence, se plaignait d'avoir été cruellement trompé par une femme charmante dont la fraîcheur l'avait séduit. «Voilà comme vous faites tous, lui dit Sophie; vous aurez jugé son affaire sur l'étiquette du sac.»
215 Lorsque Dorat faisait la cour à Mlle Dubois, actrice du Théâtre-Français, celle-ci alla consulter sa bonne amie Sophie sur le traitement qu'on devait faire éprouver à ce soupirant. «Ma chère Dubois, lui dit-elle, on ne prend un homme que pour l'un de ces trois motifs, parce qu'il est riche, qu'il est homme à sentimens, ou qu'il est fort; ton Dorat est une petite espèce, pauvre, froid et faible[40]; ce n'est donc pas là ton fait.»
216 Une grande dame se trouvant au Concert spirituel près de Mlle Arnould, dit après s'être informée du nom de l'actrice:—On devrait bien distinguer par des marques honorables toutes les femmes honnêtes.—Madame, répartit Sophie, pourquoi voulez-vous mettre les filles dans le cas de les compter?
Deux mousquetaires courtisaient Mlle Granville de l'Opéra. L'un d'eux dit à Sophie en parlant de son camarade:—Nous sommes rivaux et nous vivons en frères.—Oui, répondit-elle, mais vous vous aimez comme deux frères qui ont une succession à partager.
Mlle Laguerre n'étant que fille des chœurs fut, dit-on, trouvée en flagrant délit dans une loge. Cette aventure 217 amusa beaucoup les habitués de l'Opéra; mais comme ce n'était pas la première de ce genre, l'affaire n'eut aucune suite. Quelques jours après, par un temps très-froid, cette actrice parut à la répétition avec une robe toute garnie de fleurs. «Bon Dieu! lui dit Sophie, tu as l'air d'une serre chaude.»
Un anglomane lisait une traduction qu'il avait faite de la tragédie de Macbeth, et en vantait beaucoup les beautés. «Quel sujet noir et froid! s'écria Sophie; c'est une nuit d'hiver que cette pièce-là.»
Les cheveux étaient un des genres de beauté qui brillaient en Mme Dubarri, et qu'elle soignait davantage; elle avait appartenu dans sa jeunesse au coiffeur 218 Lamet, et c'est d'elle que sont venus depuis, lorsqu'elle fut dans le cas de faire exemple, les chignons adoptés par les femmes du plus haut parage. Cette mode fit naître des chansons et des caricatures aux auteurs desquelles la bonté de la favorite pardonna toujours; mais un jour Sophie fut menacée de Sainte-Pélagie, pour avoir dit au sujet d'une prochaine disgrâce de Mme Dubarri: «Quand le BARIL roulera, le chancelier aura les jambes cassées.»
Le marquis de Pezai, surnommé le singe de Dorat, portait des talons rouges et se donnait tous les airs d'un grand seigneur. Une dame à laquelle il faisait la cour demanda à Mlle Arnould si elle connaissait sa famille.—Certainement, répondit-elle, c'est le fils de Scarron.—Vous 219 plaisantez, sans doute?—Non, vraiment; Scarron n'a-t-il pas fait le Marquis ridicule?
Le docteur Léger, médecin renommé parmi les vierges de l'Opéra, s'étonnait de ce que les femmes galantes donnaient plus d'amour qu'elles n'en prenaient. «C'est comme les bons médecins, dit Sophie, qui ne prennent jamais de médecine.»
Le boucher Colin, après avoir fait pendant six ans les honneurs de la cuisine de Mlle Duplant, se trouva totalement ruiné, et fut obligé de se mettre à l'année chez un confrère qu'il avait lui-même occupé dans sa splendeur. Pendant une répétition, on laissa par mégarde aller sur le théâtre de l'Opéra 220 un gros chien de boucher. Sophie appela aussitôt sa camarade, et lui dit: «Tiens, Duplant, voici le coureur de ton amant.»
Le marquis de Lettorière[41], cet aimable roué qui ruina tant de femmes, et dont la dépense aurait tari les sources du Pactole, avait été mis aux arrêts pour avoir battu un de ses créanciers. Il perça pendant la nuit le mur de sa prison et alla coucher avec une nymphe de l'Opéra. A cette nouvelle Sophie dit: «Cet étourdi paie joliment ses 221 dettes; il fait un trou pour en boucher un autre.»
Mlle Duperrey, charmante danseuse de l'Opéra, pleine de grâces et de talens, se mit au couvent par dépit de n'avoir pu fixer le danseur Dauberval qu'elle voulait épouser. Quelques jours avant cette fugue, Sophie lui avait dit: «Ma chère Duperrey, la femme qui se marie met la main dans un sac où il n'y a qu'une anguille sur une centaine de serpens; il y a cent à parier contre un qu'au lieu de l'anguille c'est un serpent qu'elle prendra.»
M. *** avait le défaut de bredouiller; un jour qu'il faisait de grands complimens à Mlle Arnould sur son esprit et 222 ses talens: «Ménagez mon amour-propre, lui dit-elle, et souvenez-vous qu'en fait de flatterie on aime mieux le peintre que le barbouilleur.»
Les Fables de Dorat ont des grâces que ce genre semble proscrire, et l'affectation du bel esprit en écarte presque toujours la simplicité et la naïveté du fabuliste. On a dit qu'il voulait rire comme La Fontaine, mais qu'il n'avait pas la bouche faite comme lui. Mlle Arnould disait, en faisant allusion aux gravures prodiguées dans les Fables de ce poëte musqué: «Ce pauvre Dorat se sauve par les planches.»
Un de ces petits maîtres en soutane qui fourmillaient alors dans toutes les sociétés, et qui, comme l'abbé Pellegrin, 223 dînaient de l'autel et soupaient du théâtre, se lia avec Sophie, et voulut goûter le plaisir des élus: «O ciel! que me proposez-vous là, s'écria-t-elle; vous ne savez donc pas que j'ai rayé de mes tablettes l'histoire ecclésiastique?»
C'est le 5 février 1772, dit le baron de Grimm dans sa correspondance, que le duc de la Vauguyon alla rendre compte au tribunal de la justice éternelle de la manière dont il s'était acquitté du devoir effrayant et terrible d'élever un dauphin de France, et recevoir le châtiment de la plus criminelle des entreprises, lorsqu'elle ne s'accomplit pas au gré de toute la nation. Le lendemain de son décès, l'Opéra donna Castor et Pollux. Le ballet des diables ayant manqué, et messieurs les démons 224 dansant tout de travers, Sophie Arnould dit: «Qu'ils étaient si troublés par l'arrivée de M. le duc de la Vauguyon que la tête leur en pétait.»
M. ***, intendant du prince de Guémené, devait sa fortune à celle de son maître, dont il n'avait pas mal embrouillé les affaires. Cet homme avait de l'esprit, faisait des vers et travaillait à un opéra. Un de ses amis ayant communiqué l'ouvrage à Mlle Arnould, elle lui dit: «Je trouve que l'auteur a un peu pillé; mais au surplus c'est digne d'un Voltaire (vole terre).»
Mlle Rey avait entrepris de dégourdir un grand jeune homme qui était clerc de notaire. Un jour cet aimable précepteur se plaignit à Sophie de la 225 bêtise de son élève: «Tu ne savais donc pas, lui répondit-elle, que les plus grands clercs ne sont pas les plus fins.»
L'abbé Terray fut nommé contrôleur général des finances en 1769. Peu de ministres se sont trouvés dans une position plus difficile et plus orageuse, et ceux dont il avait blessé les intérêts particuliers pour sauver la fortune publique s'en vengèrent par mille quolibets. Ce ministre ayant paru, à l'entrée de l'hiver, avec un superbe manchon, Mlle Arnould dit: «Qu'a-t-il besoin d'un manchon? il a toujours les mains dans nos poches.»
Mlle R...., née en 1756, débuta à la Comédie-Française en 1772, avec le plus grand éclat. Ses talens excitèrent la jalousie 226 de ses camarades, et Mlle Vestris, maîtresse du maréchal duc de Duras, forma contre elle une cabale affreuse. Un jour qu'elle jouait l'Emilie de Cinna, un chat qui se trouvait dans la salle se mit à miauler. «Je parie, dit Sophie, que c'est le chat de la Vestris.»[42]
227 On sait que M. Masson de Pezai prenait le titre de marquis afin d'augmenter ses qualités. Un jour que ce poëte signait devant Sophie, en y joignant sa nouvelle seigneurie, elle lui dit: «Prenez garde à ce que vous faites, le sobriquet de marquis pourrait bien vous rester.»
Le prince d'Hénin, capitaine des gardes du comte d'Artois, n'était pas fort considéré. Champcenetz l'appelait le Nain des princes. Ce seigneur étant devenu amoureux de Mlle Arnould, employa tous ses moyens pour lui plaire. Un jour qu'il s'efforçait vainement d'obtenir un tendre aveu, Sophie excédée rompit enfin le silence, et lui dit: «Vous ne savez donc pas qu'il est souvent aussi difficile de faire parler une femme que de la faire taire.»
228 Mlle Cléophile sortit de chez Audinot pour entrer danseuse à l'Opéra; elle appartenait en 1773 au comte d'Aranda, qui lui donnait trois cents louis de fixe par mois; ce qui la mit dans le cas de représenter convenablement. Cette nymphe, qui avait le regard un peu rude, ayant fait faire son portrait, conduisit Mlle Arnould chez son peintre. L'artiste dit à celle-ci:—Croiriez-vous, mademoiselle, que je suis amoureux de mon modèle?—«En ce cas, répondit Sophie, faites-lui donc les yeux DOUX.»
Le président de..., auteur d'assez mauvais ouvrages, après avoir vécu dans la dissipation, se retira du monde pour cultiver dévotement les lettres. Quelqu'un disait, en parlant de lui:—Voilà donc le président devenu ermite; 229 il a enfin renoncé à Satan et à ses pompes.—Mlle Arnould répartit: «Il devrait bien aussi renoncer à ses œuvres.»
M. de Buzençais, et le prince de Nassau qui n'était pas reconnu en Allemagne, s'étaient battus en duel: on disait devant Sophie que le premier avait fait beaucoup de façons avant de s'y déterminer, et que c'était d'autant plus singulier qu'il passait pour bien manier l'épée. «C'est que, reprit-elle, les grands talens se font toujours prier.»
Un auteur lui remit un opéra en cinq actes, en la priant de l'examiner et de lui en donner son avis. Il ajouta que dans cette composition il n'avait pas voulu suivre la route ordinaire, et qu'il 230 s'était surtout appliqué à éviter le style du langoureux Quinault et du philosophe Voltaire. «Monsieur, lui répondit Sophie, éviter Voltaire et Quinault, c'est s'asseoir par terre entre deux beaux siéges.»
M. Jacquemain, joaillier de la couronne, avait fait des folies pour mademoiselle Granville, de l'Opéra. Sophie ayant vu cette nymphe en petite loge avec M. de Joinville, maître des requêtes, lui demanda le lendemain: «Si elle avait changé de metteur en œuvre.»
Mlle C... naquit à Venise en 1754, mais elle fut élevée en France; elle dansa d'abord dans les ballets de la Comédie-Italienne et se fit remarquer par sa beauté. Le lord Mazarin en devint 231 éperduement amoureux et voulut l'enlever. Ce danger fit quitter le théâtre à la belle C...; ses parens l'emmenèrent en province, où elle perfectionna les dons précieux que la nature lui avait accordés; elle revint ensuite à Paris, et elle fut reçue à la Comédie-Italienne en 1773. Ses charmes maîtrisaient tous les cœurs; son jeu, sa voix, son maintien, tout séduisait en elle, et chaque jour poëtes et financiers déposaient à ses pieds le tribut de leur adoration. Cette charmante actrice avait peu d'esprit. Un jour elle dit à Mlle Arnould:—On m'adresse souvent des vers; je voudrais bien apprendre à m'y connaître.—Rien n'est plus facile, répondit Sophie; dis toujours qu'ils sont mauvais, et tu ne te tromperas guère.
Le volume des Fables de Dorat se vendait 232 un louis dans sa nouveauté[43]. Quelqu'un se récriait sur la chèreté de cet ouvrage. «Examinez donc bien, dit-elle, le papier, les gravures et les vignettes; vous verrez que les vers sont pour rien.»
Un danseur entretenait une jeune figurante dont la complexion était fort maigre, et lorsqu'il était avec elle il ne l'appelait jamais que mon chou. Ce mot souvent répété fit dire à Sophie: «Il paraît que cet homme-là ne fait pas ses CHOUX gras.»
233 On a vu dans le même temps figurer à l'Opéra trois sœurs qui portaient toutes les trois des noms de fleurs; l'une s'appelait Rose, l'autre Hyacinthe, et la dernière Marguerite. Comme on les nommait devant Sophie, elle s'écria: «Bon Dieu! quelle plate-bande!»
Un musicien, un peu gascon, se vantait d'être aimé d'une femme charmante qui demeurait dans le faubourg Saint-Marceau.—Oh! oh! dit un plaisant, il y a bien de la boue dans ce quartier-là.—Cela n'empêche pas, reprit l'artiste, que ma conquête y fait du bruit.—En ce cas, reprit Sophie, je gage que votre belle a des sabots.
Un jeune mousquetaire qui croyait sans doute que l'amour tient lieu de tout, 234 faisait une cour assidue à une jolie danseuse, mais dont le cœur ne s'ouvrait qu'avec une clef d'or. Un jour qu'il se plaignait de n'obtenir de sa belle que de vaines promesses, Mlle Arnould lui dit: «Il faut être bien novice pour ignorer que l'amant qui ne dépense qu'en soupirs n'est payé qu'en espérances.»
Ce qui a surtout nui à l'abbé Terray[44] dans l'esprit des Parisiens, c'est qu'il montrait dans ses réponses trop de mépris pour l'opinion publique. On lui reprochait un jour qu'une de ses opérations 235 ressemblait fort à prendre l'argent dans les poches. «Et où voulez-vous donc que je le prenne?» répondit-il. Une autre fois on lui disait, une telle opération est injuste. «Qui vous dit qu'elle est juste?» répliqua-t-il. Un coryphée de l'Opéra étant allé solliciter près de lui le paiement des pensions de plusieurs de ses camarades, revint tristement dire à Sophie que l'abbé Terray l'avait fort mal accueilli. «Je n'en suis point surprise, répondit-elle; comment paierait-il ceux qui chantent, quand il ne paie pas ceux qui pleurent.»
Un jeune poëte paraissait indécis sur le genre de composition dramatique dont son génie devait s'occuper.—Conseillez-moi, disait-il à Mlle Arnould, où dois-je me fixer, et quel modèle prendrai-je?—Croyez-moi, répondit-elle, 236 fixez-vous au Théâtre-Français, et tâchez d'y prendre Racine.
En 1773 le Palais-Royal, bien différent de ce qu'il est aujourd'hui[45], renfermait un jardin beaucoup plus vaste. Une allée d'antiques marronniers formant le berceau, présentait un agréable spectacle par la brillante compagnie qui s'y rassemblait trois fois par semaine; des concerts délicieux qui se prolongeaient 237 jusqu'à deux heures du matin, ajoutaient aux charmes des belles soirées d'été. Sophie occupait alors un appartement qui donnait sur ce jardin. Voulant tirer un feu d'artifice à l'occasion de la naissance du duc de Valois, elle écrivit au duc d'Orléans la lettre suivante:
«Monseigneur,
«Suivant un usage antique, à la naissance des rois on apportait de l'or, de la myrrhe et de l'encens; l'or aujourd'hui serait une offrande trop vile pour un grand prince comme vous; la myrrhe est, je crois, un aromate peu agréable; quant à l'encens, tant de mains délicates le font fumer devant vous que je n'ai garde de m'en mêler. Par la position de ma demeure sur le jardin de votre palais, Monseigneur, je me trouve à portée de faire parvenir jusqu'à l'auguste accouchée 238 l'éclat et le bruit de notre hommage. Le dédaignerez-vous? Je n'ai à présenter à Votre Altesse qu'un petit feu, une explosion vive et beaucoup de fumée; celui dont brûlent nos cœurs pour Votre Altesse est plus durable et ne s'éteindra qu'avec nos vies.
«Je suis, etc.»
Le duc d'Orléans accorda la demande, et Sophie fit tirer son petit feu, à la grande satisfaction de tous ceux qui en furent témoins.
Le marquis de L. ayant eu du goût pour Mlle Grandi, danseuse à l'Opéra, celle-ci peu cruelle l'admit à sa couche et fit les choses très-généreusement, s'en rapportant à la munificence du seigneur, et n'imposant aucune condition. Le lendemain son amant lui demanda 239 ce qui lui faisait plaisir. Elle parla de chatons, qui s'assortiraient à merveille avec un collier qu'elle avait. Le surlendemain il arriva à Mlle Grandi une corbeille pleine de petits chats. Cette facétie fit beaucoup rire, et lorsque Sophie revit sa camarade, elle lui dit: «Je ne suis point surprise de ce qui t'arrive, ma chère Grandi; tes SOURIS doivent attirer les CHATS.»
Une actrice de l'Opéra qui faisait la prude amena un soir au foyer une petite fille de sa façon, qu'elle appelait sa nièce. Cette jolie enfant était remplie de grâces, et chacun la faisait jaser. Quand ce fut au tour de Sophie, elle lui dit: «Ma petite, il y a longtemps que je n'ai eu le plaisir de te voir; comment se porte mademoiselle ta mère?»
240 Le duc de la Vrillière[46] avait pour maîtresse une femme d'un excessif embonpoint, qui avait beaucoup d'empire sur son esprit. Un jeune homme ayant besoin de la protection de ce ministre, demanda à Mlle Arnould le moyen de lui présenter un placet. «Adressez-vous à sa maîtresse, répondit-elle; on parvient à tout par le canal des GRASSES.»
Mlle Allard s'étant plus occupée de ses plaisirs que de ses intérêts, se trouva sur la fin de sa brillante carrière sans fortune et sans amans; elle acquit avec 241 les années un embonpoint excessif, et l'énormité de sa taille éloigna peu à peu tous ses adorateurs. «Pauvre Allard, disait Sophie, elle s'agrandit sans garder ses conquêtes.»
Le chevalier de C., vivement épris des charmes de Mlle Arnould, lui jurait un amour éternel, et ne demandait en retour qu'une heure de complaisance. «Le désir vous aveugle, lui dit-elle; une femme dont on sollicite les faveurs est comme une énigme dont on cherche le mot: dès qu'on a pénétré l'une et l'autre, elles sont bientôt oubliées.»
Mlle Jude était une danseuse surnuméraire de l'Opéra, qui, à la faveur de ce titre, à l'abri des persécutions de ses parens et des recherches de la police, se 242 livrait au culte de Vénus avec tant d'ardeur, d'intelligence et d'économie que malgré qu'elle fût très-jeune encore, elle avait déjà des rentes, de l'argent comptant et un fort beau mobilier. Ayant pris un abbé pour son coadjuteur, elle eut des scrupules sur un tel choix. «Rassure-toi, lui dit Sophie; il est bien défendu aux prêtres d'avoir des femmes; mais aucun canon n'a interdit aux femmes l'usage des prêtres.»
On donna en 1774, pour les fêtes de la cour, l'opéra de Céphale. Le poëme est de Marmontel et la musique de Grétry. Cette pièce obtint un grand succès à Versailles, mais elle trouva des juges sévères à Paris. Le mot latin aura, que le poëte crut devoir conserver en français, fit naître le jeu de mots ora 243 pro nobis, et Sophie eut la malice de dire «que la musique de Céphale lui paraissait beaucoup plus française que les paroles.»[47]
Le 24 mars 1774, Mlle Arnould, par un pur caprice, refusa de chanter, et ce jour-là elle eut la hardiesse de se montrer à l'Opéra, en disant «qu'elle venait prendre une leçon de Mlle Beaumesnil.» 244 Les directeurs se plaignirent au duc de la Vrillière, qui, au lieu d'envoyer cette actrice rebelle au Fort-l'Evêque, se contenta de la réprimander. Des spectateurs de mauvaise humeur allèrent à l'Opéra le mardi suivant pour la siffler; mais ils n'en eurent pas le courage, et la séduction de son jeu leur fit oublier ce projet.
Le duc de F.[48] ne pouvant obtenir les faveurs d'une jeune personne aussi sage que belle, ne trouva pas d'autre expédient que de l'enlever après avoir 245 mis le feu à la maison. On racontait l'événement devant plusieurs vieilles coquettes qui se récrièrent beaucoup sur les circonstances de ce rapt. «Hélas! dit Sophie, les libertins enlèvent les belles, mais le temps plus cruel enlève la beauté.»
Le notaire Clauze, grand amateur de filles et fort inconstant, eut, dit-on, les prémices de Mlle Dorival, l'une des plus jolies danseuses de l'Opéra, et peu de temps après il quitta cette nymphe pour un nouvel objet. Dorival pleurant la perte de son infidèle, Sophie lui dit pour la consoler: «Fais un acte de contrition, pauvre innocente, et souviens-toi qu'à Cythère on ne fait point de bail à vie.»
Lorsque Dorat fit jouer sa comédie de la Feinte par amour, il était attaché 246 au char de Mlle Dupuis de l'Opéra. Cette actrice s'étant amourachée d'un jeune mousquetaire, supposa une longue indisposition pour être plus libre chez elle. Quelque temps après Dorat demanda à Sophie si Mlle Dupuis avait été réellement malade. «Non, répondit-elle, c'est une FEINTE par amour.»
Le baron du Hou.... avait fait dans ses terres, en Normandie, une coupe de bois de 80,000 liv., afin de mieux payer les faveurs d'une courtisane nommée Bréman. Ce fou fieffé étant venu à l'Opéra dans un costume magnifique, Mlle Arnould dit à quelqu'un: «Regardez donc le baron comme il porte bien son BOIS.»
Les ponts ont singulièrement influé 247 sur la vie de Mme Dubarri. Cette célèbre courtisane naquit à Paris au Pont-aux-Choux, et dès l'âge le plus tendre elle exerça ses talens sur le Pont-Neuf; le Pont-Royal la vit le sceptre en main, et à la mort de son illustre amant elle fut exilée au Pont-aux-Dames. Après avoir émigré en Angleterre elle revint à Paris en 1793, et finit sa vie près du Pont de la Révolution. Sophie apprenant la mort de Louis XV et l'exil de Mme Dubarri, dit en regardant tristement ses camarades: «Nous voilà orphelines de père et de mère.»
P. n'ayant pu faire jouer sa comédie des Courtisanes, attaqua juridiquement la troupe des comédiens français, et publia une épître intitulée: Remercîmens des Demoiselles du monde aux Demoiselles de la Comédie-Française, à l'occasion 248 des Courtisanes, comédie. Cette satire ameuta contre lui toutes les prêtresses de Vénus. Quelqu'un disait à Sophie que P.[49], si méchant dans ses écrits, était pourtant un bon homme. «Ne vous y fiez pas, reprit-elle, il a des griffes jusque dans les yeux.»
Une figurante jeune et jolie se fit quelque temps remarquer par sa conduite sage et réservée; elle résista au torrent qui entraînait ses camarades, et pour se faire une égide contre les traits de la séduction, elle prit un mari. Quelqu'un admirant les mœurs de cette danseuse, 249 disait qu'elle avait beaucoup de vertus. «Hé bien, reprit Sophie, elle a cela de commun avec les SIMPLES.»
Mlle Laguerre se promenait dans les coulisses de l'Opéra, entourée de quelques adorateurs. Sophie s'approcha de cette nymphe, et lui touchant son ventre qui s'arrondissait visiblement: «Voilà, dit-elle, le recueil de ces messieurs.[50]»
Un procureur au parlement qui s'était presque ruiné au service de Mlle Duplant, vint un soir au foyer de l'Opéra. Quelqu'un qui le reconnut dit à voix basse:—Voici un dindon que Duplant a bien 250 plumé.—Cela ne l'empêche pas de voler, répartit Sophie.
Une dame de Hunolstein[51] s'engoua tellement de Sophie qu'elle avait vue dans le rôle d'Iphigénie, qu'elle en était devenue presque amoureuse. Celle-ci voulant en marquer sa reconnaissance, lui envoya un chapeau fort galant qu'elle nomma chapeau à l'Iphigénie. La jeune dame ne pouvant parvenir à ajuster cette coiffure à son goût, envoya chez l'actrice un laquais balourd qui fit plaisamment 251 sa commission. Il trouva Sophie à sa toilette entre le prince d'Hénin son amant payant, et un coiffeur son amant payé; il lui dit:—Mademoiselle, Mme la comtesse vous remercie du chapeau que vous lui avez envoyé, mais elle ne peut réussir à l'arranger comme vous, et elle vous prie de lui envoyer celui qui vous le met.—Iphigénie alors se tournant avec majesté vers ses deux favoris, leur dit le plus gravement du monde: «Hé bien, qui est-ce qui marche aujourd'hui?»
Le 22 février 1774, l'Académie royale de Musique donna la première représentation de Sabinus, tragédie lyrique en quatre actes, qui avait été représentée à Versailles pour les fêtes de la cour le 4 décembre 1773; le poëme est de Chabanon, la musique de Gossec. 252 Cet opéra n'eut pas plus de succès à la ville qu'à la cour; on ne s'aperçut pas même de l'attention que les auteurs avaient eue de le réduire en quatre actes après l'avoir donné d'abord en cinq; ce qui fit dire à Mlle Arnould que «le public était un ingrat de s'ennuyer quand on se mettait en QUATRE pour lui plaire.»
Elle rencontra, en se promenant au bois de Boulogne, un médecin de sa connaissance qui cheminait avec un fusil sous le bras.—Où allez-vous donc ainsi armé? lui demanda Sophie.—Je vais à Longchamp voir un malade.—Il paraît, reprit-elle, que vous avez peur de le manquer.
Une jeune danseuse s'était avisée de devenir amoureuse folle d'un violon de 253 l'Opéra. Sa mère s'en plaignit amèrement en présence de Sophie, qui dit à la novice:—Mademoiselle, vous n'avez point l'esprit de votre état; on vous passe de céder à quelque caprice, pourvu que cela ne fasse pas de bruit; mais une demoiselle d'Opéra ne doit avoir ouvertement un cœur que pour la fortune.—C'est bien parlé, s'est écriée la mère. Oh! Mademoiselle, que ma fille n'a-t-elle votre esprit! Il n'est pas surprenant que vous soyez si riche.
En 1775 on donna à l'Opéra Cythère assiégée, opéra-comique de Favart, remis en musique par Gluck. Cette pièce est le triomphe de la beauté sur la force; malheureusement Favart a tiré un mauvais parti de ce sujet. Lors de la première représentation les guerriers, pour monter 254 à l'assaut, apportaient des échelles. On demanda à quoi bon. Sophie répondit que «c'était pour afficher un nouvel opéra.»
Mlle Grandi s'était liée avec un Américain qu'elle trouva un matin couché avec une jeune négresse. Cette infidélité piqua son amour-propre, et ses camarades en furent bientôt instruites. Sophie lui dit pour la consoler: «Ah! ma chère, les hommes sont des caméléons qui changent de couleur pour tromper toutes les femmes.»
Elle était dans un cercle où plusieurs académiciens faisaient assaut d'esprit; c'était un vrai cliquetis de pointes et de saillies. «Ne trouvez-vous pas, dit-elle à une de ses voisines, que les beaux-esprits 255 sont comme les roses; une seule fait plaisir, un grand nombre entête.»
Mlle Duthé[52], originairement figurante à l'Opéra, puis aux promenades nocturnes du Palais-Royal, fut la première maîtresse du duc de Chartres, et elle devint ensuite celle du comte d'Artois. Un peintre nommé Perrin voulut se signaler, en 1775, par le portrait de cette célèbre courtisane; il en avait fait deux qu'il montrait aux amateurs; l'un très-grand, où il la représentait en pied, 256 parée de tout le luxe des vêtemens à la mode; l'autre plus petit, où il la montrait nue, avec le détail de tous ses charmes. Quelqu'un s'écria en voyant ce dernier tableau:—Voici une charmante Danaé.—Dites plutôt, reprit Sophie, le tonneau des Danaïdes.
Il parut en 1775 une facétie intitulée les Curiosités de la Foire, où les filles les plus célèbres de Paris étaient désignées allégoriquement sous des noms d'animaux rares; elles en furent cruellement offensées, mais ne purent se venger de l'auteur anonyme. Le sieur Landrin, poëte voué au théâtre d'Audinot, imagina de composer une petite pièce sur ce sujet et sous le même titre. Mlle Duthé assistant à la première représentation, s'y reconnut si sensiblement, qu'elle en 257 tomba en syncope. Cet événement fit grand bruit parmi les filles du haut style. Les partisans de cette nymphe crièrent au scandale, et le duc de Dur., son amant, obtint, malgré l'approbation de la police et les désirs du public, que cette pièce ne fût plus jouée. Mlle Arnould, piquée contre quelques seigneurs de la cour qui commentaient cette satire, dit: «Pourquoi n'a-t-on pas mêlé quelques courtisans parmi les courtisanes? Dans une ménagerie, les mâles doivent figurer à côté des femelles.»
M. Poisson de Malvoisin recherchait les bonnes grâces d'une jeune figurante, qui le rebutait toujours à cause de son âge. Sophie dit à cette novice: «Ce ne sont pas les années qu'il faut compter; dans les mariages que fait Plutus, on 258 voit presque toujours jeune chair et vieux POISSON.»
Elle passa pour avoir été en mariage réglé, pendant huit jours, avec M. Bertin, que les nymphes de l'Opéra appelaient Bertinus. Un jour deux hommes se trouvant sur le théâtre de l'Opéra derrière Sophie, sans le savoir, plaignaient beaucoup M. Bertin des infidélités et des mauvais procédés qu'il avait essuyés de la part de ces demoiselles, ajoutant qu'il ne le méritait pas, qu'il était généreux, aimable, facile, etc., etc. Sophie se retourne et dit: «On voit bien que ces messieurs ne l'ont pas eu.»
Mlle Levasseur, en entrant à l'Opéra, changea de nom comme toutes ses compagnes, et prit celui de Rosalie; mais la 259 comédie intitulée les Courtisanes la dégoûta de son choix. L'une des héroïnes de cette pièce s'appelle Rosalie, et Rosalie actrice ne voulant pas être confondue avec Rosalie courtisane, reprit son premier nom. Sophie disait de Mlle Levasseur qui était passablement laide: «Cette Rosalie, au lieu de changer de nom, aurait bien dû changer de visage.»
La duchesse de Chaulnes ayant épousé un maître des requêtes nommé de Giac, perdit par cette mésalliance le tabouret qu'elle avait à la cour; elle disait à ceux qui s'étonnaient qu'elle eût sacrifié son rang à de folles amours:—J'aime mieux être couchée qu'assise.—Cette dame était connue pour être fort galante. Un jour elle rencontra Mlle Arnould et lui demanda comment allait le métier. 260 «Assez mal, répondit-elle, depuis que les duchesses s'en mêlent.»
Le goût des noms supposés a produit parfois les scènes les plus plaisantes, et il n'était pas rare de voir se présenter à la porte de l'Opéra une pauvre journalière couverte de haillons, pour réclamer sa fille ou sa nièce que le jour précédent elle avait vue dans un brillant équipage. Mlle Dorival éprouva cette humiliation. Un soir qu'elle avait dansé dans Ernelinde, la mère ayant pénétré jusqu'au foyer, se jeta dans les bras de sa fille qui la reçut avec dignité en l'appelant madame. A ce titre la tendresse maternelle se changea en fureur, et cette comédie eût fini par un drame, si le marquis de Chabrillant, amant de la danseuse, n'eût pas entraîné la mère dans un cabinet où on lui fit boire force 261 rasades pour appaiser son ressentiment. Mlle Arnould, présente à cette scène bachique, et voyant cette bonne mère vider tous les flacons que l'on apportait, dit au marquis: «En vérité, c'est une MÈRE A BOIRE que cette femme-là.»
Le Barbier de Séville est le mieux conçu et le mieux fait des ouvrages dramatiques de Beaumarchais; les caractères en sont bien marqués et assez soutenus pour le genre de l'imbroglio. Cependant le public accueillit froidement cette comédie: elle fut d'abord jouée en cinq actes (le 23 février 1775), mais l'auteur en supprima un, et l'intrigue y gagna. Quelqu'un ayant dit à Sophie que Beaumarchais allait mettre sa pièce en quatre actes: «Il ferait bien mieux, reprit-elle, de mettre ses actes en PIÈCES.»
262 Le marquis de Bièvre fut le premier amant de Mlle R., comme le comte de L. fut celui de Mlle Arnould. L'intimité qui régna pendant quelque temps entre ces deux actrices, lia naturellement M. de Bièvre avec Mlle Arnould, et c'est dans sa société qu'il reçut le sobriquet de marquis Bilboquet, par allusion à son adresse à jouer de cet instrument et à la frivolité de son caractère. Sa manie des calembours le rendit célèbre, et plus d'un bel esprit tâcha de l'imiter. Un soir qu'il était chez Sophie Arnould, une jolie femme lui dit en souriant:—Faites donc un calembour sur moi.—Attendez donc qu'il y soit, reprit Sophie.
Mlle Cr. après avoir fait par précaution trois quarantaines de suite, entra au couvent des Carmélites où elle devint enceinte à force de travailler à oublier 263 le monde avec le directeur de cette maison. «Cette vieille fille, disait Sophie, s'est retirée du monde par dépit, s'est mise au couvent par ennui, et s'y est fait faire un enfant par habitude.»
Mlle Arnould avait l'art dangereux de saisir les ridicules et d'en faire le sujet de ses plaisanteries; aussi recevait-elle parfois des épigrammes dont elle ne se vantait pas. On lui faisait un jour des complimens sur son esprit. Quelqu'un crut la mortifier en disant:—Bah! maintenant l'esprit court les rues.—Elle répartit aussitôt:—Monsieur, c'est un bruit que les sots font courir.
Le duc de Bouillon fut tellement épris des charmes de Mlle Laguerre, qu'il dépensa pour elle 800,000 liv. dans l'espace 264 de trois mois. Cette excessive prodigalité à l'égard d'une impure révolta tous les créanciers du duc; leurs plaintes parvinrent aux pieds du trône, et ce seigneur fut exilé dans une de ses terres. Peu de jours après quelqu'un s'informa de la santé de Mlle Laguerre[53]. «J'ignore comment elle va maintenant, répondit Sophie; mais le mois dernier la pauvre enfant ne vivait que de BOUILLON.»
265 Aux fêtes de Longchamp, en 1775, les filles entretenues tenaient le premier rang[54]. La fameuse Duthé s'y fit voir dans une voiture élégante attelée de six chevaux blancs, dont les harnais étaient de maroquin bleu, recouverts d'acier poli réfléchissant de toutes parts les rayons du soleil. «Quand on observe un tel luxe, dit Sophie, doit-on être surpris si tant de grandes dames se dégoûtent de l'état d'honnêtes femmes.»
266 Le comte Dubarri possédait aux environs de Paris une petite maison de campagne où il élevait en cachette une jolie villageoise nommée Barbe. Le chevalier de G. découvrit la cachette, et dit à Mlle Arnould qu'il avait profité de l'absence du comte pour lui souffler sa maîtresse. «Vous êtes bien heureux, répondit-elle, que ce n'ait pas été son jour de Barbe.»
Le baron de Grimm n'était pas riche en agrémens extérieurs, mais sa mise était toujours fort recherchée, et pour corriger les défauts de son visage, il y mettait du rouge et du blanc. Mlle Fel de l'Opéra, à laquelle il faisait une cour assidue, parlait un jour de la laideur de son soupirant. «De quoi te plains-tu, lui dit Sophie, n'est-il pas fait à peindre?»
267 Elle rencontra sur l'escalier du théâtre une très-agréable chanteuse des chœurs qui tenait par la main une petite fille.—Mon Dieu, le joli enfant! à qui est-il?—A moi, mademoiselle.—A vous? mais il me semble que vous n'êtes pas mariée.—Non, mademoiselle, mais je suis de l'Opéra.
On lui racontait l'histoire singulière d'un curé de la Guienne, qui, pour avoir gardé une continence trop parfaite, éprouva une longue maladie à laquelle il eût succombé sans une demoiselle qui voulut bien être son médecin. «Tel est l'empire de notre sexe, dit Sophie; la femme est comme la grâce à laquelle on peut résister, mais à laquelle on ne résiste jamais.»
Le lundi gras 1775, Mme Dugas, 268 femme d'un gentilhomme lyonnais, suivit pendant quelque temps, au bal de l'Opéra, un masque habillé en vieille femme, qu'un jeune cavalier accompagnait. Croyant reconnaître la reine à laquelle le comte d'Artois donnait le bras, Mme Dugas se précipita à ses genoux et lui demanda la permission de lui baiser la main.—Vous ne me connaissez pas, Madame, répondit le masque.—Mettez la main sur mon cœur, s'écria Mme Dugas, et sentez à ses battemens s'il méconnaît des maîtres pour lesquels il est passionné.—En même temps elle prit la main du masque, la porta à son cœur et la baisa. Le masque embarrassé s'esquiva dans la foule, et Mme Dugas se releva au milieu d'un concours nombreux attiré par la nouveauté du spectacle, et l'accompagnant de mille battemens de mains. Le masque que 269 Mme Dugas avait pris pour la reine était Sophie Arnould, qui s'en est fort amusée avec ses amis.
Mlle Dubois, de la Comédie-Française, laissa en mourant plus de 25,000 l. de rentes. C'était, en son temps, une des courtisanes les plus citées pour leur cupidité et l'art d'escroquer les dupes; du reste elle avait toujours été médiocre au théâtre, et n'avait pas su tirer parti des heureux moyens que la nature lui avait donnés. Un jour elle se plaignait d'approcher de trente ans, quoiqu'elle en eût davantage. «Console-toi, lui dit Sophie, tu t'en éloignes tous les jours.»
Dans le cours de ses folies amoureuses, Mlle Laguerre n'eut qu'une seule fille, 270 qui mourut en bas âge[55]. Lorsque Sophie apprit que sa camarade était enceinte, elle s'écria: «Ah! tant mieux, nous verrons les fruits de LA GUERRE.»
Le duc de D., abandonné à toutes les suites malheureuses d'une mauvaise conduite, fut exilé pour ses déportemens. Ce jeune seigneur, avant de partir, alla avec plusieurs amis souper chez Mlle Arnould, et jura entre ses mains qu'il conserverait 271 son cœur à toutes les nymphes de l'Opéra. «Quelle injustice! s'écria Sophie; on exile ce pauvre duc parce qu'il s'est ruiné pour quelques jolies femmes; mais il n'a fait que suivre l'usage.»
Dorat[56] dissipa une fortune assez considérable en magnifiques éditions de ses ouvrages; celle de ses Fables lui coûta 30,000 fr. et se vendit mal. Des malins en coupèrent les estampes, les payèrent au libraire et lui laissèrent les vers. Ces mortifications ne le rebutèrent 272 pas; il rassembla toutes les poésies qui lui restaient en porte-feuille, et en intitula le recueil: Mes nouveaux Torts. Sophie lui dit: «C'est de tous vos ouvrages celui qui remplit le mieux son titre.»
Lorsque Lekain mourut (le 8 février 1778), on dit que ce tragédien, en passant l'Achéron, avait laissé ses talens sur la rive. En effet, Larive possédait à un degré éminent tous les talens de la déclamation. En 1775 il mit au théâtre Pygmalion, scène lyrique de J.-J. Rousseau, et joua ce monologue avec un charme qui lui fit beaucoup de partisans. Mlle R. ayant dans cette pièce représenté la statue, Sophie dit que «c'était le meilleur rôle qu'elle eût encore fait.»
273 Un mélomane proposa sérieusement de mettre en opéra les douze travaux d'Hercule. Un jour qu'on dissertait sur les hauts faits de ce demi-dieu, un plaisant dit qu'il fallait qu'Hercule sût la physique pour opérer tant de prodiges. «En ce cas, répartit Mlle Arnould, il était impossible de résister à un savant de cette force-là.»
M. Dupin, fils de l'ancien fermier général de ce nom, avait été l'élève de J.-J. Rousseau, et c'était un des plus mauvais sujets que l'on pût voir; il entretenait une danseuse de l'Opéra qui l'aimait beaucoup. Quelqu'un s'étonnant que cette fille eût pu s'attacher à un amant si peu généreux: «Il paraît qu'elle n'est pas sur sa bouche, répondit Sophie; elle est contente pourvu qu'elle ait Dupin (du pain).»
274 Un jeune mousquetaire, connu par plus d'une gasconnade, racontait qu'il s'était un jour battu avec un comte italien, et qu'avec la pointe de son épée il lui avait enlevé un œil, lequel était resté au bout du fer comme un bouton de fleuret. Tout le monde se mit à rire, et Sophie lui dit: «Bah! c'est un CONTE BORGNE que vous faites là.»
Un acteur de l'Opéra s'était marié à une jolie personne de province; ses camarades étant allés visiter sa nouvelle compagne, Mlle Arnould s'amusa surtout à lutiner la mariée, qui lui dit naïvement:—Je vous assure que c'est un fort bon acteur.—Vous confirmez sa réputation, répartit Sophie; il a toujours passé pour bien entrer dans son personnage.
275 Mlle C.[57] des Italiens était une femme superbe, mais prodigieusement grosse et grande; elle eut beaucoup d'amans, entr'autres le duc de Fronsac. Satisfaite de sa fortune, elle quitta la scène au moment même où les plaisirs et la gloire l'environnaient. Un jeune homme vivement épris de cette courtisane ne se lassait pas d'en vanter les talens et les grâces. Sophie ennuyée de cette apologie, s'écria: «Tout le monde connaît son grand mérite, Monsieur; 276 mais on s'est si souvent étendu sur ce sujet-là qu'il devrait être épuisé.»
Elle assistait à une partie de pêche où il se trouva un de ces bavards ennuyeux qui se croient propres à tout, et qui ressemblent en tout à la mouche du coche. Cet homme s'approcha de Mlle Arnould, et lui demanda avec sa loquacité ordinaire, la permission de pêcher avec elle. «Eh quoi! Monsieur, répartit Sophie, vous voulez PÊCHER et vous n'avez pas le FILET.»
Marmontel travailla pour les trois principaux théâtres; il aimait beaucoup les femmes et était fort entreprenant auprès d'elles; Mlle Arnould faisant allusion à ses travaux dramatiques et galans, disait: «Je ne voudrais pas 277 combattre avec cet homme-là, il est armé de toutes PIÈCES.»
On donna en 1776 un ballet intitulé les Romans. Cet ouvrage rappelant les anciens tournois fut exécuté avec beaucoup de pompe et d'appareil. On y remarqua Mlle Duplant déguisée en homme sous les traits de Ferragus, prince de Castille, et elle remplit à merveille ce rôle fier et vigoureux. Cette actrice dit en rentrant au foyer:—En vérité, la moitié du parterre m'a prise pour un homme.—Qu'est-ce que cela fait, reprit Sophie, si l'autre moitié sait le contraire?
Champfort, après avoir composé quelques comédies, voulut s'élever sur un ton plus haut et donna sa tragédie de 278 Mustapha et Zéangir. Quelqu'un annonçant la première représentation de cette pièce dit qu'elle avait brouillé Thalie avec l'auteur. «Il paraît, répartit Sophie, que Champfort prend la chose au tragique.»
Mlle Coupé[58], retirée depuis longtemps de l'Opéra, vivait avec M. Rollin, fermier général. Elle vint un soir à l'Opéra et causa avec des actrices. Quelqu'un s'informa quelle était cette dame: «Eh quoi! répondit Sophie, vous ne la reconnaissez pas? C'est l'histoire ancienne de M. Rollin.»
279 Mlle Levasseur devait à l'art la moitié de ses charmes, et son cabinet de toilette était un sanctuaire impénétrable lorsque la prêtresse y opérait ses mystères. Sophie étant allée la voir dans ce moment critique, une femme de chambre lui dit confidentiellement que sa maîtresse ne pouvait la recevoir parce qu'elle faisait son visage. Sophie tire aussitôt sa boîte à rouge, en répondant: «Portez-lui cela de ma part, et dites-lui que c'est pour l'achever de peindre.»
Un habitué de l'Opéra se plaignait de ce que les actrices dirigeaient tout, brouillaient tout et commandaient en despotes dans ce spectacle. «Voulez-vous, dit Sophie, que ce soient les hommes qui distribuent les rôles, et qui règnent sur ce théâtre? nommez les femmes directrices; car tant que les 280 hommes resteront directeurs, ils seront eux-mêmes dirigés par les femmes.»
On lui demandait ce qu'elle pensait de l'arcade qui sert de porte à l'hôtel Thélusson, situé au bout de la rue Cérutti. Elle répondit: «C'est une grande bouche qui s'ouvre pour dire une sottise.»
Louise Contat[59], nommée par les gens de lettres la Thalie de la Comédie-Française, eut Préville pour maître; 281 elle débuta le 3 février 1776. Une jolie figure, des grâces naïves, un son de voix enchanteur, et cet art d'être propre à presque tous les emplois, firent sa réputation. Sophie assistant à la représentation d'un drame où cette actrice était fort déplacée, riait continuellement, et disait à ses voisins qui s'étonnaient de cette gaieté folle: «Je ne cesserai de rire que lorsqu'elle me fera pleurer.»
Un journaliste publia en 1776 une lettre de Sophie Arnould, dans laquelle cette actrice annonce qu'elle est née en 1744, qu'elle a reçu le jour dans l'alcove de l'amiral de Coligny, et que cette anecdote est la seule illustration de sa naissance. On lui répondit fort poliment qu'elle se trompait sur ces trois points; 1o que son baptistaire datait du 14 février 282 1740; 2o que les chambres à coucher des grands seigneurs du seizième siècle étaient sans alcoves; 3o qu'une actrice de l'Opéra n'avait pas besoin d'une autre illustration que celle de ses talens ou de sa beauté.
La mort du prince de Conti laissa veuves beaucoup de vierges de l'Opéra. On trouva dans son immense mobilier plusieurs milliers de bagues de différentes espèces. Son altesse avait l'habitude de constater chacun de ses exploits amoureux par cette légère dépouille; il fallait que la femme dont il obtenait les faveurs lui donnât sa bague ou son anneau, et sur le champ il étiquetait ce bijou du nom de l'ancienne propriétaire. Quelqu'un parlant à Sophie de cette singulière manie, elle répondit: 283 «Je ne vois en cela qu'une allégorie; une femme aimable n'est-elle pas un anneau qui circule dans la société, et que chacun peut mettre à son doigt?»
Colardeau, dans la vigueur de l'âge, périt victime d'une passion malheureuse. Il était lié depuis longtemps avec deux filles célèbres qui, à l'instar de Mlle G., avaient dans leur hôtel un théâtre et tous les accessoires de l'opulence. Colardeau fit, en faveur de l'aînée, vivement éprise de lui, un drame en deux actes intitulé: La Courtisane amoureuse; mais cette courtisane[60], ingrate et perfide, laissa 284 à son favori un souvenir amer de ses embrassemens, et la santé délicate du poëte en fut altérée au point de périr insensiblement. Au commencement de cette maladie de langueur, un de ses amis voulant en déguiser la cause, dit à Sophie qu'il était malade de la petite vérole. «Bah! reprit-elle, est-ce que vous prenez Colardeau pour un enfant?»
On lui faisait remarquer les armoiries d'un certain duc connu par le déréglement de ses mœurs et la nullité de ses moyens. «Voilà, dit-elle, une affiche bien pompeuse pour une pièce bien médiocre.»
Un abbé qui pinçait agréablement de la guitare, fut prié d'accompagner une romance. Il y consentit quoiqu'il eût la 285 voix fausse. On demanda ensuite à un musicien nommé Lemoine comment il trouvait que l'abbé eût chanté?—Parfaitement, répondit-il.—Cela est faux, dit tout bas quelqu'un.—En ce cas, reprit Sophie, Lemoine répond comme l'ABBÉ chante.
Elle donnait un repas où se trouva Linguet[61], son conseil et son ami. A chaque mets qu'on lui offrait, cet avocat 286 répondait modestement qu'il avait peu d'appétit, et cependant il acceptait tout et mangeait comme un ogre. Mlle Arnould dit aux convives au moment où Linguet usait encore de son refrain: «Vous pouvez en croire monsieur, la faim de l'orateur est de persuader.» (La fin.)
Colalto était un acteur de la Comédie-Italienne dans le rôle de Pantalon, où il excella pendant vingt ans. La pièce des Trois Jumeaux Vénitiens rend son nom immortel, et l'on se souviendra longtemps de l'art étonnant avec lequel ce comédien exécutait et variait ses différens rôles. On sait que Mlle R. se mettait souvent en homme. Un plaisant ayant fait courir le bruit que cette actrice allait se marier: «Je gage, dit Sophie, que c'est avec Colalto, car R. aime beaucoup les Pantalons.»
287 Mlle Laguerre était fort avare et faisait de temps en temps la vente de ses meubles et de ses bijoux. Un jour qu'elle procédait à cette opération, des femmes de qualité marchandèrent divers objets précieux, et se plaignirent de leur chèreté. «Il paraît, Mesdames, leur dit Mlle Arnould, que vous voudriez les avoir à prix coûtant.»
Gluck[62] a la gloire d'avoir fait en musique ce que Corneille a fait en poésie; 288 il a conçu, il a créé la véritable tragédie lyrique. Iphigénie, Orphée, Alceste et Armide sont des chefs-d'œuvres qui ne vieilliront jamais. Cependant le mérite de ce célèbre compositeur éprouva de violentes critiques. Un Picciniste disait à Mlle Arnould:—L'illusion est détruite, la musique de Gluck est tombée.—Oui, tombée du ciel, répondit-elle.
En 1776, trois nouvelles actrices débutèrent pour le chant à l'Opéra. Mademoiselle Lambert avait une jolie figure, mais point de talent; Mlle Sevri faisait de jolies cadences, mais avait besoin de goût; enfin Mlle Monville possédait une belle voix, mais était gauche au théâtre. Ces trois nymphes, qui déjà avaient placé leur honneur à fonds perdu, se promenaient un soir au Palais-Royal. Quelqu'un ayant demandé qui elles 289 étaient, Sophie répondit: «Ce sont trois Graces qui prennent l'air un peu tard.» (l'R.)
Dauberval, célèbre danseur de l'Opéra et compositeur du charmant ballet de la Fille mal gardée, s'était chargé de l'éducation théâtrale d'une jolie figurante. Un jour qu'elle avait dansé un nouveau pas, Dauberval dit à ses camarades d'un air satisfait:—Trouvez-vous que mon élève ait fait des progrès?—Sophie Arnould s'apercevant que l'embonpoint de cette danseuse s'augmentait chaque jour, répondit aussitôt:—Une écolière docile doit profiter à vue d'œil sous un maître tel que vous.
Un officier aux gardes nommé de la Roirie devint éperdument amoureux 290 de Mlle Beaumesnil[63], actrice de l'Opéra, l'enleva à son oncle qui l'entretenait, et non content de cet exploit, voulut l'épouser. Ce jeune fou fit part à Sophie de son projet; elle tâcha de l'en détourner, et finit par lui dire: «Prenez-y garde, le cœur d'une femme galante est comme une rose dont chaque amant emporte une feuille; il ne reste bientôt plus que l'épine au mari.»
291 M. Gruet, avocat en parlement, et M. A. M., gendre de Mlle Arnould, ont remporté en 1776 le prix de l'Académie française. Tous les deux, par un pur hasard, avaient choisi pour sujet les Adieux d'Hector et d'Andromaque. M. A. M., engoué de ce brillant succès, dit à sa belle-mère:—Si je ne suis pas de l'Académie à trente ans, je me brûle la cervelle.—Taisez-vous, cerveau brûlé, répartit Sophie.
Ce littérateur a fait plusieurs pièces de théâtre, dont une en vers intitulée le Rendez-Vous du Mari, fut représentée en 1780. Il joua lui-même, au Théâtre-Français en 1791, le rôle de Nasser dans sa tragédie d'Abdelasis et Zuleima, et il réclama l'indulgence du public dans une fable qu'il lui adressa. Une partie des Œuvres poétiques de 292 M. A. M. a été imprimée en 1808, sous le titre d'Année champêtre. On y trouve les vers suivans destinés pour le portrait de Sophie Arnould:
Ses grâces, ses talens ont illustré son nom;
Elle a su tout charmer, jusqu'à la jalousie:
Alcibiade en elle eût cru voir Aspasie,
Maurice, Lecouvreur; et Gourville, Ninon.
M. de *** avait épousé deux femmes. La première était riche et sage; la seconde pauvre et galante. «La destinée de cet homme est singulière, disait Mlle Arnould; dans sa jeunesse il a eu la corne d'abondance, et dans sa vieillesse il a l'abondance des cornes.»
On avait ôté à l'auteur du Devin du Village ses entrées à l'Opéra, à cause de sa Lettre sur la musique. Lorsqu'on voulut les lui rendre:—Pourquoi, dit-il, 293 me dérangerais-je de si loin pour aller à l'Opéra, tandis que j'ai à ma porte les chouettes de la forêt de Montmorency?—Mlle Arnould dit en apprenant cette boutade:—Le goût de Jean-Jacques est fort naturel; un hibou[64] doit aimer les chouettes.
Une très-jolie femme, mais peu spirituelle et fort ennuyeuse, se plaignait d'être obsédée par la foule de ses amans. «Hé! madame, lui dit Sophie, il vous est bien facile de les éloigner; vous n'avez qu'à parler.»
294 Robbé de Beauveset logeait et vivait en 1776 chez la duchesse d'Olonne, si fameuse par le déréglement de ses mœurs. M. de Laverdi, contrôleur général, avait fait obtenir à ce poëte une pension de 1,200 liv., à condition qu'il brûlerait tous ses ouvrages licencieux. On regretta surtout un poëme intitulé la Jobiade, dans un des chants duquel les diables assemblés composent le poison dont ils se proposent d'infecter le vertueux Job, et avec lui le genre humain. Ce morceau ayant paru manuscrit, Sophie Arnould s'écria en le lisant: «Quelle audace poétique! Pour peindre la cacomonade avec tant d'énergie, il faut que l'auteur soit bien plein de son sujet[65].»
295 Sophie Arnould avait son franc-parler dans tous les lieux où elle se trouvait. La facilité avec laquelle elle saisissait l'à-propos, la tournure plaisante qu'elle donnait aux choses les plus sérieuses, tout en elle faisait goûter les folies qu'elle débitait. Un capitaine de dragons, pour vivre avec plus d'aisance, s'était associé avec une antique beauté qui partageait avec lui son lit, sa table et sa bourse. Un de ses amis le rencontrant au foyer de l'Opéra, persifla son incroyable constance. Sophie dit à cet étourdi: «Monsieur, une vieille bannière est l'honneur du capitaine.»
Le vieux duc de *** avait pris pour ses menus plaisirs une jeune figurante qui perdit en peu de temps son embonpoint et sa fraîcheur. On faisait remarquer à Sophie ce changement subit. «Hélas! dit-elle, une jeune fille entre les mains 296 d'un vieillard est un oiseau entre les mains d'un enfant.»
En 1777 il y avait dans le bois de Boulogne une espèce de vide-bouteille nommé Bagatelle. Le comte d'Artois en fit l'acquisition, et voulant se satisfaire aux frais de qui il appartiendrait, il paria 100,000 liv. avec la reine que le palais qu'il voulait y faire construire serait commencé et achevé durant le voyage de Fontainebleau, au point d'y donner au retour une fête à Sa Majesté. Le pari fut tenu, et ce jardin, dans sa nouveauté, parut avoir été créé par magie. Mlle Arnould s'y trouvant avec l'architecte Bellanger, à qui l'on doit les dessins de ce charmant séjour, lui dit: «Vous devez être bien satisfait de votre ouvrage; Paris s'occupera longtemps de Bagatelle.»
297 Sophie avait de fort beaux yeux, et c'est en raison de ce don de la nature que le comte de L. disait en la voyant:
Delicta juventutis meæ ne memineris, domine.
Ce seigneur vécut longtemps avec elle; mais on se lasse de tout, c'est une loi de la nature. Un jour il lui reprochait d'être un peu médisante. «Si vous m'aimiez encore, reprit-elle, vous oublieriez près de moi tous les défauts de mon sexe.»
M. Turgot[66], qui se retira du ministère en 1776, devait supprimer les 298 soixante fermiers généraux lorsqu'il fut disgracié. «Nous l'avons échappé belle, dit Mlle Arnould; que deviendraient nos domaines si nous n'avions plus de fermiers?»
Les particuliers tirent par-ci par-là quelque douce vengeance des atteintes que leurs fronts reçoivent souvent de la part des grands. Le prince de *** entrant un soir furtivement chez sa maîtresse, trouva le chevalier de L. dans une place qu'il croyait avoir le droit exclusif d'occuper, du moins avait-il fait des dépenses énormes pour se l'assurer. Mademoiselle G., chanteuse à l'Opéra, aussi sensible à l'agréable tournure du capitaine qu'aux hommages éclatans du vieux général, partageait également ses faveurs entre eux. Le prince se retira discrètement, et envoya cinq cents louis 299 avec le congé; mais la belle lui tenait au cœur, et quelque temps après, comme il se plaignait de son inconduite devant Mlle Arnould, elle lui dit en souriant: «Monseigneur, la sagesse d'une actrice n'est que l'art de bien fermer les portes.»
Mlle Laprairie brilla quelque temps sur la scène lyrique, et depuis l'homme en place jusqu'à l'artisan, tout ressentit le pouvoir des yeux de cette enchanteresse; elle avait puisé chez l'abbé Terray des goûts que le prince de Soubise se plut à cultiver. Ce seigneur magnifique lui fit quitter l'Opéra pour n'être plus qu'à lui; ensuite elle abandonna l'amour pour se ranger sous les drapeaux de l'hymen, et Gardel l'aîné devint son époux. Quelqu'un disait que cette Laïs ne serait pas plus fidèle à son mari qu'elle 300 ne l'avait été à ses amans. Sophie répondit: «Cela peut être; mais ce qui doit consoler un mari d'être trompé par sa femme, c'est qu'il reste toujours propriétaire d'un bien-fonds dont les autres n'ont que l'usufruit.»
D'Alembert était bâtard de Mme de Tencin, comme Mlle Lespinasse était bâtarde du cardinal de Tencin. Identité d'origine et espèce de parenté, première cause des liaisons de ces deux personnages qui s'étaient connus chez Mme du Deffand, où Mlle Lespinasse avait fait son apprentissage de bel esprit. Mlle Arnould, qui tenait aussi bureau d'esprit, recevait souvent la visite de Marmontel. Un jour cet académicien vantait avec chaleur Mlle Lespinasse.—Vous en parlez en amant, lui dit Sophie.—On peut 301 s'y tromper; l'amitié n'est-elle pas la sœur de l'amour?—Je le crois, reprit-elle, mais ce n'est pas du même lit.
On lui disait que M. ... était tellement indolent et paresseux, qu'il ne faisait absolument rien du matin au soir.—Et Madame, demanda quelqu'un, agit-elle de même?—C'est la meilleure femme du monde, répondit Sophie; pour ne pas fatiguer son mari, elle se fait faire ses enfans par d'autres.
Un officier aux gardes ayant passé une nuit laborieuse avec Mlle Laguerre, racontait le lendemain au foyer tous les assauts que cette amazone lui avait livrés sans avoir voulu lui faire aucun quartier. «Hé! Monsieur, lui dit Sophie, vous deviez savoir que LA GUERRE et 302 LA PITIÉ ne s'accordent point ensemble.»
La marquise d'Aupy, connue par ses galanteries, avait donné un rendez-vous nocturne au chevalier de C., nouvel adorateur de ses charmes, lorsqu'un fâcheux survint tout à coup, et troubla les plaisirs qu'elle s'apprêtait à goûter. C'était un ancien amant favorisé, le comte de V., mais qui était presque oublié, parce que son amour durait depuis huit grands jours. Les deux rivaux se rapprochèrent en riant, et comme aucun des deux ne voulait céder la place, la marquise, pour les mettre d'accord, leur proposa de jouer ses bontés dans un cent de piquet. Ces aimables roués trouvèrent l'expédient unique, et le chevalier fit son adversaire repic et capot. Mlle Arnould entendant raconter cette 303 aventure, s'écria: «Quelle présence d'esprit! On m'avait bien dit que cette femme-là ne perdait jamais LA CARTE.»
Elle dit un jour à M. Amelot, à l'occasion des troubles qui régnaient à l'Opéra en 1776, et de la rigueur que ce ministre déployait: «Vous devez savoir, Monseigneur, qu'il est plus aisé de composer un parlement qu'un opéra[67].»
Quelqu'un mécontent de la perte d'un procès, déclamait contre les abus qui assiégent le temple de Thémis. «Ne trouvez-vous 304 pas, dit Sophie, que la justice ressemble à une vierge déguisée; elle est sollicitée par le plaideur, tourmentée par le procureur, cajolée par l'avocat et soutenue par le juge, qui finit par la violer.»
On avait annoncé au Théâtre-Français la comédie du Misantrope. L'acteur qui devait en remplir le principal rôle tomba malade, et la pièce fut remise. «Comment n'a-t-on pas songé à Raucourt? dit Mlle Arnould; elle qui joue si bien le Misantrope.»
Un ancien danseur de l'Opéra, nommé Hennequin, fit la folie de se jeter par la fenêtre d'un troisième étage, de désespoir d'avoir été trompé par une prêtresse du théâtre lyrique; ce n'est pas pardonnable à un homme qui devait connaître les us et coutumes de l'Opéra. 305 Sophie dit à ce sujet: «De tous les Sauts que j'ai vus, celui-là est le plus fou.»
Il parut à l'Opéra en 1777 une danseuse jeune et jolie, nommée Cécile. Au talent le plus brillant elle joignait une taille, des grâces, une figure, une fraîcheur qui séduisaient tout. Les nombreux amateurs de nouveautés étaient fort empressés de savoir qui toucherait le cœur de cette novice, et plus d'un richard marchanda ses prémices; mais cette nymphe, plus tendre qu'intéressée, donna pour rien à son maître G. un bijou qui lui eût valu des monceaux d'or. Cette charmante personne ayant demandé naïvement à Sophie ce qu'il fallait pour toujours plaire aux hommes, celle-ci répondit: «Douce humeur, douce peau et douce haleine.»
306 Toutes les filles[68] de l'Opéra et d'ailleurs, instruites du bonheur que Mlle Michelot, jolie figurante dans les ballets, avait eu de plaire au comte d'Artois, envièrent son bonheur; mais ce ne fut qu'une simple passade, et la jolie danseuse eut le destin de la rose: elle trouva ensuite d'illustres amans qui lui firent éprouver le même sort. «Cette pauvre Michelot, dit Sophie, ressemble à ces vins dont tout le monde veut goûter, et dont personne ne veut faire son ordinaire.»
Mlle Arnould voulut plusieurs fois quitter le théâtre par boutade; elle disait 307 à ceux qui s'étonnaient que la gloire n'eût plus de charmes pour elle: «Quand on a passé les deux tiers de sa vie au grand jour, il est sage de passer le reste à l'ombre.»
Mlle d'Eon de Beaumont fut un personnage extraordinaire: on la vit successivement avocat, guerrier, ambassadeur et écrivain politique. Ses parens désirant un fils, cachèrent, dit-on, son sexe, la vêtirent en homme et lui en donnèrent l'éducation. L'incertitude de son état devint le sujet d'un pari et d'un procès considérable, qui fut terminé au banc du roi, d'après les déclarations de Mlle d'Eon, qui s'avoua pour femme. Elle vint à Paris en 1777, et parut à la cour en costume féminin, avec la croix de Saint-Louis. Quoi qu'il en soit, le sexe de la chevalière d'Eon est encore un problême 308 pour beaucoup d'incrédules. Lorsque Sophie rencontrait cette amazone parée de sa décoration, elle disait en souriant: «Voici le mystère de la CROIX.»
Le comte de Maurepas[69], que Louis XVI rappela au ministère en montant sur le trône, était un grand amateur de jolies filles, et allait souvent à l'Opéra, comme le magasin de cette marchandise. La vieillesse ne lui avait point 309 ôté ce goût-là, et les soucis du gouvernement lui rendaient un tel plaisir encore plus nécessaire. Ce ministre aimait aussi beaucoup les ouvrages graveleux, et M. Amelot, pour lui plaire, faisait, dit-on, ramasser dans Paris toutes les chansons gaillardes et autres opuscules de ce genre, que la licence des mœurs faisait éclore. M. de Maurepas disait un soir au foyer de l'Opéra:—Dans ma jeunesse, quand on voulait des femmes, il n'y avait qu'à se baisser et en prendre.—Mais aujourd'hui, Monseigneur, répartit Sophie, on n'en prend plus que quand on se relève.
Mme de C. avait conservé dans un âge avancé une profonde sensibilité; elle était surtout très indulgente pour les faiblesses de son sexe. Un jour elle disait 310 à ce sujet:—Quelle est la femme qui peut se vanter de résister à l'émotion de ses sens et aux instances d'un homme qui lui plaît, réunis à l'occasion? La plus vertueuse est celle à qui pour cesser de l'être, une de ces circonstances a manqué.—Mlle Arnould applaudit beaucoup à ce discours, et dit en regardant Mme de C.:—On voit bien que l'Amour a passé par-là.
Voltaire écrivait de Ferney, le 9 novembre 1777: «Vous avez vu ici le mariage de M. de Florian, vous verriez aujourd'hui celui de M. le marquis de Villette. Je dis marquis, parce qu'il a effectivement une terre érigée en marquisat par le roi pour lui, comme seigneur de sept grosses paroisses, suivant les lois de l'ancienne chevalerie; il est, en outre, possesseur de 40,000 écus de 311 rentes; il partage tout cela avec Mlle de Varicourt, qui demeure chez Mme Denis. La jeune personne lui apporte en échange dix-sept ans, de la naissance, des grâces, de la vertu, de la prudence; M. de Villette fait un excellent marché.»
Mlle de Varicourt était fille d'un officier des gardes du corps peu à l'aise et ayant douze enfans. Il était question de la faire religieuse, lorsqu'elle fit part à Voltaire de son fâcheux destin. Le philosophe bienfaisant obtint de la famille qu'elle viendrait passer quelque temps à Ferney. La jeune personne s'y est si bien conduite, qu'elle y a acquis le surnom de Belle et Bonne; ce qui détermina le marquis de Villette à lui faire sa fortune en l'épousant. Quelque temps après son mariage, il demanda à Mlle Arnould ce qu'elle pensait de sa femme; elle répondit: 312 «C'est une charmante édition de la Pucelle[70].»
Une mendiante enceinte portant à son cou deux enfans, implorait au coin d'une rue la pitié publique. Un vieux célibataire qui donnait le bras à Mlle Arnould, trouva fort étrange que cette femme s'occupât si constamment de la propagation de sa pauvre espèce. «Que voulez-vous, 313 reprit Sophie, ces malheureux n'ont souvent que cela pour souper.»
Vestris débuta le 18 septembre 1778[71], à l'âge de treize ans. Ce célèbre danseur est fils naturel de l'Italien Vestris et de Mlle Allard, d'où lui vient le surnom de Vestr'Allard, que les Anglais lui ont donné. Ce fut dans les coulisses que Mlle Allard accoucha. Cette danseuse étant enceinte, faisait remarquer 314 à ses camarades comme son enfant remuait. «Excellent augure, dit Sophie; c'est un pas de ballet qu'il répète.»
M. P. était amoureux fou de Mlle Dorival; mais cette jolie danseuse ne pouvait le souffrir. Il en fit faire le portrait qu'il plaça sur une tabatière. Un jour il dit à quelques actrices:—Hé bien, Mesdemoiselles, je possède enfin Dorival, et je la tiens dans ma poche.—Il vaudrait bien mieux, répartit Sophie, que vous l'eussiez dans votre manche.
Le marquis de Bièvre, surnommé le père des calembours, dissertait un jour avec elle sur les divers esprits, et il soutenait que ce mot avait toujours besoin d'un commentaire.—Par exemple, disait-il, l'esprit devin des prophètes n'est point l'esprit de sel des railleurs; l'esprit immonde 315 des libertins n'est ni l'esprit fort des crocheteurs, ni l'esprit familier des valets, et le bel esprit d'une savante est bien loin du bon esprit d'une ménagère: esprit est donc un terme vague auquel chacun attache un différent sens.—Je suis de votre avis, répliqua Mlle Arnould; car je connais des gens d'esprit qui n'ont pas le sens commun.
M. Campan, valet de chambre de la reine, fit obtenir à M. de Vîmes l'administration générale de l'Opéra. Le nouvel administrateur s'annonça par des réformes considérables; il fit graver sur la porte de son bureau ces trois mots en lettres d'or: Ordre, justice et sévérité. Toutes les nymphes de l'Opéra se récrièrent contre cette affiche, et parvinrent à faire rayer le mot sévérité. Malgré son zèle et son courage, M. de Vîmes ne 316 put réformer un grand nombre d'abus sans déplaire aux grandes puissances, sans révolter contre lui tous les ordres de l'état confié à sa tutelle. On présagea que son ministère ne serait pas de longue durée, ce qui est arrivé; et le peu d'égard qu'il eut aux principes reçus et aux anciens usages le fit surnommer par Mlle Arnould «le Turgot de l'Opéra.»
Un fat se plaignait de la dépense qu'il était obligé de faire pour nourrir ses chevaux. Quelqu'un lui dit:—Au lieu d'avoir tant de bêtes dans votre écurie, que ne réservez-vous une partie de votre revenu pour vous procurer la compagnie des gens d'esprit?—Mes chevaux me traînent, répondit le fat; et entre nous, les gens d'esprit...—Les gens d'esprit, répartit Sophie, vous portent sur leurs épaules.
317 Pendant le dernier séjour que Voltaire fit à Paris en 1778[72], il alla faire une visite à Mlle Arnould: on l'en avait prévenue, et pour mieux fêter le grand homme, elle rassembla une partie de sa famille. Aussitôt que Voltaire entra dans l'appartement, tous les enfans se jetèrent à son cou.—Vous voulez m'embrasser, leur dit-il, et je n'ai plus de visage.—La conversation s'engagea, et le poëte dit à Sophie:—Ah! Mademoiselle, j'ai quatre-vingt-quatre ans, et j'ai fait quatre-vingt-quatre sottises.—Belle 318 bagatelle, reprit l'actrice; moi qui n'en ai pas quarante, j'en ai fait plus de mille.
Mlle Arnould avait une fille assez laide et fort rousse. Cet enfant de l'amour ayant atteint l'âge de puberté sans avoir fait un faux pas, un malin observa que sa couleur ne contribuait pas peu à la maintenir sage. «Vous avez raison, répartit Sophie, ma fille est comme Samson; sa force est dans ses cheveux.»
En 1778 Monvel fit débuter au Théâtre-Français une demoiselle Mars, qui pour un moment produisit le concours occasionné précédemment par Mlle Raucourt. Cette actrice était douée d'une belle figure, d'une taille haute et d'un bel organe, mais elle n'avait pas assez 319 de talens pour se soutenir sur la scène française. Un amateur engoué de la débutante, fit faire son portrait par un artiste qui la peignit extrêmement pâle. «O ciel! s'écria Sophie en le voyant, est-ce qu'on a peint Mars en carême?»
Le médecin Guibert de Préval dissertait sur les avantages de son art. «Mon cher docteur, lui dit-elle, quand je vous vois traiter un malade, il me semble voir un enfant qui mouche une chandelle.»
Mlle Duplant, qui remplissait à l'Opéra les rôles à baguette, était d'une corpulence volumineuse; il se présenta pour la doubler une actrice de province qui avait une fort belle voix, mais dont la taille effilée contrastait singulièrement avec celle de Mlle Duplant. Elle 320 ne fut pas reçue, et Sophie dit plaisamment: «Si cette femme tient tant aux rôles à baguettes, que ne se fait-elle fusée volante.»
C'est aux Chinois que les Anglais doivent l'art de composer les jardins paysagistes[73], nommés abusivement jardins anglais. Sophie alla visiter dans sa nouveauté celui que M. Boutin avait fait construire, et qui s'appelle maintenant 321 Tivoli. En voyant la bizarrerie de tous les objets qu'on y a rassemblés, elle s'écria:—On a mis ici la nature en mascarade.—Mais remarquez donc cette jolie rivière.—Oh! oui, reprit-elle, cela ressemble à une rivière comme deux gouttes d'eau.
Un jour qu'il y avait une grande réunion au concert spirituel qui se donnait aux Tuileries pendant la quinzaine de Pâques, on fit passer les musiciens dans la salle du conseil. «S'accorder dans une salle de conseil, dit Sophie, c'est un vrai tour de page.»
On lui demandait pourquoi Mlle V., son amie, avait quitté un certain acteur qu'elle avait comblé de ses bontés.—Les hommes sont si trompeurs, répondit-elle.—Cet amant semblait cependant la 322 payer de retour.—Comme cela, reprit Sophie; il était assez bien pour la représentation, mais il manquait toujours aux répétitions.
On sait que Mlle R.[74] a passé pour avoir, comme la chevalière d'Eon, un sexe fort équivoque. Un étranger se trouvant avec cette actrice l'appelait Madame. Sophie qui l'entendit reprit aussitôt: «Dites Mademoiselle, ou plutôt Monsieur.»
323 Une jeune débutante[75] qui passait pour un petit dragon de vertu, avait appris un pas fort difficile qu'elle n'osait répéter en public: enfin elle s'enhardit et réussit complètement.—Ah! dit-elle en rentrant dans la coulisse, que j'ai eu de peine à faire ce pas-là.—Bah! reprit Sophie, il n'y a que le premier PAS qui coûte.
324 Une courtisane nommée Dorval avait épousé depuis peu le marquis d'Aubard. Un soir que cette Laïs était à l'Opéra dans une parure éblouissante, quelqu'un demanda à Mlle Arnould qui était cette grande dame. «C'est une petite personne, répondit-elle, qui s'est laissé tomber d'un quatrième étage dans un carrosse sans se faire de mal.»
La galanterie n'est guère connue qu'en France, où la mode qui influe sur les mœurs fait consister la gloire d'un sexe dans ce qui fait la honte de l'autre, dans la manie des bonnes fortunes; mais les coureurs de ruelles font souvent des dupes. Sophie disait de M. L. qui affichait de grandes prétentions en amour: «Cet homme n'a que le premier jet.»
Dugazon était regardé comme un excellent 325 mime; c'était un bouffon du premier ordre sur la scène, et même dans la société; mais il avait le défaut de trop charger ses rôles, et à force de vouloir faire rire il manquait quelquefois son but. On demandait à Mlle Arnould ce qu'elle pensait de cet acteur. «C'est un bon comédien, répondit-elle, plaisanterie à part.»
Mlle Laguerre unissait souvent l'Amour et Bacchus, et rarement elle montait sur le théâtre sans avoir sablé quelques verres de Champagne. Le lendemain d'une orgie qu'elle avait faite chez M. Haudry de Souci, riche fermier général dont elle épuisait la fortune, cette actrice dit à ses camarades qu'elle avait bu de toutes sortes de vins. «Je gage, reprit Sophie, que tu n'as jamais goûté celui de Constance.»
326 M. de Chalabre était fils d'un joueur renommé. Le jeu avait fait passer de père en fils dans cette famille une assez belle fortune que les faveurs de la cour accrurent encore. Mlle Arnould passant auprès d'une terre que ce joueur venait d'acheter, quelqu'un lui en fit remarquer l'habitation. «Oh! oh! dit-elle, c'est bien fort pour un château de CARTES.»
Un jour qu'elle avait déployé dans un cercle brillant toutes les grâces de son esprit, une dame, connue par son amabilité, lui dit avec enthousiasme:—Jamais, Mademoiselle, je n'ai entendu parler avec autant de charmes.—Madame n'est donc pas une femme qui s'écoute? répondit-elle.
Voltaire, dans ses derniers jours, ne 327 pouvait voir sans un violent chagrin qu'on se permît à l'Opéra d'estropier nos belles tragédies; il entendait parler d'Electre; il tremblait pour Alzire, pour Sémiramis, pour Tancrède. «J'approuve fort M. de Voltaire, dit Sophie; un bon père doit craindre que ses enfans ne se gâtent à l'Opéra.»
Le comte de Merci Argenteau, ambassadeur d'Autriche, devint tellement amoureux de Mlle Levasseur, qu'il lui acheta une baronnie de 25,000 liv. de rentes, lui fit construire un hôtel, et la combla de biens. Son excellence voulut en 1779 la faire renoncer à l'Opéra; mais l'amour de son art l'empêcha d'y consentir, et elle ne se retira qu'en 1788. Cette actrice fut pendant quelques années l'un des soutiens des ouvrages de Gluck. Un jour que l'on donnait Alceste, 328 un détracteur de cette nouveauté s'écria au second acte:—Ah! Rosalie, vous m'arrachez les oreilles.—Ah! Monsieur, quelle fortune, répliqua Sophie, si c'était pour vous en donner d'autres!
M. de J. possédait en même temps la feuille des bénéfices et la maigre G.[76]. Ce voluptueux prélat lui portait beaucoup d'intérêt, et partageait avec elle 329 et une de ses nièces le fruit de ses simonies. Sophie disait de sa camarade G.: «Je ne conçois pas comment ce petit ver à soie n'est pas plus gras; il vit sur une si bonne FEUILLE!»
Voltaire, peu de temps avant sa mort, voulant faire jouer sa tragédie d'Irène, toute la troupe des comédiens français alla chez lui. Le poëte dit à Mme Vestris qui devait remplir le rôle principal:—Madame, j'ai travaillé pour vous cette nuit comme un jeune homme de vingt ans.—Sophie Arnould, présente à cette audience, reprit avec sa malice ordinaire:—Au moins, ce n'a pas été sans rature.
Volange débarrassa Mlle Laguerre d'une partie des dépouilles du duc de Bouillon, et ce fut avec cet acteur forain 330 qu'elle contracta le goût de débauche qui l'entraîna dans la tombe au milieu de son printemps. La santé de cette actrice se trouvant dérangée par suite de ses nombreux excès, tous ses amis déploraient sa triste situation. «Hélas! dit Sophie, c'est un si rude métier que celui de LA GUERRE.»
Plusieurs peintres avaient travaillé à un portrait de saint Louis destiné pour les Invalides, et n'avaient pu y réussir complètement. Lors de l'exposition, Mlle Arnould dit: «Jamais le proverbe gueux comme peintre ne s'est mieux vérifié qu'aujourd'hui, car à dix ils n'ont pu faire CINQ LOUIS. (saint Louis.)»
Mlle Levasseur, veuve de J.-J. Rousseau, qui de sa servante était devenue 331 sa femme[77], rentra dans son premier état en épousant le nommé Montretout, laquais du marquis de Girardin, seigneur d'Ermenonville, chez lequel le philosophe s'était retiré. M. de Girardin fut indigné de la bassesse de cette femme, et tous les partisans de Jean-Jacques le furent également de lui avoir vu placer son affection dans une telle compagne. «Pourquoi blâmer le choix de cette veuve? dit Sophie; elle épouse un homme qui n'a rien de caché pour elle, et dans tous 332 les états de la vie on aime mieux son égal que son maître.»
Elle avait une affaire de cheminée avec le ministre qui administrait le département de Paris. M. Thomas, chargé d'arranger cela, lui dit:—Mademoiselle, j'ai eu occasion de voir M. le duc de la Vrillière et de l'entretenir de votre cheminée. Je lui ai d'abord parlé en citoyen, ensuite en philosophe.—Eh! Monsieur, reprit-elle vivement, ce n'était ni en citoyen ni en philosophe; c'était en ramoneur qu'il fallait lui parler.
Mlle Cléophile quitta le théâtre pour se livrer entièrement aux aventures galantes. Un mal d'aventure lui ayant enlevé le palais de la bouche, on le lui 333 remplaça par une feuille d'or, ce qui la faisait nasillonner d'une manière désagréable. Cette disgrâce la rendit sage; elle donna dans les beaux-esprits et les philosophes. La Harpe devint amoureux fou de cette nymphe[78]; il menait ses confrères chez elle, et osa un jour l'introduire à l'Académie, où il la plaça parmi les femmes les plus honnêtes. Cette courtisane avait des prétentions à l'esprit, 334 citait beaucoup et faisait souvent des quiproquo. Se trouvant dans un cercle près de Mlle Arnould, elle commit un anachronisme fort ridicule. «Hé bien, s'écria Sophie, il y a cependant trente ans que Mademoiselle étudie l'HISTOIRE.»
Mme M. avait, comme on le sait, les cheveux d'un blond fort équivoque. Quelqu'un demanda à Mlle Arnould s'il était vrai qu'un certain lord fût amoureux de sa fille? «Je n'ai pas encore ouï-dire, répondit-elle, qu'aucun Anglais ait fait la conquête de la toison d'or.»
Mlle Duplant était une belle femme. Cette actrice, en jouant le rôle de Circé, avait appris à charmer les amans fortunés qui se présentaient. Sa cupidité lui 335 ayant fait quitter le comte de D. pour un riche boucher dont nous avons déjà parlé, quelqu'un s'étonna que cette Laïs ne sût pas distinguer un gentilhomme d'un homme de la plus vile espèce. «Chacun a son prix, répartit Sophie; mais en fait d'espèce, un homme de quantité vaut mieux qu'un homme de qualité.»
Son jockey étant revenu tout crotté de faire une commission pressée:—Où diable t'es-tu donc mis? lui dit-elle.—Je courais si fort que je suis tombé dans le ruisseau.—Je ne t'avais pas dit, reprit-elle, d'aller ventre à terre.
M. Moline fit représenter en 1780 une pastorale intitulée Laure et Pétrarque. Il se trouvait alors à l'Opéra une figurante nommée Laure, qui sortant 336 de jouer dans cette pièce se plaignit en rentrant au foyer d'un grand mal de cœur. «Je gage, dit Sophie, que cette jeune fille porte avec elle les Œuvres de Pétrarque.»
Depuis longtemps M. de L. avait coutume de passer avec elle toutes ses soirées d'hiver. Un jour il voulait s'en excuser sous quelque prétexte; mais ce fut en vain, et après maintes sollicitations auxquelles il ne put résister, elle finit par lui dire: «Mon cher comte, quand on a brûlé des mêmes feux, il faut cracher sur les mêmes tisons.»
Lorsque Mlle G. était la maîtresse de M. de J., on lui présenta un jeune abbé en la priant de lui faire obtenir un bénéfice. La prêtresse de Terpsichore demanda 337 gravement:—A-t-il des mœurs?—Celui qui rapportait cette anecdote ajouta:—La question de Mlle G. est d'autant mieux fondée qu'elle connaît la morale.—Oui, répartit Sophie, comme les voleurs connaissent la maréchaussée.
Le marquis de Bièvre déjeûnant un jour chez elle, on servit un melon auquel il reprocha d'avoir les pâles couleurs. «N'en soyez point surpris, reprit Sophie, c'est qu'il relève de COUCHE.»
Un banquier fort sot personnage ayant obtenu à prix d'or les faveurs de Mlle A., actrice des Italiens, était dans une société où se trouvait Mlle Arnould. Notre Midas, en vantant toutes ses conquêtes, parla d'A., et dit que la belle 338 l'avait grandement logé. «Cela doit être, reprit Sophie qui voulait venger sa camarade, car elle m'a dit qu'elle ne pensait pas que vous eussiez un si petit train.»
Les premières représentations de la Veuve du Malabar[79] furent mal accueillies; mais Le Mierre, à la faveur de quelques corrections, obtint que cette Veuve eût ses reprises, et elle reparut dans le monde avec un peu plus d'éclat. Comme le succès de cette pièce tenait au perfectionnement du bûcher, Sophie dit: «Qu'entre la Veuve du Malabar de 1770 et celle de 1780, il y avait la 339 différence d'une falourde à une voie de bois.»
Barthe était un auteur pétri d'amour-propre, et assez ignorant de tout ce qui n'avait pas rapport au théâtre et à la poésie; c'était presque un second Poinsinet, qui prêtait singulièrement aux mystifications. Mlle Arnould voulant s'en amuser forma un grand souper dont il était; elle avait donné le mot à Volange, que le rôle de Jeannot rendait alors célèbre. Ce farceur se fit annoncer sous le nom du chevalier de Médicis, qu'on dit à Barthe être un bâtard de la maison de ce nom. Ce seigneur parut le distinguer entre tous les convives, le prit à l'écart, lui parla de tous ses ouvrages avec admiration; ce qui excita celle du poëte, auquel il proposa de faire un poëme épique en l'honneur de sa maison. Cette 340 farce dura pendant tout le repas: enfin, au moment où Barthe était le plus enchanté de l'Italien, la maîtresse de la maison demanda un verre, et regardant le prétendu chevalier: à ta santé, Jeannot. On peut juger combien Barthe fut décontenancé; il devint le plastron de mille quolibets, et Jeannot ne fut pas des derniers à le turlupiner.
Un ancien musicien de l'Opéra venait d'épouser une femme jeune et jolie. Ce bon mari vantait sans cesse la fidélité de sa compagne. «Si cela était, lui dit Sophie, auriez-vous tant d'amis?»
En 1780 un grand nombre d'amateurs désirant conserver la mémoire des cinq plus parfaites danseuses de l'Opéra qui existaient alors, sollicitèrent le sieur Machy, sculpteur, d'en perpétuer les 341 traits. En conséquence il ouvrit une souscription. Mlle Guimard devait être représentée en Terpsichore; Mlle Heynel en nymphe; Mlles Allard et Peslin en bacchantes, et Mlle Théodore en bergère. Ces statues étant principalement destinées aux boudoirs et aux petits réduits, devaient être en biscuit de huit pouces de hauteur. Un amant de Mlle Heynel étant sur le point de retourner en Angleterre, Sophie lui dit en riant: «J'espère, Monsieur, que vous ne vous embarquerez pas sans BISCUIT.»
Le théâtre de l'Opéra fut détruit pour la seconde fois le 8 juin 1781. A peine le spectacle était-il fini, que le séjour des grâces et des divinités, que tous ces palais, ces temples magnifiques, ces bosquets enchanteurs devinrent tout à 342 coup la proie des flammes. Un cruel incendie consuma la salle; plusieurs personnes périrent; le feu dura pendant huit jours. Le lendemain matin le peuple regardait les affreux ravages du feu avec un visage consterné. Bientôt une voiture chargée de costumes échappés aux flammes traversa la place du Palais-Royal. Un crocheteur s'avisa de mettre sur sa tête un casque qu'il trouva sous sa main; il se couvrit ensuite d'un manteau de pourpre. Debout sur la charrette, comme un vainqueur qui fait son entrée dans un char de triomphe, il attira les regards du public, dont la tristesse se changea tout à coup en éclats de rire. Voilà le chagrin du Français. Quelques jours après il y eut des étoffes couleur de feu d'Opéra. Mlle Arnould voyant ses camarades se désoler de la perte qu'ils éprouvaient, leur dit en soupirant: 343 «Hélas! mes amis, ne sommes-nous pas tous condamnés au FEU?»
A la seconde représentation d'Iphigénie en Tauride (en janvier 1781), Mlle Laguerre qui en remplissait le principal rôle était ivre[80], mais ivre au point de chanceler sur la scène et de se rendre fort incommode à toutes les prêtresses empressées de la soutenir. Tous les secours qui pouvaient dissiper promptement les vapeurs qui offusquaient encore 344 le cerveau de la princesse lui furent administrés dans l'intervalle du second acte, et la mirent en état de chanter avec plus de décence dans les deux derniers. Quelqu'un ayant demandé si cette actrice jouait Iphigénie en Aulide ou en Tauride: «Non, Monsieur, répondit Sophie, c'est Iphigénie en Champagne.»
M*** débuta au Théâtre-Français en 1770; il fut le contemporain de Lekain, de Brisard, de Préville, et son nom s'associe naturellement à ces noms célèbres. Cet acteur a produit plusieurs ouvrages dramatiques qui ont joui d'un grand succès; mais sa moralité ne répondait pas à ses talens. Accusé d'un péché que les dames ne pardonnent pas, il se réfugia en Suède où il fut bien accueilli du roi qui lui fit une pension de 20,000 liv. pour 345 être son lecteur et l'un des premiers comédiens de sa capitale. Sa fuite ayant eu lieu à l'époque de l'embrasement de l'Opéra: «Je ne suis point surprise du départ de M***, dit Mlle Arnould; voilà tant d'incendies; le pauvre garçon a craint la brûlure.»
Mlle Lefèvre[81], seconde femme de Dugazon, débuta à la Comédie-Italienne le 19 juin 1777 par le rôle de Pauline dans le Sylvain; elle se montra l'émule de Mme Favart, marcha de près sur ses 346 traces, et comme elle contribua au succès de plusieurs ouvrages dramatiques; Nina ou la Folle par amour fut son triomphe. Sa beauté compromit plus d'une fois sa vertu, et son mari était le premier à la décrier. «Cet homme est bien inconséquent, disait Sophie; il peut penser de sa femme tout ce qu'il voudra, mais il ne faut pas en dégoûter les autres.»
Mlle Théodore ne se détermina à danser sur le théâtre que par complaisance pour son maître Lany, jaloux de prouver au public qu'il était en état de transmettre son talent. Cette charmante personne nourrissait son esprit des ouvrages de J.-J. Rousseau, et lorsqu'elle entra à l'Opéra, elle écrivit à ce philosophe austère pour lui demander des instructions sur la manière de s'y conduire. 347 Jean-Jacques fut flatté d'un pareil hommage, et ne dédaigna pas de répondre à sa lettre. Sophie qui avait peu de confiance dans cette belle affiche, et qui ne croyait pas qu'on pût être sage et danser à l'Opéra, dit à quelqu'un qui prônait Mlle Théodore: «Ne voyez-vous pas qu'elle veut arriver au vice par le chemin de la vertu?»
M. Blanchard, qui depuis est devenu un célèbre aéronaute, annonça au mois d'août 1782 qu'il naviguerait dans les airs au moyen d'un bateau volant. Ce projet rappela la folie de M. Desforges, chanoine d'Etampes, qui, voulant aussi traverser les airs en cabriolet, se cassa le cou dans son jardin, et celle du marquis de Baqueville qui, de son hôtel de la rue de Baune, au moyen de deux ailes à ressorts, 348 alla tomber sur un des bateaux qui couvrent la Seine, en se brisant les os. Ces essais malheureux ne dégoûtèrent point M. Blanchard, qui fit insérer dans les Petites-Affiches une lettre assez platement écrite sur les résultats de son expérience. Mlle Arnould dit à ce sujet: «Avec cet esprit-là, M. Blanchard[82] s'ennuiera bien en l'air.»
Un danseur à l'Opéra ayant été trouvé couché avec une sœur du couvent de 349 Saint-Mandé, cette religieuse fut conduite dans une maison de force, et son amant au Fort-l'Evêque. Cette sœur avait été femme de chambre de Mme Dubarri, lui avait donné de la jalousie, et avait été obligée de prendre le voile pour se soustraire à la vengeance de sa maîtresse. Lorsque Sophie apprit son incartade, elle dit: «J'ai toujours pensé que cette fille ne serait qu'une sœur CONVERSE.»
Le poëte Barthe, dont nous avons déjà parlé, avait autant de ridicules que d'esprit, et l'on s'amusait souvent à ses dépens. Un jour qu'il se fâchait des épigrammes qu'on lui lançait: «Calmez-vous, lui dit Mlle Arnould; ne savez-vous pas que ce n'est qu'aux arbres à fruit que les vauriens jettent des pierres.»
350 Elle avait un petit chien auquel elle était fort attachée; il tomba malade; on le porta chez le fameux Mesmer[83], qui magnétisa l'animal. Le malade éprouva la crise la plus favorable; il guérit. On le rapporte à sa maîtresse, qui donne gaîment un certificat de guérison; mais le lendemain le chien meurt. «Au moins, dit Sophie, je n'ai rien à me reprocher; le pauvre animal est mort en parfaite santé.»
351 Mlle L***, de la Comédie-Française, était entretenue par M. Landry, receveur général des finances, qui lui prodiguait l'argent avec un luxe digne de sa qualité. Ce financier la quitta, quoiqu'il en eût des enfans, et épousa une autre courtisane. Un tel abandon donna de l'humeur à la charmante L*** dont la santé périclitait depuis longtemps. Dégoûtée des vains plaisirs de ce monde, elle devint l'édification du public, et ne joua pas moins bien le rôle de dévote que celui de soubrette. Mlle Arnould, apprenant que cette néophyte voulait aller vivre dans un couvent, s'écria: «Oh! la friponne; elle s'est fait sainte en apprenant que Jésus s'est fait homme.»
M. G..., fils d'un avocat de Bordeaux, vint à Paris en 1782; il était 352 doué de l'organe le plus beau et le plus merveilleux. Il contrefaisait, à s'y tromper, toutes les voix des acteurs et des actrices, tous les instrumens d'un orchestre; à lui seul il exécutait un opéra: ce talent unique l'eut bientôt faufilé parmi les filles du haut style; c'était à qui l'aurait. Quand il eut chanté, dans l'oratorio d'Haydn, le rôle d'Uriel, Sophie dit: «Je n'avais pas besoin de le voir ici pour savoir qu'il chantait comme un ANGE.[84]»
353 Dès que le drame d'Henriette eût été joué, la critique ne respecta ni le sexe ni les goûts de l'auteur. Quelqu'un dit alors que Mlle R... employait mal sa langue. «Certainement, ajouta Sophie, car souvent elle se sert du féminin au lieu du masculin.»
Mlle Aurore, élève de l'Académie royale de Musique, aimait la littérature et les beaux-arts. Voulant perfectionner ses talens, elle s'adressa à Mlle R..., et réclama sa bienveillance par des vers assez bien faits. Les goûts de cette actrice lui ayant déplu, elle se tourna du côté de Mlle Arnould, et lui proposa de la guider dans la carrière du théâtre. Celle-ci y consentit; mais trouvant cette jeune personne plus sage qu'elle ne le pensait, elle lui dit: 354 «Prends-y garde, ma chère amie, Dieu a maudit un figuier précisément parce qu'il ressemblait à une vierge.»
Le comte de L..., connu pour avoir été l'un des plus aimables seigneurs de l'ancienne cour, avait dans le caractère un fond de bizarrerie qui le rendait quelquefois difficile à vivre. Tour à tour caressant et brusque, tendre et grondeur, jaloux et volage, il voulait régner en maître sur le cœur de ses maîtresses. Sa libéralité seule excusait ses défauts, et l'on sait que l'inconstance de ses goûts épuisa son immense fortune. Sophie lui fut toujours attachée, et dans le calme de l'âge mûr elle regrettait encore le temps orageux de ses premières amours. Elle en causait un jour avec Rulhières; et, lui racontant les fureurs de son premier 355 amant, elle ajouta avec une naïveté charmante: «Ah! c'était le bon temps; j'étais bien malheureuse.»
En 1782 le prince de Guémené, grand chambellan de France, fit une faillite d'environ vingt-cinq millions[85]; ce fut une désolation générale dans tout Paris, tant le nombre des créanciers était considérable. Mlle Arnould y perdit trente mille francs. Un de ses amis déplorait ce fâcheux événement: «Hélas! dit-elle, ce qui vient de la flûte retourne au tambour.»
356 Mlle Duplant avait un fils qu'elle aimait tendrement: elle céda même à cet enfant de l'amour, par acte devant notaire, une petite terre qu'elle possédait depuis plusieurs années. Cette bonne mère témoignait un jour l'intention de faire élever son fils au sein de sa famille. «En ce cas, lui dit Mlle Arnould, il faut l'envoyer au collége des Quatre-Nations.»
Rien n'était moins édifiant que d'entendre au Concert spirituel chanter Mlles Saint-Huberti et Girardin, qui, dans le costume le plus voluptueux, la gorge mi-nue, les yeux en coulisse, récitaient avec des prétentions érotiques une paraphrase des psaumes de David. Toute la troupe lyrique était sur le même ton. Sophie apercevant un jour Mlle Dubuisson, chanteuse des chœurs, 357 environnée d'une compagnie d'officiers aux gardes qui tour à tour l'agaçaient: «Cette petite fera son chemin, dit-elle à quelqu'un; voyez comme elle se pousse dans l'épée.»
Elle racontait fort plaisamment la confession de Mlle Laguerre, et disait que cette pécheresse pleurant comme une Madeleine aux pieds de son directeur, avouait avec componction qu'elle avait ruiné un évêque, ce qui la tourmentait infiniment. «Manger le bien de l'Eglise, s'écriait-elle! Dieu ne me le pardonnera jamais.» Elle nomma ensuite un financier qu'elle avait dévoré: «Ah! pour celui-là je ne saurais m'en confesser, car c'est la meilleure action que j'aie pu faire.»
Beaumarchais passa quatre ans à 358 combattre les obstacles sans cesse renaissans qu'on mettait à recevoir le Mariage de Figaro. Le jour de la première représentation de cette pièce (27 avril 1784), la critique la menaçait d'une chute prochaine. «Oui, dit Mlle Arnould, c'est une pièce qui tombera.......... quarante fois de suite.» Cette prédiction a été plus que réalisée, car le Mariage de Figaro a eu plus de cent représentations consécutives.
Mme B. de S., ci-devant C. de G.[86], philosophe comme un docteur, savante 359 comme un bel-esprit, donnait par goût dans les sciences, et par délassement dans la galanterie. Un jour La Harpe vantait l'érudition d'un ouvrage qu'elle venait de publier. «Comment cette femme ne serait-elle pas profonde, dit Sophie, il y a quinze ans qu'elle fait son cours d'humanités.»
Le comte de R... était fils d'un cabaretier de Bagnols, en Languedoc; on l'a souvent attaqué sur sa naissance et son comté, et il n'a jamais répondu. Un jour qu'il avait reçu une épigramme extrêmement mordante, il dit au foyer de l'Opéra qu'il rouerait de coups l'auteur de ce brûlot. Mlle Arnould dit tout bas à quelqu'un: «Appaisez donc R...., et recommandez-lui de faire comme son père, qui mettait de l'eau dans son vin.»
360 Le 16 juillet 1784 le roi de Suède étant à l'Opéra avec la reine Sa Majesté voulut faire voir à cet illustre étranger les talens du jeune Vestris[87], qu'il n'avait point encore vu, parce que ce danseur arrivait de Londres. Elle lui fit dire de danser; il répond qu'il ne le peut pas, qu'il a mal au pied. Comme la reine savait que ce n'était qu'un prétexte, elle lui envoie un second message par lequel elle l'en prie. Sa 361 prière n'eut pas plus d'effet que son ordre. Le lendemain il fut conduit à l'hôtel de la Force. Le père Vestris ayant appris l'insolence de son fils, lui témoigna son indignation. Comment, lui dit-il, la reine de France fait son devoir, elle te prie de danser, et tu ne fais pas le tien! je t'ôterai mon nom. Ce propos singulier, mais digne du personnage, surprit beaucoup moins que l'action du fils. Sophie dit à ce sujet: «Ces gens-là prouvent bien qu'ils ont l'esprit aux talons.»
Beaumarchais voulant accroître la vogue dont il jouissait, proposa une institution patriotique en faveur des pauvres mères nourrices dont il se déclarait le chef. La lettre contenant ses idées à ce sujet fut insérée dans le Journal de 362 Paris, mais ne produisit point l'enthousiasme dont il s'était flatté. Pour exciter l'émulation des personnes généreuses, il annonça quelques jours après que la cinquantième représentation de son Figaro serait donnée au profit des pauvres mères. Au jour marqué il se trouva à la cinquantième représentation du Mariage de Figaro presqu'autant de monde qu'à la première. «Voyez, dit Sophie, comme cet auteur sait allier le bien et le mal; il donne du lait à l'enfance et du poison à la jeunesse.»
On attendait à Paris en 1786 un prince indien qui voyageait, disait-on, avec un quarteron de femmes.—Que dira M. l'archevêque, observa quelqu'un, souffrira-t-il un tel scandale? Les mœurs seront blessées si l'on permet que cet 363 étranger conserve son sérail; et puis, il faut qu'il se fasse chrétien.—Oh mon Dieu! dit Mlle Arnould, il n'a qu'à embrasser notre religion, on lui passera toutes les filles de l'Opéra.
On peut regarder la fameuse affaire du collier comme le premier acte de la révolution française. Le cardinal de Rohan fut un des acteurs malheureux de cette singulière pièce qu'on regardait alors comme un Conte des mille et une Nuits. Sophie dit après avoir lu le mémoire de cet illustre accusé: «Le cardinal n'est pas franc du COLLIER.»
Mlle Olivier était la maîtresse de Dazincourt lorsqu'elle mourut en couche âgée de vingt-trois ans. Ce ne sont pas seulement les charmes de sa figure qui 364 l'ont fait regretter, c'est l'égalité de son caractère, la douceur de ses mœurs, sa gaieté franche et spirituelle: on se rappelle avec quel succès elle a établi le rôle de Chérubin dans la Folle Journée, et comme elle imitait la tendre Gaussin dans celui d'Eléonore de l'Ecole des Mères. Mlle Arnould disait en citant cette jeune actrice, qui n'était point vénale, n'écoutait que son cœur et restait fidèle à l'objet de son choix: «C'est une personne charmante qui vit le plus honnêtement possible hors du mariage et du célibat.»
Un jeune homme vivement épris d'une actrice, pressé par ses parens de quitter Paris, et ne voulant ni s'éloigner de sa maîtresse ni désobéir à son père, s'avisa d'un expédient singulier; il prit un pistolet 365 et se perça le bras; cette blessure le retint nécessairement à Paris.—Voilà, dit une femme, ce qui s'appelle bien aimer!—Oui, reprit Sophie, «c'est aimer à la folie, et alors on mérite les petites-maisons.»
Beaumarchais offrit un composé de singularités, même dans un siècle où tant de choses ont été singulières; il parvint à une très grande fortune sans posséder aucune place; il fit de grandes entreprises de commerce en vivant en homme du monde; il eut au théâtre des succès sans exemple avec des ouvrages du second ordre; il obtint la plus grande célébrité par des procès qui avec tout autre que lui seraient demeurés aussi obscurs qu'ils étaient ridicules; enfin cet homme original a réussi 366 dans presque tout ce qu'il a entrepris. Un bonheur aussi constant a fait dire à Mlle Arnould: «Beaumarchais sera pendu; mais la corde cassera[88].»
On sait que R. avait usurpé le titre de comte comme Pezai celui de marquis. Ce littérateur ayant lancé une épigramme contre Mlle Arnould, elle se trouva quelque temps après dans un cercle où après avoir vanté l'esprit de R. on parla de sa maison, qu'un savant généalogiste, M. de Varoquier de Méricourt 367 de Lamotte de Combles, prétendait originaire d'Italie. «Bah! dit-elle, c'est un COMTE pour rire que l'on nous fait là.»
Pendant le cours d'une discussion politique où l'on s'épuisait devant elle en projets sur le bien, sur le bonheur public, grands mots qui revenaient sans cesse à la bouche des interlocuteurs, survient M. L., amateur passionné des arts. «Que vous arrivez à propos, lui dit-elle; on agite ici la question du beau idéal; je compte sur votre avis.»
Elle était à l'assemblée nationale le jour qu'on arrêta la vente des biens ecclésiastiques. Ce décret excita, comme cela se devait, des réclamations bruyantes; chaque membre du clergé se levait 368 et changeait de place à chaque instant. Mlle Arnould, impatientée de ce brouhaha, dit à quelques abbés: «Messieurs, on veut vous raser; mais si vous remuez tant vous vous ferez couper.»
Une femme galante dissertant sur la politique, disait que la constitution anglaise était celle qui lui plaisait le plus. «C'est sans doute, répartit Sophie, à cause de l'habeas corpus.»
Lorsqu'on proposa dans l'assemblée constituante de charger les magistrats civils de quelques fonctions religieuses exercées par les prêtres, elle dit: «Je ne serais pas fâchée que l'on supprimât le baptême; du moins tout ne se ferait pas par compère et par commère.»
369 On lisait devant elle un ouvrage sur la révolution, lequel ne paraissait pas lui inspirer beaucoup d'intérêt. Son lecteur qui s'apercevait que le sommeil la gagnait, crut à propos d'élever la voix. Il en était à un passage à peu près ainsi conçu: Toute la France n'était alors qu'une vaste Bastille. «Oh! cela est bien vrai, dit-elle aussitôt en l'interrompant et feignant de revenir d'une sorte d'assoupissement, cela est bien vrai, un vaste jeu de quilles.»
Mlle Saint-Huberti, en paraissant à l'Opéra, causa une révolution dans l'art du chant: on n'avait point encore vu d'exemple d'une déclamation aussi noble et d'une sensibilité aussi touchante; elle quitta le théâtre jeune encore, et après avoir été la maîtresse du 370 marquis de Louvois et de plusieurs autres, elle devint l'épouse du comte d'Entraigues, membre de l'assemblée constituante; ce qui fit dire à Mlle Arnould que ce représentant «avait changé le frontispice d'un livre qui avait eu beaucoup de vogue.»
Il fut ordonné en 1793 que chaque individu affichât sur sa porte son nom, son âge et sa profession. Sophie Arnould subit la loi commune, mais elle ne mit que quarante-trois ans, quoiqu'elle eût deux lustres de plus.—Je crois que vous trichez, lui dit un de ses amis, car tout le monde vous donne cinquante ans.—Il se peut qu'on me les donne, reprit-elle, mais je ne les prends pas.
Alexandrine Arnould faisant mauvais 371 ménage avec M. A. M., le quitta et vint demeurer chez sa mère à Luzarches; elle y fit connaissance d'un nommé la N***, fils du maître de poste de l'endroit, et trouvant sans doute dans cet amant les qualités qu'elle désirait dans un mari, elle divorça pour l'épouser. Sophie blâma beaucoup l'inconduite de sa fille, et répondit à quelqu'un qui voulait l'excuser: «Une telle union me paraît un scandale; le divorce n'est que le sacrement de l'adultère.»[89]
Un poëte disait qu'il était fort difficile 372 d'improviser en français, parce que cette langue a beaucoup de mots qui n'ont point leurs semblables pour la rime. Tel est le mot peuple, par exemple. «Ah! reprit-elle, je savais bien que le peuple n'a ni rime ni raison.»
Elle s'informait de la santé d'un riche fournisseur de sa connaissance.—Il est allé prendre les eaux de Barrège, répondit-on.—Je le reconnais bien là, dit-elle; il faut toujours qu'il prenne quelque chose.
La disette était si grande en 1795, que le peuple de Paris fut réduit à de faibles rations de pain. On chantait alors dans tous les spectacles le Réveil du Peuple. Un jour qu'à l'Opéra on demandait à grands cris le Réveil du Peuple, 373 elle dit tout bas à un de ses amis qui criait comme les autres: «Ne l'éveillez pas; qui dort dîne.»
On parlait devant elle d'un particulier qui à une époque assez rapprochée avait donné dans tous les excès des niveleurs, et fini par amasser une fortune considérable; ce qui fit dire à l'un des assistans avec l'accent de l'indignation:—Est-il permis, grands dieux! qu'un tel homme prospère.—Sophie répartit aussitôt par cet autre vers:
Le bonheur des méchans comme un torrent s'écoule!
Un député ayant prononcé, au conseil des cinq-cents, un discours en faveur des enfans nés hors du mariage, quelqu'un marqua son étonnement de 374 voir les bâtards aussi bien traités que les enfans légitimes. «C'est cependant assez naturel, reprit-elle, car maintenant rien n'est plus légitime que tout ce qui ne l'est pas du tout.»
M. B. était fataliste par système. Il avait envie de se marier, et il prétendait posséder l'art de rendre une femme fidèle. Un jour qu'il faisait confidence de son secret à Mlle Arnould, il ajouta:—Je suis sûr de n'être jamais cocu.—Ce que vous dites est fort bon, reprit-elle, mais la destinée!
Un nouveau parvenu était au spectacle près de M. R., son ancien ami, qu'il feignait de ne pas apercevoir. M. R., citant cette rencontre à Mlle Arnould, dit en gémissant:—Quel changement! il n'a pas eu l'air de me reconnaître.—Je 375 le crois bien, répartit-elle, il ne se reconnaît pas lui-même.
Une ancienne actrice de l'Opéra voulant réclamer sa pension d'émérite, fit une pétition qu'elle comptait présenter au ministre de l'intérieur: elle consulta Mlle Arnould sur le style de cette pièce, qui commençait ainsi: Monseigneur, je chantais autrefois...—Sophie l'interrompt en disant: «Cela ne vaut rien; si vous dites que VOUS CHANTIEZ AUTREFOIS, on vous répondra: Hé bien! DANSEZ MAINTENANT.»
Elle dissertait avec un membre de l'Institut sur le nouveau système des poids et mesures; elle en approuvait l'uniformité, mais elle en blâmait les dénominations. «On aura beau faire, disait-elle, les hommes auront toujours deux 376 poids et deux mesures.» Puis, prenant son ton plaisant, elle ajouta: «Cette nomenclature scientifique ne pourra jamais se loger dans la tête des femmes: elles aimeront bien le CENTIMÈTRE, mais comment leur parler de STÈRE.» (de s' taire.)
Elle se lia dans le cours de la révolution avec l'abbé Lemonnier, ancien chapelain de la Sainte-Chapelle de Paris; il était vraiment curieux d'entendre converser cette femme spirituelle avec cet ingénieux fabuliste; tous deux semblaient rajeunir par les grâces de l'esprit; leur conversation était une joûte continuelle de bons mots et de saillies piquantes. Elle disait que «de tous les gens A FABLES (affables) qu'elle avait connus, l'abbé Lemonnier était le plus aimable.»
377 Quoiqu'elle eût vécu dans sa jeunesse au milieu des plus brillans élèves de Terpsichore, elle n'eut jamais aucun goût pour la danse. «A quoi sert, disait-elle, de savoir danser si ce talent multiplie les FAUX PAS?» Elle était souvent entourée de poëtes, la poésie lui offrait même des charmes, et jamais elle n'a pu composer un seul vers. Elle disait plaisamment à ce sujet: «Si dans ma vie j'ai fait quelques vers, il ne me sont pas sortis de la tête.»
Pendant longtemps Sophie vit naître autour d'elle tous les agrémens que procure l'opulence: l'indépendance était à ses yeux le premier des biens; et elle refusa plusieurs partis qui eussent pu séduire son ambition si elle n'eût mis les plaisirs du cœur au-dessus des calculs 378 de l'intérêt[90]. Son âme voluptueuse considérait l'amour comme le plus agréable épisode du roman de la vie, et l'hymen comme l'éteignoir de l'amour.
Elle conserva dans ses dernières années tout le feu de ses beaux yeux, au point qu'on pouvait y lire toute son histoire; et malgré une maladie cruelle qui la faisait beaucoup souffrir, son esprit montra toujours le même enjouement. On la félicitait de posséder encore cet heureux don de la nature. «Hélas! dit-elle, tout passe avec l'âge, une vieille femme n'est plus qu'une VIELLE organisée.»
379 Le 22 octobre 1802, peu d'heures avant de mourir, elle disait au curé de Saint-Germain-l'Auxerrois qui lui avait administré tous les sacremens: «Je suis comme Madeleine, beaucoup de péchés me seront remis, parce que j'ai beaucoup aimé.»
Sophie Arnould joignit aux talens qu'elle déploya sur la scène ce que l'étude ne donne pas, cet esprit vif et brillant qui s'échappe comme par éclairs, et qui dans ses saillies porte le caractère de la réflexion. Cette femme rare fut vivement regrettée de tous ceux qui l'avaient connue, des mélomanes pour ses talens, des gens d'esprit pour sa conversation, et de ses amis pour son 380 bon cœur. L'un de ces derniers composa pour elle les vers suivans:
La plus charmante des actrices
Doit résider au séjour des élus.
La rigide vertu lui reprocha des vices;
Mais le vice admira ses aimables vertus.
L'esprit, les talens et les grâces
Brillaient chez elle tour à tour,
Et les beaux-arts, en composant sa cour
De la vieillesse écartaient les disgrâces.
O vous! nymphes de l'Opéra,
Dont l'amour embellit la vie,
Pour modèle prenez Sophie,
Et chacun vous adorera.
On a remarqué que les trois plus grandes actrices du dix-huitième siècle, Clairon, Dumesnil et Arnould ont fini en 1802 leur brillante carrière; de même que les trois plus célèbres acteurs de leur temps, Eckhof en Allemagne, Garrick en Angleterre, et Lekain en France, sont morts dans la même année en 1778.
FIN.
[1] C'est dans cette maison que périt l'amiral de Coligny pendant le massacre de la Saint-Barthélemi, et non dans l'hôtel Montbazon, rue Bétizi, comme le racontent plusieurs annalistes. L'hôtel de Lisieux présente encore dans ses distributions tout ce qui convenait alors à l'habitation d'un grand officier de la couronne; mais si l'hôtel Montbazon n'a pas la gloire d'avoir appartenu à l'amiral de Coligny, il a, dit-on, celle d'avoir servi de logement à la belle duchesse de Montbazon, si tendrement aimée du célèbre abbé de Rancé. On prétend qu'au retour d'un voyage cet abbé, alors très-mondain, allant voir sa maîtresse, dont il ignorait la mort, monta par un escalier dérobé, et qu'étant entré dans l'appartement il trouva sa tête dans un plat: on l'avait séparée du corps parce que le cercueil de plomb était trop petit. Cet affreux spectacle opéra subitement sa conversion, et l'abbé de Rancé, dégoûté du néant des choses terrestres, alla s'enfermer dans son abbaye de la Trappe, dont il devint le réformateur avec une austérité sans exemple.
[2] La cadette, nommée Rosalie, entra dans la musique de la chambre du roi en 1770, et elle y est restée jusqu'en 1792.
[3] Mlle Fel lui avait enseigné l'art du chant, et Mlle Clairon avait formé son jeu.
[4] Par reconnaissance le prince payait chaque année à sa maîtresse les frais d'un équipage.
[5] Ces vers ont été faits il y a longtemps par un des amis d'A. M.; mais cette plaisanterie et beaucoup d'autres n'ôtent rien à son mérite littéraire. Quel est l'homme de lettres à l'abri des épigrammes? Publier un ouvrage marquant, disait Diderot, c'est mettre la tête dans un guêpier.
[6] Un amateur, ravi de ses accens mélodieux, lui adressa cet impromptu:
Que ta voix divine me touche!
Et que je serais fortuné
Si je pouvais rendre à ta bouche
Le plaisir qu'elle m'a donné!
[7] Garrick, célèbre acteur anglais, se trouvant à Paris en 1763, mit ce quatrain au bas d'un tableau qui représentait Mlle Clairon couronnée par Melpomène:
J'ai prédit que Clairon illustrerait la scène,
Et mon espoir n'a point été déçu:
Elle a couronné Melpomène;
Melpomène lui rend ce qu'elle en a reçu.
[8] Barthe composa en 1767 une pièce de vers intitulée: Statuts pour l'Académie royale de Musique. Voici l'un des vingt-deux articles qui les composent:
Tous remplis du vaste dessein
De perfectionner en France l'harmonie,
Voulions au pontife romain
Demander une colonie
De ces chantres flûtés qu'admire l'Ausonie;
Mais tout notre conseil a jugé qu'un castra,
Car c'est ainsi qu'on les appelle,
Etait honnête à la chapelle,
Mais indécent à l'Opéra.
[9] Barthe, dans ses Statuts pour l'Opéra, dit à ce sujet:
Que celles qui, pour prix de leurs heureux travaux,
Jouissent à vingt ans d'une honnête opulence,
Ont un hôtel et des chevaux,
Se rappellent parfois leur première indigence,
Et leur petit grenier et leur lit sans rideaux.
Leur défendons en conséquence
De regarder avec pitié
Celle qui s'en retourne à pié;
Pauvre enfant dont l'innocence
N'a pas encore réussi,
Mais qui, grâces à la danse,
Fera son chemin aussi.
Gaussin en recevant le jour
Offrit l'art d'aimer et de plaire,
Et jamais enfant de l'amour
Ne ressembla mieux à son père.
A. D.
[11] Cette actrice jouant le rôle d'Ernelinde dans l'opéra de ce nom, Favart lui adressa ces vers:
O Durancy! par quels charmes puissans,
Par quel heureux prestige abuses-tu mes sens?
C'est l'effet de ton art suprême.
Je cours à l'Opéra pour t'entendre et te voir:
L'actrice disparaît; tu trompes mon espoir;
Je ne vois plus qu'Ernelinde elle-même.
[12] M. F. D. N. a fait sur ce littérateur l'énigme suivante:
J'ai sous un même nom trois attributs divers;
Je suis un instrument, un poëte, une rue:
Rue étroite, je suis des pédans parcourue;
Instrument, par mes sons je charme l'univers;
Rimeur, je l'endors par mes vers.
[13] Dauberval, devenu l'amant de cette nymphe, fit faire un cachet sur lequel il était représenté en chasseur, avec ces mots pour légende:
Quand je n'ai pas Miré je manque mon coup.
[14] Malgré ce défaut cette actrice fit l'ornement du théâtre Français dans les rôles de fureur, de reine et de mère.
Quand Dumesnil vient sur la scène
Au gré des connaisseurs parfaits,
On croit entendre Melpomène
Réciter les vers qu'elle a faits.
N.
[15] Cette salle fut restaurée par M. Moreau en 1769; on proposa d'y mettre cette inscription:
Ici les dieux du temps jadis
Renouvellent leurs liturgies:
Vénus y forme des Laïs;
Mercure y dresse des Sosies.
[16] Épigramme.
Prenez les vers du rocailleux Lemierre,
Dont un moment ici j'emprunte la manière;
Lisez, relisez-les souvent
Si votre langue a de la gêne,
Ils feront pour son mouvement
L'effet de ces cailloux que mâchait Diogène.
N.
[17] On prétend que tout ce que son curé put tirer de lui dans ses derniers momens, furent ces mots-ci: Que diable venez-vous me chanter, M. le curé? vous avez la voix fausse.
[18] Quelques années après Vestris fit oublier son offense par l'hommage de son amour, et ces deux amans allèrent ensuite se jurer une flamme éternelle sur l'autel de l'hymenée.
[19] On fit paraître à cette époque les vers suivans:
Belloy nous donne un siége; il en mérite un autre.
Graves académiciens,
Faites-lui partager le vôtre,
Où tant de bonnes gens sont assis pour des riens.
[20] On sait que cette célèbre danseuse avait plus de grâces que de légèreté.
[21] C'est à un maître d'hôtel de cette maison qu'on doit l'espèce de dragée nommée praline.
Allard, vive, aimable et jolie,
Amuse et charme tour à tour;
Elle sourit comme l'Amour
Et danse comme la Folie.
A. D.
[23] Ce couplet est extrait de la pièce de Sophie Arnould.
[24] Dorat adressa à cette charmante actrice le quatrain suivant:
Par tes talens, unis à la décence,
Tu te fais respecter et chérir tour à tour:
Si tu souris comme l'Amour,
Tu parles comme l'Innocence.
[25] Cependant cette pièce, protégée par M. de Maurepas, fut représentée avec le plus grand succès au Théâtre-Français, appelé maintenant l'Odéon. Mlle C. n'a jamais été plus applaudie qu'en jouant la courtisane Rosalie, rôle où elle développa pour la première fois tout le charme de ses talens.
[26] M. de Buffon se promenant à la campagne, une jeune personne lui demanda la différence qu'il y a entre un bœuf et un taureau? Il rêva un instant et répondit: Vous voyez bien, Mademoiselle, ces veaux qui bondissent dans la prairie? les taureaux sont leurs pères et les bœufs sont leurs oncles.
[27] Barthe, dans ses Statuts pour l'Opéra, dit au sujet de l'opulence de ce directeur:
Rien pour l'auteur de la musique,
Pour l'auteur du poëme rien,
Et le poëte et le musicien
Doivent mourir de faim suivant l'usage antique.
Jamais le grand talent n'eut droit d'être payé;
Le frivole obtient tout, l'or, les cordons, la crosse:
Rameau dut aller à pié,
Les directeurs en carrosse.
[28] M. de L. descendait d'un ministre, et M. de C. d'un valet de chambre.
[29] Cet acteur est mort le 11 décembre 1802, et a emporté les regrets de tous les amis de Thalie.
Tour à tour sublime et charmant,
Des cœurs il a trouvé la route la plus sûre;
On est tenté de croire en le voyant
Que l'art, en formant son talent,
Avait donné le mot à la nature.
VIGÉE.
[30] Barthe, dans ses Statuts pour l'Opéra, critique ainsi les principaux acteurs:
Ordre à Pillot de ne plus détonner,
A Muguet de prendre un air leste,
A Durand d'ennoblir son geste,
A Gélin de ne pas tonner;
Que le Gros chante avec une âme,
Beaumesnil avec une voix;
Que la féconde Arnould se montre quelquefois,
Et que Guimard toujours se pâme.
[31] La chronique scandaleuse a prétendu que Mme Dubarri devait le jour à un picpus nommé Gomar. En 1768, cette dame conversait avec M. de Choiseul sur les moines que le gouvernement voulait alors détruire. La favorite était contre eux; le ministre en prenait la défense, et pour frapper en leur faveur le dernier coup, il ajouta avec finesse: Vous conviendrez au moins, Madame, qu'ils savent faire de beaux enfans.
[32] On connaît ces vers tirés de la Dunciade de Palissot:
Alors tomba le petit Poinsinet;
Il fut dissous par un coup de sifflet.
Telle au matin une vapeur légère
S'évanouit aux premiers feux du jour,
Tel Poinsinet disparut sans retour.
[33] Les libertins de qualité, dit un moraliste, prenaient le surnom de roués pour se distinguer de leurs laquais, qui n'étaient que des pendards.
[34] On fit sur cette comédie le quatrain suivant:
J'ai vu de Beaumarchais le drame ridicule,
Et je vais en un mot dire ce qu'il en est:
C'est un change où l'argent circule
Sans produire aucun intérêt.
[35] Vers sur M. de Choiseul, après sa retraite des affaires:
Comme tout autre, dans sa place,
Il put avoir des ennemis;
Comme nul autre, en sa disgrâce,
Il acquit de nouveaux amis.
[36] Barthe, dans ses Statuts pour l'Opéra, dit à ce sujet:
Le nombre des amans limité désormais
Et pour la blonde et pour la brune,
Défense d'en avoir jamais
Plus de quatre à la fois; ils suffisent pour une.
Que la reconnaissance égale les bienfaits;
Que l'amour dure autant que la fortune.
[37] M. F. D. N., pénétré de la lecture des ouvrages de ce poëte, a composé le distique suivant pour le portait de Mme Le Mierre:
Bras, front, sein, port, teint, taille, œil, pied, nez, dent, main, bouche,
Tout en elle est attrait, tout est tentant, tout touche.
[38] M. R. a fait sur ce littérateur l'épigramme suivante:
Ce jeune homme a beaucoup acquis,
Beaucoup acquis, je vous assure;
Car, en dépit de la nature,
Il s'est fait poëte et marquis.
[39] Réponse à une dame qui, après la lecture des œuvres de Sedaine, marquait de la surprise sur les nombreux succès de cet auteur:
Eh! pourquoi, s'il vous plaît, n'aurait-il pas la vogue?
Il entend bien le dialogue;
Dans la Gageure il est divin,
Montauciel fait pleurer, Victorine fait rire:
Ma foi! pour être un écrivain,
Il ne lui manque rien que de savoir écrire.
N.
Bon Dieu! que cet auteur est triste en sa gaîté;
Bon Dieu! qu'il est pesant dans sa légèreté:
Que ses petits écrits ont de longues préfaces!
Ses fleurs sont des pavots, ses ris sont des grimaces.
Que l'encens qu'il prodigue est fade et sans odeur!
Il est, si je l'en crois, un heureux petit-maître;
Mais si j'en crois ses vers, ah! qu'il est triste d'être
Ou sa maîtresse ou son lecteur.
LA HARPE.
[41] Ce jeune militaire étant de service à Versailles, gagna la petite vérole de Louis XV, et en mourut. On l'enterra comme un homme qui n'avait plus rien; on l'oublia comme un ruban dont la mode est passée.
[42] En 1779 il parut une chanson sur les actrices de la Comédie-Française. Voici le premier couplet:
Air des trois Fermiers.
La Vestris achète à grand prix
Les bravo de la populace;
A force d'art et de grimace,
Elle fait applaudir ses cris.
Mais elle ne vaut, à tout prendre, (bis
Pas un sou,
Pas un sou,
Pas un soupir tendre. bis.)
[43] Lorsque ce poëte fit paraître son poëme des Baisers, Guichard lui adressa ce quatrain:
Pour vingt baisers sans chaleur, sans ivresse,
Prendre un louis! y penses-tu?
Eh, mon ami! pour un écu
J'en aurai cent de ta maîtresse.
[44] Lorsqu'on porta les sacremens à ce ministre, une poissarde se mit à dire: On a beau lui porter le bon Dieu, il n'empêchera pas que le diable ne l'emporte.
[45] C'est en 1781 que le duc de Chartres fit construire le nouveau Palais-Royal; on y afficha les vers suivans:
Le prince des gagne-deniers,
Abattant des arbres antiques,
Nous réserve sous ses portiques,
Au travers de petits sentiers,
L'air épuré de ses boutiques
Et l'ombrage de ses lauriers.
[46] Ce ministre s'était successivement appelé Phélippeaux, Saint-Florentin et la Vrillière. On lui a fait cette épitaphe:
Ci-gît, malgré son rang, un homme fort commun,
Ayant porté trois noms et n'en laissant aucun.
LE CONCERT CHAMPÊTRE.
Qu'ils me sont doux ces champêtres concerts
Où rossignols, pinsons, merles, fauvettes,
Sur leur théâtre, entre des rameaux verts,
Viennent gratis m'offrir leurs chansonnettes!
Quels opéras me seraient aussi chers?
Là n'est point d'art, d'ennui scientifique:
Gluck et Rameau n'ont point noté les airs;
Nature seule en a fait la musique,
Et Marmontel n'en a point fait les vers.
LEBRUN.
[48] Ce jeune seigneur avait un précepteur que son père, le duc de R., trouva un jour en tête à tête avec sa chère moitié. Que n'étiez-vous là, Monsieur? lui dit la duchesse avec dignité; quand je n'ai pas mon écuyer je prends le bras de mon laquais.
[49] Ce littérateur disait à Chénier que deux concurrens pour une place à l'Institut lui avaient passé sur le corps: Mon ami, répondit le poëte, vous êtes le pont aux ânes.
[50] Allusion plaisante à un ouvrage qui, sous ce titre, jouissait alors d'une certaine vogue.
[51] Cette dame était une jeune et jolie femme attachée à la duchesse de Chartres. Le marquis de la Fayette qui en était épris, ne pouvant réussir auprès d'elle, de dépit passa chez les insurgens, et elle devint indirectement le principe de sa fortune et de sa gloire.
[52] En 1775 le comte d'Artois ayant eu part aux faveurs de cette nymphe, les plaisans dirent que ce prince venait à Paris prendre du thé quand il était gorgé de biscuit de Savoie. On sait que la comtesse d'Artois était une princesse de Savoie.
[53] Cette actrice n'espérant plus rien de son amant, l'abandonna à son malheureux sort. M. de Bièvre fit à ce sujet les vers suivans:
Vous êtes surpris que Laguerre
Ait quitté le pauvre Bouillon?
Depuis que Turenne est en terre
La paix est dans cette maison,
Et le bon duc hait tant la guerre
Qu'il en redoute jusqu'au nom.
[54] En 1768 Mlle G., que Marmontel appelait la belle damnée, s'était montrée aux promenades de Longchamp dans un char d'une élégance exquise. On remarqua surtout les armes parlantes qui en décoraient les panneaux. Au milieu de l'écusson se voyait un marc d'or d'où sortait un gui de chêne; les Grâces servaient de support, et les Amours couronnaient le cartouche.
[55] Barthe dit à ce sujet, dans ses Statuts pour l'Opéra:
Donnons ordre à ces demoiselles
De n'accoucher que rarement;
En deux ans une fois, une fois seulement:
Paris ne goûte point ces couches éternelles.
Dans un embarras maudit
Ces accidens-là nous plongent:
Plus leur taille s'arrondit
Plus nos visages s'allongent.
[56] Ce poëte mourut à Paris d'une maladie de langueur, le 29 avril 1780. On lui fit cette épitaphe:
De nos papillons enchanteurs
Emule trop fidèle,
Il caressa toutes les fleurs,
Excepté l'immortelle.
[57] Cette actrice chantait ordinairement fort bien dans la Fausse Magie l'ariette qui commence par ces mots: Comme un éclair. Elle venait de finir assez mal ce morceau, lorsqu'un amateur arrive tout essoufflé dans une loge, et demande vivement:—A-t-elle chanté Comme un éclair?—Non, Monsieur, elle a chanté comme un cochon.
[58] Cette actrice avait été fort jolie et méritait le quatrain suivant:
Coupé, mille Amours sur vos traces
Viennent entendre vos chansons;
Vous les attirez par vos sons,
Et les retenez pas vos grâces.
N.
[59] A Mlle Contat, jouant le rôle de Thalie dans la Centenaire de Corneille:
A voir tous les Amours voltiger sur vos traces,
A cet air enchanteur, à ce ton séduisant,
On croirait que Thalie a cédé son talent
A la plus belle des trois Grâces.
HOFFMAN.
[60] M. de Bièvre disait que le cœur des courtisanes est comme un miroir qui réfléchit tous les objets qu'on lui présente, sans en garder jamais aucun souvenir.
[61] Le maréchal duc de Duras était chargé en 1779 de la surveillance des théâtres. Linguet ayant dans une de ses feuilles maltraité ce seigneur au sujet de ses vexations contre Mlle Sainval aînée, celui-ci fit dire au journaliste qu'il eût à s'abstenir de parler de lui, ou qu'il lui ferait donner des coups de bâton. Tant mieux, répliqua Linguet; on pourra du moins dire qu'il s'est servi de son bâton.
[62] Marmontel s'était uni à Piccini pour refaire l'opéra de Roland. Les Gluckistes logèrent le poëte rue des Mauvaises-Paroles, et le musicien rue des Petits-Champs. Les Piccinistes prirent leur revanche, et firent placarder que le chevalier Gluck, auteur d'Iphigénie, d'Orphée, d'Alceste et d'Armide, logeait rue du Grand-Hurleur.
[63] Cette nymphe eut la générosité de refuser les propositions de son amant, qui, de désespoir, se retira à la Trappe: il démentit en cela le caractère national.
Lorsqu'un objet fait résistance,
L'Anglais fier et vain s'en offense;
L'Italien est désolé;
L'Espagnol est inconsolable;
L'Allemand se console à table;
Le Français est tout consolé.
N.
[64] Mme N. disait: On reproche à Jean-Jacques d'être un hibou; oui, mais c'est celui de Minerve; et quand je songe au Devin du Village, j'ajoute: déniché par les Grâces.
[65] Ce mot a été attribué à Piron; mais souvent les beaux esprits se rencontrent.
[66] A cette époque un plaisant fit ainsi le tableau des ministres:
Monsieur Turgot brouille tout,
Monsieur de Saint-Germain renverse tout,
Monsieur de Malesherbes sait tout,
Monsieur de Sartines doute de tout,
Monsieur de Maurepas rit de tout.
[67] Apostrophe mortifiante pour monsieur Amelot, qui, étant intendant de Bourgogne lors des troubles de la magistrature en 1771, contribua à la destruction et reconstruction du parlement de Dijon.
[68] Pour établir une hiérarchie parmi les femmes attachées aux grands spectacles, on disait les dames de la Comédie-Française, les demoiselles de la Comédie-Italienne, et les filles de l'Opéra.
[69] En 1775 ce ministre était à l'Opéra la veille d'une émeute. On fit à ce sujet l'épigramme suivante:
Monsieur le comte, on vous demande;
Si vous ne mettez le holà
Le peuple se révoltera.
—Dites au peuple qu'il attende;
Il faut que j'aille à l'Opéra.
[70] M. Laus de Boissi étant chez Mme de Villette lors de sa première grossesse, trouva sur la cheminée un Mathieu Lænsberg. Ah! Madame, s'écria-t-il aussitôt, voici une prophétie qui vous concerne, et il lut le quatrain suivant qu'il venait de composer, comme s'il l'eût trouvé dans l'almanach:
De Belle et Bonne il doit naître un enfant
Qui recevra le surnom de sa mère:
Il y joindra grâce, esprit, enjouement;
Car il faut bien qu'il tienne de son père.
[71] Le jour de ce début son père, le diou de la danse, vêtu d'un riche habit de cour, l'épée au côté, le chapeau sous le bras, se présenta avec son fils sur le bord de la scène, et, après avoir adressé au parterre des paroles pleines de dignité sur la sublimité de son art et les nobles espérances que donnait l'auguste héritier de son nom, il se tourna d'un air imposant vers le jeune candidat, et lui dit: Allons, mon fils, montrez votre talent au poublic; votre père vous regarde.
[72] Voltaire était logé chez le marquis de Villette, qui, jouissant peut-être avec trop de vanité du bonheur de montrer son hôte à tout Paris, s'attira ce quatrain:
Petit Villette, c'est en vain
Que vous prétendez à la gloire;
Vous ne serez jamais qu'un nain
Qui montre un géant à la foire.
[73] La plus belle promenade d'Athènes s'appelait le Céramique, d'un mot grec qui signifie tuile, origine semblable à celle du plus beau jardin de Paris, qu'on nomme les Tuileries. On sait que le célèbre Lenôtre en a dirigé l'exécution.
Sur la forme d'un beau jardin
Si le goût devient incertain,
Anglais, Chinois gardez le vôtre;
Car jamais vous n'aurez Lenôtre.
[74] Cette nymphe reçut un jour ce madrigal:
Pour te fêter, belle R.,
Que n'ai-je obtenu la puissance
De changer vingt fois en un jour
Et de sexe et de jouissance!
Oui, je voudrais pour t'exprimer
Jusqu'à quel degré tu m'es chère,
Etre jeune homme pour t'aimer,
Et jeune fille pour te plaire.
[75] Barthe, dans ses Statuts pour l'Opéra, adresse aux débutantes l'article suivant:
Pour toute jeune débutante
Qui veut entrer dans les ballets,
Quatre examens au moins c'est la forme constante;
Primo, le duc qui la présente,
Y compris l'intendant et les premiers valets:
Ceux-ci près de la nymphe ont droit de préséance;
Secundo, nous, ses directeurs;
Tertio, son maître de danse;
Quarto, pas plus de trois acteurs.
[76] Un jour que cette danseuse jouait le rôle de Campaspe dans le ballet d'Alexandre, Favart lui adressa ces vers:
Dans ce ballet, nouvelle Terpsichore,
Vous présentez à nos regards surpris
La superbe Pallas, la sensible Cypris,
La légère Diane et la charmante Flore.
Sous leurs différens attributs
Tous les cœurs sont forcés de vous rendre les armes.
Eh! le moyen de braver tant de charmes?
Si l'on résiste à Flore, on est pris par Vénus.
[77] M. Lebegue de Presle, médecin et ami de J.-J. Rousseau, étant allé le voir à Ermenonville quelque temps avant sa mort, il le trouva montant péniblement de sa cave, et lui demanda pourquoi à son âge il ne confiait pas ce soin à Mme Rousseau? Que voulez-vous? répondit-il; quand elle y va elle y reste.
[78] Ce poëte, dans son enthousiasme, lui adressa une chanson remplie de grâce et de sentiment. En voici un couplet:
Quoiqu'Amour m'ait dans ses chaînes
Engagé plus d'une fois,
Quoiqu'Amour, malgré ses peines,
M'ait fait adorer ses lois,
Par une erreur très facile
Dans un cœur bien enflammé,
Je crois, près de Cléophile,
N'avoir pas encore aimé.
[79] Un provincial venait d'arriver à Paris; son hôte lui demanda s'il voulait voir la Veuve du Malabar.—Ah! que nenni, reprit-il; je m'en tiendrai, s'il vous plaît, à ma femme.
[80] On lui adressa le lendemain ce madrigal:
Vous chantez comme une syrène,
Vous buvez autant que Silène,
Et vous aimez mieux que Cypris;
Des plaisirs vous êtes la reine:
Partout vous remportez le prix,
A la table, au lit, sur la scène.
[81] Cette actrice étant allé jouer à Amiens, un jeune homme lui offrit son cœur et vingt-cinq louis; elle le toise avec dignité et lui dit d'un ton imposant: Jeune homme, gardez votre hommage et vos vingt-cinq louis; si vous me plaisiez je vous en donnerais cent.
[82] Cet aéronaute ayant fait en 1784 une ascension malheureuse, on chanta le couplet suivant, qu'on pourrait appliquer à plusieurs de ses confrères:
Au champ de Mars il s'enrôla,
Au champ voisin il resta là,
Beaucoup d'argent il ramassa,
Sic itur ad astra.
[83] Un anti-mesmeriste fit alors circuler cette épigramme:
Le magnétisme est aux abois;
La Faculté, l'Académie
L'ont condamné tout d'une voix,
Et même couvert d'infamie.
Après ce jugement bien sage et bien légal,
Si quelqu'esprit original
Persiste encor dans son délire,
Il sera permis de lui dire:
Crois au magnétisme.... animal.
[84] Un amateur qui avait admiré aux concerts de Feydeau les talens de M. G., observait qu'il n'avait cependant qu'un petit filet de voix.—Tudieu! reprit quelqu'un qui pendant la romance avait évalué la recette, vous appelez cela un petit filet, qui pêche huit mille francs dans la poche des Parisiens!
[85] Le jeune Vestris ayant fait à son père des mémoires effrayans, il fit venir cet enfant prodigue, et, à la suite d'une longue réprimande, il lui dit gravement qu'il ne voulait pas de Guémené dans sa famille.
[86] a madame de G.,
AUTEUR DE MILLE ET UN OUVRAGES.
Vous avez la fureur d'écrire,
Et rien ne peut la réprimer;
Mais avant de vous faire lire
Tâchez de vous faire estimer.
A. D.
[87] En 1779 ce petit mutin n'ayant absolument pas voulu doubler son père dans un des derniers ballets d'Armide, reçut l'ordre de se rendre au Fort-l'Evêque. Rien de plus pathétique que les adieux du père et du fils: Allez, lui dit le diou de la danse, allez, mon fils; voilà le plus beau jour de votre vie. Prenez mon carrosse et demandez l'appartement de mon ami le roi de Pologne; je paierai tout.
[88] En 1774 Caron de Beaumarchais ayant perdu un procès porté au parlement Maupeou, on adressa à ses juges le quatrain suivant:
O vous, qui lancez le tonnerre,
Quand vous descendrez chez Pluton,
Prenez votre chemin par terre;
Vous seriez mal menés dans la barque à Caron.
[89] M. Bourgueil a fait sur ce trait le quatrain suivant:
L'autre soir du divorce on causait entre amis;
Chacun de cette loi parlait à sa manière.
Cette loi, dit Chloé, moi je la définis
Le sacrement de l'adultère.
[90] M. Bertin, trésorier des parties casuelles, avait voulu l'épouser; mais elle refusa sa main par attachement pour le comte de L.
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