Project Gutenberg's La Liberté et le Déterminisme, by Alfred Fouillée
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Title: La Liberté et le Déterminisme
Author: Alfred Fouillée
Release Date: January 18, 2012 [EBook #38618]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
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Foullée A.
La liberté et le déterminisme.
F. Alcan
Paris 1890
LA LIBERTÉ
ET
LE DÉTERMINISME
PAR
Alfred FOUILLÉE
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER-BAILLÈRE ET CIE
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
1890
IV
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
La Philosophie de Platon. Ouvrage couronné par l'Académie
des sciences morales et politiques et par l'Académie française,
2 vol. in-8o. (G. Baillière.) |
16 fr. |
La Philosophie de Socrate. Ouvrage couronné par l'Académie
des sciences morales et politiques.
2 vol. in-8o (G. Baillière.) |
16 fr. |
L'Idée moderne du droit, deuxième édition.
1 vol. in-8o. (Hachette.) |
3 fr. 50 |
La Science sociale contemporaine.
1 vol. in-18. (Hachette.) |
3 fr. 50 |
Histoire générale de la philosophie, quatrième édition.
1 vol. in-8o. (Delagrave.) |
7 fr. 50 |
Critique des systèmes de morale contemporains.
1 vol. in-8o. (G. Baillière.) |
7 fr. 50 |
Principes élémentaires de la Psychologie scientifique.
1 vol. in-8o. (E. Belin.) (En préparation.) |
Saint Cloud."—Imprimerie BELIN FRÈRES
V
PRÉFACE
La méthode de conciliation, dans l'ordre philosophique, nous
paraît supérieure à la méthode de réfutation, comme le libéralisme
dans l'ordre social est supérieur aux voies répressives. La
vérité, plus large que nos systèmes, accorde une place dans son
sein aux choses les plus opposées: elle ne divise pas, elle unit
pour régner. Notre pensée ne pourrait-elle, à son image, se
faire conciliante et libérale? Mieux vaut compléter les doctrines
que les réfuter; mieux vaut accepter des autres et faire
accepter de soi le plus possible. Reste-t-il, malgré cela, en
dehors du cercle de nos idées, quelque grande doctrine qui
semble inconciliable avec la nôtre et cependant vivace, par
cela même plausible; traçons encore, sans nous décourager,
à partir de ce centre qui est notre point de vue personnel,
des rayons de plus en plus grands, pour voir si nous ne pourrions
pas enfin embrasser l'opinion de nos adversaires dans
notre doctrine élargie.
Le système du déterminisme et celui de la liberté, n'ayant
pu se détruire depuis une lutte de tant de siècles, doivent
marquer deux directions de l'esprit en partie légitimes, qui,
si elles étaient poussées assez loin, finiraient par converger.
C'est cette direction convergente que nous allons essayer de
découvrir, d'abord dans la pratique, où l'accord sera plus facile,
puis dans la théorie. Nous ne prétendons pas arriver jusqu'au
VI
point final où se révélerait une coïncidence parfaite: la série
des moyens-termes qu'il faudrait intercaler pour obtenir une
entière conciliation des vérités, et par conséquent une entière
explication des choses, est probablement infinie; tout ce qu'on
peut faire, c'est d'ajouter, s'il est possible, quelques anneaux
de plus à la chaîne des raisons.
En donnant cette nouvelle édition, nous devons insister sur
la méthode et sur la théorie fondamentale du livre. Notre
méthode consistera à compléter d'abord et à rectifier chacun
des systèmes adverses, en élargissant les fondements positifs
qui sont comme sa base propre d'opération. Puis, nous chercherons
les parties communes aux systèmes ainsi complétés, conséquemment
leurs convergences et coïncidences. Enfin, nous
essaierons d'intercaler entre eux des moyens-termes, qu'ils seront
également forcés d'admettre et par lesquels se produiront
de nouvelles harmonies. A cette méthode, qu'on a mal à propos
confondue avec d'autres bien différentes, nous ne croyons
pas qu'on ait adressé aucune objection vraiment sérieuse. Quant
aux moyens-termes entre les systèmes, il en est un, croyons-nous,
dont l'introduction est d'une haute importance dans
le problème qui nous occupe: c'est l'idée de la liberté, avec
le désir qui en est inséparable et l'action directrice qui en
résulte. Le livre qu'on va lire a pour but de montrer l'influence
de cette idée. Il renferme ainsi une partie entièrement scientifique
et par cela même, si nous ne nous trompons, au-dessus
de toute contestation en son ensemble. Nous y avons joint des
spéculations métaphysiques d'un caractère nécessairement conjectural;
il importe de ne pas les confondre avec les résultats
positifs de notre analyse et de notre synthèse. L'action directrice
qui appartient à l'idée de liberté demeure aussi incontestable
pour les partisans du déterminisme que pour ses adversaires.
D'une part, si c'est le déterminisme qui, dans le fond
VII
des choses, est le vrai, du moins a-t-il besoin de faire une place
en son sein à l'idée de liberté et à son efficacité pratique.
L'oubli de cet élément essentiel est un vice qui se retrouve dans
tous les systèmes déterministes et qui les rend incomplets, inadéquats
à l'observation, contraires à la conscience de l'humanité.
Il faut donc rectifier le déterminisme par l'introduction
de cette donnée capitale: la pensée se réfléchissant sur soi
et se concevant directrice; car ici la réflexion même devient
une force nouvelle qui s'ajoute aux forces antécédentes. D'autre
part, si c'est la liberté qui est le vrai et dernier fond des
choses, encore n'agit-elle qu'en se faisant idée, qu'en prenant
conscience de soi, qu'en produisant par cela même un
déterminisme de pensées et de désirs, soumis à une pensée
et à un désir dominateurs: pensée de la liberté, désir de la
liberté. Nous avons donc là un terrain commun aux deux doctrines,
et un terrain proprement scientifique; elles peuvent s'y
réconcilier alors même qu'elles demeurent encore divisées
dans leurs hypothèses sur le mystère métaphysique, sur le
dernier mot de l'existence, sur le fond absolu du vouloir. Ce
mystère métaphysique subsistera toujours au bout de tous nos
efforts, dans la direction du déterminisme comme dans celle
de l'indéterminisme: c'est une leçon de modestie et de modération
également utile aux théories adverses et qui a, dans la
pratique même, son importance morale; car le doute métaphysique
est, à nos yeux, une des conditions de la moralité[1].
Le problème que nous allons aborder n'est pas seulement un
problème philosophique; il est, par excellence, le problème
philosophique. Toutes les autres questions viennent se rattacher
à celle-là. Aussi ne croirons-nous point avoir perdu notre
peine en contribuant à produire l'accord des esprits, sinon sur
l'essence de l'activité morale, du moins sur les idées par lesquelles
elle se manifeste et sur celle qui constitue sa fin
même, sa loi, son moyen de progrès: l'idée libératrice de la
liberté.
VIII
L'importance et la perpétuelle actualité du problème nous
a été montrée, comme sur le fait, par la discussion passionnée
à laquelle la première publication de notre travail donna lieu,
il y a dix ans, dans le monde philosophique et même non
philosophique. Nous avons essayé, dans cette nouvelle édition,
de rectifier ou de compléter notre pensée et de répondre,
directement ou indirectement, à toutes les objections sérieuses
et sincères qui nous ont été adressées.
Depuis la première publication de ce livre, nos idées à
nous-même, sous l'influence d'une recherche incessante, se
sont sur plus d'un point développées et même modifiées; nous
faisons moins de part aujourd'hui, aux spéculations transcendantes
et métaphysiques, plus de part au point de vue immanent
et aux hypothèses d'un caractère scientifique. Mais les
théories fondamentales de ce livre nous paraissent toujours
vraies, et les spéculations métaphysiques elles-mêmes, où se
retrouve quelque peu de l'enthousiasme propre à la jeunesse,
nous ont semblé contenir des parties très plausibles, que nous
avons conservées. Nous n'avons retranché que ce qui nous
paraissait inexact ou erroné; nous avons laissé ce qui nous
paraissait vrai, ou probable, ou même simplement possible.
Notre but a été de condenser ainsi dans notre livre tout ce
qu'on peut, à tous les points de vue, dire en faveur de la
liberté sans se mettre en contradiction avec la science et
avec la logique. Nous avons d'ailleurs pris soin de marquer,
mieux que dans la première édition, la différence du certain
et de l'hypothétique, du vrai et du vraisemblable, de la science
positive et de la métaphysique.
1
LA LIBERTÉ ET LE DÉTERMINISME
PREMIÈRE PARTIE
RECHERCHE
D'UNE
CONCILIATION PRATIQUE ET DE SES LIMITES
CHAPITRE PREMIER
L'IDÉE DE LIBERTÉ, MOYEN TERME PRATIQUE ENTRE LES DOCTRINES
CONTRAIRES.—GENÈSE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ
I. Genèse de l'idée de liberté.
II. Puissance pratique créée en nous par l'idée de liberté et par la persuasion que
nous sommes pratiquement libres.—Evolution à laquelle le déterminisme est
ainsi amené dans la pratique.
Puisque nous essayons de rapprocher d'abord dans la pratique
le déterminisme et la liberté, ou même, s'il est possible,
de les faire coïncider pratiquement dans quelque moyen terme,
nous devons, selon la méthode que nous avons adoptée,
pousser le déterminisme rectifié aussi loin que nous le pourrons
dans l'ordre scientifique. Nous verrons ainsi jusqu'à quel
point sa direction vraie le rapproche du système de la liberté.
Je dis sa direction vraie, car nous ne devons considérer le
déterminisme que dans ce qu'il a de légitime, de scientifique
et de conforme au témoignage de l'expérience.
Le problème est le suivant:—Trouver dans les lois mêmes
2
de notre dépendance ce qui supplée pratiquement à notre
indépendance et en produit en nous le sentiment pratique;
produire ainsi au sein même de la nécessité un progrès vers
la liberté.
Ce que le déterminisme renferme de plus solide et de vraiment
scientifique, c'est l'explication des actes sous le rapport
de leurs antécédents chronologiques, de leurs motifs et de
leurs mobiles. Cette explication n'est peut-être pas la seule,
elle n'est peut-être pas l'explication radicale et métaphysique;
mais, dans ce qu'elle a de légitime, elle doit être poussée
méthodiquement aussi avant qu'il est possible. Or, parmi les
motifs conscients de nos actions que nous fait connaître l'expérience
intérieure et qui sont objet de science positive, les
déterministes ont oublié le plus important, c'est-à-dire l'idée
même de notre liberté.
Quelle qu'en soit la valeur objective et métaphysique, l'idée
de liberté existe incontestablement dans l'esprit de l'homme,
et elle joue un rôle considérable dans l'ordre même de l'expérience,
qui est celui de la science. Nous devons donc examiner
successivement: 1o la genèse psychologique de cette idée
dans l'individu et dans l'espèce; 2o son action psychologique;
3o l'accord qu'elle peut établir sur le terrain de la pratique
entre le déterminisme et l'indéterminisme bien entendus. Ce
ne sont pas des conjectures métaphysiques auxquelles nous
allons nous livrer; ce sont des faits scientifiques dont nous
voulons entreprendre la constatation et l'analyse.
I.—L'enfant remarque de bonne heure qu'il y a en lui
comme autour de lui des changements et des différences: mouvements
à droite, mouvements à gauche, action et inaction,
désir et aversion, affirmation et négation. Il s'habitue ainsi peu
à peu à concevoir toutes choses sous les formes opposées du oui
et du non. Il n'a besoin que de la conscience et de la mémoire
pour acquérir cette notion: diversité, alternative des contraires.
Or, c'est là le premier élément empirique de l'idée de
liberté. L'animal qui ne voit devant lui qu'une seule ligne, et
qui a pour ainsi dire des œillères de tous côtés, sauf sur une
seule direction, ne peut acquérir l'idée de liberté, qui enveloppe
celle de pluralité. L'association des idées est si forte que,
chez l'être intelligent et doué d'expérience, un contraire évoque
immédiatement l'idée de son contraire, comme un objet éclairé
qui serait inséparable de son ombre. Notre pensée procède par
différences autant que par ressemblances, par oppositions autant
que par harmonies; c'est son rythme naturel et comme
3
son oscillation propre: elle est soumise à la loi universelle de
l'ondulation.
Maintenant, sous quelle forme apparaît le contraire de ce qui
est actuel et actuellement présent à la conscience?—Sous la
forme du possible, quand il a été lui-même actuel à d'autres
moments. Si je suis actuellement immobile, la marche peut
m'apparaître comme possible; le silence actuel me fait songer
à la possibilité de la parole; la parole actuelle à la possibilité
du silence. Possibilité, c'est le second élément scientifique
de l'idée de liberté.
Cette possibilité ne reste pas à l'état abstrait et purement
logique: elle prend la forme de puissance active et psychologique;
voici comment. Il y a en psychologie un principe
capital et sur lequel nous aurons souvent à revenir. Toute
idée, surtout l'idée d'une action possible, est une image,
une représentation intérieure de l'acte; or, la représentation
d'un acte, c'est-à-dire d'un ensemble de mouvements, en est
le premier moment, le début, et est ainsi elle-même l'action
commencée, le mouvement à la fois naissant et réprimé.
L'idée d'une action possible est donc une tendance réelle;
c'est une puissance déjà agissante et non une possibilité purement
abstraite. Si cette idée, par hypothèse, était seule, l'action
commencée et répandue par innervation dans l'organisme
finirait par mouvoir les membres, tant qu'elle ne produirait
aucune douleur. L'idée se réaliserait en se concevant. L'idée
des contraires tend donc à se réaliser, et c'est précisément
parce qu'il s'agit de contraires que leur conception alternative
tend à prendre la forme d'un équilibre plus ou moins
instable, comme celui d'une balance.
Quand je pense à marcher, il y a dans mon cerveau même
quelque chose qui répond à la représentation de mes jambes et
à la représentation de leur mouvement, laquelle, est elle-même
le commencement de ce mouvement. Penser à la marche, c'est
marcher dans son imagination; c'est même, à la lettre,
marcher par le cerveau, non par les jambes; c'est commencer
à agir et, pour ainsi dire, à presser dans le cerveau
le ressort qui ouvre passage au courant nerveux vers
les jambes. C'est aussi, en conséquence, sentir les premiers
mouvements de la marche à son début cérébral. Aristote
disait:—S'il n'y avait pas une puissance distincte de
l'acte, je ne pourrais me lever quand je suis assis, ni m'asseoir
quand je suis levé, car ces deux actes se contredisent.—Malgré
le dilemme d'Aristote, je puis marcher en étant
assis, ou, si l'on préfère, commencer la marche cérébralement.
4
Or, cette marche initiale, cette marche à l'état
naissant m'est familière: l'expérience m'a appris, dans mon
enfance, quels sont les mouvements à faire pour marcher, quel
est le mode d'innervation cérébrale qui aboutit à mouvoir mes
jambes; je connais cela comme je connais mes jambes elles-mêmes,
bien que je ne puisse le figurer ni l'expliquer. Et c'est
là, psychologiquement, la puissance de marcher. La puissance
de mouvement n'est que le mouvement même à l'état naissant,
l'innervation à son degré le plus faible, le passage d'un courant
nerveux peu intense. Je l'appelle puissance parce que ce phénomène
mental est lié, dans mon expérience et dans mon souvenir,
à un phénomène plus complet, qui est le mouvement de
translation succédant au mouvement de vibration ou à la
simple tension cérébrale. Quand j'ai dans ma conscience le premier
mode, l'image du second mode s'y associe d'une manière
immédiate; j'attends le second après le premier. Mais en
même temps il y a dans mon imagination des idées et images
antagonistes, qui maintiennent le mouvement à son état purement
initial, qui le contrebalancent et le refrènent. On a ainsi
un mouvement à la fois commencé et arrêté. C'est ce mouvement
que j'appelle mouvement possible, marche possible. Il est
déjà actuel à un certain degré, et voilà pourquoi ce n'est pas
une pure possibilité abstraite, mais une puissance concrète;
d'autre part il est contenu et comme avorté, et voilà pourquoi
il n'est pas complètement réalisé, actualisé: c'est un mouvement
de translation ramené à un mouvement moléculaire de
tension; la conscience de ce dernier genre de mouvement est
la tension intérieure, la tendance, l'effort plus ou moins grand.
Quelle que soit la valeur métaphysique de la force, de l'effort,
du nisus de Leibnitz, de l'ενεργεια
d'Aristote, toujours est-il
que, psychologiquement, la force est la face interne et consciente
du mouvement de tension et des mouvements de translation
mutuellement contraires. Quant à la persuasion que
nous pouvons, elle est une simple induction à l'avenir de notre
expérience passée. Je puis marcher, signifie: je commence
les premières décharges nerveuses de la marche, et la suite
viendra, si ces mouvements ne sont pas contrariés, si l'idée
de la marche devient prédominante, si le désir de la marche
l'emporte, si je veux marcher. En un mot, la seule conscience
de puissance qui se trouve en nous est celle du
mouvement commencé et interrompu, laquelle se ramène à
l'image plus ou moins concrète d'un mouvement. Tout mouvement
accompli par nous et «centrifuge» est accompagné
d'un certain état de conscience qui nous le fait distinguer
5
des mouvements centripètes, des mouvements reçus; c'est
cet état de conscience qui fait le fond de ce qu'on nomme
effort, tendance, tension, et la puissance n'est que la prévision
de la suite habituelle ou des effets du mouvement commencé:
or cette prévision est une idée. C'est dans l'idée que réside la
puissance aristotélique.
Dans cette voie, nous ne trouvons point la liberté absolue
dont parlent les spiritualistes, pas même la puissance métaphysique
dont ils font un intermédiaire entre le pur possible
et le pur réel, et qui contiendrait d'avance plusieurs effets
possibles. Psychologiquement, cette puissance n'est que la
conscience d'un conflit de représentations auxquelles répond
dans le cerveau un conflit de mouvements en sens divers.
Sans doute le fond même du mouvement, de l'effort, du
vouloir, demeure un mystère, mais on n'a pas le droit de prétendre,
dès le début, que ce mystère est liberté plutôt que nécessité,
ni de confondre la conscience du vouloir et du mouvoir
avec la conscience d'une liberté indépendante, capable en
même temps et sous les mêmes conditions d'effets contraires.
Si l'arc tendu de Leibnitz avait conscience de sa tension, il
n'aurait pas pour cela conscience de sa liberté, car il faut,
pour que la flèche parte, la détente du doigt de l'archer. La
«puissance des contraires» est le côté interne de la composition
des forces en mutuel équilibre.
Ce sentiment d'une puissance active ou, physiologiquement,
d'un équilibre instable entre deux contraires, est le troisième
élément de l'idée de liberté, dont la diversité et la possibilité
abstraite étaient les deux premiers éléments. L'enfant aime à
se donner le sentiment du pouvoir des contraires, qui est
une des formes supérieures et un des plaisirs de la vie. Il aime
à se balancer par la pensée comme par le corps entre des
contraires: il y a une analogie fondamentale entre le plaisir
élevé de l'activité oscillante et le plaisir inférieur qu'un enfant
éprouve sur une escarpolette, se balançant dans le vide, allant
et revenant comme le pendule d'un extrême à l'autre; c'est une
sorte d'ivresse de mouvement alternatif par laquelle, à force de
parcourir avec vitesse des points successifs, il nous semble que
nous sommes sur tous les points à la fois: les extrêmes se
rapprochent et les contraires tendent à se confondre en un.
Il en résulte un nouveau sentiment, quatrième élément de
l'idée de liberté: c'est le sentiment de l'indépendance par
rapport aux contraires mêmes, d'un pouvoir qui, embrassant
les contraires, les domine et semble n'en plus dépendre.
Quand le pendule intérieur, si on peut ainsi parler, est parvenu
6
à l'extrémité de sa course et a ainsi épuisé son effet dans
un sens déterminé, il tend par cela même à reprendre la direction
contraire et à se donner dans ce sens nouveau un nouveau
sentiment d'activité, de vie, de jouissance. Ne pas être borné à
une seule action, ne pas être épuisé dans un seul acte, retrouver
sa puissance entière pour un autre, c'est évidemment avoir,
pour sa force intérieure, un point d'appui et d'application
supérieur aux effets divers qu'elle produit tour à tour; c'est
par cela même avoir une certaine indépendance qui est libre
d'obstacles; voilà pourquoi l'idée d'indépendance est un élément
de l'idée de liberté. Et puisque toute idée tend à se fortifier
et à se réaliser, l'idée de l'indépendance développera en
nous, elle aussi, une tendance à la réaliser ou du moins à en
essayer la réalisation. L'enfant se dit à chaque instant: «Si
j'essayais le contraire de ce que j'ai fait?» Et il l'essaye. Il aime
à se donner, ici encore, le spectacle de son activité arbitraire et
indépendante. On lui dit aujourd'hui de faire une chose et il la
fait; on le lui redira demain et demain il refusera de la faire.
On accuse alors l'imperfection et la bizarrerie de la nature
humaine. Non, l'enfant fait seulement une expérience psychologique:
il a conçu deux faits contraires, et il veut voir s'il
pourra les réaliser; il a fait une chose, il ne la refait pas, uniquement
pour le plaisir de changer, c'est-à-dire d'appliquer la
même puissance aux choses les plus diverses. Dans la vie physique,
il se meut en tous sens, préférant parfois à la ligne
droite les lignes les plus capricieuses, au chemin le plus
court, mais le plus uniforme, le chemin le plus long et le plus
varié: il aime à se sentir physiquement libre, dégagé de toute
contrainte matérielle. Il en est de même pour son intelligence:
il pense aux choses les plus opposées, il pense à l'absurde,
pour se mettre au-dessus de l'absurde; toute idée lui apparaissant
avec un caractère particulier et borné, il aime à
franchir d'un bond les limites de sa pensée présente, comme
il aime à franchir l'espace où il était d'abord renfermé. Enfin,
dans ses déterminations et dans ses actions, non moins que
dans ses pensées, l'enfant aime à faire acte d'indépendance,
parfois d'absolutisme: si on lui offre deux fruits en lui montrant
le plus beau et en lui conseillant de le prendre, il lui
arrivera souvent de préférer l'autre; il aime en effet la contradiction;
il veut prouver à autrui et se prouver à lui-même
qu'il a un certain pouvoir de choisir, et de sacrifier son intérêt
à son caprice.
L'idée de pouvoir ambigu et supérieur aux alternatives se
fortifie encore par le double rapport de l'état présent avec le
7
passé et avec l'avenir. Le souvenir du passé m'apprend que
deux contraires ont eu lieu dans des circonstances sensiblement
identiques, comme sont sensiblement identiques deux
triangles tracés sur un tableau. L'expérience actuelle ne m'apprend
pas sans doute que les deux contraires soient possibles
en même temps (et c'est un point sur lequel nous reviendrons
dans la suite); mais il ne m'est pas difficile, par une simple
combinaison de notions, d'imaginer cette possibilité (réelle
ou non en elle-même) et de m'en former ainsi l'idée, seule
chose dont nous nous occupions en ce moment. «J'aurais
pu prendre un autre parti si le motif contraire était devenu le
plus fort;» voilà le jugement qui nous sert de point de départ;
faisons abstraction par la pensée de cette condition et remplaçons-la
par cette nouvelle hypothèse: Les motifs étant les
mêmes, j'aurais pu agir autrement; nous aurons ainsi construit
l'idée du pouvoir inconditionnel, ambigu et libre, qui
constituerait le libre arbitre. Il n'est pas indispensable pour cela
que l'idée du libre arbitre réponde dès l'origine à une réalité.
Les lois de l'imagination suffisent ici pour expliquer les abstractions
et combinaisons d'idées nécessaires. Quand j'ai commis,
par exemple, une action mauvaise sous l'influence d'une passion
dominante et que je rentre ensuite en moi-même, la
passion étant tombée, le motif raisonnable et désintéressé se
trouve avoir actuellement l'avantage; si c'était à recommencer,
il me semble, non sans raison, que j'agirais autrement.
Je compense alors invinciblement le souvenir de
mon état passé par mon état présent, chose d'autant plus
facile que la passion d'autrefois n'est plus en moi qu'une
image affaiblie; je me représente ainsi l'action raisonnable
comme un possible qui aurait pu se réaliser, comme un possible
égal à l'autre, égal à l'action passionnée. Au fait, l'action
raisonnable eût été possible si j'en avais conçu plus fortement
la possibilité même, si l'idée de ma puissance sur moi eût été
plus présente et plus énergique. Aurais-je pu sans condition?—C'est
ce que nous aurons plus tard à rechercher; en ce
moment, nous voyons qu'il nous est possible de construire,
par une comparaison avec le passé, l'idée de puissance inconditionnelle.
Cette idée d'inconditionnalité est un cinquième et
capital élément de l'idée de liberté. Nous allons la voir se compléter
par le rapport de notre état présent à l'avenir.
L'avenir, en effet, est incertain, incalculable, impossible à
prévoir pour nous. Cette incertitude est plus ou moins grande
selon les cas. Elle est, dans certaines circonstances, d'autant
plus grande que l'action est moins importante et, par cela
8
même plus dénuée de motifs conscients capables de la spécifier.
Par exemple, dans les occasions où il s'agit de choses indifférentes,
on ne peut prévoir si je choisirai pile ou face, si je partirai
du pied gauche ou du pied droit, si je serai debout ou
assis. Dans ce cas, en effet, ce qui doit déterminer telle action
plutôt que telle autre, ce qui doit spécifier ma décision volontaire,
c'est une coïncidence de causes extérieures, un hasard,
conséquemment un déterminisme que je ne puis prévoir. Dans
d'autres cas, au contraire, l'incertitude de l'avenir est proportionnelle
à l'importance de la décision: c'est qu'alors les motifs
conscients et spécifiques sont plus compliqués et plus contraires:
les causes déterminantes de l'action sont intérieures,
elles engagent mon caractère, mon moi, ma personnalité tout
entière. Or, dans certaines alternatives d'une nature exceptionnelle
et, en quelque sorte, tragique, il m'est bien difficile
de prévoir si j'aurai la force de préférer, par exemple, la mort
même à la violation de ce qui m'apparaît comme un devoir.
Certains cas de conscience sont comme une tempête qui peut
faire soulever la vague de mille manières. Ici, l'incertitude de
l'avenir porte sur les conditions intérieures d'un acte important;
tout à l'heure elle portait sur les antécédents extérieurs
d'un acte sans importance. Dans les deux cas il y a ou il peut
y avoir, pour nous et pour autrui, impossibilité de calculer et
de prévoir. Encore la prévision devient-elle de plus en plus
probable quand je connais bien le caractère d'une personne:
je sais que tel de mes amis, je sais que moi-même, nous ne
commettrons pas un vol pour nous approprier un million ou
un milliard.
Ces considérations nous amènent devant le problème de
Spinoza: est-ce l'ignorance des causes de l'acte qui nous
donne l'idée de notre liberté?—Sous cette forme générale
et vague, la proposition de Spinoza est évidemment insoutenable.
On lui a répondu que le poète qui ignore les causes
de son inspiration l'attribue à un dieu et non à sa liberté, que
le spirite, l'illuminé, l'enthousiaste, se croient conduits par
une puissance supérieure à eux-mêmes, enfin que le sentiment
du libre arbitre croît avec la connaissance même des motifs de
nos actions. Mais ces réponses générales sont encore moins
probantes que la proposition de Spinoza et reposent sur des
confusions. En premier lieu, ce n'est pas l'ignorance des
causes produisant un acte quelconque qui peut engendrer
l'idée de liberté; c'est l'ignorance des causes d'une détermination
volontaire et intentionnelle. Je ne me crois pas libre
quand je souffre sans savoir pourquoi, ni quand je remue les
9
paupières sans savoir pourquoi, ni quand je trouve une rime
ou un vers sans savoir pourquoi, ni quand j'ai une vision ou
illumination sans savoir pourquoi; mais c'est qu'en tout cela
il ne s'agit pas d'une décision intentionnelle entre divers
partis, par exemple voter ou s'abstenir de voter. Les exemples
allégués ne prouvent donc rien.—Mais, dira-t-on, quand il
s'agit d'une détermination intentionnelle, je me crois précisément
d'autant plus libre que j'ai plus délibéré et que je
connais mieux les motifs de mon acte. Ici encore, l'analyse
psychologique est incomplète. Ce n'est pas l'ignorance des
motifs conscients de ma décision qui peut me donner l'idée
d'un libre arbitre échappant à la prévision; c'est l'ignorance
de la cause qui, entre divers motifs conscients, me fait prendre
telle décision déterminée. Or, cette cause n'est pas nécessairement
elle-même un motif conscient: elle peut être mon
caractère, ma nature propre, mes habitudes inconscientes,
mes secrètes inclinations: elle est ce que Wundt appelle le
facteur personnel, c'est-à-dire ma constitution psychologique
et physiologique, ma manière individuelle de réagir. Supposez
en chimie un réactif extrêmement complexe dont vous ne
pourriez réduire la composition en formules: si vous y jetez
telles ou telles substances colorées, vous ne pouvez prévoir
quelle sera la nuance particulière que produira le mélange.
Vous savez que telle couleur mêlée à telle autre en telles proportions
produit du vert, du violet, de l'orangé; mais, si vous
ne savez pas tout ce qui entre dans la composition du liquide
où vous mélangerez ces couleurs, vous ne pourrez par cela
même prédire la couleur complexe qui en résultera. Notre
naturel n'est pas une eau claire où les motifs et mobiles se
mêleraient en gardant chacun sa nuance propre: il est lui-même
une combinaison que la «chimie mentale» ne saurait
réduire à des formules exactement déterminées. On ne répond
donc pas à Spinoza ni à Leibnitz quand on invoque la conscience
des motifs dans la délibération pour soutenir que le
sentiment du libre arbitre croît avec la connaissance des
causes, car la connaissance des motifs ne nous donne pas
celle de la cause fondamentale et décisive: la réaction propre
de notre caractère. Sous les motifs conscients se trouve notre
activité inconsciente avec ses tendances et inclinations de toute
sorte; c'est même dans cette région d'inconscience ou, si l'on
préfère, de conscience générale et non spéciale, que nous plaçons
notre moi, notre vouloir personnel. Dès lors, quand nous
avons comparé et pesé des motifs au grand jour de la conscience
claire, de la conscience superficielle, la détermination
10
finale sort des profondeurs de la conscience obscure. Il en
résulte un arrêt dans la série apparente des causes, une apparente
solution de continuité, comme entre les derniers rayons
visibles du spectre et l'obscurité qui les enveloppe. De là vient
l'apparence d'un commencement impossible à prévoir, d'un
commencement de série non rattaché à d'autres séries, d'un
«commencement absolu.» Le conflit des motifs conscients
produisait un arrêt momentané dans notre évolution intérieure
et y posait un problème de dynamique mentale; c'est le
triomphe de l'inconscient ou du subconscient qui résout le
problème, met fin à l'arrêt et se manifeste par la résultante de
la décision. Ne pouvant avoir la conscience analytique de ce
qu'on pourrait appeler notre conscience synthétique, nous ne
saurions nous-mêmes calculer et prévoir ce que nous voudrons
dans telle circonstance grave: nous attribuons alors
la volition à un pouvoir dominant les contraires, et comme
ce pouvoir est précisément notre conscience obscure et synthétique,
notre moi, il en résulte que nous attribuons au moi,—non
plus à un dieu ou à une force étrangère,—la réaction
finale de ce pouvoir fondamental sur les motifs plus ou moins
extérieurs par lesquels il est sollicité.
Quand nous pouvons analyser entièrement toutes les causes
d'une décision, nous ne nous attribuons plus le pouvoir des
contraires: nous disons que nous ne pouvions faire autrement,
que nous avions telle inclination, telle pensée, telle autre, que
celle-ci a été effacée par celle-là, que tel penchant ou telle
habitude avait trop de force acquise pour être contrebalancé
par tel motif, etc. L'idée du pouvoir des contraires naît de la
conscience synthétique et obscure, et seulement dans les cas
qui engagent cette conscience, non dans ceux où il s'agit d'effets
que nous n'attribuons pas à notre moi, à notre conscience
concrète et totale. Ni Spinoza ni ses adversaires n'ont donc
posé la question sur son vrai terrain.
Nous voyons maintenant qu'une action déterminée doit être
enveloppée (comme d'autant de cercles concentriques) par
des puissances contenant en apparence les contraires. Le premier
cercle est formé par l'intelligence: nous expérimentons
en nous l'action motrice et efficace des idées, ainsi que la possibilité
de trouver des motifs contraires pour ou contre tout
acte, ce qui nous donne la notion de notre indépendance intellectuelle.
Puis, nous avons le sentiment d'un pouvoir encore
supérieur aux idées, les mobiles, qui forment un second
cercle déjà plus obscur; enfin nous avons la conscience vague
d'un pouvoir supérieur aux mobiles particuliers comme aux
11
motifs particuliers: l'individualité, le caractère personnel,
enfin un dernier cercle, le plus vaste et le plus obscur tout
ensemble, c'est la conscience même en sa synthèse, la conscience
où viennent se fondre toutes les images, l'unité (apparente
ou réelle) qui domine tout et décidera en dernier ressort.
Là se place la volonté, et de là aussi nous vient l'idée de
liberté comme puissance supérieure aux déterminations contraires,
aux mobiles connus et aux motifs connus.
Alors s'accomplit une dernière transformation de l'idée,
qui prend une forme métaphysique. Grâce à notre faculté
d'abstraire, nous pouvons considérer une puissance, non en
tant qu'elle dépend elle-même d'autre chose, mais en tant
que quelque chose dépend d'elle; et sous ce rapport abstrait,
relativement aux termes inférieurs, elle n'est plus dépendante,
mais indépendante; elle n'est plus conséquente, mais
antécédente. Les partisans de la nécessité considéreront cette
indépendance comme un moment tout provisoire de la pensée,
comme une simple abstraction par laquelle une chose nous
paraît seulement antécédente, bien qu'elle soit en même temps
conséquente; en d'autres termes, l'indépendance ne sera
jamais pour eux qu'une moitié du réel, tandis que pour les
autres elle peut être un tout; mais il s'agit en ce moment de
montrer la genèse de l'idée, non son objectivité. Or nous
pouvons concevoir le tout comme expliquant et engendrant les
parties, le complet, le parfait comme contenant la raison de
l'incomplet et du particulier. Enfin, faisant abstraction des
limites, nous arrivons à concevoir l'illimité, l'absolu. C'est
d'abord l'idée négative d'une indépendance absolue, puis
l'idée plus positive, mais non moins problématique d'une plénitude
de puissance intelligente.—On verra plus loin, en
étudiant la part de la volonté dans ce qu'on nomme la raison,
comment naît et se développe cette idée, qui n'est autre que
celle de la causalité intelligible (au sens de Kant) conçue
comme pouvant contenir la raison suprême de la causalité
sensible. Affranchie par hypothèse de la loi des antécédents et
des conséquents qui constitue le déterminisme, cette causalité
purement idéale peut apparaître comme l'idéale liberté.
Après avoir indiqué comment l'idée de liberté, d'abord physique,
puis psychologique, puis métaphysique, naît dans l'individu,
nous pourrions examiner comment elle se transmet
dans l'espèce par voie d'hérédité. C'est un point sur lequel
nous aurons à revenir. Dès à présent, il est clair que l'idée
d'indépendance et de liberté est, chez l'individu, une puissance
qui tend à fortifier le caractère; elle constitue donc une
12
supériorité dans la lutte pour l'existence et pour le progrès.
Conséquemment, les lois de la sélection naturelle lui assurent
le triomphe: cette idée devient une forme héréditaire de la
conscience, de plus en plus spécifique et caractéristique de
l'humanité: elle finit par être innée, et nous venons au monde
avec l'instinct de la liberté, bien plus, avec la persuasion
de la liberté, comme nous naissons avec l'idée de l'espace ou
avec l'instinct de la curiosité[2].
II. Une fois formée, l'idée de notre liberté ne peut manquer
d'influer sur notre conduite. C'est cette influence pratique
que nous devons maintenant montrer, en réservant
pour la suite l'examen théorique de la question.
1o Libres ou non, nous tendons à la liberté, à l'indépendance
absolue dont nous avons l'idée. 2o Cette tendance,
d'après les lois mêmes du déterminisme, doit créer en nous
un certain pouvoir proportionné, ce semble, à son intensité.
3o Nous ne tardons pas à reconnaître l'efficacité pratique de
cette tendance; et même, dans une foule de cas, nous
n'apercevons point de limite déterminée et précise à l'extension
de notre pouvoir: il en résulte une confiance en soi qui
va grandissant. Nous nous persuadons de plus en plus que
nous avons un pouvoir indépendant et une force propre supérieure
à tous les contraires, capable de rester la même quand
tout change, ou de changer quand tout reste le même.
Cette croyance est naturelle et universelle, les déterministes
ne le nient pas; ils contestent seulement qu'elle représente la
réalité. Mais, encore une fois, toute idée influant sur nos actes,
le déterminisme doit, parmi les puissances pratiques dont la
psychologie entreprend l'analyse et dont la morale entreprend
la discipline, mettre en ligne de compte l'idée de la liberté,
puisque cette idée entraîne d'abord une tendance à la réaliser,
13
puis une réalisation au moins apparente, et enfin une conviction
au moins subjective de notre propre liberté. Dès lors
le système déterministe subit un changement considérable
au point de vue de la pratique. Voyons, en effet, les résultats
que va produire, dans l'application et dans la vie de chaque
jour, l'élément capital que des systèmes incomplets avaient
exclu de la question, et dont l'influence pratique, déjà constatée
par nous chez l'enfant, se manifestera encore plus chez
l'homme.
Supposons que je sois dominé par une violente colère. Si je
suis persuadé que je n'ai aucun pouvoir sur ma passion, ou si
je ne songe pas à ce pouvoir, il est clair que ma colère suivra
fatalement son cours. Mais voici qu'une idée, amenée par les
lois de l'association ou de l'habitude, prend une puissance
nouvelle dans mon esprit et, de confuse qu'elle était, devient
distincte: c'est l'idée (subjective ou non) d'une résistance possible
à ma colère, d'un empire que je crois pouvoir exercer, et
que de plus ma raison juge rationnel et bon d'exercer. Aussitôt
cette idée interrompt la fatalité de la passion; c'est une
force nouvelle qui peut, en s'accroissant, faire équilibre à
ma colère. Que mon intelligence se fixe sur cette idée qui la
sollicite, qu'elle la rende par là de plus en plus intense,
bientôt l'idée de la liberté sera devenue une puissance pratique
avec laquelle les autres puissances devront compter; et
si, à tort ou à raison, je regarde cette puissance comme absolue
en moi, l'idée de l'absolu devra produire un certain effet
dans la balance. Elle pourra même, comme l'épée de Brennus,
faire pencher le plateau du côté qui semblait d'abord le plus
faible, en venant s'y ajouter. L'attention et la réflexion (fatales
ou non), augmentent la force de cette idée avec sa
clarté. Dès que je songe à mon pouvoir, l'idée croît; dès que
l'idée croît, la tendance de la réflexion s'y applique davantage;
nouvel accroissement de l'idée, suivi d'un nouvel accroissement
de réflexion; et, en définitive, multiplication de
forces par l'addition successive de tous ces petits accroissements.
Donc la seule conception de ma liberté, comme d'une
puissance venant de moi et capable de contre-balancer ma
passion, pourra en effet dans la pratique parvenir souvent
à la contre-balancer, en vertu même d'un déterminisme
compliqué dont nous aurons plus tard à étudier théoriquement
les lois. Brisant la ligne uniforme et fatale de
mes pensées et de mes sentiments, elle aura rendu possible
un acte qui, à ne considérer que la force intrinsèque
et naturelle des motifs et des mobiles antérieurs,
14
n'eût pu aucunement se produire sans ce motif nouveau et
prépondérant. Le déterminisme se réfléchit sur soi dans cette
idée et s'y retourne en quelque sorte contre soi-même.
En fait, l'idée de notre liberté ne manque jamais de nous
apparaître au moment où elle peut nous être utile dans la pratique,
à moins que le paroxysme de la passion n'ait détruit
toute réflexion. Cette idée, toujours présente en nous sous
une forme plus ou moins latente, redevient manifeste dès que
nous sommes en présence de deux actes possibles, entre lesquels
nous hésitons. Par l'association du contraste, la double
possibilité éveille nécessairement la notion d'un double pouvoir;
et comme nous nous rappelons avoir déjà réalisé, dans
d'autres circonstances, les deux termes de l'alternative présente
ou ceux d'une alternative analogue, nous sommes portés à nous
attribuer actuellement et à réaliser ainsi dans une certaine mesure
un double pouvoir, une liberté de choix. C'est là une tendance
irrésistible, que le déterministe subit comme les autres
hommes. La notion et la persuasion de notre liberté sont donc
toujours ou presque toujours parmi les motifs de notre décision
réfléchie. Oublier cet élément dans ses analyses, comme
l'ont fait les psychologues, c'était oublier ce qu'il y a de plus
original et de plus essentiel dans l'activité humaine.
En outre, cette idée peut s'affaiblir ou se fortifier. Il est des
cas, par exemple, où l'habitude nous fait répéter un acte sans
y associer par contraste la possibilité de faire autrement. Un
homme peut ainsi devenir l'esclave d'une mauvaise habitude,
comme celle de la colère, par l'affaiblissement de son idée de
liberté. Mais persuadez à cet homme qu'il dépend de lui de s'en
corriger; qu'il est pratiquement libre de se déterminer à la
suivre ou à ne pas la suivre; que, s'il la suit, ce n'est pas
par une fatalité absolue, comme il le croit, mais par un consentement
auquel il ne réfléchit pas; qu'il pourra par conséquent
reprendre l'empire de soi quand il voudra, et qu'il
est maître de vouloir ou de ne pas vouloir: cette intime
conviction de sa puissance que vous aurez réveillée chez
lui, fût-elle subjective en soi, n'en aura pas moins pour
effet une réelle puissance. Au contraire, persuadez à
l'homme vicieux que ses vices sont en tout indépendants de
lui et que toute puissance sur soi-même est chimérique,
vous diminuerez réellement en lui cette puissance; par
cela seul qu'il ne songera pas à résister, qu'il n'aura
aucune confiance en lui-même et dans sa liberté pratique,
il deviendra faible en effet et esclave de la passion. Ainsi
donc, autant l'homme veut, peut, et devient fort, quand il se
15
croit pratiquement libre, puissant et capable de persévérance,
autant il devient faible dans la pratique et même incapable de
vouloir, quand il ne croit pas disposer de lui-même, quand il
se considère comme soumis à quelque influence extérieure
plus puissante que lui. Un philosophe ancien conseillait, pour
calmer la colère, de réciter en soi-même l'alphabet grec; le
meilleur alphabet, c'est de se répéter qu'on est pratiquement
libre et que, dans l'homme, l'alpha et l'oméga, c'est la liberté
pratique de la volonté réfléchie ou à double idée.
L'effet sur les masses n'est pas moins frappant que sur les
individus. Persuadez à une armée qu'il dépend d'elle-même de
vaincre, qu'elle n'a pour cela qu'à vouloir, que vouloir c'est
pouvoir,—cette persuasion fût-elle toute subjective,—il
n'en est pas moins vrai que l'idée même de cette puissance
tendra, si les circonstances ne sont pas absolument défavorables,
à la réaliser dans la pratique ou à commencer les mêmes
effets que la réalité. Au contraire, persuadez à vos soldats que
le courant de la fatalité entraîne tout, que l'effort est inutile et
la résistance impossible, que leur défaite est écrite dans le
livre des destinées; par là vous détruisez toute énergie de
l'intelligence, vous anéantissez tout empire sur la passion,
toute force morale. En détruisant l'idée même de liberté, en
l'obscurcissant, en l'effaçant pour ainsi dire, vous arrivez
presque au même résultat que si vous aviez anéanti peu à
peu la liberté. C'est le sophisme paresseux réalisé par les
Orientaux.
Voilà des faits que les déterministes ne peuvent nier, et
qu'ils négligent à tort dans leurs analyses psychologiques. En
vertu même de leur théorie sur l'empire des idées, on arrive à
conclure que, pratiquement, il est bon, il est nécessaire de
fortifier chez les hommes l'idée de la puissance des idées.
Encore une fois, faites comprendre aux hommes qu'ils ont un
grand pouvoir sur leurs passions, et vous leur donnerez un
certain pouvoir; plus la persuasion sera forte, plus l'effet sera
grand, plus l'idée de puissance personnelle triomphera de l'impersonnelle
fatalité.
Sans doute, cette idée ne saurait nous donner une véritable
force pratique quand il s'agit de triompher d'obstacles matériels:
il ne suffit pas de se croire capable de soulever un fardeau
pour le soulever en effet, et la force physique ne se crée
pas en nous par la persuasion; encore y a-t-il des cas où
l'énergie morale semble développer et mettre en liberté une
véritable énergie physique. De même, il ne suffit pas de
se croire le génie nécessaire à la résolution d'un problème
16
pour le résoudre: mais la confiance d'un homme dans sa force
intellectuelle fait du moins qu'il cherche la solution; et combien
de fois se vérifie pratiquement cette parole: «Cherchez et
vous trouverez!» Il n'en est plus ainsi dans le domaine de la
volonté; car il s'agit d'un pouvoir qui, s'il existait, opérerait
sur lui-même et se prendrait lui-même pour objet. Ce pouvoir,
nous le considérons comme ne faisant qu'un avec nous; et ici,
la persuasion que nous possédons une semblable puissance
doit être beaucoup plus efficace dans la pratique. C'est donc un
bien de se croire maître de soi; car cette croyance, si elle ne
nous donne pas une liberté métaphysiquement absolue,—question
réservée,—nous donne du moins une énergie
pratique dont l'indépendance est toujours perfectible, sinon
parfaite.
Il ne faut pas pour cela se persuader qu'on est libre de tout
faire par n'importe quels moyens et par une liberté aveugle;
autant il est bon de croire qu'une certaine liberté est au centre
de nous-mêmes, autant il est bon de se rappeler que nos
moyens sont des conditions et des nécessités qu'il faut
bien connaître. Il ne suffit pas de s'attribuer n'importe quel
pouvoir, sans autre forme de procès, pour acquérir magiquement
ce pouvoir. Autre chose est de se croire libre et de se
croiser les bras,—ce qui n'avance à rien ou presque à rien,—autre
chose est de vouloir être libre et de faire effort pour
le devenir. Notre but est précisément de montrer que la liberté
n'est pas un pouvoir magique ni une chose toute faite, mais
une fin, une idée qui ne se réalise que progressivement et
méthodiquement par le moyen d'un déterminisme régulier.
Nous ne dirons donc pas qu'on soit plus libre, sans autre condition,
à mesure qu'on croit plus l'être. Malgré cela, un certain
degré de croyance dans la possibilité de ce qu'on veut
et dans celle même du vouloir est nécessaire pour vouloir.
L'ignorant, l'étourdi, l'enfant, le fou, ne s'attribuent que la
liberté d'indifférence ou de caprice; mais précisément ils tendent
à la réaliser dans la mesure même où ils la désirent et où
ils la conçoivent. Il y a donc une certaine harmonie entre la
liberté qu'on croit avoir et celle qu'on tend pratiquement à
acquérir sous l'influence de cette idée même. Plus on se croit
libre d'une fausse liberté, moins on l'est de la vraie, mais plus
on se fait une idée vraie de la liberté, plus on réussit à la
faire passer dans la réalité. Donc, tout en concevant les nécessités
et les conditions, il faut placer, sous une forme ou
sous une autre, quelque liberté en soi-même pour ne pas se
réduire à l'absolue impuissance. Les anciens disaient: Audentes
17
Fortuna juvat; nous ne croyons plus à cette Fortune du paganisme;
mais ce que les anciens attribuaient à une influence
extérieure, c'est en réalité notre intelligence qui le fait; c'est
la foi en une certaine liberté des êtres intelligents qui nous
donne notre puissance d'initiative intelligente: Audentes
Libertas juvat.
S'il en est ainsi, dirons-nous aux déterministes,—et cela
doit être selon votre hypothèse même,—vous tendez à parler
et à agir comme tous les autres hommes dans la pratique.
Vous devez, après avoir posé le déterminisme en théorie,
chercher un moyen pour le concilier avec l'idée de la liberté
pratique, sinon de la liberté métaphysique, et pour fortifier
cette idée dans les esprits.
—Soit; il n'en reste pas moins probable que, objectivement,
c'est l'idée de liberté qui agit, et non la liberté; il est
donc possible qu'un déterminisme supérieur ait simplement
pris la place du premier.—Quand ce serait vrai (et nous
aurons plus tard à l'examiner), la contradiction pratique
du déterminisme et de la liberté serait du moins notablement
diminuée. A bien compter, nous avons déjà fait les
uns vers les autres trois pas de plus; car nous nous sommes
accordés à admettre: 1o l'idée de liberté présente en nous,
comme un motif d'une nature particulière, 2o la tendance à
réaliser la liberté, comme un mobile inséparable du motif,
3o l'efficacité au moins partielle de cette tendance, qui peut
de plus en plus diminuer, sinon supprimer, notre dépendance
même. C'est sur le degré précis de cette efficacité que le désaccord
demeure possible. Les uns croiront l'efficacité assez
grande pour être la manifestation d'une liberté réelle; les
autres n'admettront d'autre effet qu'une augmentation de
puissance pratique soumise aux lois générales du déterminisme.
On a dit que toute notre science consistait à dériver
notre ignorance d'une source plus haute; de même les
déterministes pourront dire que toute notre liberté consiste
à dériver notre dépendance d'une source plus haute. Toujours
est-il que la hauteur de cette source n'est pas d'avance
déterminée pour nous, et nous concevons le pouvoir de la porter
sans cesse plus haut; nous allons jusqu'à nous demander
si nous ne pourrions pas être la source même. Les systèmes
opposés aboutissent donc à cette conclusion: d'une part, il
serait désirable de faire descendre en soi tous les attributs du
bien, non seulement la science et la félicité, mais encore l'indépendance,
la dignité, la liberté même; d'autre part, nous
portons déjà en nous l'idée de la liberté, et cette idée a dans
18
la pratique des résultats analogues à ceux de la liberté même.
Nous entrevoyons la possibilité, par la force même du désir,
de réaliser, sinon la liberté, du moins son image la plus fidèle.
La liberté devient ainsi un idéal progressivement réalisable.
Dès lors, la direction pratique des deux doctrines adverses
n'offre plus autant de divergence: peut-être même pourrions-nous
à la fin leur donner pour but commun le bien accompli
avec la plus grande indépendance possible, qui nous permettrait
d'attribuer à nous-mêmes notre bonté, d'expliquer notre
amour du bien comme Montaigne expliquait son amitié avec la
Boëtie: «Je l'aime parce que c'est lui, parce que c'est moi.»
En résumé, quand je me crois libre, empiriquement, j'attribue
la force prédominante à l'idée même de ma force. Or,
cette force prédominante n'a rien de chimérique dans une foule
de cas. Il est certain, d'abord, que les idées sont des forces;
puis que, parmi les idées, se trouve celle même de la force des
idées, qui peut devenir prévalente et directrice. Le pouvoir
ainsi produit nous montre le déterminisme se réfléchissant
sur soi et devenant, par cette réflexion, capable de se diriger
soi-même. Il y a là un important phénomène soumis à des lois
très complexes, dont les psychologues partisans du libre arbitre,
comme les adversaires du libre arbitre, ont également négligé
l'analyse; une grande partie des malentendus si fréquents en
cette question tient, comme nous le verrons, à l'oubli de ce
phénomène et de ses lois; l'idée de la force des idées, devenant
elle-même force entraînante, est comme le foyer et le centre
d'un système astronomique qui entraîne avec soi les autres
motifs et les autres mobiles dans une trajectoire résultant de
toutes leurs forces combinées avec la sienne. Une fois conçue
et comprise comme désirable, l'idée de ma puissance sur moi
pourra se réaliser peu à peu, mais d'une façon régulière, par
des moyens déterminés. A tout autre motif pratique, je substituerai
le motif de ma puissance possible, de mon indépendance
possible comme être raisonnable, de ma «liberté» que
je veux essayer de réaliser, et ce motif agira comme tous les
autres, dont il pourra devenir le principe hégémonique.
19
CHAPITRE DEUXIÈME
LE DESTIN ABSOLU ET SON IDENTITÉ PRATIQUE AVEC LE HASARD
ABSOLU.—PREMIÈRE INFLUENCE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ
Le destin absolu, première idée d'une liberté inconditionnelle. Résultats pratiques
de cette idée. Critique du sophisme paresseux.—Le hasard absolu.—Résultats
moraux du fatalisme absolu.
Après avoir vu, d'une manière très générale, l'influence
pratique que doit exercer l'idée de liberté, nous devons suivre
cette idée dans toutes ses applications particulières. La première
question qui se présente à nous, c'est de savoir quel
rôle elle joue dans l'idée même du destin admise par les
fatalistes absolus.
L'idée du destin devait naître une des premières chez les
peuples anciens, à la vue de cette nature dont ils subissaient
la tyrannie sans avoir pu la soumettre elle-même, par la
science, aux lois de la pensée. Dans leur ignorance des règles
particulières qui relient entre eux les phénomènes, ils se contentaient
de placer à l'origine des choses une force unique et
universelle. Mais cette force qui est pour les autres êtres fatalité,
qu'est-elle en soi?—Le maître n'est pour l'esclave une
puissance fatale que parce qu'il est en lui-même une puissance
relativement libre. Et l'esclave ne l'ignore pas; si on lui demande
quelle est à ses yeux la forme la plus parfaite de l'existence,
il répondra: la liberté. Ainsi, en concevant le suprême
destin, l'humanité des anciens âges ne faisait que concevoir
déjà, par une voie indirecte, je ne sais quel idéal de liberté
suprême. L'idée du destin est l'idée de liberté absolue projetée
au-dessus de nous et dominant la nécessité inflexible
qui, dans le monde, manifeste sa puissance sans bornes.
Le jour où l'esclave a compris sa servitude et par là même
la liberté qui lui manque, il possède déjà, avec cette idée
intérieure de la liberté, la condition et le premier moyen de
sa délivrance, mais il ne le voit pas tout d'abord, et son
20
premier mouvement est de courber la tête sous le joug, de demeurer
inerte sans même essayer une résistance qu'il croit
inutile. Tel est aussi l'effet que produit d'abord sur la volonté
humaine la vague conception de l'absolu à laquelle son intelligence
s'est élevée; devant cet infini, le fini se sent réduit à
néant et s'abandonne au destin, qui lui semble une volonté
d'une toute-puissance irrésistible. Dès lors, par une confirmation
de l'influence pratique que nous avons attribuée aux
idées, le destin règne en effet sans obstacle et les choses
suivent leur cours sans que la volonté humaine, immobile et
neutre, y change rien. En croyant à la fatalité, l'homme l'a
réalisée en lui autant qu'elle peut l'être: l'idée de son éternel
esclavage semble l'avoir rendu à jamais esclave.
Ce n'est là pourtant que le premier moment de l'histoire
morale et la première attitude de la volonté humaine devant
la volonté absolue, où elle ne reconnaît pas tout d'abord un mirage
de sa propre volonté. Le fatalisme primitif, par son excès
même, tend à se détruire: il renferme une contradiction
qu'une réflexion un peu attentive ne tarde pas à découvrir.
On sait comment l'esprit subtil des Grecs avait formulé le
raisonnement des fatalistes, qui est la théorie de la complète
passivité et l'argument de la paresse: λογος αργος.
On pourrait l'exprimer ainsi: «Que tu brises ou non ta chaîne, si ta destinée
est d'être délivré, tu le seras; si elle est de ne pas être
délivré, tu ne le seras pas. Il est donc inutile de briser ta
chaîne.»—On commet encore à chaque instant des sophismes
analogues dans les discussions relatives au libre
arbitre. Nos progrès successifs, en cette question, se réduisent
presque aux différents moyens de franchir le cercle où le
sophisme paresseux veut nous enfermer, et l'idée même de
liberté nous aide à le franchir.
Le premier vice de l'argument est dans une conclusion incomplète.
«Rien ne sert de fuir,» dit-on au soldat musulman.—Mais
aussi rien ne sert de rester: que je n'agisse pas ou
que j'agisse, ce qui doit arriver arrivera toujours. Les prémisses
aboutissent donc indifféremment à deux conclusions
contraires; on ne peut préférer l'une à l'autre que pour des
raisons étrangères à l'argument lui-même, telles que le plaisir
ou la douleur, l'attrait du repos ou l'attrait de l'action, en
un mot la passion du moment. Si on s'en tient avec rigueur
à l'argument logique, aucune conclusion déterminée n'est
logiquement possible.
C'est que les prémisses, sous l'apparence de la nécessité,
renferment l'arbitraire. Cette détermination absolue des
21
choses par le destin, nous qui ne sommes pas le destin nous
ne la connaissons pas et ne pouvons même la prévoir; nous
sommes en dehors d'elle par notre pensée comme par notre
action. Donc, si les choses sont absolument déterminées en
elles-mêmes et sans nous, elles sont absolument indéterminées
pour nous. Que pouvons-nous alors conclure de prémisses
vides? Tout, ou plutôt rien. S'il y a une conclusion précise,
elle se tire dans l'absolu, indépendamment de nous et de
notre pensée; et nous ne la connaîtrons que quand elle sera
descendue dans le domaine des faits accomplis.
Si la nécessité des fatalistes est ainsi en dehors et au-dessus
de notre pensée, c'est qu'elle est par hypothèse au-dessus de
toutes conditions: ce qu'elle produit, elle le produit par elle
seule, en dépit de tout le reste. Dès lors, cette nécessité absolue
devient pour nous l'absolue contingence; cette certitude
suprême devient suprême incertitude. Si je possédais la
moindre assurance scientifique relativement à une liaison
particulière de cause et d'effet, si par exemple j'étais sûr que
le mouvement de mes jambes me portera toujours d'un lieu
dans un autre, j'aurais en moi un certain pouvoir d'échapper
au destin; et j'y échapperais en effet, d'abord par la pensée,
qui me révélerait au moins un des secrets de ce destin, puis
par l'action, dont je pourrais prévoir les résultats réguliers et
infaillibles. Mais, dans l'hypothèse fataliste, toutes les lois de
l'expérience à moi connues sont renversées; la seule loi qui
reste est précisément celle dont les résultats me sont inconnus.
Quelle différence y a-t-il entre cet absolu destin et un
hasard qui serait également absolu? Dans ce second cas comme
dans le premier, l'efficacité des causes est supprimée, et le
hasard peut empêcher l'effet de se produire. Le monde offrirait
alors un spectacle si incohérent, que je ne devrais même pas
compter sur ce que je tiendrais dans la main. Tout au plus
pourrais-je, animé d'un dernier espoir, jeter mes actions
comme un enjeu dans ce jeu fantastique du hasard.
Le destin est l'absolue unité d'une puissance suprême qui
se maintiendrait immuable et impénétrable à travers la multiplicité
des choses que notre expérience et notre pensée peuvent
saisir. Le hasard est une multiplicité absolue qui irait
changeant et variant sans règle et sans condition, qui par cela
même échapperait à toutes les prévisions de notre pensée.
Dans le premier cas, tout dériverait d'une liberté absolument
une et fixe; dans le second, tout dériverait d'une liberté absolument
multiple et capricieuse: dans l'une et l'autre hypothèse,
le principe suprême se réduit pour nous à une chose
22
inconnue. Ainsi le vice intérieur du fatalisme absolu le force à
se changer en son contraire.
Nous venons de le voir, les prémisses du fatalisme absolu
ne concluent théoriquement à aucune conduite déterminée et
particulière; mais elles n'en renferment pas moins une conclusion
générale d'une grande importance pratique: c'est que
nous ne pouvons rien, que nous ne sommes rien, que tout
s'est fait et se fera sans nous. L'idée de l'indétermination logique
des effets qu'amènera le destin entraîne pour nous l'inertie
pratique. Un corps inerte et passif est-il en repos, tant qu'une
raison nouvelle n'intervient pas il continue d'être en repos,
par la raison qu'il y était déjà; est-il en mouvement, il continue
son mouvement. Tel serait l'esprit exclusivement dominé
par la pensée du destin: il flotterait au gré des influences
extérieures ou intérieures. Au-dessous de ce motif
général, l'impuissance à changer le destin, ceux des motifs
particuliers qui sont compatibles avec le premier reprendraient
seuls leur empire. Or, il y aurait incompatibilité entre
le destin absolu et le motif moral, si l'on entend par ce dernier
un bien qui soit l'œuvre propre de la volonté humaine. Les
motifs passionnés et égoïstes profiteraient donc seuls de cette
abdication morale.
Ce qui rendrait les motifs passionnés plus compatibles que
les autres avec l'idée du destin, c'est que la passion produit
son effet dans le moment même; elle prend donc la forme
non plus d'un destin à venir et inconnu, mais d'un destin
présent et connu. Elle nous donne le sentiment d'une possibilité
et comme d'une puissance immédiate que le destin
même nous force à mettre en œuvre. Ce que je fais est possible
et même nécessaire, puisque je le fais. Le présent aurait
ainsi toute autorité; l'avenir, en revanche, n'en aurait plus.
Les idées de prévoyance, de perfectibilité, de progrès futur,
n'auraient de valeur que si elles s'incorporaient dans la peur
ou l'espérance présente. L'activité humaine serait réduite à un
minimum, concentrée au point où le destin semble se confondre
avec ce que nous faisons, où ce que nous faisons
semble se confondre avec le destin. L'idée d'une puissance
exercée sur l'avenir, puissance qui semble constituer dans la
pratique la liberté vraie et efficace, perdrait toute sa valeur au
profit d'une sorte de liberté présente très voisine de la passion,
limite commune du hasard et du destin.
En résumé, l'étude de cette forme du fatalisme nous donne
un premier exemple de l'influence pratique qu'exerce l'idée de
23
liberté; et cette influence nous fait déjà entrevoir un moyen
de conciliation pratique entre les doctrines adverses. La même
idée qui énerve et abaisse pourra peut-être, en se déplaçant,
fortifier et relever. C'est, nous l'avons vu, sur la notion de
liberté que le fataliste même s'appuie; seulement il la place
dans l'absolu et attribue au principe des choses une liberté
exclusive de la nôtre, une puissance qui est la négation de
notre propre puissance. Par là et tant qu'il s'en tient à cette
conception, nous avons vu qu'il se dépouille effectivement
lui-même de toute initiative; lorsque ensuite les événements
extérieurs lui apparaissent comme la manifestation du destin,
il leur confère, tant qu'il s'en tient à cette nouvelle conception,
une puissance absolue sur lui-même; enfin, ce qu'il
est en train de faire ou de ne pas faire dans le moment
présent lui apparaît comme la manifestation du destin en
lui-même et comme le résultat d'une puissance immanente
à lui: il retrouve alors, dans ce sentiment actuel du rôle qui
lui est dévolu, le faible reste d'une puissance réduite au présent
et qui ne peut que ce qu'elle fait ou plutôt ce qu'elle
subit. L'idée du fatalisme complet est donc la réalisation de la
liberté en tout ce qui n'est pas nous-mêmes, et la réalisation
en nous de la fatalité, ou encore d'une sorte de hasard qui
nous livre aux circonstances et aux passions présentes. Nous
nous rapetissons par l'idée exagérée de notre petitesse, et nous
agrandissons ce qui n'est pas nous. Par l'influence d'une
simple idée, nous nous mettons nous-mêmes dans un état analogue
à celui des sujets d'un despote absolu; nous tremblons à
la seule pensée du monarque invisible qui du fond de son
palais gouverne tout. Notre seule ressource est de l'oublier,
ou de lui dérober furtivement nos actions présentes, ou enfin
de nous persuader que, si nous faisons ces actions, c'est qu'il
nous les laisse faire, lui qui a les yeux sur tout. Ce n'est pas
sans raison que les peuples les plus fatalistes dans l'ordre
religieux sont généralement les plus esclaves dans l'ordre
politique.
Cette conception théologique d'un destin absolu, qui finit
par se concilier avec la doctrine parallèle du hasard absolu, ne
saurait subsister dans l'état actuel de la science. Pour les philosophes
et les savants qui admettent qu'une cause première
produit tout par un enchaînement régulier de causes secondes
et d'effets, le gouvernement de l'univers peut bien être encore
une monarchie, mais c'est déjà une monarchie constitutionnelle.
Le souverain, s'il y en a un, agit suivant des lois régulières
et respecte la constitution qu'il a lui-même établie. La
24
raison nous fait concevoir le souverain, et l'expérience nous
met au courant de la constitution. C'est à ce système que le
fatalisme se réduit tôt ou tard, pour se mettre d'accord avec
les faits positifs de l'ordre intellectuel ou de l'ordre moral.
Il devient alors proprement déterminisme. Voyons jusqu'où
peut aller l'accord pratique entre le déterminisme et l'idée de
liberté, en commençant par les faits les plus extérieurs et les
plus aisément conciliables avec les diverses doctrines, pour
nous replier peu à peu vers les actes les plus intimes de la
conscience, principes cachés de toute vie morale et sociale.
25
CHAPITRE TROISIÈME
JUSQU'OÙ PEUT ALLER LA CONCILIATION DU DÉTERMINISME
ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE PHYSIQUE ET DANS L'ORDRE SOCIAL
I. Rapports de l'homme avec la nature extérieure.—Conduite de l'automate
spirituel devant la nature.
II. Rapports de l'homme avec la vérité conçue par son intelligence. L'automate
spirituel pourrait-il chercher le vrai et délibérer sur le meilleur?
III. Rapports de l'homme avec ses semblables. Comment les automates spirituels se
conduiraient-ils les uns à l'égard des autres?—Valeur des preuves de la liberté
qu'on prétend tirer des menaces et des prières, des conseils et des ordres.—Argument
du pari.—Arguments tirés de la confiance que nous avons dans la
liberté de nos semblables. Analyse des idées de promesse et de contrat.
IV. L'ordre social dans le déterminisme et dans la doctrine de la liberté. Le contrat
social. Valeur des preuves du libre arbitre tirées de l'existence des lois sociales
et de leur sanction. Responsabilité et imputabilité légales.
V. Le droit social dans le déterminisme.
I. Les rapports de notre activité pratique avec le monde
extérieur ne semblent pas altérés par le déterminisme. D'abord,
l'idée des objets extérieurs et de leurs lois demeure la même.
Le déterministe ne commettra donc plus en face de la nature
et de son cours le sophisme paresseux du fatalisme oriental, car
il ne croit pas que les phénomènes sensibles arrivent en dépit
des causes, mais en raison des causes: c'est la définition
même du déterminisme. Le sophisme paresseux aboutirait ici
à la négation de ce déterminisme; il signifierait: «Vous
aurez beau accumuler toutes les causes déterminantes, l'effet
pourra ne pas se produire; supprimez toutes les causes, il
pourra se produire encore.»
La différence entre la doctrine déterministe et l'opinion
commune, c'est que celle-ci, en présence du mécanisme fatal
des choses, place un mécanicien à la fois intelligent et libre;
tandis que le système de la nécessité met en présence deux
mécanismes, l'un inintelligent et insensible, l'autre intelligent
et sensible. Mais toutes les relations qui n'impliquent rien de
moral demeureront pratiquement les mêmes entre les deux
termes. La conduite de «l'automate spirituel» devant la
26
nature ressemblera à celle de l'«esprit libre»; le premier
aura, dans sa sensibilité et son intelligence, les mêmes moyens
d'information et d'action par rapport au monde extérieur.
Seulement, chez l'automate intelligent, l'intelligence sera efficace
par elle-même, tandis que chez l'être supposé libre elle
sera efficace par autre chose, je veux dire par une volonté
capable de s'opposer à l'intelligence et de la rendre parfois
inefficace. De plus, il est essentiel, ici encore, de rectifier le
déterminisme en y introduisant l'idée de liberté. L'automate
mû par des idées a précisément parmi ses moteurs l'idée de
son pouvoir sur soi, l'idée des effets produits par la réflexion
de l'intelligence, l'idée de l'indépendance qui appartient aux
idées mêmes par rapport aux impulsions brutales et mécaniques
du dehors. Pour le déterminisme ainsi rectifié, l'intelligence
qui montre le but se confond avec la puissance qui y
porte, la conscience de la liberté avec la conscience de l'efficacité
inhérente à l'idée de liberté, la délibération intellectuelle
avec l'indécision entre plusieurs idées dont cette idée supérieure
embrasse pour ainsi dire en soi la multiplicité; enfin le
jugement du meilleur et la prévalence d'une idée particulière
se confondent avec la détermination.
On objecte qu'un automate ne pourrait délibérer:—Ce qui
est conçu comme indépendant du moi ne peut être l'objet d'une
délibération; nous ne délibérons pas sur le cours des choses
extérieures, ni même sur la circulation de notre propre sang,
qui ne dépend pas de notre liberté.—C'est que nos idées
sur la circulation du sang n'ont aucune influence directe sur
cette circulation; mais les idées que nous avons, par exemple,
sur la nécessité de fuir le danger, sont parmi les causes qui
déterminent le mouvement de nos membres; et même, dans
l'hypothèse déterministe, nos idées et nos inclinations suffisent
à produire nos mouvements. L'automate intelligent
pourra donc aussi délibérer, et ce serait lui opposer à tort le
sophisme paresseux que de lui dire: «Vos idées ne vous servent
à rien,» puisqu'au contraire les idées sont ses ressorts et ont
sur lui une puissance déterminante[3]. La délibération est simplement
27
l'instant où les motifs et les mobiles contraires, conscients
ou inconscients, se balancent dans l'esprit. Et parmi
ces mobiles, pour compléter psychologiquement le déterminisme,
il faut placer l'idée de liberté, qui prend ici cette
forme: l'idée du pouvoir directeur des idées, conséquemment
du pouvoir efficace de la délibération même.
Le caprice, qui se réduit d'ordinaire au désir de mettre à
l'essai son pouvoir sur soi, apparaîtra dans la conduite de
l'automate tout comme dans celle de l'être libre, à la condition
que la même idée traverse leur intelligence. Ils seront, en
présence d'un péril peu grand, également capables de s'adresser
cette question: «Si je restais?... Voyons si j'en
aurais le pouvoir.» C'est une des formes que peut prendre
l'influence exercée par l'idée de liberté. Somme toute, ils ne
seraient pas plus paralysés l'un que l'autre, et les résultats
seraient analogues; sauf l'accident imprévu par lequel la volonté
indifférente choisirait précisément le contraire de toutes
ses préférences intellectuelles et de tous ses sentiments.
Hasard incompréhensible, et à coup sûr exceptionnel.
II.—Nos rapports avec la vérité scientifique subsistent également
dans le déterminisme. Un des arguments essentiels
des plus récents partisans du libre arbitre, c'est que le déterminisme
supprime toute recherche possible de la vérité. «Dans
le système déterministe, dit-on, où chacun a toujours nécessairement
la seule opinion qu'il puisse avoir, on ne trouve pas
de motif qui puisse l'engager à la mettre en question;» au
contraire, «dans le système du libre arbitre, où chacun est
responsable de ses jugements, le motif de les contrôler sans
cesse est manifeste: c'est un motif de conscience[4].» En raisonnant
de cette manière, on pourrait dire: Tout malade
ayant nécessairement le seul état de santé qu'il puisse avoir,
on ne trouve pas de motif pour l'engager à soigner sa santé.—Les
indéterministes oublient qu'on peut triompher d'une
nécessité en lui opposant une autre nécessité, par exemple
d'une fièvre qui a été produite nécessairement par ses causes,
en lui opposant des remèdes qui la guériront nécessairement,
comme le sulfate de quinine. Le motif de contrôler nos opinions
est aussi manifeste dans l'hypothèse du déterminisme
28
que dans toutes les autres: ce motif, c'est l'expérience de nos
erreurs et de leurs suites. Les indéterministes raisonnent encore
ici comme on croit que raisonnent les soldats de Mahomet,
qui jugent inutile de fuir parce que, si leur mort est
fatale, ils mourront quoi qu'ils fassent. Cette prétendue application
du déterminisme en est au contraire la négation, puisqu'elle
consiste à croire non que les effets sont déterminés
par leurs causes, mais qu'ils sont déterminés indépendamment
de leurs causes[5].
III.—Considérons maintenant les mêmes personnages
dans leurs rapports avec d'autres êtres comme eux. Le déterminisme,
dit-on, rend inutile toute règle de conduite. Mais
cette objection, qui n'est pas même valable contre le déterminisme
ordinaire, l'est encore moins contre le déterminisme
rectifié par l'idée de liberté. La pensée que mes actes seront
déterminés par mes motifs et mes mobiles, y compris le motif
et le mobile de la liberté même, ne paralyse pas plus l'activité
que la pensée des lois de la mécanique ne paralyse le constructeur
de machines; croire que les effets résulteront des
causes ne saurait détourner de poser les causes pour obtenir
les effets; tout au contraire.
On a mille fois répété, depuis Aristote, que les menaces et
les prières, les conseils et les ordres n'auraient plus de sens
dans l'hypothèse déterministe. On n'adresse pas de prières,
dit-on, au fleuve qui coule fatalement vers la mer; on n'adresserait
pas non plus de prières à l'automate de Vaucanson.—Assurément;
car le fleuve n'a ni oreilles ni intelligence,
pas plus que l'automate de Vaucanson. La seule
prière que l'ingénieur adresse à un fleuve pour l'empêcher
29
de déborder, c'est une digue solide; mais, si les eaux des
fleuves entendaient et comprenaient ce qu'on leur dit, il suffirait
de leur parler avec l'éloquence d'Orphée. Il est évident
que nos paroles ne convaincraient pas un fleuve sourd, mais
elles ne convaincraient pas davantage un homme sourd. Les
déterministes connaissent, mieux encore que les autres, la
loi qui veut qu'on proportionne les moyens à la fin, qu'on
emploie pour produire un effet les causes appropriées et déterminantes:
on convainc une intelligence avec des raisons,
et on persuade une sensibilité avec des sentiments. Si on
suppose dans l'être, outre ces deux facultés, une liberté d'indifférence
capable de se déterminer d'une manière imprévue,
on ne sera jamais complètement sûr de réussir; si au contraire
cette liberté n'existe pas, on en sera sûr: voilà toute la
différence, qui est ici à l'avantage du déterminisme. De plus,
rétablissez dans le déterminisme même l'idée de liberté et
son influence pratique, il est clair que le déterminisme ainsi
complété n'exclura nullement les conseils et les ordres; en
effet, le conseil et l'ordre supposent que l'idée de votre pouvoir
sur vous-même est capable elle-même d'exercer un pouvoir
et de tourner ce pouvoir au profit de ce qu'on vous
demande. Les deux systèmes, ici encore, coïncident donc
pratiquement[6].
On a voulu tirer un argument des paris. Aucun déterministe,
dit-on, ne parierait mille francs que je ne lèverai pas le bras
d'ici à un quart d'heure; je suis donc libre de lever le bras.—Sophisme
paresseux. Personne ne pariera en effet, parce
que les mille francs, ou simplement le désir de la contradiction,
peuvent devenir une raison de lever le bras. Le déterministe
ne saurait parier que son pari n'agira pas sur vous,
puisqu'il croit au contraire à l'influence déterminante du motif
le plus fort.—Alors, dites-vous, on pourra parier à coup sûr
que l'automate sera déterminé à lever le bras par le désir de
30
gagner le pari.—Non; car on ne connaît pas tous les motifs,
et on n'en peut calculer la force. Le pari serait chanceux dans
le cas de la nécessité comme dans celui delà liberté. En outre,
ici encore, l'idée du pouvoir sur soi intervient dans le déterminisme
même. Je sais que je puis résister à votre désir
pour le seul plaisir d'y résister, que je puis agir avec une
sorte d'arbitraire pour le seul plaisir de montrer mon arbitraire
ou, si l'on veut, ma liberté. Vous ne pouvez, en pariant,
savoir quel sera parmi toutes les idées l'effet de cette
idée perturbatrice; vous ne pouvez calculer l'action de l'idée
de liberté. Il subsiste donc un élément d'incertitude qui rend
les paris possibles. Les automates pourraient faire entre eux
des paris comme les hommes libres; ce serait l'équivalent de
ceux que l'on fait aux jeux de hasard. Ces derniers ne supposent
aucune liberté, ni dans les dés du joueur, ni dans sa
main, ni même dans la force qui meut sa main; car une machine
qui lancerait les dés en l'air remplirait le même office
et pourrait devenir aussi un objet de pari. Un résultat a beau
être nécessaire, il laisse place aux conjectures quand nous
ne connaissons pas toutes les données du problème; il y a
alors indétermination, sinon dans les choses, du moins dans
notre pensée. En revanche, quand nous opérons par la statistique,
sur des masses, non sur des individus, le calcul
redevient exact et la prévision presque certaine.
Pourrons-nous repousser également les preuves du libre
arbitre fondées, non plus sur la nécessité mathématique,
mais sur la confiance même que nous avons dans la liberté
apparente ou réelle de nos semblables, je veux parler de l'argument
fondé sur les promesses et les contrats? Des intelligences
déterminées par leurs idées pourraient-elles se lier
entre elles par des promesses relatives à l'avenir?—L'automate
spirituel ne peut, dira-t-on, signer qu'un engagement
ainsi conçu: «Mon idée dominante et mon désir dominant
sont aujourd'hui d'accomplir dans un an tel ou tel acte; et je
l'accomplirai effectivement, à moins que dans un an je ne sois
dominé par une idée et un désir contraires.» Voudrait-on
signer un pareil engagement?
—Nous le signerions tout aussi volontiers, répondront les
déterministes, qu'un contrat qui serait l'œuvre d'une liberté
indifférente et même d'un libre arbitre. Car la liberté, à son
tour, devrait introduire dans son traité une clause non moins
inquiétante: «En vertu de ma liberté d'indifférence ou de
mon libre arbitre, je veux aujourd'hui faire telle ou telle
chose dans un an; et je l'exécuterai en effet, à moins que, en
31
vertu de la même liberté d'indifférence ou du même libre
arbitre, je ne veuille en ce temps-là le contraire.» Voilà une
part laissée au hasard qui vaut bien la part laissée au destin.
Dans la détermination future de l'automate se trouve une
inconnue, qui pour nous est indéterminée; et dans la détermination
future d'une liberté indifférente ou du libre arbitre
se trouve une inconnue, qui est indéterminée non seulement
pour nous, mais en elle-même.
Tant qu'on s'en tient à une liberté vraiment indifférente, il
ne semble pas possible de répondre à cette réplique des déterministes.
On n'y pourrait répondre qu'en montrant dans la
liberté mieux entendue une puissance capable de lier l'avenir
au présent, de déterminer l'acte à venir par l'acte présent.
C'est ce lien, en effet, que tout contrat suppose; plus il est
invincible, c'est-à-dire plus le présent est déterminant par
rapport à l'avenir, et plus le contrat est sûr. La question ainsi
modifiée, les déterministes ne pourront-ils trouver, dans un
contrat solennel, quelque chose qui lie l'avenir au présent; et
ce lien sera-t-il certain, ou seulement probable?
—Le lien capable d'enchaîner l'avenir, pourront-ils dire,
c'est le contrat lui-même, avec ses motifs, avec ses clauses,
avec les sanctions extérieures et intérieures qui en suivent
l'accomplissement ou la violation; retomberons-nous dans le
sophisme paresseux en déclarant inutiles ce contrat et ces
conditions, qui ne peuvent pas ne pas jouer un grand rôle
dans la production de l'acte à venir?
—Non sans doute, dira le partisan de la liberté; mais est-il
bien vrai que le contrat fait en ce moment soit la cause réelle
de sa réalisation future? N'est-il pas plutôt, comme cette
réalisation, l'effet et le signe de notre volonté libre elle-même?
—Dans l'hypothèse déterministe, le contrat n'est aussi
qu'un effet et un signe, mais c'est l'effet et le signe de sa prédominance
en moi.
—Reste à savoir si cette prédominance sera durable? Le
savez-vous?
—Je le crois. Et vous, savez-vous de science certaine si
vous voudrez encore dans un an et toute votre vie ce que vous
voulez aujourd'hui? Vous le croyez d'une croyance plus ou
moins voisine de la certitude, parfois même équivalente à la
certitude dans la pratique, voilà tout. Que de serments
éternels qui n'ont duré que quelques années! Et pourtant ils
étaient sincères. Que de vœux prononcés pour toute la vie
et qui n'ont pu tenir jusqu'à la fin! Prenez garde de tomber
dans l'idée mystique et trop souvent chimérique des théologiens,
32
qui demandent au religieux l'abdication libre de sa
liberté pour toute sa vie, et à l'épouse conduite devant l'autel
un serment d'esclavage jusqu'à sa mort. Nos lois ne sont
déjà que trop empreintes de cette fausse conception qui, au
lieu de demander la durée d'un lien à celle des idées et des
affections, la demande à la prétendue puissance d'une liberté
qui s'enchaîne. Voyez d'ailleurs combien ces lois ont peu de
confiance dans l'«immuable liberté,» puisqu'elles l'environnent
d'entraves et de menaces sociales, pour être plus
sûres, en l'enchaînant elles-mêmes, de son immutabilité. La
vraie théorie moderne des contrats est celle qui les juge tous
résiliables sous certaines conditions déterminées; et cette
théorie est vraie, parce qu'elle traite les hommes comme des
hommes, non comme des saints, pour lesquels précisément
les lois seraient inutiles. Votre théorie de la liberté, au contraire,
nous a valu toutes les servitudes sociales et religieuses.
On est allé jusqu'à engager non seulement sa liberté, mais
celle de ses enfants et des enfants de ses enfants, au service
d'une dynastie. Pour nous, nous demandons la stabilité des
contrats et des institutions à la nature même des choses et à
la force des idées vraies, non aux résolutions toujours révocables
du libre arbitre. Persuadez-moi en m'éclairant et en
me donnant des idées justes, ce sera le meilleur moyen de
m'enchaîner pour l'avenir. La science est immuable comme
son objet, le vrai et le bien; c'est sur elle que nous fondons
l'éternité de nos promesses et de nos engagements. Chercher
un point d'appui ailleurs que dans les choses éternelles et
dans la pensée qui les conçoit, c'est mettre sa confiance dans
ce qui ne la mérite pas.
—Vous semblez confondre deux choses: le sujet qui pense
et l'objet pensé. Rien ne m'assure que la constance qui est
dans la vérité se trouvera aussi dans votre pensée: car celle-ci
est livrée à toutes les nécessités, conséquemment à tous les
hasards des influences extérieures ou intérieures; elle ne
sait pas si elle restera toujours la même à travers le temps et
l'espace; au contraire, ma volonté, si elle est libre, peut le
savoir. Quand je m'engage envers vous par une promesse, je
m'engage aussi envers moi-même, et je me promets à moi
comme à vous de rester le même pendant tout l'intervalle de
temps qui séparera la promesse faite de la promesse accomplie.
Ce temps, ma volonté le domine; elle le tient sous sa puissance,
avec toute la série des phénomènes qui peuvent y
trouver place. Quels que soient les événements qui suivront
ma promesse, quelque nombreux et divers qu'ils soient, cette
33
série intermédiaire d'antécédents ou de conséquents ne comptera
pour rien; ma promesse sera l'antécédent immédiat et
unique de sa réalisation: la même volonté qui l'a faite, l'exécutera.
La liberté, idéale ou réelle, est donc la puissance de
vouloir une même chose à des intervalles plus ou moins
éloignés. Dès l'instant présent elle se fixe à elle-même une
limite ou un but dans le temps encore à venir; puis, demeurant
identique pendant tout l'intervalle, elle manifeste cette
identité à chacun des points intermédiaires, en résistant à
toutes les causes qui tendraient à la faire dévier, en demeurant
indifférente à tout ce qui n'est pas l'action promise. Par l'élan
qu'elle s'est ainsi imprimé et dont elle mesure intérieurement
l'énergie, elle sait qu'elle atteindra le but sans que rien l'en
détourne. Si vous rejetez avec raison la liberté d'indifférence,
vous sera-t-il aussi facile de méconnaître cette liberté vraie
qui se ferait à elle-même sa nécessité et qui, après s'être donné
un ordre, y obéirait partout, toujours? «Ne va pas au sénat,»
dit Vespasien à Helvidius Priscus; et ce dernier répond:
«Tant que je serai sénateur, il faut que je me rende aux délibérations.—Vas-y,
mais n'y dis mot.—Ne me demande
pas mon avis, et je me tairai.—Il faut que je te le demande.—Et
moi, il faut que je te dise ce qui paraît juste.—Mais
si tu parles, je te ferai périr.—Quand donc t'ai-je dit que
je fusse immortel[7]?» Il le faut, dit Helvidius; mais il
devrait dire: il le faut, parce que je le veux librement.
—Ou plutôt parce que je le comprends, répliqueront les déterministes.
Nous ne nions pas, en effet, comme vous nous en
accusez, la distinction du sujet et de l'objet, de l'intelligence
humaine et de l'immuable vérité; mais nous croyons que la
vérité et la justice peuvent susciter dans la pensée qui les
conçoit une puissance analogue à elles-mêmes et dont la
durée, proportionnée à leur évidence, subsiste malgré tous
les obstacles extérieurs. Notre automate est un théorème vivant,
et ce théorème est une idée vivante; n'assimilez pas le
mécanisme ou dynamisme de la nature, si complexe dans
ses causes et plus encore dans ses effets, aux ouvrages grossiers
et fragiles de l'art humain. Si nos microscopes étaient
aussi puissants à pénétrer les délicatesses du cerveau humain
que nos télescopes à sonder les profondeurs du ciel, qui sait
si nous ne découvririons pas entre les mouvements astronomiques
et les mouvements de la pensée une merveilleuse analogie?
Peut-être notre cerveau est-il un firmament. Les étoiles
34
qui sont au-dessus de nos têtes nous envoient, des extrémités
du ciel, une traînée lumineuse qui nous révèle leur présence;
depuis combien de temps ce rayon tremblant, qui semble
toujours prêt à s'éteindre, est-il en marche à travers l'infini?
Les siècles passent, et le foyer même dont il est parti peut
s'obscurcir; lui, il continue de vibrer avec une vitesse dont
nul obstacle ne peut arrêter l'élan. Et vous voudriez que les
plus lumineuses de nos idées, celle de la justice, celle de la
vérité, fussent impuissantes à persévérer dans une tête humaine
pendant la vie entière? De même que le rayon de l'étoile
semble s'être promis de traverser l'immensité et en effet la traverse,
ainsi le sage se promet à lui-même de traverser en
droite ligne, dans son élan vers le bien, l'espace entier de la
vie et, s'il le fallait, l'éternité. Aurez-vous moins de confiance
dans cet invisible élan de la pensée que dans le mouvement
de la lumière visible? Les grandes idées sont des
centres immuables d'attraction autour desquels gravitent
toutes nos autres pensées et tous nos actes. La seule différence
entre les divers individus est que, chez les uns, c'est
encore un chaos où la lumière est diffuse, où les mouvements
semblent déréglés; chez d'autres, malgré des perturbations
passagères, c'est un petit monde où règnent déjà, comme dans
le grand, un ordre et une harmonie qui eussent charmé Pythagore.
Cette harmonie durable, dont l'homme juste a le sentiment
et le spectacle intérieur, ira se communiquant d'une
intelligence à une autre, comme d'une sphère plus éclairée à
une région plus obscure, jusqu'à ce que tout resplendisse enfin
des mêmes clartés.
—Je veux bien que ma tête soit un firmament, pourvu que
vous reconnaissiez le libre esprit qui anime et agite la masse
de ces mondes, et qui y réalise les prodiges d'une mécanique
plus céleste que celle même du ciel. Mais, si vous refusez de
reconnaître ce foyer inépuisable de la volonté consciente et
toujours sûre d'elle-même, vous finissez par placer en dehors
de nous, quoi que vous puissiez dire, la dernière garantie des
contrats ou des promesses; et quelque probabilité que vous
laissiez à ces contrats, vous ne leur laisserez pas une certitude
absolue. Dans l'hypothèse de la liberté, il est vrai, nous ne
sommes pas certains que le contractant accomplira effectivement
le contrat: mais, s'il ne l'accomplit point, nous ne
dirons pas comme vous qu'il n'a pas pu, nous dirons qu'il n'a
pas voulu. D'après vous, le moyen indispensable peut manquer
à l'agent; selon nous, ce moyen ne manque jamais parce
qu'il ne fait qu'un avec l'agent lui-même. Supposez toutes les
35
autres conditions changées, il y en a une qui, selon nous, ne
peut l'être; et cette condition suffisante par elle seule, c'est
la puissance de vouloir encore ce qu'on a une fois voulu et
promis.
—Eussiez-vous raison dans la théorie, il ne s'agit maintenant
que de la pratique. Or, à ce point de vue, nous finissons
par admettre tous les deux un moment où la série des faits à
venir devient douteuse. Pour vous, la libre puissance de
vouloir se bifurque bientôt, et vous n'êtes plus certains de la
voie que prendra la volonté; vous avez seulement des probabilités
considérables. Mais ces probabilités subsistent également
dans notre déterminisme, et c'est d'après elles que se
guide la pratique, non d'après la nature absolue de la volonté.
Qu'on place le point d'interrogation devant le pouvoir
ou devant le vouloir, les autres éléments de la question demeurent
pratiquement analogues. Il faut toujours faire un
acte de confiance en soi ou en autrui; vous avez confiance
dans la volonté, et moi dans l'intelligence; pour vous comme
pour moi, cette confiance vient en définitive de ce que nous
avons le sentiment d'une puissance acquise, d'une habitude
contractée, d'un développement accompli et comme d'une
vitesse durable.—
En dernière analyse, les deux doctrines adverses constatent
également dans l'homme une puissance consciente de soi,
mais l'expriment de deux façons opposées. D'après les partisans
de la liberté, puissance exempte de contrainte, nous
aurions directement conscience de ce que nous pouvons, par
exemple tenir une promesse; d'après les partisans de la nécessité
ou de la contrainte subie, nous aurions plutôt conscience
de ce que nous ne pouvons pas faire, par exemple
manquer à cette promesse. Il est certain que nous pouvons
parfaitement avoir conscience ou connaissance de notre caractère
et des incompatibilités qui s'y rapportent: je sais, par
exemple, que je ne suis pas capable d'un meurtre, d'un vol de
grand chemin, etc. Je puis savoir de même qu'un parjure est
incompatible avec ma constitution mentale, mon éducation,
mon milieu social, etc. Malgré la différence de forme entre
les doctrines sur le fondement des promesses ou des contrats,
nous agissons toujours sous l'idée plus ou moins franchement
reconnue d'un pouvoir que nous nous attribuons par rapport
à l'espace et au temps, d'une indépendance dont nous dotons
notre nature intérieure et notre caractère en face de l'extérieur.
Cette indépendance, d'ailleurs, peut tenir à une dépendance
36
par rapport à des inclinations supérieures. Les uns appellent
cette sorte de délivrance une heureuse nécessité par
laquelle triomphe l'idée, les autres y voient la liberté; et ces
deux choses, dans la pratique, finissent par nous inspirer une
confiance analogue, sinon identique; car la confiance suppose
une liberté déterminée comme une nature déterminée: en un
mot, elle suppose un caractère. Aussi ne pouvons-nous avoir
confiance dans un inconnu, fût-il doué de libre arbitre. Si de
plus, dans le déterminisme même, on introduit l'idée de liberté
et son action pratique, il en résultera, pour le déterministe, la
possibilité de contracter sous l'idée même de sa liberté et de
son indépendance. Les deux doctrines coïncideront donc pratiquement.
IV. Si les hommes, dans l'hypothèse de la nécessité, sont
capables d'engagements, de promesses, de contrats et d'une
confiance mutuelle toujours limitée par quelque défiance, il
en résulte qu'ils peuvent vivre en société et sous des lois civiles
ou politiques plus ou moins régulières. Les mobiles sensibles
ou intellectuels produiraient le même effet sur les automates
humains que les forces attractives ou centripètes sur les
éléments matériels, et les systèmes sociaux seraient l'équivalent
des systèmes cosmiques. L'instinct même de la conservation
concourrait avec les penchants sympathiques pour
rapprocher les hommes: des mécanismes intelligents et sensibles,
outre que les lois mêmes de la vie et de l'hérédité les
fondent en un organisme social, auraient bientôt compris la
nécessité de s'unir contre les périls qui les menacent. De là la
société civile, qui peut être considérée comme une vaste société
d'assurance contre les risques qu'un homme court de la
part de ses semblables. Ces risques sont l'objet d'un contrat
d'assurance tacite ou explicite, par lequel les hommes s'engagent
à unir leurs forces contre le péril commun. L'utilité et l'efficacité
de ce contrat était facile à reconnaître, même pour les
hommes les plus sauvages, tandis que l'utilité de l'assurance
contre les risques venant de la nature se fonde sur de longs
calculs mathématiques et statistiques. L'idée de contrat, l'idée
de société librement acceptée, l'idée de liberté sociale n'est
donc nullement interdite au déterminisme même, et peut y
jouer le rôle d'idée directrice.
C'est par un nouvel abus du sophisme paresseux qu'on a
voulu voir dans l'existence des lois sociales une preuve suffisante
du libre arbitre.—«On ne fait pas de lois, dit Aristote,
pour les animaux ou pour les automates soumis à la nécessité[8].»—En
37
effet, les lois resteraient sans action sur des
êtres sans intelligence; mais pour les êtres intelligents elles sont
des causes et des moyens de détermination, dont la puissance
est plus infaillible encore sans le libre arbitre qu'avec la résistance
possible du libre arbitre.—Les lois servent à formuler,
dans les sociétés modernes, soit les nécessités de l'organisme
social, soit les conditions du contrat d'assurance mutuelle;
les impôts sont la prime d'assurance fournie par chacun
pour contribuer à l'exécution du contrat; et cette exécution
par voie de contrainte est ce qu'on nomme la sanction.
Les sanctions légales ont aussi été considérées comme des
preuves du libre arbitre. C'est que, dans l'analyse de la pénalité,
on mêle d'ordinaire aux idées sociales des idées morales
et religieuses qui présupposent la chose en question, à
savoir la liberté même. En jugeant les actes contraires à
l'ordre social, on a trop souvent la prétention d'apprécier plus
ou moins exactement la part de la liberté individuelle, et on
croit que la volonté librement mauvaise de l'accusé est la
seule justification possible de la pénalité.—Mais si, dans
l'hypothèse déterministe, les relations naturelles des choses
rendent nécessaire l'emploi de la force contre des individus
nécessairement malfaisants, si elles nous obligent à défendre
l'intérêt de tous contre les violences de quelques-uns, est-ce
l'homme qu'il faut accuser? n'est-ce pas plutôt la cause, quelle
qu'elle soit, d'où dérive le mal dans l'univers? Sans se hasarder
dans des considérations métaphysiques, les déterministes
peuvent justifier la peine au point de vue humain; et
cette justification purement sociale n'a pas besoin de remonter
jusqu'à l'absolu des choses, car elle résulte des rapports sociaux
tels qu'ils existent en fait.
On fondait autrefois la pénalité sur le principe tout métaphysique
d'expiation, dont les deux termes, le libre arbitre
et le bien en soi, sont pour ainsi dire deux absolus. Qu'en
résultait-il?—Si d'une part notre libre arbitre est assez absolu
pour faire le mal avec le plein pouvoir de faire le bien,
et si d'autre part le bien en soi commande absolument à la
volonté, on en pouvait conclure la nécessité d'une expiation
pour rétablir entre la mauvaise volonté et le bien un ordre de
dépendance rationnel. De là les expiations divines de l'autre
vie; on allait jusqu'à les concevoir éternelles au cas où la
mauvaise volonté serait éternelle elle-même, bien plus, au
38
cas où elle serait passagère. L'introduction de ces idées théologiques
dans les lois sociales ne pouvait produire que les
plus fâcheux résultats. Les juges humains, parlant au nom
de Dieu, croyaient devoir pénétrer et dans l'absolu de la volonté
individuelle, pour en mesurer la malignité, et dans l'absolu
de la volonté divine, pour en appliquer les justes décrets;
en outre l'expiation, et par suite la pénalité, devant être proportionnelle
au crime, on était conduit à inventer des variétés
de peines et des raffinements de supplices. C'est ce qui ne peut
manquer d'arriver dès qu'on prétend se substituer à la justice
absolue de Dieu et à la liberté absolue de l'homme. Nous
comprenons aujourd'hui que, si ces deux absolus existent, ils
nous sont du moins inaccessibles. Nous ne devrions donc plus
prétendre, dans nos lois pénales, appliquer le principe d'expiation;
car, si nous n'avions d'autre principe à invoquer que
l'immoralité absolue de la mauvaise volonté et la justice absolue
de la peine, nous serions entièrement désarmés envers
les coupables[9].
Les vraies raisons de la pénalité sociale sont des raisons:
1o de psychologie et de logique; 2o de sociologie positive, de
défense et de conservation sociale; or ces raisons sont admises
par les partisans comme par les adversaires du déterminisme.
Ainsi Platon n'était nullement en contradiction avec lui-même,
lorsqu'il admettait à la fois la négation du libre arbitre et
le sévère maintien des peines sociales. Dans cette hypothèse
les actes d'injustice, considérés en eux-mêmes, changent
sans doute d'aspect; mais leurs rapports extrinsèques ne
changent pas. Supposez deux hommes qui voient les mêmes
objets dans le même ordre relatif; seulement l'un voit tout
d'une certaine couleur, l'autre d'une couleur différente: les
rapports demeurant les mêmes, ces deux hommes s'entendront
parfaitement dans la pratique. Platon et Aristote châtient
également l'injustice: Platon éprouve de la pitié et une
sorte d'horreur esthétique, comme à la vue d'un monstre ou
d'un fou; Aristote éprouve de l'indignation contre l'individu,
et une horreur à proprement parler morale; malgré cela, ils
agissent de même et sont aussi logiques l'un que l'autre. En
effet, les animaux ne sont pas libres, et cependant l'homme
39
les châtie; si même ils sont dangereux et incorrigibles, nous
les condamnons à mourir. L'homme vicieux est celui dans
lequel les penchants de l'animal l'ont emporté sur la raison.
Pour le ramener à l'ordre il faut d'abord, suivant Platon,
essayer de l'éclairer. Si ses yeux sont fermés à la lumière, il
faut le châtier; car la douleur est propre, soit à réveiller la
raison endormie, soit à la remplacer par une crainte salutaire:
en châtiant la bête, on rend à l'esprit sa liberté. Enfin, si
la persuasion et la peur sont également impuissantes sur l'être
corrompu, il faut renoncer à le guérir: dans ce cas, Platon
se délivre de l'homme dangereux comme d'une bête sauvage;
il le frappe avec un sentiment d'horreur mêlé de regret et
de pitié. Loin de rendre les lois inutiles, la négation du libre
arbitre, fût-elle absolue, les rend plus nécessaires et plus infaillibles
que jamais. Si vous éclairez l'intelligence ou faites
impression sur le cœur, n'agirez-vous pas infailliblement sur
la conduite? or, la loi est propre à éclairer l'intelligence et à
émouvoir le cœur en montrant la voie nécessaire et la peine
nécessaire: c'est une idée-force qu'une bonne éducation rend
irrésistible[10].
On objecte que la peine a pour fondement la responsabilité,
qui est nulle dans le déterminisme. Mais il faut distinguer
entre la responsabilité qui suffit à la pénalité sociale, et la responsabilité
métaphysique ou morale, dont un être omniscient
pourrait seul être le juge. Une chose contraire à la conservation
de la société est accomplie par vous; vous en avez conscience,
vous en connaissez les résultats fâcheux pour autrui,
et cette connaissance ne suffit pas pour vous en détourner;
devez-vous alors vous étonner que les autres suppléent à
cette insuffisance par des moyens de défense, de contrainte
et d'intimidation? C'est à vous qu'on s'en prendra, puisque
le mal exécuté au dehors existe d'abord en vous et dans l'intimité
de votre vouloir. Quand vous êtes malade, n'est-ce pas
à vous qu'on administre des remèdes souvent très douloureux?
Et si votre maladie est dangereuse pour les autres,
le législateur va-t-il la laisser suivre son cours, surtout quand
il existe des remèdes? Il y a, même en ce sens, imputabilité
à l'individu. En vous punissant, d'ailleurs, mon but n'est pas
réellement de vous punir, mais de vous guérir, s'il est possible,
ou au moins de me défendre et de vous mettre dans
40
l'impossibilité de nuire aux autres. J'essaie de rétablir l'ordre
dans votre intelligence, dans toutes vos facultés, en vous
faisant comprendre votre erreur et la laideur de votre caractère:
qu'avez-vous à dire? Que vous méritez l'indulgence et la
pitié? Je vous l'accorde; mais, malgré cette pitié et à cause
d'elle, je m'efforce de vous guérir par la souffrance; sans
compter que ma pitié à l'égard de vos semblables m'entraîne
également à vous châtier, si aucun autre moyen ne
réussit.
Même au sein du déterminé, il y a une distinction possible
entre ce qui est imputable en un certain sens à l'individu, conséquemment
punissable, et ce qui ne lui est imputable sous
aucun rapport. Platon même a su faire cette distinction.
Par exemple, l'injustice et l'ignorance simple sont au fond
déterminées. Mais, dans l'ignorance, le mal est extérieur
pour ainsi dire à l'individu, puisqu'il est simplement l'impuissance
des moyens intellectuels à atteindre leur fin; la
fin est ici hors de l'esprit, et le rapport des facultés à cette
fin est extrinsèque. On ne peut donc porter une correction
violente dans le sein même de l'individu; ce qui ne servirait
absolument à rien et n'augmenterait pas la puissance naturelle
de son esprit. On guérit un boiteux et un difforme
par la gymnastique, non par des corrections. L'injustice, au
contraire, est pour Platon, un trouble intérieur, qui résulte
d'un renversement d'ordre dans les rapports mutuels des fonctions
et dans leur hiérarchie, et qui aboutit à un désordre
social. Quoique cette maladie morale et sociale soit toujours
déterminée et se réduise même en partie, selon Platon, à une
certaine espèce d'ignorance ou d'infériorité mentale, la cause
ici n'en est pas moins intrinsèque; comment donc la guérir?
En agissant par la correction et la douleur sur ces facultés
mêmes qui entrent en lutte. Le désir, dit Platon, contrarie
l'opinion du bien, parce que le plaisir le séduit; le correcteur
vous fait éprouver de la peine pour rétablir l'équilibre: dès
lors la crainte de la peine compense l'amour du plaisir, et
l'ordre reparaît. C'est comme une révulsion médicale. Platon
vous traite par le fer et le feu, et ne recule pas devant les
moyens violents pour remédier à la violence intime de la maladie;
le mal artificiel guérit le mal qui s'était produit naturellement.
C'est la théorie que Socrate lui-même expose
dans le Gorgias, et qu'on retrouve dans la République et
les Lois. Cette différence d'imputabilité entre l'ignorance
et l'injustice ne les empêche pas, encore une fois, d'être
toutes les deux nécessitées; seulement les causes nécessitantes
41
sont tantôt intérieures, tantôt extérieures[11].
De plus, il y a pour le législateur et le juge une distinction
capitale à faire entre les divers actes selon qu'ils ont été accomplis
ou non par l'individu sous l'idée de sa liberté propre;
que cette liberté soit en elle-même relative ou absolue, qu'elle
se ramène à un déterminisme plus profond ou qu'elle révèle un
principe plus fondamental encore que le déterminisme, toujours
est-il que l'individu agit tantôt sous l'idée qu'il est relativement
maître de soi, capable de résister à la passion actuelle par la
réflexion sur soi, tantôt sans aucune idée de liberté et par un
entraînement d'une violence aveugle. Or, ces deux cas ne
peuvent être identiques pour le juge. L'un marque la possession
de soi par l'intelligence, dont est inséparable, pour le déterminisme
bien entendu, une certaine possession de soi effective
et proportionnelle à la force même de l'idée. L'autre est un état
dans lequel on ne se possède plus, dans lequel on est hors de
soi. Si une action contraire à l'ordre social a été accomplie dans
le premier état, c'est la preuve que ni le motif de l'ordre social
ni le motif même de la liberté, conçue comme pure idée directrice,
n'ont été assez forts pour contrebalancer la passion. Il
importe donc au juge de fortifier 1o l'idée de l'ordre social,
2o l'idée même du pouvoir plus ou moins grand que tout être
intelligent et raisonnable a sur ses passions. Il y aura alors un
42
genre particulier de responsabilité individuelle résultant de ce
que non seulement c'est l'individu qui a agi, mais encore de ce
qu'il a agi sous l'idée de sa liberté et de sa responsabilité même.
En définitive, la responsabilité sociale dans le déterminisme
n'est pas morale au sens chrétien, mais intellectuelle et physique
au sens grec du mot: c'est simplement le point d'application
sur lequel la société doit agir pour produire l'effet
qu'elle cherche. Dès que ce point d'application est dans l'individu,
il y a une certaine responsabilité, encore bien plus s'il
est dans l'intelligence, s'il est dans la réflexion, s'il est dans
cette forme suprême de la réflexion qu'on nomme l'idée de
liberté.
Du reste, la question de la responsabilité n'est plus alors
qu'une question d'efficacité relative, non de légitimité absolue.
Ce n'est pas que la pénalité ne soit encore légitime dans le
déterminisme; mais elle ne l'est que relativement à l'intérêt
majeur de la défense sociale; et au fait, même dans les autres
doctrines, la pénalité a-t-elle un autre fondement?
Reste donc à savoir si cet intérêt majeur de la société est
juste et s'il constitue un véritable droit de conservation ou de
défense; car on ne peut éliminer de la pénalité cette grande
idée du droit que présuppose l'ordre social. Le déterminisme
et la doctrine de la liberté, d'accord sur la question des faits
sociaux et sur celle des intérêts sociaux, pourront-ils s'accorder
jusqu'au bout sur la question des droits sociaux? Suivons
pas à pas les deux systèmes, sans rien préjuger; ne
parlons pas encore de droit absolu et métaphysique, de moralité
absolue et métaphysique; ne faisons usage que des éléments
qui jusqu'ici ont paru communs aux deux doctrines, et
cherchons s'ils pourront nous suffire dans la pratique.
V.—Libres ou non, nous sommes des êtres intelligents,
par conséquent doués d'expérience et de raison. Nous demanderons
donc à nos lois et à leurs sanctions d'être non
seulement efficaces, mais raisonnables: il faut que celui
même qui est frappé puisse, en écoutant sa raison au lieu
d'écouter sa passion, être d'accord avec la raison du juge qui
le frappe. Au rapport d'inégalité entre la force et la faiblesse
doit succéder ce rapport d'égalité, d'identité même, qui existe
entre une raison et une autre, entre une intelligence qui
convainc et une intelligence qui est convaincue. Sans cela,
les lois des êtres intelligents seraient en tout semblables aux
lois des êtres matériels ou des brutes, chez qui ne règne
d'autre droit que le droit du plus fort.
43
Quelle est donc la raison valable et suffisante qui doit faire
accepter à tout être intelligent les lois sociales avec leurs
sanctions, et qui peut appuyer l'action physique sur une conviction
intellectuelle?
Les motifs d'intérêt, général ou particulier, n'impliquent
nullement l'idée de liberté; les déterministes peuvent donc
faire d'abord appel à ces motifs pour montrer que les lois,
réellement efficaces, sont rationnellement intelligibles. «Le
principe général auquel toutes les règles de la pratique devraient
être conformes, dit Stuart Mill[12], le critérium par
lequel elles devraient être éprouvées, c'est ce qui tend à
procurer le bonheur du genre humain, ou plutôt de tous les
êtres sensibles; en d'autres termes, promouvoir le bonheur
est le principe fondamental de la téléologie.» Nous ne
sommes point encore obligés d'accorder que le bonheur
universel soit, à tous les points de vue et pour l'individu
même, la fin suprême et le souverain désirable. Mais ce
qu'on ne saurait refuser aux déterministes, c'est que le bonheur
du genre humain est une chose réellement désirée et
rationnellement désirable, au moins pour le genre humain
lui-même, considéré par opposition à l'individu. En fait, les
hommes, quand ils se conçoivent comme membres d'une
société et non comme individus, voient dans le bonheur social
une fin désirable et la désirent effectivement. Supposons que
les automates spirituels soient capables d'abstraction et de
généralisation, et qu'ils puissent abstraire les particularités
de leur nature individuelle pour considérer le genre humain
auquel ils appartiennent. Le désir du bonheur, se retrouvant
dans chaque individu, sera attribuable au genre, et les individus,
divers sous une multitude d'autres rapports, deviendront
semblables sous ce point de vue; ils seront même identiques
et égaux les uns aux autres dans cette abstraction
d'êtres désirant le bonheur. De même, en géométrie, tous
les triangles, différents par une multitude de propriétés, sont
identiques dans cette abstraction de figures terminées par
trois lignes droites; et ce qui découle nécessairement de ce
caractère abstrait, étant applicable à l'un, est applicable à
l'autre. Si, par exemple, il en découle la conséquence que les
trois angles vaudront deux droits, on pourra dire que tous les
triangles sont égaux devant la loi des deux angles droits. C'est
qu'on les considère seulement comme figures planes et rectilignes
à trois angles, et qu'on suppose écarté tout ce qui
44
pourrait empêcher ou neutraliser les conséquences de cette
hypothèse. Admettons donc que les automates spirituels se
considèrent abstractivement comme une collection d'êtres qui
tendent au bonheur suivant des lois nécessaires; ils pourront
tirer les conséquences de cette notion indépendamment de
toutes les considérations étrangères. Le problème social sera
alors pour eux le suivant:—Le bonheur collectif et l'ordre
collectif étant supposés la fin la plus désirable pour une collection
d'êtres intelligents et sensibles, par quels moyens atteindre
cette fin, par quelles causes ou conditions produire
nécessairement l'effet désiré?—C'est là un problème de statique
et de mécanique sociale, que peuvent tenter de résoudre
l'observation expérimentale et la déduction rationnelle, tout
comme une question de ce genre:—Étant donné un système
de points matériels, animés de mouvements désordonnés,
comment leur imprimer une direction parallèle ou les faire
graviter vers un point unique?
En cherchant la solution de ce problème, on ne tardera pas
à reconnaître que le but désiré, c'est-à-dire le bonheur de
tous, ne pouvant être immédiatement ni entièrement atteint,
doit se traduire dans la réalité présente par le bonheur du
plus grand nombre ou le bonheur général, qui ne peut être la
satisfaction simultanée de tous les individus.
En outre, le bonheur général ne peut produire, dans chaque
individu, la satisfaction complète et simultanée de tous ses
désirs; sous ce rapport aussi, une minorité de désirs doit être
présentement subordonnée à la majorité, comme une minorité
d'individus à la majorité. La puissance du levier social
rencontrera donc toujours une résistance. La jurisprudence et
la politique consisteront dans les moyens les plus propres à
diminuer progressivement cette résistance, et à réduire le
plus possible la quantité de sacrifice ou d'abnégation nécessaire
au bonheur général.
Il existe deux grands moyens d'action capables de concourir
à la fin proposée: l'action collective ou autorité, et
l'action individuelle ou liberté, au sens purement civil et politique.
Cela revient à dire que les conditions les plus efficaces
du bonheur général sont tantôt dans le mécanisme collectif,
tantôt dans le mécanisme individuel. Arrivez-vous à reconnaître
que ce dernier, quand on le laisse agir par ses propres
ressorts, donne les meilleurs résultats, pourvu que les ressorts
dominants soient une intelligence instruite et une sensibilité
sympathique; vous en conclurez que la part de la
contrainte collective doit diminuer de plus en plus, à mesure
45
qu'augmente l'instruction et l'éducation des individus;
aux motifs de contrainte extérieure et physique vous préférerez
les motifs de contrainte intérieure et intellectuelle, comme plus
efficaces en théorie et en pratique: votre jurisprudence et
votre politique seront alors libérales. Ce libéralisme ne sera
pas fondé sur le respect d'un libre arbitre absolu, conçu
comme inviolable tant qu'il ne viole pas l'égale liberté d'autrui;
il sera fondé sur un simple rapport de causes à effet et
de moyens à fin. Les règles de la jurisprudence et de la politique
ne feront que formuler ce qui est le plus logique et le
plus utile au point de vue social. Abandonner les automates
individuels à leurs ressorts intérieurs, sous la condition légalement
exigible qu'ils s'instruisent, tel sera, dans cette hypothèse,
l'intérêt bien entendu des gouvernants et des gouvernés.
L'intérêt d'un horloger n'est-il pas que ses horloges n'aient point
toujours besoin d'être remontées, et qu'une fois montées elles
marchent seules, en s'accordant avec les autres le plus longtemps
possible? Dans la société telle que les déterministes la
conçoivent, les horloges elles-mêmes, c'est-à-dire les citoyens,
peuvent parvenir à comprendre cet intérêt collectif; elles
confieront alors aux plus justes d'entre elles le soin de régler
et de gouverner les autres; mais, quoique gouvernants et gouvernés
soient horloges, les conséquences politiques ne changeront
pas pour cela, et le ressort intellectuel devra toujours
être préféré aux autres par les gouvernants, comme le plus
solide et le plus durable. Si par exemple l'économie politique
démontre que le moyen le plus efficace de la richesse sociale
est la liberté économique, il sera toujours préférable que la
production, la distribution et la consommation soient abandonnées
le plus possible au libre jeu des intelligences individuelles.
Les législateurs, représentants de la collection sociale,
devront rechercher, en généralisant cette méthode,
quelle est pour la collection la fin la plus désirable de toutes;
puis le moyen le plus près de cette fin, par cela même le plus
désirable après elle, et ainsi de suite en redescendant l'échelle
des moyens et des fins. Par là la science sociale sera
construite.
Supposons maintenant que, grâce au progrès des lumières,
le bonheur général et la justice soient reconnus par les individus
mêmes comme la fin la plus désirable, ils ne pourront
pas ne pas la désirer; et si en outre ils connaissent les meilleurs
moyens d'y atteindre, on les verra nécessairement
réaliser dans leur conduite l'ordre de moyens et de fins déterminé
par la science. On pourra même prédire leurs actions et
46
les divers intermédiaires par où ils passeront, comme on
prédit la marche d'un mobile quand on connaît le point de
départ, le point d'arrivée, la direction et l'intensité de la force
dominante.
Cette conformité parfaite des désirs individuels avec l'intérêt
de tous n'étant qu'un idéal, il y aura toujours des désaccords
partiels, des crimes et délits. Mais la conduite de la
société, en réprimant ces délits, sera logique, parce qu'elle
sera conforme à la vraie méthode pour atteindre le bonheur;
et c'est, comme on le voit, dans cette logique que les déterministes
peuvent placer la justice sociale ou le droit social,
qui deviennent ainsi un intérêt majeur ou un objet majeur de
désir. L'individu, contraint d'obéir à la loi et puni pour y
avoir désobéi, comprendra que la société agit rationnellement
à son égard; et tant qu'il se considérera lui-même abstractivement,
comme appartenant au genre humain, il trouvera
son châtiment rationnel. C'est là l'espèce de droit compatible
avec le déterminisme.
On peut même aller plus loin et rapprocher encore la conception
déterministe de la conception contraire en introduisant
dans le problème l'idée de liberté; car alors le droit sera cette
idée même reconnue comme un type directeur d'action pour
la société, comme un idéal à réaliser de plus en plus dans son
sein par le progrès du libéralisme civil et politique[13].
Mais, dira-t-on, l'homme n'est pas seulement une unité
abstraite de la collection sociale: il a un moi et une individualité
propre. Si d'une part, comme appartenant au genre, il
désire le bonheur général et la liberté générale, d'autre part,
comme individu, il désire son bonheur et sa liberté individuelle.
Les actes contraires aux lois, illogiques au premier
point de vue, peuvent donc redevenir logiques à un point
de vue différent. Lequel des deux intérêts, laquelle des deux
libertés, laquelle des deux logiques doit céder à l'autre?
de quel côté est le droit définitif? Est-ce du côté de la
société, parce qu'elle est la plus forte? Mais cette force n'est
point un droit véritable; car, si l'individu réussit à être plus
fort que la société, le droit passera de son côté. Le droit appartient-il
à la société parce qu'elle est le nombre? Mais le
nombre, considéré seul, n'est qu'une force, une quantité plus
grande qu'une autre.—Précisément: une quantité supérieure
de bien est un bien plus grand et un droit.—Mais par là
47
vous reconnaissez que ce qui donne du prix au nombre, c'est
ce dont il est formé; ce qui rend la quantité précieuse, c'est
la qualité de ses éléments. Qu'y a-t-il donc dans l'individu
de précieux qui se retrouve dans les autres, qui se retrouve
dans la société tout entière, et qui constitue le droit? Qu'y
a-t-il, en un mot, qui nous impose ce que nous appelons un
devoir de respect, et cette idée même peut-elle se comprendre
dans le déterminisme?
Toutes ces questions demeurent insolubles si on ne descend
pas du point de vue social, trop purement utilitaire et eudémonique,
au point de vue moral et individuel. Les rapports
sociaux ne sont complètement justifiables que par les rapports
moraux, comme la légalité par la légitimité. Le problème
recule donc de la sphère extérieure dans le monde intime de la
conscience, où nous devons chercher les derniers fondements
des droits ou des devoirs sociaux, et en général de
toute la vie pratique. Nous verrons si, dans ce domaine,
peut subsister jusqu'au bout l'équivalence du déterminisme
et de la liberté.
48
CHAPITRE QUATRIÈME
RECHERCHE D'UNE CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ
DANS L'ORDRE MORAL. LIMITES DE CETTE CONCILIATION
I. Possibilité d'un accord sur les séries de moyens et de fins secondaires par lesquels
peut être atteinte la fin morale.
II. Jusqu'à quel point la conception de la fin suprême ou du bien est-elle modifiée
par les différentes manières de concevoir la volonté?
III. La morale idéale, une fois construite, peut-elle être réalisée par la volonté
dans l'hypothèse déterministe?
Selon la doctrine la plus répandue, la négation du libre arbitre
serait la négation de toute morale. Cependant les plus illustres
représentants du déterminisme ont été en même temps
les moralistes les plus austères, depuis Socrate, Platon, les
Stoïciens et les Alexandrins, jusqu'aux calvinistes et aux jansénistes.
Dire, avec Jouffroy et les éclectiques, que c'est là
l'inévitable contradiction de la pensée et du cœur, de la spéculation
et de la moralité, c'est admettre une raison peu valable
quand il s'agit des plus puissants logiciens de la philosophie
ou de la théologie. Il est plus probable que, dans la
sphère de la moralité comme dans les autres, les doctrines
rivales ont des points communs et peuvent se concilier en
une certaine mesure. Essayons de pousser cette conciliation
aussi loin qu'il est possible, afin de circonscrire de plus en plus
la question par ces opérations successives, à l'exemple des
tacticiens qui, par une série de cercles parallèles et concentriques,
enveloppent peu à peu la place au centre de laquelle
ils veulent pénétrer.
I.—Supposons que les déterministes et les partisans de la
liberté soient d'accord sur l'ordre des choses désirables ou des
fins, pourront-ils s'accorder sur les moyens qui y conduisent?—Rien,
ce semble, n'empêche cet accord. Voici, par hypothèse,
une fin désirée, le soulagement de la misère, et une
49
volonté qui la désire; il s'agit de s'entendre sur la série intermédiaire
de moyens par laquelle la volonté pourra atteindre
sa fin, sur la ligne que devra suivre le mobile donné, dans
des circonstances données, pour parvenir au but. On ne se
demande pas quelle est la nature absolue de la volonté qui
désire, ni la valeur absolue de la fin désirée: la volonté peut
être libre et se donner à elle-même l'impulsion, ou au contraire
l'avoir reçue d'ailleurs; la fin peut ne pas être désirable, ou
ne pas être la plus désirable. Mais, ces questions une fois réservées,
rien n'empêche les doctrines adverses de déterminer
scientifiquement et pratiquement les intermédiaires. Pour les
déterminer scientifiquement, on regardera la fin proposée (par
exemple la diminution de la misère) comme un effet dont il
faut découvrir les conditions ou causes. Cette détermination
sera ici demandée à plusieurs sciences particulières, principalement
à la psychologie et à l'économie politique. On leur
empruntera les théorèmes dans lesquels, de certaines causes
et conditions, elles déduisent comme effet et conséquence la
diminution de la misère; puis on distinguera, parmi ces conditions,
celles qui sont en notre pouvoir et réalisables pour
nous: par exemple tel genre d'instruction et d'éducation, telle
espèce de charité privée ou publique, telles institutions économiques,
telles ou telles sociétés de secours, etc. Les théorèmes
des diverses sciences, groupés dans l'ordre le plus convenable
pour la réalisation de l'objet particulier qu'on se propose, deviendront
des moyens ou des règles pratiques; et la réunion
de ces règles, indépendantes des systèmes sur le libre arbitre,
ressemblera aux cartes qui, résumant les travaux de la
science, indiquent par quelle voie on va d'un point à un autre
de la terre, quel que soit d'ailleurs le système de locomotion.
On peut mieux comprendre, maintenant, pourquoi nous
avons trouvé les partisans du libre arbitre d'accord avec ceux
de la nécessité dans toutes les questions qui ne roulent pas
sur la nature absolue de la volonté active, et sur la valeur absolue
des fins poursuivies par elle. L'un et l'autre système, en
effet, admet que des causes spéciales et déterminées sont nécessaires
pour produire un effet spécial; vouloir la fin ne suffit
pas: il faut encore vouloir les moyens appropriés, et pour
cela les connaître. Or, c'est là vraiment le domaine du déterminisme,
où les partisans de la volonté libre sont eux-mêmes
obligés de descendre; car, quelque inconditionnée que soit
d'après eux la volonté dans l'acte du vouloir, elle est toujours
conditionnée dans l'accomplissement de ce qu'elle a voulu.
La série intermédiaire des conditions théoriques, qui, à un
50
autre point de vue, sont des moyens pratiques, sera donc
toujours déterminée, et déterminée de la même manière dans
les divers systèmes. Les philosophes, après s'être représenté
différemment la cause initiale, la poseront une fois pour
toutes sous le nom de volonté libre ou de désir nécessaire,
sans la faire de nouveau intervenir dans le détail des événements.
De même les théories métaphysiques sur la cause du
monde ne changent rien à la conception scientifique du monde
lui-même, tant qu'on ne fait pas intervenir de nouveau et miraculeusement,
comme un Deus ex machina, la Providence
ou la Nature.
II.—Passons des moyens à la fin morale, et cherchons jusqu'à
quel point la conception du bien est modifiée par les différentes
manières de concevoir la volonté, c'est-à-dire la cause
initiale d'où part tout le mouvement intérieur.
Les partisans et les adversaires de la liberté entendent également
par fin un bien conçu et désiré qui exerce sur nos actes
une influence, déterminante ou non déterminante. Les uns
et les autres peuvent également concevoir une fin qui serait
intelligible et désirable pour elle-même et non pour autre chose,
une fin vraiment finale; le bien ou le meilleur, το αγαθον, το αριστον.
Ce superlatif est comme la limite, idéale ou réelle,
de la courbe décrite par notre raison et notre désir; nous appelons
cette limite la perfection; elle peut être admise ou
rejetée indépendamment des diverses opinions sur notre
libre arbitre.
On objectera l'exemple de Spinoza: c'est son fatalisme,
dit-on, qui semble l'avoir conduit à nier la distinction du bien
et du mal. Si tout est nécessaire, si chaque chose est ce qu'elle
peut être, n'est-il pas déraisonnable de se représenter à sa
place une chose meilleure? n'est-ce pas substituer les caprices
de l'imagination aux lois éternelles des choses, et mettre
au-dessus d'une réalité nécessaire la chimère d'un idéal impossible?
Mais dire qu'une chose est nécessaire quant à l'existence,
ce n'est pas la qualifier quant au bien; car il reste toujours à
savoir si la nécessité de cette chose est la nécessité d'un bien
ou d'un mal. Schelling prétend que ce qu'il peut y avoir d'immoral
dans Spinoza ne vient pas de son panthéisme, mais de
son fatalisme; le contraire pourrait aussi se soutenir. Si en
effet tout est Dieu et que Dieu soit la perfection, il en résulte
que tout est ou la perfection ou la conséquence de la perfection;—optimisme
absolu qui justifie et divinise la douleur, la
51
haine, la guerre, les diverses formes du mal. Tout est bien
dans un pareil monde, parce qu'on trouve en toutes choses
non plus simplement la nécessité, mais la nécessité d'une nature
divine et parfaite. L'immoralité du système consiste
alors à tout diviniser plutôt qu'à tout nécessiter.
La nécessité des choses, simple rapport de principe à conséquence
ou de cause à effet, ressemble à l'identité logique des
choses avec elles-mêmes, qui ne nous apprend pas leur valeur
intrinsèque. Si par une chose identique à elle-même j'entends
un grand malheur, ce sera l'identité d'une chose mauvaise
avec elle-même; si j'entends un grand bonheur, ce sera
l'identité d'une chose bonne avec elle-même. Supposons
encore que j'ajoute deux choses à deux autres choses: cela
fera nécessairement quatre; si ce sont deux maux que j'ajoute
à deux maux, j'aurai quatre maux; si ce sont des biens, j'aurai
des biens. L'universelle nécessité ne constitue donc pas par
elle-même et par elle seule l'universelle perfection, à moins
qu'on ne pose en principe, comme Spinoza, que tout ce qui est
Dieu, et conséquemment que toute nécessité est divine.
—Mais, dit-on, dans l'hypothèse nécessitaire, une chose,
étant tout ce qu'elle peut être, est tout ce qu'elle doit être.—On
peut répondre que, si une chose est tout ce qu'elle peut être,
c'est tantôt par puissance, tantôt par impuissance; or, dans le
premier cas, il reste à savoir si sa puissance est bonne et bienfaisante;
dans le second, l'impuissance de cette chose à être
meilleure que ce qu'elle est, au moment où elle l'est, n'implique
pas qu'elle soit la meilleure absolument. Il peut y avoir
des choses meilleures qu'elles dans un autre genre; il peut
y en avoir de meilleures dans le même genre. Enfin, elle-même
peut être meilleure à un autre moment; elle peut l'avoir
été dans le passé, elle peut l'être dans l'avenir. Bien plus,
cette amélioration future résultera souvent de ce qu'un être,
tout en étant ce qu'il peut au moment actuel, s'aperçoit qu'il
n'est pas ce que sa pensée conçoit de plus parfait. Quand il se
compare avec un idéal, bien qu'il ne soit pas et ne puisse pas
être conforme à cet idéal au moment même de la comparaison,
il ne s'en juge pas moins imparfait par rapport à lui. Si de
plus il conçoit un perfectionnement comme possible dans
l'avenir, quoique impossible dans le moment même, dira-t-on
qu'il perd son temps à concevoir un idéal chimérique? Quand
j'éprouve une douleur dont je conçois le remède, ce remède
n'est pas possible dans le moment même, car il serait contradictoire
de dire qu'au même instant je sois malade et guéri;
en résulte-t-il que je conçoive et désire en vain la guérison
52
future? Nous nous retrouvons ici en présence de l'argument
paresseux, qui est le fond caché de tant d'objections aux
déterministes. Si de plus l'idée même du progrès contribue
à le rendre possible, si l'idée de la délivrance contribue à
délivrer, si l'idée de liberté sert à susciter un pouvoir qui nous
améliore, l'introduction de cette idée dans le déterminisme
même le rapprochera encore de la doctrine contraire.
Le spinozisme, appliqué à l'histoire, doit être jugé d'après
les principes précédents. Éliminez tout panthéisme, et ne
conservez que le déterminisme; telle chose, dites-vous, ne
pouvait arriver autrement.—Soit; elle n'est pas pour cela
bonne en elle-même; de plus, elle aurait pu arriver autrement
si telle condition eût été changée.—Hypothèse sans valeur,
puisqu'en fait elle ne s'est pas réalisée.—Sans valeur pour le
passé, oui; pour l'avenir, c'est une autre question. Le déterministe
ne récriminera pas sur le passé, assurément; nos
ancêtres ont fait ce qu'ils ont pu et su faire; qu'ils reposent
en paix: nos plaintes ne changeraient rien à ce qui n'est plus.
Mais nous, les vivants, la nécessité même nous a amenés à
concevoir et à désirer un idéal meilleur; et si cette idée-force
est assez claire, si ce désir est assez dominant, nous nous rapprocherons
nécessairement de l'objet conçu et désiré. N'avons
nous pas toujours le droit de formuler en ces termes la comparaison
du réel avec l'idéal: «Relativement au bien idéal, il
n'est pas bon que nous soyons ce que nous sommes, et il est
bon que nous soyons autrement?» Qu'on ne s'étonne donc plus
de voir Spinoza tracer des règles de conduite: ces règles sont
des descriptions de l'idéal qui s'adressent à l'intelligence; si
ces descriptions sont assez claires et assez belles pour nous
émouvoir, nous serons portés nécessairement dans la direction
que Spinoza nous indique. Un sage voit et suit nécessairement
le meilleur chemin, il nous le montre nécessairement,
nous le voyons nécessairement à notre tour et nous le
suivons nécessairement; cet inévitable adverbe ne nous
empêche pas de déclarer qu'il est bon de voir, de suivre et
de montrer aux autres le bon chemin.
On le voit, le déterminisme n'exclut pas la notion de progrès;
seulement le progrès y est conçu sous l'idée de nécessité, au
lieu d'être conçu sous l'idée de liberté. Si on entend par
science morale la science des conditions nécessaires du progrès
pour l'individu et la société, on comprendra que Spinoza
ait pu écrire une morale, une éthique.
Est-ce à dire que la morale ne soit en rien modifiée? Nous
ne le prétendons pas. Tout ce que nous avons le droit de conclure
53
en ce moment, c'est que la négation de notre libre arbitre
ne supprime pas l'idée d'un «bien en soi,» ni d'un bien
plus ou moins grand dans les choses, ni d'un bien plus ou
moins grand en nous-mêmes, ni d'un agrandissement possible
de ce bien sous l'influence des idées et des désirs. En un mot,
il y a, dans l'hypothèse déterministe, du bien et de la perfection,
il y a du perfectionnement et du progrès.
Cette idée du bien est encore très indéterminée, vide d'un
contenu précis. Une nouvelle question se présente donc: si
les déterministes peuvent concevoir un bien et une perfection,
terme et fin du progrès, peuvent-ils concevoir la nature ou le
contenu de ce bien de la même manière que les partisans du
libre arbitre?
L'idéal épicurien, le bonheur, se conçoit indépendamment
des systèmes sur la liberté; nous pouvons donc placer en
premier lieu, parmi les doctrines ouvertes au déterminisme,
celle d'Epicure sur le souverain bien. Les idées de perfection
sensible, de désir satisfait, de joie ou de félicité, n'ont rien
d'incompatible avec l'idée d'une nécessité fondamentale.
Les déterministes peuvent aussi s'élever plus haut et placer
l'idéal, non dans le bonheur personnel, mais dans le bonheur
universel. C'est la doctrine adoptée par l'école anglaise. On
peut être déterministe et juger que le bonheur de tous est un
bien préférable en soi au bonheur individuel, et un idéal plus
satisfaisant pour la raison en général. Car il ne s'agit encore,
ne l'oublions pas, que du bien en soi, et non du bien pour
nous; nous ne faisons qu'une spéculation désintéressée sur
l'idéal, indépendamment du rapport qu'il peut avoir avec notre
propre conduite.
La notion encore vague de bonheur a besoin elle-même
d'être complétée. A la perfection sensible ajoutons la perfection
intellectuelle; au bonheur, la science et l'intelligence:
c'est l'élément socratique et stoïque. Ici encore, rien d'incompatible
avec le déterminisme.
De même pour la puissance, si on entend par là l'absence
de tout obstacle à la satisfaction de l'intelligence et du désir,
à la science et au bonheur. Mais cette puissance attribuée à
l'idéal du bien sera-t-elle une puissance de nécessité ou de
liberté?—Il semble, au premier abord, que ceux qui admettent
dans l'homme la liberté pourront seuls la transporter dans
le souverain bien comme un de ses attributs les plus essentiels:
ils feront ainsi consister le bien, non plus à être intelligent,
heureux et puissant de n'importe quelle manière, mais
54
à être le libre auteur de son intelligence et de sa félicité; au
contraire, la perfection de puissance que les déterministes
ajoutent à la perfection d'intelligence et de félicité, semble
ne pouvoir être qu'une puissance nécessaire sans réelle «dignité
morale;» leur idéal paraît toujours un bien neutre et
impersonnel, plutôt qu'une bonté vivante et personnelle qui
supposerait la volonté librement bonne; il semble qu'on mêle
en vain la puissance, l'intelligence et le bonheur: ces attributs
réunis ne sont pas encore la bonté.
Cette objection suppose que la conception du souverain bien
et de sa nature est toute subordonnée à celle de la nature
humaine; en d'autres termes, que la notion de l'idéal et même
du divin dépend entièrement de la notion du réel et de l'humain.
De ce point de vue, on dit aux déterministes: «Vous
ne mettez pas dans l'homme la liberté, donc vous ne devez
pas la mettre dans le bien.»—Mais, pouvons-nous répondre,
la conclusion n'est pas inévitable. De ce qu'on n'attribue pas à
l'homme l'éternité ou l'immensité, s'ensuit-il qu'on n'ait pas le
droit de l'attribuer à la perfection, idéale ou réelle? Est-il
défendu de dire: l'éternité, l'immensité serait chose très belle
et très bonne; par malheur, nous ne la possédons pas. Sans
élever si haut notre ambition, ce serait aussi chose très belle et
très utile de pouvoir parcourir dix mille lieues en une seconde;
en fait, nous n'avons pas ce pouvoir. Y a-t-il des êtres qui le
possèdent? Nous l'ignorons; peut-être dans quelque étoile
ces êtres privilégiés existent; peut-être sur la terre même
quelque découverte de la science accomplira un jour le
miracle. De même, les déterministes, parce qu'ils n'admettent
point en nous la liberté, ne sont pas réduits à l'exclure de
partout, à tous ses degrés, sous toutes ses formes, non seulement
comme réalité, mais même comme idée: ils ne
perdent pas le droit de prononcer jamais ce mot. Les déterministes,
il est vrai, ont eux-mêmes partagé cette erreur;
c'est précisément pour la détruire que nous écrivons ce livre.
Nier que la liberté existe en nous, ce n'est pas nier que l'idée
de liberté existe et agisse dans notre pensée. Une telle négation
est impossible; les déterministes et leurs adversaires
ont tous également cette idée, comme ils ont tous celle de
nécessité: ce sont deux notions corrélatives et par cela
même inséparables; il est donc permis aux déterministes
comme à leurs adversaires de chercher s'il faut placer la
liberté idéale parmi les attributs idéaux du souverain bien.
L'idée de liberté, considérée en elle-même, ne peut avoir
que trois sortes de contenu, dont aucun n'est inintelligible
55
pour les déterministes. En premier lieu, si la liberté désigne un
état de conscience, les nécessitaires peuvent constater cet état
subjectivement sans en admettre pour cela la valeur objective.
En second lieu, si l'idée de liberté est une combinaison de
notions due à l'entendement discursif, elle peut être pour les
nécessitaires un objet d'analyse, de définition et de description.
Enfin, si l'idée de liberté est une donnée de «la raison,»
telle que l'entendent les rationalistes, les nécessitaires peuvent
en étudier les éléments intelligibles et métaphysiques. Dans ce
dernier cas la liberté serait, au moins en partie, un noumène,
une idée «rationnelle,» que les nécessitaires pourraient apprécier
en elle-même sans en affirmer ou nier la réalisation
dans l'homme. Les philosophes qui ne s'accordent pas sur ce
que nous trouvons dans notre conscience comme réalisé en
nous, pourraient s'accorder sur ce que notre pensée conçoit
ou construit comme supérieur à nous. L'habitude de se
figurer la liberté comme une notion toute de sens intime,
est une des causes qui ont retardé les tentatives de rapprochement.
Mais l'hypothèse platonicienne et aristotélique d'une
puissance indépendante, quelle qu'en soit la valeur, est concevable
pour les partisans et les adversaires de la nécessité.
Nous avons donc le droit de leur poser à tous la question
suivante:—Cette puissance indépendante (αυταρκεια), qui,
par hypothèse, aurait en elle-même la raison de ses actes, et
que les déterministes conçoivent comme le contraire idéal
de leur système sur la réalité, aurait-elle en soi quelque chose
de bon et serait-elle un signe de perfection? Préféreriez-vous,
si vous pouviez être «le bien même, το αγαθον,» que les conditions
du bien vous fussent étrangères, ou qu'elles fussent
vous-même? La nécessité de conditions étrangères, qui pourraient
empêcher ou retarder le bien, serait assurément un
reste de dépendance; il vaudrait mieux qu'il fût à lui-même sa
propre condition. Possible ou non, cette possession par le
bien de toutes les conditions du bien est donc une chose que
vous concevez comme bonne:—Ἱκανον ταγαθον? dit Platon.
Ce n'est pas tout. Dans un bien qui ne verrait pas la raison
de sa bonté en dehors de lui-même, mais qui serait bon par
lui-même, on peut supposer, avec la vraie liberté, une sorte
de dignité, σεμνοτης, αξιωμα et comme de mérite
ne supposerait, il est vrai, aucun effort; car nous sommes
dans le pur idéal. Mais l'absence d'effort n'entraîne peut-être
pas l'absence de dignité; elle n'empêcherait pas la suprême
convenance entre une volonté parfaitement bonne et
une volonté parfaitement heureuse. On peut prétendre avec
56
les platoniciens et les péripatéticiens que cette béatitude idéale
serait méritée, dans le sens le plus élevé de ce mot.
Les déterministes et les partisans de la liberté pourront s'accorder
aussi, sans doute, sur cette autre hypothèse:—Le
bien serait plus grand si sa puissance était assez indépendante
pour être expansive, pour communiquer le bien aux autres
êtres, ανευ φθονου, et avec le bien l'intelligence, la puissance,
le bonheur. Cette expansion serait la marque d'une plus haute
intelligence, capable de résoudre un plus difficile problème,
d'une puissance moins limitée, d'un bonheur centuplé par le
bonheur d'autrui.
Un bien expansif, tel que nous venons de l'imaginer avec
Platon et le christianisme, serait supposé capable de se donner
et de se communiquer. Si ce don fait par la bonté était
indépendant de toute autre chose que de la bonté même,
le croyant pourrait trouver celle-ci plus aimable; il lui en
saurait plus de gré, il ne ferait pas remonter sa reconnaissance
au-dessus d'elle et comme par-dessus sa tête. Serait-ce
alors forcer le sens des mots que de l'appeler une bonté
librement aimante, comme celle que rêvait l'étrangère de
Mantinée?
Bien plus, si une pareille bonté pouvait exister, on trouverait
désirable de lui rendre un amour analogue au sien,
indépendant aussi de toute autre chose que la bonté. On la
trouverait meilleure si sa puissance communiquait le bien
à d'autres êtres avec les caractères qu'elle possède elle-même,
je veux dire avec les caractères d'une bonté consciente,
indépendante, libre et aimante. Le triomphe du
bien, sans cesser de nous paraître infaillible et certain, prendrait
alors pour moyen de cette heureuse certitude l'indépendance
même et la liberté intrinsèque de tous les êtres.
Voilà ce qui, selon les platoniciens, serait le meilleur et le
plus aimable, το αριστον; c'est une pure conception de la
pensée qui enveloppe peut-être de secrètes contradictions;
c'est une construction dans l'idéal; mais, dût cette construction
s'écrouler comme une vision fugitive à peine entrevue
au plus profond du «ciel intelligible,» elle nous aurait
cependant montré ce que l'homme a rêvé de plus beau et de
meilleur, ce dont nous voudrions l'existence, ce que nous
voudrions être nous-mêmes, si l'homme pouvait être un
dieu?
Après tout, l'idéal de la moralité ne saurait être placé trop
haut; Platon a raison de croire qu'il ne saurait être trop
divin. La vraie morale est celle qui, sans méconnaître les
57
conditions de la vie humaine, nous propose comme modèle
une vie qu'on peut appeler divine, βιον θειον. C'est à la métaphysique
proprement dite qu'il appartient de chercher si le
plus haut idéal moral et social est éternellement réalisé
dans une existence supérieure à la nature, si, comme le
croit Platon, le divin existe en un Dieu; mais le désaccord
des doctrines sur cette question d'objectivité et de réalité
transcendante ne rend pas impossible tout accord sur ce
que la perfection devrait être, autant que nous pouvons la
concevoir. Si Dieu n'existe pas, quel Dieu faut-il inventer?—Nous
l'avons vu, le «suprême intelligible» et le «suprême
aimable» de Platon serait la suprême indépendance,
l'absolue spontanéité, l'action ayant en elle-même sa raison
explicative, la puissance dégagée et affranchie de tout lien,
ou, dans le sens grec du mot, la suprême liberté.
Maintenant, est-il bon que l'idéal du souverain bien soit
réalisé en tant qu'il est réalisable?—Proposition analytique,
qui pourrait s'exprimer encore de cette manière: «le meilleur
sous tous les rapports est-il aussi le meilleur à réaliser?»
Le sujet une fois posé, on ne peut refuser l'attribut.
La même vérité s'exprime en d'autres termes, lorsqu'on
dit: le meilleur doit être réalisé. Au cas où le superlatif absolu
ne serait pas réalisable, le superlatif relatif devrait toujours
être réalisé; donc, en dernière analyse, le meilleur possible,
absolu ou relatif, doit être réalisé. Le mot doit exprime que,
parmi les biens qui ne sont pas et peuvent être, le meilleur a
un caractère qui ne se retrouve point dans tous les autres, et
qui consiste précisément en ce qu'il est le meilleur, par conséquent
superlatif et dernier. Considéré par rapport à l'intelligence
et au désir, c'est ce qu'il y a de plus intelligible et
de plus désirable; considéré par rapport à la puissance, ce
qui est le plus intelligible et le plus aimable est aussi le meilleur
à réaliser, et c'est surtout ce rapport à l'activité objective
que le mot doit exprime. Ce mot n'avait pas au fond d'autre
sens dans la métaphysique ancienne.
On a dit cependant que doit et devoir n'avaient aucune
espèce de sens dans toute hypothèse autre que le libre arbitre.
Mais n'avons-nous pas le droit d'employer ces termes,
comme le firent Socrate et Platon, abstraction faite de l'arbitre
humain? Par là nous exprimons une suprême harmonie, un
rapport de dignité idéale, de vérité, de beauté, et en dernière
analyse de bonté intrinsèque. Entre l'idéal du meilleur et la
réalité du meilleur, n'y a-t-il pas pour la pensée et le désir une
58
convenance immédiate, qui résulte d'une comparaison des
deux termes, indépendamment de la considération des autres
choses possibles et de toute autre comparaison? Le bien idéal
a en lui une valeur suprême, un titre et un droit idéal à
l'existence. Les deux notions de bonté parfaite et de réalité
parfaite sont idéalement unies dans notre esprit par une sorte
d'affinité et d'attraction, qui fait que l'une nous semble
incomplète sans l'autre. C'est ce que nous voulons dire
par ces mots: le bien doit être réel, et la réalité doit être
bonne. Au fond, cela revient à dire: il est bon que le
bien soit.
Cette affirmation se produit d'abord en présence du bien qui
existe réellement: ce bien est et il doit être; la première proposition
n'empêche pas la seconde. De même, en présence du
bien qui n'est pas, nous disons: ce bien n'est pas, mais doit
être. Nous jugerions encore de même en présence du bien qui
non seulement ne serait pas, mais ne pourrait pas être: ce
bien devrait exister, quoiqu'il ne pût exister.—Paroles perdues,
répondra-t-on.—Pas entièrement perdues; car elles
expriment la juste révolte de l'intelligence concevant l'idéal
contre la brutalité du fait. N'avons-nous pas toujours le droit
de corriger la réalité, au moins dans notre pensée, en la comparant
à l'idéal? D'ailleurs, la pensée de ce qui devrait être,
en opposition avec ce qui est, constitue déjà pour l'idéal une
réalisation; qu'il ait au moins celle-là, s'il n'en peut avoir
d'autre. Puisqu'il est bon que le bien soit, il est bon qu'il soit
dans notre pensée et dans notre parole, alors même qu'il ne
pourrait être ailleurs; notre parole du moins ne sera pas
perdue. Si, au lieu de cette impossibilité qui nous choque, nous
concevons au contraire quelque possibilité du bien, nous
aurons encore plus raison de dire que le bien doit être. Si
nous concevons, non une simple possibilité, mais une certitude,
nous ne nous bornerons pas à dire qu'en fait le bien
sera, mais nous affirmerons toujours qu'il doit être, et nous
le déclarerons digne de l'existence qui lui est assurée. Enfin,
si nous ajoutons la nécessité à la certitude, nous ne perdrons
pas alors, ainsi qu'on le croit d'ordinaire, le droit de dire
que le bien, qui sera nécessairement, doit exister; peut-être
même est-ce parce qu'il doit exister qu'il sera nécessairement.
En un mot, la convenance entre le bien et l'être
est une question de droit idéal qui ne dépend pas des questions
de fait; la conception de la nécessité a rapport aux faits
et aux conditions de l'existence, à la causalité, non à la finalité
intelligente; elle embrasse une sphère que notre raison
59
peut dépasser et dépasse effectivement en concevant son idéal
problématique.
Victor Cousin et Jouffroy feront cette objection:—On ne
dit pas que 2 et 2 doivent faire 4, mais qu'ils font nécessairement
4; on ne dit pas que les rayons d'un cercle doivent
être égaux, mais que nécessairement ils sont ou seront égaux;
il en serait de même des vérités morales si leur réalisation
était aussi nécessaire que celle des vérités géométriques.—La
conclusion dépasse les prémisses. Parce qu'il y a des
choses nécessaires dont on ne dit point qu'elles doivent être,
mais seulement qu'elles sont, il n'en résulte pas qu'il en soit
de même pour toutes les choses nécessaires. Le mot doit indique
un rapport de convenance entre le bien désirable et
l'existence, rapport qui ne se trouve pas dans celui de 2 à 4. La
quantité pure nous est par elle-même indifférente, et ne vaut
que par son contenu. Nous l'avons déjà dit, il est bon que
2 biens et 2 biens fassent 4 biens; mais nous ne trouvons pas
bon que 2 maux et 2 maux fassent 4 maux; il serait peut-être
même bon, dans ce cas, que le mal ne fût pas multiplié par la
loi des nombres. Pourtant, même dans cette proposition abstraite,
2 et 2 font 4, un examen attentif découvre autre chose
que la quantité indifférente. Cette proposition énonce un raisonnement
élémentaire dans lequel la pensée, pour rester
d'accord avec elle-même, après avoir posé 2 + 2, pose 4.
Or, il y a quelque chose de bon et de satisfaisant dans l'accord
de la pensée avec elle-même; il existe, sous ce rapport,
une convenance entre 2 + 2 et 4. Nous pouvons donc
dire que 2 et 2 doivent faire 4, ou que cela est conforme à
l'ordre de notre intelligence et à la permanence désirable de
notre pensée. Cette convenance intrinsèque se montre encore
plus dans les vérités géométriques, qui expriment l'ordre et
l'harmonie des formes, par conséquent la beauté élémentaire;
en ce sens les rayons du cercle doivent être égaux. Si le mot
doit n'a pas encore ici toute son énergie, c'est qu'il n'exprime
qu'un rapport entre un bien très secondaire (la régularité géométrique)
et l'existence; mais le même terme a une valeur
infiniment plus grande quand il s'agit du souverain bien idéal
et des moyens d'y atteindre. En ce cas, nous disons que le bien
idéal et ses moyens doivent être, qu'ils doivent être nécessairement
si la nécessité vaut mieux, le plus librement possible
si la liberté vaut mieux. Au contraire, toutes les fois que la
relation d'une chose avec le souverain désirable est nulle,
ou plutôt que nous ne l'apercevons point, cette chose est indifférente.
60
Une autre raison empêche d'assimiler entièrement les vérités
logiques et géométriques aux vérités pratiques. C'est que, dans
les premières, il n'y a jamais opposition entre ce qui doit être
et ce qui est: il n'y a point de cas où 2 et 2 fassent 5; au
contraire, il y a des cas où la connaissance, l'amour, le bonheur,
l'indépendance, ne sont pas réalisés. Dans ces cas si nombreux,
la distinction du bien en tant qu'il doit être et en tant
qu'il est, devient plus précise; car nous saisissons mieux les
choses par contraste, et l'idéal s'affirme plus nettement dans
son antithèse avec la réalité.
Nous ne pouvons donc concéder à Victor Cousin et à Jouffroy
que la notion d'une convenance quelconque entre le bien et
l'être, ou d'une harmonie qui doit exister entre eux, soit le
privilège exclusif des doctrines qui admettent le libre arbitre.
Dans l'abstrait et dans la pure spéculation sur le souverain
bien, les déterministes peuvent s'accorder avec leurs adversaires.
Ils peuvent même supposer l'union du bien avec l'être
comme produite par l'indépendance du bien, à laquelle rien
ne ferait obstacle. Ce qui s'exprimera ainsi:—Non seulement le
bien doit être, mais il doit être avec une parfaite indépendance,
il doit être par lui-même, il doit avoir pour attribut la spontanéité,
l'absence de passivité et de contrainte, la liberté. Si
les êtres ne peuvent être indépendants au point d'exister par
eux-mêmes, du moins serait-il désirable qu'ils fussent assez
indépendants pour se rendre bons par eux-mêmes, une
fois qu'ils ont l'existence et qu'ils ont acquis l'intelligence
du plus grand bien et du plus grand bonheur. Cette indépendance,
réalisée ou non quelque part, serait la liberté.
Nous arrivons ainsi à nous demander les rapports qui
existeraient entre le bien idéal et des êtres libres, s'il existait
des êtres de ce genre. Nous ne posons la liberté que comme
une idée, sans examiner si elle est réalisée en nous-mêmes.
Aussi le déterminisme pourra-t-il se mettre d'accord avec les
autres doctrines sur ce problème encore spéculatif:—Quelles
modifications la notion de liberté apporte-t-elle dans l'idée du
bien réalisable, et quelle forme prend le bien idéal pour des
êtres qui, à tort ou à raison, se croient libres?
Les déterministes et leurs adversaires pourront ainsi rechercher
en commun la définition subjective des idées directrices
de la conduite, des notions morales, en réservant la question
d'objectivité. On arrivera de part et d'autre à une combinaison
des mêmes idées, des mêmes éléments, et pour ainsi
dire des mêmes couleurs élémentaires. Par exemple, combinez
l'idée de liberté avec l'hypothèse d'un bien idéal qui
61
apparaîtrait comme souverainement intelligible et aimable,
sans nous nécessiter et nous contraindre; vous aurez l'idée
d'une convenance absolue entre deux termes, le bien idéal et
la liberté des êtres, dont l'un n'exercerait point sur l'autre
une contrainte physique: c'est l'idée traditionnelle de l'«obligation
morale.» Il ne s'agit pas encore de savoir si nous
sommes, nous, réellement libres et obligés; nous ne faisons
qu'étudier le rapport de deux idées, nous construisons
hypothétiquement la notion du devoir comme un géomètre
construirait la notion du triangle. Puis, de même qu'on peut
se demander: le triangle est-il bon, a-t-il des propriétés
belles et bonnes? on peut aussi se demander: le devoir, s'il
existait, serait-il une chose belle et bonne? Un bien idéal qui
obligerait les êtres moralement, vaudrait-il mieux qu'un bien
qui les contraindrait physiquement? La bonne volonté ou la
liberté bonne vaudrait-elle mieux qu'un bien nécessaire? la
responsabilité, que l'irresponsabilité? La «satisfaction morale»
serait-elle préférable au sentiment d'un bonheur passivement
reçu, sorte de bonne fortune,ευτυχια? En un mot, les composés
des notions de liberté indépendante et de bien sont-ils plus
beaux, meilleurs, plus aimables et plus désirables que les
composés des notions de nécessité dépendante et de bien?
Nous aurons construit ainsi d'un commun accord une morale
idéale et problématique, celle qui, si elle était possible, serait
la meilleure et devrait être réalisée. Nous aurons en même
temps construit le droit idéal; nous pourrons soutenir que,
si elle existait, la volonté capable d'agir par elle-même en
vue du bien universel serait pour toute autre volonté ce qu'il
y a de plus sacré et de plus inviolable; l'ordre de la liberté
deviendrait celui du droit et de la justice[14]. Enfin, cet
ordre nous apparaîtrait aussi comme celui de la solidarité et
de l'amour; et nous reconnaîtrions que ce qu'il y aurait de
plus beau et de meilleur, c'est un ensemble de volontés se
donnant les unes aux autres, et réalisant ainsi le bien universel,
qui n'est au fond que l'idéal de la société universelle,
l'idéal social par excellence. Tel est, semble-t-il, le plus
haut idéal que puisse concevoir la pensée, quand elle fait
en quelque sorte de l'art pour l'art; comment refuser
d'admettre que la morale la plus belle, si elle était possible,
serait la morale de la volonté individuelle se dévouant
au bien de l'univers, ou la morale de la «bonne volonté,»
qui est la volonté universellement aimante.
62
Reste à savoir si, en effet, cette morale est possible, ou si la
réalisation libre du souverain idéal de la société n'est qu'une
utopie abstraite. Il est bon que le bien universel, qui idéalement
doit être en nous et par nous, puisse réellement être en
nous et par nous. Mais avons-nous en nous-mêmes ce pouvoir
dont nous avons besoin?—Question de fait, question tout
humaine et pratique, à laquelle il est inévitable de revenir.
Nous avons considéré le but de la moralité en faisant abstraction
de la puissance initiale, qui est le moi; mais ce but final
lui-même nous paraît offrir un élément d'indépendance et de
dignité qui réclame, dans la puissance initiale, quelque moyen
capable de le réaliser. Les nécessitaires nous renfermeront-ils
ici dans un cercle d'où nous ne puissions sortir; ou nous est-il
permis d'espérer, sur ce point encore, quelque conciliation,
au moins pratique, entre les partisans et les adversaires de la
liberté?
III.—Les déterministes et les non-déterministes reconnaissent
également que la réalisation de l'idéal est possible en
nous dans une certaine mesure et par le moyen de ce que
l'ancienne psychologie nommait nos «facultés.» Personne,
en effet, ne soutient que les idées de bien, de perfectionnement,
de progrès, expriment des choses absolument impossibles
et sans exemple; car la moindre observation de notre
nature montre qu'elle est capable d'amélioration et capable
d'agir pour une idée universelle. Personne non plus ne soutient
que la réalisation de l'idéal universel nous soit possible
sans aucune condition, d'une manière immédiate et absolue, ce
qui reviendrait à dire que nous sommes de pures divinités,
de pures libertés sans mélange de nécessité. Posons donc en
commun ce principe, que la réalisation du meilleur est pour
nous possible sous de certaines conditions.
Quant à ces conditions, il en est sur lesquelles tout le monde
est d'accord. Pour que le bien universel se réalise nécessairement
en nous, disent les déterministes, il est nécessaire
que notre intelligence le conçoive; et cette condition n'est
pas moins nécessaire, selon les partisans du libre arbitre,
pour que le bien soit produit librement. En second lieu, pour
réaliser le bien de tous, nécessairement ou librement, il faut
que l'idée du meilleur et de la société universelle ne reste pas
abstraite et froide, mais se change en un sentiment capable
de nous émouvoir.
Outre la pensée et le désir du bien universel, les partisans
de la nécessité et ceux de la liberté admettent une troisième
63
condition, dont ils se représentent différemment la nature,
mais qu'ils peuvent également appeler détermination de
l'agent: c'est le «facteur personnel.» Les nécessitaires n'attribuent
pas cette détermination à une puissance différente au
fond du désir, mais à un degré supérieur d'intensité dans tel
ou tel désir, ou à un degré supérieur d'adaptation à notre
caractère. Pour les partisans de la liberté, au contraire, ce
surplus de force, qui se manifeste par une détermination en
un sens précis, provient d'une puissance spéciale, distincte
du désir et du caractère même. Il n'en est pas moins vrai que,
dans les deux cas, il y a détermination, soit par le désir et le
caractère, soit par la volonté.
Dans l'hypothèse de la liberté, le précepte moral peut se
formuler ainsi:—Il est bon de se déterminer au bien universel
de la société idéale, en ajoutant à la pensée et au désir
de ce bien le complément d'une puissance libre.—Dans
l'hypothèse de la nécessité, le précepte prend cette forme:—Il
est bon de connaître et de désirer le bien universel avec
une intensité capable de dominer tout le reste et de produire
la détermination; voilà le meilleur, ce qui doit être en nous,
et conséquemment aussi ce que nous devons être.
—Mais pouvons-nous être ce que nous devons? demandera-t-on
aux déterministes.—Nous le pouvons, répondront-ils,
si nous comprenons et désirons le meilleur.—Et si nous
ne le comprenons pas ou ne le désirons pas?—Alors nous ne
le ferons pas; mais il en est de même dans l'hypothèse de la
liberté: point de détermination libre au bien universel sans la
pensée et le désir de ce bien.—Ce sont là seulement deux
des conditions, mais qui ne suffisent pas, qui n'expliquent
pas tout, qui peut-être même sont des effets et non des
causes.—Pour nous, elles sont les seules causes, voilà la
différence.—Cette différence est grave; nous considérons,
nous, l'intelligence et le désir comme n'étant pas le moi, mais
une action du dehors sur le moi; dès lors une chose qui
dépend de notre intelligence et de notre désir ne dépend pas
du moi: elle peut encore se réaliser, elle peut être, mais ce
n'est pas nous qui pouvons la réaliser; de même, elle doit
être, mais ce n'est pas nous qui devons la faire.—C'est
que, sous la pensée et le désir, vous supposez toujours un
troisième personnage, le moi libre, qui est en question.
Pour nous, le moi étant le désir même, qui enveloppe la pensée,
ce qui dépend du désir dépend du moi.—Mais le désir
lui-même, conséquemment le moi, dépend de conditions extérieures,
qui à leur tour dépendent d'autres conditions, et ainsi
64
de suite. Dire que nos actions dépendent de nos désirs, c'est
dire qu'elles dépendent, en fait, non de notre indépendance,
mais de notre dépendance même. Donc, quelque belle que
puisse encore être la morale dans votre hypothèse déterministe,
les conditions de son accomplissement ne sauraient
être en nous que si elles y ont été mises du dehors. A vous de
les mettre en moi, en persuadant ma raison et en touchant
mon cœur; à un autre de les mettre en vous. Nous nous renverrons
ainsi la tâche les uns aux autres, et avec la tâche le
devoir; notre activité pratique sera, sinon détruite, du moins
diminuée.—
Telle est donc la difficulté à laquelle semble aboutir actuellement
le problème: le suprême idéal de la société universelle,
qui offrirait chez l'individu, outre son caractère intelligible
et désirable, un caractère d'indépendance et de spontanéité
seul vraiment moral, devrait être réalisé à la fois en
nous et par nous, en vue de tous; mais, dans l'hypothèse
nécessitaire, il semble que cette réalisation peut avoir lieu en
nous, non définitivement par nous; elle peut être produite
par une action des hommes ou des choses sur notre intelligence
et notre désir, non par une action dont il y aurait en
nous-mêmes quelque cause initiale et indépendante. D'accord
sur la fin suprême de la morale et de la sociologie, et aussi
sur les moyens intermédiaires, les deux systèmes semblent
enfin se séparer sur la puissance initiale, qui dans un cas
nous est supposée propre et dans l'autre étrangère. Ils admettent
en commun tout ce qui, dans la science morale et
dans la pratique morale, n'est pas la moralité même en son
principe; car la moralité essentielle, en son idéal, ne serait
pas seulement connaissance reçue et bonheur reçu par nécessité:
elle serait don libre de soi à tous.
De là l'objection classique aux déterministes:—Le
danger de votre système, dans la pratique, est un sentiment
d'irresponsabilité personnelle qui, tant qu'il dure, semble
paralyser l'âme entière. Pour toutes nos fautes nous avons
une excuse: la force des choses dont nous subissons l'empire.
La volonté, dans le déterminisme exclusif, ressemble à un
corps qui conserverait tous ses organes, mais dont le cœur
ne battrait plus sans le secours d'une impulsion étrangère.
Les théorèmes de la science morale subsistent, il est vrai;
mais le moteur de la vie vraiment morale semble avoir disparu.
Tout est l'œuvre de la nature, comme pour les théologiens
tout est l'œuvre de la grâce, et rien ne paraît être
l'œuvre de notre personnalité.
65
Si nous en restions à ce point, la conciliation des doctrines
pourrait en effet sembler une construction encore trop extérieure,
qui aurait pour centre, ici une force vive, là l'inertie
et l'impuissance. L'accord dans l'ordre des relations physiques,
dans l'ordre des relations sociales, et même dans l'ordre
des relations psychologiques, n'est pas l'accord complet
dans l'ordre fondamental de la moralité la plus intime. Nous
ne pouvons donc obtenir encore, en l'état actuel de la question
et avec le déterminisme non rectifié, une conciliation
vraiment et complètement pratique; car ceux qui sont persuadés
de leur entière dépendance ne seront pas les mêmes
dans la pratique morale que ceux qui s'attribuent une certaine
indépendance.
Ici, la question pratique et morale devient spéculative et
métaphysique. C'est une transformation du problème à laquelle
il était impossible d'échapper. La morale, en effet, n'est pas
simplement une science indépendante de la pratique, ou une
pratique indépendante de la science. Elle ne peut être assimilée,
par exemple, à la géométrie ou à l'arpentage. Le géomètre
théoricien ne se soucie pas de l'application; et d'autre
part, pour appliquer les vérités géométriques, nous n'avons
pas besoin d'être assurés que l'étendue est objective; ici les
vérités relatives sont suffisantes. Au contraire, dans l'acte
moral, il n'est pas indifférent que notre indépendance et notre
responsabilité soit réelle ou apparente, que le devoir soit subjectif
ou objectif. La pratique de l'arpentage ne change pas
quand on considère l'espace comme une illusion; mais l'art de
la vertu demeure-t-il le même pour celui qui ne s'attribue
point une indépendance quelconque? Pourvu que, par l'arpentage,
nous parvenions à modifier les apparences, nous nous inquiétons
peu de savoir ce qui est au delà. Au contraire,
quand nous faisons à l'idée de la société universelle le sacrifice
de notre plaisir, de notre intérêt, de notre vie même,
nous accordons à cette idée, semble-t-il, ne fût-ce que par
hypothèse, une valeur supérieure; nous ne voulons plus
seulement modifier une apparence, mais nous sacrifions des
biens réels à un bien idéal que nous traitons comme s'il représentait
plus ou moins symboliquement la réalité et la loi
du monde. Par cela même nous accordons à l'idéal une certaine
valeur objective; car, si nous le considérions comme
étant certainement sous tous les rapports une pure illusion,
l'idée même du bien moral et du dévouement à l'universel
deviendrait chimérique en son dernier fond. Ainsi la morale
proprement dite est par sa nature, comme la métaphysique,
66
une recherche hypothétique de la loi suprême du
monde, au moins dans les grandes alternatives de la vie qui
ont quelque chose de décisif et parfois de tragique[15]. Nous
ne pouvons rester à moitié chemin dans la question de la
liberté et de la fatalité: cette question est le point de coïncidence
entre la pratique et la théorie, parce qu'elle est proprement
la question morale, portant sur la loi suprême et la
nature ultime de l'acte moral, de l'acte désintéressé. Par conséquent,
pour obtenir une conciliation complète des systèmes
dans la pratique morale,—mais dans celle-là seule et seulement
dans la question précise de la moralité intrinsèque
des actions,—nous sommes obligés de porter aussi loin
que nous le pourrons la conciliation théorique, en cherchant
jusqu'à quel point, sous l'idée de la liberté, peut se manifester
une liberté réelle ou du moins un progrès vers cette
liberté.
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DEUXIÈME PARTIE
RECHERCHE
D'UNE
CONCILIATION THÉORIQUE ET DE SES LIMITES
LIVRE PREMIER
EXAMEN CRITIQUE DE L'INDÉTERMINISME ET DU DÉTERMINISME
CHAPITRE PREMIER
AVONS-NOUS CONSCIENCE DE L'ACTIVITÉ ET DE LA LIBERTÉ
I. Avons-nous conscience de l'action, dans son contraste avec la passion.
II. Avons-nous conscience de la puissance, dans son contraste avec les actes
particuliers.
III. Avons-nous conscience du moi, comme centre commun de l'action et de la
puissance.
La liberté étant généralement considérée comme la puissance
de se déterminer soi-même à une action, les éléments
de cette idée, sur lesquels il faut chercher à s'entendre préalablement,
sont l'action, la puissance, et le centre commun
d'où elles dérivent, le moi. Cherchons d'abord si tout se
réduit dans la conscience à des sensations qui se suivent,
ou si nous avons encore conscience de notre vouloir et de
notre action dans son contraste avec la passivité.
I.—On s'accorde à reconnaître aujourd'hui que nos sensations
sont toutes des sensations de mouvement, et que
celles-ci se ramènent à des séries de sensations musculaires
qui, à leur tour, supposent l'effort musculaire. C'est par une
68
série d'efforts que nous mesurons la quantité extensive. En
même temps nos sensations ont une quantité intensive, c'est-à-dire
un degré d'énergie, que nous apprécions, semble-t-il,
par la réaction de notre énergie cérébrale et musculaire.
Action extérieure et réaction intérieure se retrouvent dans
le phénomène fondamental qui est le type des phénomènes
cérébraux, l'action réflexe. Enfin les sensations ont
des qualités spécifiques par lesquelles elles diffèrent les
unes des autres; penser, c'est percevoir des différences,
et cette «discrimination» est, selon Bain, la propriété primordiale
de l'intelligence. Si l'on met le plaisir ou la
peine hors de compte, «nous pouvons proprement appeler
l'effet produit par le sentiment des différences un choc,
un tressaillement, une surprise.» Bain croit cette idée
de choc ou de surprise entièrement irréductible; évidemment
elle est encore une expression de l'action réflexe,
et il n'est pas difficile d'y apercevoir deux éléments: action
subie et réaction. La différence de notre activité et de notre
passivité, différence qui est au fond de l'action réflexe,
serait donc impliquée dans la perception de toutes les
autres. Complètement passif et sans aucun pouvoir de
réagir, je ne subirais aucun choc, ou tout au moins je ne
percevrais pas le choc subi. Quant à la notion de surprise, elle
indique en outre une réaction intellectuelle du dedans sur le
dehors, une véritable réflexion de la conscience, que Bain
introduit jusque dans le phénomène le plus primitif et le plus
spontané. Lorsqu'un objet matériel en choque un autre, ce
dernier, en raison de son élasticité, tend à reprendre sa forme
primitive; quelque chose d'analogue se retrouve dans la
conscience. J'étais dans l'obscurité, et la continuité des ténèbres
n'excitait de ma part aucune réaction, ou tout au
moins n'en excitait qu'une également continue et uniforme;
de là équilibre du cerveau et état neutre de la conscience. Une
lumière subite, en rompant l'équilibre, provoque mon étonnement;
or, tout étonnement suppose un contraste entre ce
qui était attendu et ce qui arrive. Si le différent et le discontinu
m'étonnent, c'est que j'attendais la continuation de ce qui
existait d'abord, c'est-à-dire de mon état antérieur et de mon
action antérieure, dirigée en tel sens et vers tel objet. Je
saisis la discontinuité et la différence dans la continuité
et l'identité au moins apparente de ma conscience. Tout
à l'heure, au milieu des ténèbres, je sentais, pensais, agissais;
l'effet passif produit en moi par la nuit avait fini par
être annulé, et j'étais comme seul; quand la lumière apparaît
69
tout à coup, elle et moi nous sommes deux; et c'est
cette dualité, action et passion, qui éveille ma «surprise.»
Aux mots d'action et de passion, on peut substituer ceux de
volontaire et d'involontaire, ou plutôt de désiré et de non
désiré; ils exprimeront peut-être mieux encore la vérité
des choses: je n'ai point désiré cette lumière qui jette une
discontinuité soudaine dans la continuité de ma tendance
antérieure. Le contraste du désiré et du non désiré, qui a
son fond primitif dans le contraste du plaisir et de la peine,
est, semble-t-il, ce qui donne le branle à nos facultés intellectuelles.
Bain finit par dire: «L'activité entre comme partie
composante dans chacune de nos sensations, et elle leur
donne le caractère de composés, tandis qu'elle-même est
une propriété simple et élémentaire[16].»
Le mieux serait d'admettre en nous, à la racine de tous les
phénomènes de conscience, la «discrimination» plus ou moins
vague des deux directions centripète et centrifuge impliquées
jusque dans le réflexe, et auxquelles correspondent
les nerfs afférents ou efférents. Jusque dans le simple choc,
l'action et la réaction semblent inséparables, et, si toutes nos
sensations se ramènent à des chocs nerveux, la conscience doit
distinguer l'action exercée sur nous de notre réaction propre.
Ce contraste semble seul expliquer celui du moi et du non-moi.
Stuart Mill ramène, comme on sait, la matière et l'esprit
à des possibilités ou potentialités permanentes; mais, abstraites
de leur véritable origine, qui est la conscience de l'action
et de la réaction enveloppée dans le réflexe, les possibilités
logiques ne peuvent plus suffire à distinguer le moi du
non-moi. D'où vient que nous séparons certains états de conscience
de tous les autres pour les réunir sous le nom de
sensations et les rapporter à la matière? Pourquoi ne rapportons-nous
pas les volitions à la matière, les sons ou
les odeurs à l'esprit?—Simple affaire de classification et
de généralisation, dit Stuart Mill; nous rangeons dans une
même classe ce qui offre des caractères communs.—Oui,
mais quel est ce caractère différentiel qui nous fait distinguer
en quelque sorte le mien et le tien dans notre commerce
avec l'extérieur? Quelle est comme la marque de
fabrique par laquelle nous reconnaissons nos produits au
milieu des produits étrangers? Dans beaucoup de cas, nous
voyons une pensée ou une émotion «succéder invariablement»
à une sensation, ou une sensation «succéder invariablement»
70
à une volition; et cependant, nous ne rapportons
pas à une même cause les sensations et les pensées, ou les
émotions et les volitions. La dernière réponse de Mill est que
le corps est une cause inconnue de sensations, tandis que
l'esprit est «un récipient ou percevant inconnu» de sensations.—Mais,
si les deux termes sont également inconnus,
comment puis-je les distinguer l'un de l'autre? Ce n'est
pas par ce qu'ils ont d'inconnu que je discerne le mien et le
non-mien, mais par ce qu'ils ont de connu. Il faut donc bien
qu'il y ait dans la conscience même une certaine marque qui
établisse la distinction du mouvement reçu et du mouvement
effectué. Bain fournit une meilleure réponse en disant que le
contraste du sujet et de l'objet vient du contraste entre l'activité
et la sensation passive; mais, à vrai dire, c'est l'élément
moteur qu'il eût fallu mettre en lumière. Dans cette question,
d'ailleurs, Bain paraît en progrès sur Mill; et ce dernier le
reconnaissait lui-même[17]. Spencer, dans ses Premiers principes[18],
fonde aussi la distinction du moi et du non-moi
sur celle du volontaire et de l'involontaire, à laquelle on est
toujours obligé de revenir, semble-t-il, comme à un élément
ultime impliqué dans tous les faits de conscience. On pourrait
l'appeler encore la distinction du mouvant et du mû, du
mouvement imprimé et de la sensation, de la contractilité
et de la réceptivité.
Nous voyons donc ici les doctrines aboutir à un point
commun, et les diverses écoles reconnaître également d'une
manière vague la présence en nous d'une certaine activité;
seulement la nature de cette activité demeure inconnue et
peut s'interpréter de manières différentes. On n'a nullement
le droit de l'identifier immédiatement avec la liberté. Si, en
effet, nous avons conscience d'agir, c'est selon des lois. La
plus élémentaire de ces lois est celle de l'action réflexe, où
nous avons vu qu'apparaît tout d'abord la conscience obscure
de l'activité, de la réaction centrifuge, en contraste avec la
passivité, avec l'impression centripète. Mais quelle liberté
71
peut-on trouver dans l'action réflexe? Tout au plus peut-on
dire qu'elle contient, avec l'activité, le premier et lointain
germe de toute idée de liberté. La conscience de vouloir n'est
encore ici que la conscience de mouvoir, et on peut même se
demander si elle ne renferme pas quelque illusion, s'il y a une
réelle différence, autre que celle de direction, entre les mouvements
centripètes et les mouvements centrifuges.
II.—Nous venons de chercher dans la conscience le premier
élément dynamique nécessaire à la liberté, si elle existe:
l'action motrice distincte de la passion, le vouloir et le mouvoir
distinct du pâtir: un second élément serait la puissance,
supérieure à l'acte particulier, où elle ne s'épuiserait
pas. Si nous avions conscience de notre liberté, nous devrions
avoir conscience a priori, avant de faire une chose et en la
faisant, de notre pouvoir de la faire. Il est même beaucoup
de psychologues qui ajoutent le pouvoir de ne pas la faire;
mais c'est là une question qu'il n'est pas temps encore
d'examiner. Le simple pouvoir de faire est déjà matière à
des discussions d'une extrême difficulté et dans lesquelles
nous devons successivement entendre le pour et le contre.
Avons-nous une autre conscience que celle de nos états
présents? «La conscience, répond Stuart Mill[19], m'apprend
ce que je fais ou ce que je sens, non ce dont je suis capable.»
Ceux, au contraire, qui admettent une conscience
de la puissance répliquent:—Comment distinguer ce que
je fais de ce que je sens ou subis, si je vois seulement la
chose faite, l'état de choses réalisé, sans aucun lien avec une
puissance dont il dérive? Est mien ce que je puis, ce dont je
suis la condition suffisante et immédiate; même pour savoir
que je fais une chose, ne faut-il point savoir que je la puis?
Est étranger à moi, passif pour moi, ce dont je vois en moi
l'actuelle réalité sans en voir en moi la puissance, ce que je
ne puis pas réaliser et qui pourtant se réalise.—Mill
objecte alors qu'on a seulement conscience du réel;—on
lui répond que la puissance active est elle-même une
réalité, un pouvoir réel, un pouvoir qui est, mais qui n'est
encore que pouvoir. Stuart Mill ajoute qu'il est contradictoire
de dire:—J'ai présentement conscience de ce qui
n'est pas présentement, de ce qui sera: «La conscience
n'est pas prophétique; nous avons conscience de ce qui
est, non de ce qui sera ou de ce qui peut être.»—A quoi
72
on réplique:—Vous raisonnez comme si «J'ai conscience de
ce que je puis» signifiait «J'ai conscience du fait même que
je puis accomplir et qui cependant n'existe pas;» mais
nous, partisans de la puissance, nous accordons fort bien
qu'on n'a pas conscience de ce qui sera comme d'une chose
déjà présente; selon nous, on n'en a pas moins conscience
de ce qui actuellement nous autorise à dire qu'une chose
sera ou peut être: il faut bien qu'il y ait dans la conscience
présente quelque chose qui nous permette de concevoir
l'avenir.—Cette chose, répond Stuart Mill, est une
simple conclusion du passé: «Nous ne savons jamais que nous
sommes capables de faire une chose qu'après l'avoir faite,
ou qu'après avoir fait quelque chose d'égal ou de semblable.»—Oui,
réplique-t-on de nouveau, quand il s'agit
d'exécuter ce que nous avons voulu. La possibilité de cette
exécution, en effet, n'ayant point pour condition unique la
volonté, est subordonnée à une hypothèse: nous supposons
que les conditions sont égales et semblables, comme notre
volonté elle-même est égale et semblable; et alors, tout étant
semblable, nous affirmons semblablement. Quand, par
exemple, je me crois capable de mouvoir mon bras, je sais
que ma volonté, première condition, demeure la même, et je
suppose que toutes les autres conditions sont les mêmes aussi,
d'où je conclus le même résultat, à savoir le même mouvement
que d'ordinaire. Mais ces déductions ou inductions
semblent présupposer toujours l'idée de possibilité, dont elles
ne sont qu'une extension au dehors. Nos jugements sur les
choses qui peuvent être, sont toujours dérivés et détournés;
le jugement je puis est la véritable origine de toutes les
idées de possibilité.
Telle est la thèse des partisans de la puissance active, qui
s'inspirent plus ou moins de la métaphysique péripatéticienne
et leibnizienne. Écoutons jusqu'au bout leurs spéculations.—Quand
je déclare, disent-ils, que je puis quelque chose,
je ne suis pas, assurément, dans un état d'inaction, car, si je
n'agissais pas, je ne jugerais point que je puis; et d'ailleurs
ce jugement est déjà lui-même une action; mais, d'autre part,
la détermination présente n'est pas la seule chose que j'affirme,
puisque alors il n'y aurait aucune différence entre «je
puis» et «je fais,» entre «je puis être dans tel état»
et «je suis dans tel état.» Si «je puis» n'est pas adéquat
à ce qui est, il l'est encore moins à ce qui n'est pas. «Je
puis faire une chose» n'a point simplement ce sens: «je
ne la fais pas»; car, si vous analysez cette dernière proposition,
73
vous n'en déduirez jamais la proposition suivante:
«je puis faire la chose que je ne fais pas». «Je puis»
affirme un lien entre ce qui est et ce qui n'est pas; il faut
donc que, dans ce que je suis, soit contenu d'une certaine
manière ce que je ne suis pas. Or, ce que je ne suis pas n'est
point contenu dans ce que je suis comme fait, comme état,
comme sensation ou sentiment, comme action; car alors tout
serait déjà sous tous les rapports, le changement ne serait
qu'une apparence et pas même une apparence, puisque l'apparence
est encore un changement. Nous retomberions ainsi dans
l'éléatisme, fondé sur ce principe qu'il n'y a point de milieu
entre ce qui est et ce qui n'est pas. Dire que tout est fait ou
état actuel, que tout se résout en sensations ou sentiments
présents, c'est revenir sans le savoir à l'antique doctrine des
Eléates et des Mégariques, auxquels Aristote répondait: «Si
tout existe en fait et en acte, lorsque je suis assis, je ne puis
me lever; lorsque je suis levé, je ne puis m'asseoir.» Il doit
donc y avoir un moyen terme entre ce que le positivisme appelle
les faits qui sont et les faits qui ne sont pas, c'est-à-dire
les faits qui ne sont pas des faits; ce moyen terme semble supérieur
aux faits; il coexiste avec le premier et avec le second,
mais il dépasse le premier et le second. Quand je me détermine
à m'asseoir, cette détermination n'épuise pas mon pouvoir
déterminant; voilà pourquoi je dis que je puis me déterminer
à être debout. Ce pouvoir n'est pas une abstraction ni un
extrait; c'est lui plutôt qui extrait de lui-même telle ou telle
manifestation particulière. Si «je puis» n'était qu'une abstraction,
la vérité des choses serait tout entière dans «je suis
ceci et je ne suis pas cela»; entre les deux, plus d'intermédiaire.
Le pouvoir a donc sa réalité; mais cette réalité n'est
pas du même genre que celle des faits. Le fait est tout entier
dans ce qu'il est présentement, il est soumis à cette loi d'exclusion
qui fait que les parties du temps sont en dehors les
unes des autres comme celles de l'espace. Un fait ne peut empiéter
sur le passé ou sur l'avenir; il est enfermé dans des
bornes précises ou fixes, et pour lui point de milieu entre
demeurer tel qu'il est ou cesser d'être: y a-t-il le moindre
changement, ce n'est plus le même fait, ce n'est plus le même
état. Sa définition, dirait Platon, ne renferme que le même,
et non point l'autre. Le fait d'être assis, par exemple, étant
purement et simplement ce qu'il est, tout son être est épuisé
dans ce qu'il est; il y a équation entre ce qu'il est et ce qu'il
peut être. Mais cette équation ne saurait exister en toutes
choses sans réduire toutes choses à l'inertie et à l'immutabilité
74
absolue. Nous sommes ainsi amenés à la conception
d'un pouvoir qui est réel en lui-même, non pas seulement dans
ses effets et ses manifestations. Selon le phénoménisme de
M. Taine, une chose est réelle quand toutes les conditions
sont données; elle est simplement possible quand
«toutes les conditions, moins une, sont données». Mais le
même philosophe dit ailleurs que l'absence d'une condition
entraîne l'impossibilité, puisque la chose ne se produira
jamais en l'absence de la condition finale. Par là se trouvent
identifiés, ce semble, le possible et l'impossible. C'est ce
qui doit arriver quand on n'admet que des faits sans aucune
puissance qui les relie. De deux choses l'une: ou bien
un fait n'est rien de plus que l'ensemble des conditions
données, ou il est quelque chose de plus. Dans la première
hypothèse, si toutes les conditions de toutes choses sont
données, tous les faits sont déjà, et aucun changement n'aura
lieu; si toutes les conditions ne sont pas données, rien n'est,
et rien ne sera; car l'existence des choses aurait besoin de
certaines conditions qui ne sont pas données dans cette totalité
des conditions en dehors de laquelle il n'y a rien. Il faut
donc passer à la seconde hypothèse, et dire que les conditions
présentes suffisent pour amener les faits absents; dès lors, les
faits sont autre chose que l'ensemble de leurs conditions; en
d'autres termes, l'ensemble des faits actuels renferme les
faits à venir en tant que possibilités et non en tant que faits.
Il faut par conséquent admettre autre chose que de simples
faits; il faut admettre dans la condition du réel un principe
de différence qui fait que, sans cesser d'être elle-même,
elle donne naissance à autre chose qu'elle. Qu'on appelle
comme on voudra cette «particularité», cette chose qui,
par elle-même, fait exister une autre chose, c'est là ce que
nous entendons par puissance active. Vous êtes donc obligés
d'admettre à la racine des choses un lien entre ce qui est et
ce qui n'est pas, un principe d'union grâce auquel ce qui est
peut donner ce qui n'est pas. C'est dans la conscience de notre
activité que nous croyons, nous, trouver le type de ce pouvoir
qui dépasse ses états présents par ses états possibles, de ce
dynamisme supérieur au mécanisme qu'il anime. Les idées de
possibilité, de condition, de raison suffisante, ne sont à nos
yeux que les expressions indirectes et neutres d'un sentiment
vif et d'une idée toute personnelle à son origine. Substituer à
cette conscience du moi des notions abstraites, c'est laisser la
proie pour l'ombre; la possibilité n'est, en définitive, qu'une
puissance.
75
Ainsi spéculent les métaphysiciens partisans de la puissance
aristotélique ou de la force leibnizienne. Leurs spéculations
roulent sur un usage transcendant des catégories de possibilité
et de réalité, sur lesquelles nous reviendrons à propos de la
contingence des actions. Au point de vue métaphysique, il est
sans doute plausible d'admettre une différence entre la cause et
les effets, sans quoi les effets se confondraient avec la cause; il y
a dans la cause une raison de changement, de nouveauté, une
sorte de fécondité que nous nous représentons sous le nom de
puissance. Mais, sans s'abîmer dans un mystère métaphysique
commun à toutes les doctrines, il faut revenir au côté
psychologique du problème, qui fait le véritable objet de la
question présente: où prenons-nous l'idée de puissance, et
en quoi consiste réellement la puissance dont nous croyons
avoir conscience? Or, à ce point de vue vraiment intérieur, il
nous semble que les psychologues de l'école spiritualiste n'ont
pas trouvé plus que Stuart Mill lui-même le véritable moyen
terme entre la possibilité abstraite et le fait réel. Nous avons
déjà vu[20] ce qu'il y a d'artificiel dans le dilemme aristotélique:
Ou je suis actuellement assis ou je suis actuellement
levé, et point d'autre milieu s'il n'y a pas de puissance:—ce
dilemme laisse échapper dans son abstraction un intermédiaire
concret et vivant: cet intermédiaire, selon nous, est
l'idée, avec la force qui lui est inhérente et dont nous avons
essayé de faire comprendre la nature. Quand je suis immobile,
je puis avoir l'idée de marcher; cette idée est une image; cette
image implique un ensemble de mouvements cérébraux et un
certain état du système nerveux; cet ensemble de mouvements
et cet état nerveux est précisément le début des mouvements
de la marche, le premier stade de l'innervation qui, si elle
acquérait un certain degré d'intensité, aboutirait à mouvoir
mes jambes. L'image même de mes jambes existe dans mon
imagination quand je pense à marcher. Je puis marcher,
signifie:—Je commence l'innervation aboutissant à la
marche. Puissance, au point de vue psychologique, c'est la
conscience d'un conflit de représentations auquel répond
dans le cerveau un conflit de mouvements en sens divers. La
puissance des contraires, avons-nous dit, est le côté interne
de la composition des forces en équilibre mutuel et instable.
La conscience de la puissance se ramène donc à la conscience
du mouvement imprimé, c'est-à-dire du changement,
et du changement selon une loi. Là encore la conscience de
76
la liberté nous échappe. Quant au mystère que nous trouvons
sous le mouvement et le changement même, c'est celui du
temps et du devenir.
III.—Outre les idées d'action et de puissance, l'idée de liberté
enveloppe celle du moi, conçu comme cause amenant
la puissance à l'acte. Mais avons-nous conscience du moi
comme d'une réalité vraiment indépendante et active? Là est
le grand problème.
Bain, dans sa critique de la liberté conçue comme détermination
de soi par soi-même, nie l'existence d'une région
séparée qui serait le moi, et dit qu'il ne reste rien en nous,
pas plus que dans un «morceau de quartz, après l'énumération
complète ou exhaustive de toutes les qualités.» Même
doctrine chez Spencer, qui voit dans l'illusion du moi
séparé la raison de l'illusion du libre arbitre.—Cherchons
d'abord les difficultés que soulève cette doctrine purement
phénoméniste[21]. L'énumération exhaustive, peut-on dire,
ne suffit que pour les choses purement numériques et numérables;
même alors, elle présuppose une qualification, et le
nombre ne sert que de cadre extérieur aux qualités spécifiées.
Maintenant, mettez sur une même ligne tous mes événements
passés, présents, à venir, et supposons la qualification complète.
Douleur + plaisir + pensée + autre plaisir + désir...,
est-il bien sûr que ce soit là le tout de moi-même? Il faut
au moins, comme pour les nombres, ajouter ce qui relie
ce tout en une synthèse; et le lien n'est plus ici entre des
quantités discontinues, mais entre des événements continus.
En outre, je ne relie pas seulement les faits entre eux; mais
je les relie tous à un terme supérieur et enveloppant,
quoique non vraiment «séparé», qui est ma conscience
même et que j'appelle moi. Il faut donc ajouter à notre
liste ce caractère remarquable qui fait que chaque terme
est pensé et pensé comme mien, qu'il est ou me paraît mien.
Nous avons alors: douleur et attribution à moi + plaisir
et attribution à moi, etc. Ce n'est pas encore tout; car, dans
la trame de ce qu'on appelle mes événements, il y a des choses
que je ne considère pas comme miennes de la même façon que
les autres: il y a des choses dont, à tort ou à raison, je crois
voir en moi la condition ou suffisante ou principale et que j'attribue
à mon activité, d'autres que je subis et que j'attribue
à des conditions non contenues dans la série des choses
77
miennes. Si on ne tient pas compte de tout cela, l'exhaustion
ne sera pas complète. Or, tout cela n'est plus une simple
numération, ni même une simple qualification, mais une attribution,
une relation toute particulière des termes multiples et
changeants à un terme qui s'apparaît à lui-même comme
permanent.—Il nous suffira, direz-vous, d'ajouter à chaque
fait la propriété d'apparaître comme mien, d'avoir pour conséquent
uniforme l'idée d'un moi, et l'exhaustion sera alors
complète: la liste ainsi achevée sera l'équivalent de ce qu'on
appelle la personne et pourra lui être substituée.—Oui,
répondront les partisans de l'objectivité du moi, mais c'est
peut-être comme on substitue à un cercle des polygones
d'un nombre indéfini de côtés, qui donnent l'approximation
indéfinie du cercle sans donner jamais le cercle lui-même. Dans
la pratique de la vie et dans le langage, la série des événements
miens est le substitut du moi: il n'est pas certain qu'elle
soit adéquate au moi lui-même. Ce que nous désignons par
moi, c'est la raison, quelle qu'elle soit, de la synthèse finale,
la cause de cette constante réduction à l'unité. Il y a quelque
chose qui fait que tous mes éléments sont liés entre eux, et
liés à l'idée de moi-même; et c'est ce quelque chose, esprit
ou cerveau, dont les événements intérieurs semblent le substitut.
Les partisans de l'objectivité du moi, pour continuer de soutenir
ce qu'il y a de plausible dans leur thèse, pourraient aussi
relever une confusion que l'on commet souvent dans les
discussions relatives au moi. L'idée du moi peut désigner
soit l'idée réfléchie, soit le sentiment spontané de notre existence.
Or l'idée réfléchie du moi n'est qu'une manifestation
distincte et contrastée de notre existence, de notre pensée;
cette connaissance analytique que nous avons de notre existence
est dérivée; le sentiment spontané, au contraire, la
conscience immédiate de l'être, de la sensation, de la pensée,
ne semble plus une résultante tardive des sensations, mais un
élément immédiat et toujours présent à chaque sensation,
sous une forme implicite, élément sans lequel la sensation
ne serait pas sentie, ne serait pas consciente. L'idée réfléchie
du moi est le produit d'une élaboration longue et complexe,
elle est en grande partie factice et composée; en outre, le
moi peut considérer un grand nombre de qualités avant de se
considérer lui-même abstraitement, et de se poser dans la
réflexion en face du non-moi; ce n'est pas à dire que, dès
l'origine, le sentiment confus de l'existence individuelle et de
l'activité centrale n'ait pas été présent à nous dans sa continuité,
78
alors même que nous ne le traduisions pas sous les
formes discontinues de la pensée abstraite et générale, ou du
langage et de ses catégories artificielles. Si toutes nos
pensées finissent par se ranger aux deux pôles du sujet et de
l'objet, c'est sans doute que, dès le commencement, elles
offraient cette orientation naturelle; les particules aimantées,
qui finissent par se disposer en ordre aux deux extrémités
de l'aimant, n'en ont-elles pas dès le premier instant subi
l'influence? Les oppositions nécessaires à la conscience analytique
et réfléchie ne sont point également indispensables
pour la conscience synthétique et spontanée. Bien plus, nous
concevons une limite où les oppositions expireraient et où la
pensée serait immédiatement présente à elle-même, se pensant
en même temps qu'elle pense le reste. La pensée s'évanouit-elle,
comme le croit Hamilton, dans cette unité fondamentale
du sujet et de l'objet? Peut-être, mais peut-être aussi
est-ce là qu'elle se constitue: cette unité serait alors la pensée
même.—
Dans cette argumentation, les partisans du moi mêlent les
hypothèses métaphysiques à l'observation psychologique, et
concluent trop précipitamment de l'existence d'un vinculum à
celle d'un vinculum substantiale qui dépasse l'expérience. Il
y a pourtant dans leur thèse une chose qu'on peut retenir:
c'est que, dans tout acte de connaissance et de conscience, on
ne doit pas exclure le sujet et méconnaître l'originalité de
cette notion. Le sujet ne peut se connaître que dans ses sensations
et dans ses modifications, non à part, cela est vrai; il ne
se saisit pas comme un être qui n'aurait aucune manière
d'être; mais d'autre part il ne peut concevoir ses manières
d'être comme détachées. La multiplicité qui est dans notre
conscience n'est pas une multiplicité physique, comme celle
d'un agrégat dont les parties peuvent subsister chacune en
elle-même, d'un «morceau de quartz;» c'est une relation
d'un autre genre, qui ne peut se confondre avec celle de
juxtaposition, de simple coexistence physique, de succession
numérique; voilà pourquoi nous la posons à part comme
étant la relation originale de la conscience à ce qu'elle
saisit, l'aspect subjectif impliqué même par l'aspect objectif.
Plus on montre l'impossibilité de mettre d'un côté le sujet
et d'un autre côté ses manières d'être, plus on élève au-dessus
de toute relation numérique et mécanique la relation
incompréhensible de la conscience à ses manières
d'être. Aussi l'école anglaise a-t-elle reconnu elle-même
qu'il y a là quelque chose de spécial, d'irréductible aux
79
phénomènes purement extérieurs et mécaniques. Stuart Mill
finit par dire: «Le lien ou la loi inexplicable, l'union
organique qui rattache la conscience présente à la conscience
passée qu'elle nous rappelle, est la plus grande
approximation que nous puissions atteindre d'une conception
positive de soi. Je crois d'une manière indubitable
qu'il y a quelque chose de réel dans ce lien, réel comme
les sensations elles-mêmes, et qui n'est pas un pur produit
des lois de la pensée sans aucun fait qui lui corresponde.
A ce titre, j'attribue une réalité au moi,—à mon propre
esprit,—en dehors de l'existence réelle des possibilités
permanentes, la seule que j'attribue à la matière: et c'est en
vertu d'une induction fondée sur mon expérience de ce moi
que j'attribue la même réalité aux autres moi ou esprits.»—«Nous
sommes forcés de reconnaître que chaque partie
de la série est attachée aux autres parties par un lien qui
leur est commun à toutes, qui n'est que la chaîne des sentiments
eux-mêmes: et comme ce qui est le même dans le
premier et dans le second, dans le second et dans le troisième,
dans le troisième et dans le quatrième, et ainsi de
suite, doit être le même dans le premier et dans le cinquième,
cet élément commun est un élément permanent.
Mais après cela, nous ne pouvons plus rien affirmer de
l'esprit que les états de conscience. Les sentiments ou les
faits de conscience qui lui appartiennent ou qui lui ont
appartenu, et son pouvoir d'en avoir encore, voilà tout ce
qu'on peut affirmer du soi,—les seuls attributs possibles,
sauf la permanence, que nous pourrons lui reconnaître[22].»
Spencer, lui, s'aventure plus loin: «Comment la conscience
peut-elle se résoudre complètement (selon Hume) en impressions
et en idées, quand une impression implique nécessairement
l'existence de quelque chose d'impressionné? Ou
bien encore, comment le sceptique, qui a décomposé sa
conscience en impressions et en idées, peut-il expliquer
qu'il les regarde comme ses impressions et ses idées[23]?»
Spencer, il est vrai, revient dans sa Psychologie à l'objection
du moi séparé, et fonde même l'illusion du libre arbitre sur
l'illusion de cette séparation. Il donne au problème la forme
du dilemme suivant: «Ou le moi qui est supposé déterminer
et vouloir l'action est un certain état de conscience, simple
ou composé, ou il ne l'est pas. S'il n'est pas un certain état
80
de conscience, il est quelque chose dont nous sommes inconscients,
quelque chose donc qui nous est inconnu, quelque
chose dont l'existence n'a et ne peut avoir pour nous aucune
évidence, quelque chose donc qu'il est absurde de
supposer existant. Si le moi est un certain état de conscience,
alors, comme il est toujours présent, il ne peut être à chaque
moment autre chose que l'état de conscience présent à chaque
moment... Ainsi, il est assez naturel que le sujet des changements
psychologiques dise qu'il veut l'action, vu que, considéré
au point de vue psychologique, il n'est en ce moment
rien de plus que l'état de conscience composé par lequel
l'action existe[24].» Ce dilemme est ingénieux, mais pas
assez pour ne point laisser échapper la vraie question. En ce
qui concerne le premier terme du dilemme, le sujet à fond
inconnu et inconscient, il n'est pas de tout point «absurde»
d'en supposer l'existence. Les Kantiens pourront, en effet,
appuyer cette hypothèse sur le principe de causalité, et
Spencer vient lui-même de dire, en termes trop substantialistes
qu'il est difficile de se figurer des impressions sans
«quelque chose» d'impressionné. C'est précisément par là que
Kant aboutissait à son moi-noumène, à son moi-transcendant,
lequel d'ailleurs peut n'être, au fond, que l'organisme
même ou la loi inconnue qui en relie tous les phénomènes
en un tout organique. Il eût fallu discuter cette hypothèse.
Quant au second terme du dilemme, le moi conscient, en
admettant que nous ne soyons à chaque instant «rien autre
chose que l'état de conscience présent» il reste toujours à
savoir ce qui est contenu dans cet état de conscience; or,
l'expression même que Spencer emploie implique un état et
une conscience; l'état est particulier et passager, les partisans
du moi demanderont s'il n'est pas l'état d'une conscience
générale et durable, comme «la conscience de la force absolue»
dont Spencer lui-même nous gratifie. Outre les états de conscience,
il y a au moins la loi qui les relie, et cette loi a elle-même
un fondement dans quelque réalité; les partisans du
moi pourront donc encore demander si cette réalité n'est pas
précisément la conscience même, le moi conscient. Enfin,
que la conscience soit une simple forme ou le fond même de
l'être, toujours est-il qu'elle est la condition sine qua non de
la pensée et de la sensation même: elle est un élément sui
generis, d'une incontestable originalité. Qu'on réduise tout
en nous à la sensation, peu importe, car la sensation enveloppe
81
cette chose elle-même à la fois si étrange et si familière:
une conscience, un sujet immédiatement présent à
lui-même, une pensée qui, en pensant autre chose, se pense
elle-même plus ou moins confusément. L'existence de la
pensée et de la conscience est l'infranchissable limite du
mécanisme purement géométrique. Au reste, Spencer lui-même,
dont la doctrine n'est pas toujours bien consistante,
conclut sa psychologie en disant que, si tout ce qui est
dans le sujet pensant ne peut être pensé qu'en termes d'objets,
d'autre part les termes d'objets ne peuvent être saisis
qu'en termes de sujet. M. Taine, à son tour, reconnaît
l'antériorité logique du subjectif sur l'objectif, du mental sur
le mécanique, puisqu'en définitive nous ne connaissons rien
que dans et par la conscience, dans et par le sujet qui se
pense en pensant toutes choses.—
Voilà ce qu'on peut dire de plus plausible en faveur de
l'existence du moi. Il est incontestable que, comme sujet
pensant, le moi est impossible à nier, et c'est ce qu'on peut
retenir de l'argumentation précédente; mais il n'en résulte
point immédiatement, comme le voudraient les spiritualistes,
que le moi soit ni vraiment individuel, ni simple, ni identique,
ni indépendant de l'organisme, ni libre. Sans doute la
conscience est une donnée immédiate, sans laquelle aucune
autre chose ne peut être donnée pour nous; je ne sens rien si
je ne sens pas ce que j'appelle mon existence, je ne pense
rien si je ne pense pas ma pensée; mais d'abord cette existence
et cette pensée sont-elles dans la réalité aussi individuelles
qu'elles le paraissent? Que d'autres explications possibles!
On pourrait supposer, par exemple, que c'est de l'existence en
général que j'ai conscience, ou plutôt de l'existence universelle,
que Schopenhauer appelait la Volonté universelle. L'individualité
commencerait avec les formes, qui supposent la multiplicité
des sensations et un cerveau capable de les concentrer
en soi; alors seulement la pensée deviendrait individuelle; la
conscience prendrait, elle aussi, une forme individuelle, une
forme de moi distinct. Qui nous assure que c'est là autre
chose qu'une forme, liée à la manière dont le cerveau concentre
les sensations et les pensées? De même que notre
être, considéré objectivement, est inséparable de l'être de
l'univers, pourquoi notre pensée serait-elle autre chose qu'une
concentration, en un certain point du temps, de la pensée
répandue partout dans l'univers?—Voilà l'hypothèse panthéiste
et moniste. Or, ce n'est pas en consultant notre conscience
82
que nous pourrons en vérifier la fausseté ou la réalité.
Descartes aura beau dire «je pense, donc je suis,» la pensée
et l'existence sont à coup sûr certaines, mais le je ou moi,
certain aussi comme forme de la pensée et de l'existence,
est-il certain comme fond absolu, durable, distinct, comme
monde séparé, comme microcosme? Là-dessus, la conscience
m'apprend comment je me pense subjectivement, non comment
je suis objectivement. Aussi, ce qu'il y a de certain
dans le je pense, c'est le penser, ce n'est pas le je. Le vrai et
seul évident principe est le suivant: la pensée est; il y a de la
pensée, il y a de l'être, il y a de la conscience. Quant à moi,
ce mot ne désigne que la conscience même de la pensée sans
m'en révéler l'individualité véritable, d'autant plus que toute
pensée a un objet et un objet multiple, et que, par conséquent,
la multiplicité s'impose à la conscience autant que
l'unité. Si le moi paraît un et simple, ce peut fort bien être,
comme le dit Kant, parce qu'il est «la plus pauvre des représentations,»
la pensée «vide de tout contenu.» Par moi ou
cette chose qui pense, «on ne se représente rien de plus qu'un
sujet transcendantal de la pensée = x; ce sujet ne peut être
connu que par les pensées qui sont ses prédicats, et en dehors
d'elles nous n'en avons pas le moindre concept. La conscience
n'est pas une représentation qui distingue un objet particulier,
mais une forme de la représentation en général, en tant
qu'elle mérite le nom de connaissance[25].» Le fond qui est
sous cette forme, le réel, le concret, le vivant, c'est le sentir,
le penser, le jouir, le souffrir, le désirer; c'est la conscience
avec la multitude de ses états; mais nous ne savons toujours
pas si elle est vraiment et objectivement individuelle.
Même incertitude sur l'identité ou la non-identité du moi.
Là encore le pour et le contre peuvent être soutenus par des
arguments qui ne semblent décisifs ni d'un côté ni de l'autre.
On ne prouve pas que le moi soit de tout point illusoire et
que la conscience spontanée soit sans fond propre, quand on
rappelle les incontestables déviations et les erreurs dont l'idée
réfléchie du moi est susceptible. En premier lieu, dit-on, certains
matériaux étrangers peuvent s'introduire dans l'idée que
nous avons de nous-mêmes; une série d'événements imaginaires
s'insère alors dans la série des événements réels, et
nous nous attribuons ce que nous n'avons pas fait[26].—Soit,
répondent les partisans du moi identique; mais sur quel point
83
alors porte exactement l'erreur? Est-ce sur le moi et sur la
volonté, ou au contraire sur tout ce qui n'est pas le moi ni son
action? Balzac croit avoir donné à son ami un cheval qu'il avait
l'intention de lui offrir, et qu'il ne lui a pas donné réellement;
l'erreur porte sur la réalisation effective et matérielle de la
chose dans le monde externe, sur la part du non-moi: Balzac
a réellement désiré et voulu faire ce don, il l'a réellement fait
dans son imagination, et il a assisté d'avance à la scène dont il
était le principal acteur. De même pour les songes et les hallucinations;
ce qui leur manque, c'est la réalité extérieure
dans le non-moi, nullement la réalité intérieure dans la conscience.
Dans d'autres cas, inverses des précédents, nous
attribuons à autrui des événements qui appartiennent au moi.
Au milieu d'un monologue mental, une apostrophe, une
réponse jaillit, une sorte de personnage intérieur surgit et
nous parle à la deuxième personne:—Rentre en toi-même,
Octave, et cesse de te plaindre.—«Supposez que ces apostrophes,
ces réponses, tout en demeurant mentales, soient
tout à fait imprévues et involontaires, que le malade ne
puisse les provoquer à son choix, qu'il les subisse, qu'il en
soit obsédé; supposez enfin que ces discours soient bien liés,
indiquent une intention..., il sera tenté de les attribuer à
un interlocuteur invisible[27].» Les partisans du moi identique
répondent à M. Taine qu'il est obligé d'introduire ici la
distinction du volontaire et de l'involontaire, pour expliquer
l'aliénation d'une partie de nos pensées, de nos sentiments, de
nos actes. Ce que nous subissons doit nous paraître étranger;
or, nous pouvons devenir en quelque sorte passifs de nous-mêmes;
des choses d'abord volontaires deviennent involontaires
par l'habitude: il s'établit alors une lutte de nous avec
nous-mêmes, du moins de la volition présente avec les
effets accumulés des volitions passées, ou, physiologiquement,
de la voie nouvelle que tente de suivre la décharge
nerveuse avec les canaux déjà tracés qui s'opposent à ce nouveau
cours. Il y a toujours en nous une aliénation partielle de
nous-mêmes; pour que cette aliénation s'exagère jusqu'à
l'hallucination, il suffit que les conditions organiques viennent
ajouter leur tyrannie à celle qui résulte déjà de nos idées et
de nos passions acquises. Les vibrations maladives du cerveau
produisent alors des sensations fortes, réellement imprévues
et non voulues. D'après les règles ordinaires de l'attribution
aux causes, nous attribuons ce que nous éprouvons à des
84
causes différentes de nous-mêmes, et à vrai dire nous
n'avons pas tort; notre seule erreur, c'est de projeter à
une trop grande distance les causes étrangères à notre volonté.
Elles sont en nous et dans notre cerveau; notre
induction les place plus loin dans le monde extérieur; ici
encore l'erreur porte, à vrai dire, sur l'extériorité. Si le
moi se trompe, c'est dans le partage des modes relatifs
entre les deux termes, moi et non-moi. Les associations, étant
acquises, peuvent être défaites, même les plus importantes.
Par exemple l'association du sentiment de notre existence
propre avec notre nom propre peut être détruite; Pierre se
donne le nom de Paul; il peut même confondre l'histoire de
Paul avec la sienne. Mais notre histoire, à vrai dire, n'est pas
encore tout à fait nous-mêmes; c'est notre manifestation à
travers le temps. Notre histoire est surtout celle de nos relations
avec autrui et avec les choses extérieures; elle a surtout
pour objet nos affaires étrangères, dont nos affaires intérieures
elles-mêmes ne sont jamais isolées. Tout cela peut donc à la
rigueur s'oublier, se confondre, s'aliéner. Dans ce cas encore,
l'oubli et l'erreur portent seulement sur nos relations multiples,
qui ne sont pas le moi lui-même, réel ou formel. L'oubli, du
reste, semble être toujours momentané, l'erreur toujours
réparable; la maladie a toujours un remède, connu ou inconnu.
La nature opère souvent la guérison par ses propres ressources,
à défaut de l'art. Témoin cette dame américaine qui,
au sortir d'un long sommeil, se réveilla sans aucun souvenir
apparent, fit de nouveau connaissance avec ceux qui l'entouraient,
apprit de nouveau à écrire, puis, après un autre sommeil
prolongé, retrouva au réveil le souvenir de sa première
période en perdant celui de la seconde. On en a conclu qu'il y
avait dans le même être deux personnes morales, deux moi
qui se sont succédé périodiquement pendant plus de quatre
années. C'est aller un peu trop vite. On nous dit que cette
dame, «quand elle est dans son ancien état,» a une belle
écriture, et dans son second «une pauvre écriture maladroite;»
l'écriture n'est pas le moi ni la volonté. On ajoute qu'elle ne
reconnaît pas dans une période les personnes qu'elle n'a vues
que dans la période précédente; les autres personnes ne sont
pas le moi. On ne nous dit pas si son caractère était sensiblement
modifié: la chose aurait valu la peine d'un examen, car
ici nous approchons du moi; mais enfin, supposons un complet
oubli, une vraie table rase: ce n'est encore là qu'une perte
apparente de soi-même, puisque en fait tous les souvenirs qui
semblaient à jamais perdus ont été retrouvés. Donc le premier
85
moi, réel ou formel, subsistait toujours, et il est inutile de faire
intervenir un second moi, un second personnage, là où le premier
suffit. Quand la chaleur employée à faire fondre la glace
devient latente, puis, après la fusion, redevient sensible, nous
ne croyons pas nécessaire de supposer deux chaleurs. Ce cas
maladif exceptionnel a son analogue dans l'alternative de la
veille et du sommeil, qui ne scinde pas pour cela véritablement
notre conscience en deux. Bien plus, pendant la veille même,
il a son analogue dans les faits les plus simples d'oubli. L'oubli
est un sommeil partiel, comme le sommeil est un oubli partiel.
Par exemple, je vais de mon bureau à ma bibliothèque pour
chercher un livre; en chemin j'oublie de quel livre il s'agit et
fais d'inutiles efforts pour m'en souvenir: est-ce à dire que je
sois scindé en deux, que je sois devenu une autre personne,
qu'il y ait en moi-même deux moi, l'un qui pensait tout à
l'heure à ce livre, l'autre qui n'y pense plus? Je reviens à mon
bureau pour me remettre dans le même courant d'idées, et un
instant après le souvenir me revient; est-ce le premier moi
qui a pris la place du second? L'écheveau des associations
est toujours plus ou moins extérieur à ma volonté, de même
que l'écheveau de fil à la main qui le débrouille. Ce que j'entends
par moi est quelque chose qui me paraît supérieur à ce
que j'oublie comme à ce dont je me souviens. Supposons qu'au
lieu d'oublier un seul fait, j'oublie toute une série de faits,
toute une période de mon histoire, et même toute mon histoire:
je ne deviendrai pas nécessairement pour cela un autre individu.
La solution de continuité produite dans la connaissance
analytique de moi-même pourrait n'être pas absolue et ne
pas m'atteindre en moi-même; les perceptions sourdes dont
parle Leibniz continueraient à manifester le même individu.
Telle est la discussion à laquelle peuvent donner lieu les
maladies de la mémoire et de la conscience, sous lesquelles
on peut toujours supposer la persistance de notre identité personnelle,
liée elle-même à la persistance du cerveau. Mais, ni
d'un côté ni de l'autre, aucun argument n'est décisif relativement
à la réalité absolue des choses. Si les matérialistes ne
peuvent entièrement démontrer la non-identité absolue du
moi, encore bien moins les spiritualistes peuvent-ils démontrer
ou vérifier son identité absolue. La mémoire fût-elle toujours à
l'abri des altérations et des maladies, des erreurs mêmes sur
le passé, elle ne constituerait pas pour cela une preuve suffisante
de notre identité.
En effet, nous ne saisissons pas directement le passé en lui-même;
nous ne pouvons le saisir que dans le présent. Dès lors,
86
en nous supposant réduits à cette preuve, nous pouvons toujours
nous demander si, dans l'intervalle du passé au présent,
nous n'avons point changé en notre fond, quoique identiques
dans la forme de la pensée. D'autant plus que, matériellement,
la mémoire est liée à une innervation du cerveau, dont les
parties sont changeantes. «Une boule élastique qui en choque
une autre en droite ligne, dit Kant, lui communique tout son
mouvement, par conséquent tout son état, si l'on ne considère
que les positions dans l'espace. Or, admettez, par
analogie avec ces boules, des substances dont l'une transmettrait
à l'autre ses représentations avec la conscience qui les
accompagne, la dernière substance aurait conscience de tous
les états qui se seraient succédé avant elle comme des siens
propres, puisque ces états seraient passés en elle avec la conscience
qui les accompagne, et pourtant elle n'aurait pas
été la même personne dans tous ces états.» Le souvenir, en
effet, comme renouvellement d'une représentation particulière,
est un phénomène qui peut se transmettre et se reproduire de
la même façon que les autres phénomènes. Seule, la reconnaissance
immédiate d'un moi absolu dépasserait la sphère des
phénomènes; mais elle présupposerait un moyen de se reconnaître
qui fût indépendant du temps lui-même. La conscience
de l'identité dans différents temps impliquerait la conscience
de quelque principe qui, dans un même temps, dépasserait
le temps et fonderait par là l'identité à venir. Aussi, Maine
de Biran et ses disciples ont-ils été amenés à soutenir que
nous nous saisissons nous-mêmes en dehors du temps et,
comme dit Spinoza, sub specie æterni. Mais, outre que cette
conscience de l'éternel ou de l'intemporel, qui serait la conscience
et l'intuition du noumène, est ce qu'il y a de plus problématique,
elle ne serait toujours, fût-elle certaine, qu'une
conscience non individuelle, une conscience de ce qui est supérieur
au moi, de ce qui est vous autant que moi, une conscience
de l'universel. Le moi ne serait plus absorbé dans ses
organes, mais il le serait dans l'unité absolue de la «raison.»
La volonté dont nous aurions ainsi la vague conscience serait
de nouveau la volonté universelle de Schopenhauer ou la substance
éternelle de Spinoza.
A l'objection de Kant, tirée de la communication du mouvement
et, en dernière analyse, de la communication du
changement ou des manières d'être, on ne pourrait répondre
qu'en montrant dans la conscience quelque chose d'absolument
incommunicable; et pour trouver ce je ne sais quoi
d'incommunicable, il ne suffirait pas de comparer le moi en
87
différents temps, il faudrait pouvoir reconnaître, non seulement
dans un seul et même instant, mais même indépendamment
de toute durée, ce qui le rend incommunicable
et impénétrable. Or, dès qu'on s'élève au-dessus du temps
comme de l'espace, l'être est, au contraire, nécessairement
pensé comme communicable, pénétrable, ouvert de toutes
parts, en un mot universel. L'individuation, à cette hauteur,
se perd dans un profond mystère, et on ne peut plus comprendre
tous les esprits que dans un seul esprit. D'autre part,
si de cette région problématique des noumènes nous redescendons
dans le monde du temps et de l'expérience, le moi
ne nous offre plus qu'une impénétrabilité de fait et en quelque
sorte matérielle, qu'une incommunicabilité relative qui peut
n'être pas définitive. En effet, il y a nécessairement communication,
d'une manière quelconque, entre les êtres, puisqu'en
fait et dans l'expérience nous nous communiquons des changements,
des modifications, nous agissons et pâtissons les uns
par rapport aux autres. Contre ce fait (pas plus que contre la
réalité du mouvement) ne peuvent prévaloir les spéculations des
métaphysiciens sur l'incommunicabilité entre les «substances,»
ou, si les substances sont réellement incommunicables, le
fait de la communication réciproque prouve précisément que
nous ne sommes point des substances. L'histoire naturelle et
la psychologie des animaux nous montrent la fusion de plusieurs
êtres en un seul, doué probablement de quelque conscience
centrale. L'insecte coupé en deux tronçons qui continuent
de sentir nous révèle la division possible d'une conscience
encore à l'état de dispersion. La communication mutuelle
des sensations entre les deux sœurs jumelles soudées par le
tronc, est un fait physiologique qui nous ouvre des perspectives
sur la possibilité de fondre deux cerveaux, deux vies, peut-être
deux consciences en une seule[28]. Actuellement, les moi sont
impénétrables; mais l'impossibilité de les fondre peut tenir à
l'impossibilité de fondre les cerveaux. Si nous pouvions greffer
un centre cérébral sur un autre, rien ne prouve que nous ne
ferions pas entrer des sensations, auparavant isolées, dans une
conscience commune, comme un son entre dans un accord
qui a pour nous son unité, sa forme individuelle. Sans doute,
nous n'arrivons pas à comprendre ce mystère: ne faire plus
qu'un avec une autre conscience, se fondre en autrui, et pourtant
c'est ce que rêve et semble poursuivre l'amour. Qui sait si
88
ce rêve n'est pas l'expression de ce que fait continuellement la
nature, et si l'alchimie universelle n'opère pas la transmutation
des sensations par la centralisation progressive des
organismes? Ce moi dont nous voudrions faire quelque chose
d'absolu,—qui pourtant doit bien être dérivé de quelque façon
et de quelque façon relatif, s'il n'est pas l'«Absolu» même,
s'il n'est pas Dieu,—ce moi que Descartes voulait établir au
rang de premier principe, plus nous le cherchons, plus nous
le voyons s'évanouir, soit dans les phénomènes dont il semble
l'harmonie concrète, soit dans l'être universel qui n'est plus
ma pensée, mais la pensée ou l'action partout présente.
Dès lors, que devient la conscience de notre indépendance
en tant que moi, de notre liberté individuelle?
Cette conscience de la liberté supposerait que nous nous
voyons absolument indépendants: 1o de notre corps; 2o de
l'univers; 3o du principe même de l'univers. Eh bien, nous aurons
beau contempler notre conscience et répéter avec Descartes:
cogito, cogito, nous ne verrons pas par là notre réelle
indépendance par rapport à notre organisme. «Ce qui peut être
conçu séparément, dit Descartes, peut aussi exister séparément.»
Kant a montré l'impossibilité de ce passage d'une
distinction intellectuelle, subjective, à une séparation réelle,
objective. «Dire que je distingue ma propre existence, comme
être pensant, des autres choses qui sont hors de moi, et dont
mon corps fait aussi partie, c'est là une proposition simplement
analytique; car les autres choses sont précisément
celles que je conçois comme distinctes de moi. Mais cette
conscience de moi-même est-elle possible sans les choses
hors de moi, par lesquelles les représentations me sont
données, et par conséquent puis-je exister simplement
comme être pensant, sans être homme [et uni à un corps]?
C'est ce que je ne sais point du tout par là[29].»
Je sais encore bien moins, par la connaissance de ma conscience,
si je puis exister indépendamment de la totalité des
êtres, de l'univers avec lequel mes organes me mettent en
communication. Il faudrait, pour le savoir, que j'eusse mesuré
l'action de toutes les causes extérieures, et que je pusse montrer
un résidu inexplicable par ces causes, explicable par moi.
J'aurais besoin, pour résoudre ce problème, de la science
universelle. La prétendue conscience de la liberté serait donc
identique à la science de l'univers. Quant à savoir si je puis
exister sans un principe supérieur à moi comme à l'univers
89
même, en un mot si je suis l'absolu, c'est ce que l'inspection
de ma conscience ne m'apprendra jamais. Et pourtant, pour
avoir conscience de ma substantialité propre, il ne faudrait
rien moins qu'avoir conscience de ce que les scolastiques
appelaient mon aséité, mon existence par moi seul[30]. On
définit la substance ce qui est véritablement en soi-même
et non dans autre chose comme une simple qualité. Mais
ce qui est en soi-même, Spinoza l'a bien compris, c'est ce qui
est par soi-même, ce qui est cause de soi-même, ce qui est indépendant
ou absolu. On a beaucoup critiqué cette définition
de Spinoza; mais, en définitive, l'être qui ne contient en lui-même
rien d'absolu, et qui n'est qu'un ensemble de relations
et de dépendances, a-t-il le droit de dire qu'il existe individuellement
et en lui-même? Que peut-il montrer, comme titre
à l'existence, qui lui appartienne? A-t-il un droit de propriété
véritable à faire valoir dans le domaine infini de l'être? ne
pourrait-on pas montrer toujours que, s'il possède quelque
chose à la surface, le sol lui-même et le fonds ne lui appartiennent
point? Il est de par toutes les autres choses et non
de par lui-même; en conséquence, il est en tout, plutôt qu'en
lui-même. Il n'est pas plus pour soi que par soi et en soi. Ce
sont là trois choses inséparables. La conscience de la vraie
substantialité, la conscience de l'absolu, voilà ce qui pourrait
constituer une vraie conscience de notre indépendance
personnelle, de notre liberté, voyant en soi, a priori, la raison
et la cause de tout ce qu'elle veut, de tout ce qu'elle est. Si on
le méconnaît, c'est qu'on partage une erreur commune à
90
presque tous les philosophes: la confusion du nécessaire et
de l'absolu, laquelle se réduit à la confusion de la nécessité et
de la liberté. Entend-on par substance la dernière nécessité
de notre être, ce qui nous impose nos manières d'être fondamentales,
notre caractère personnel?—Alors, relativement à
nous, la substance devient quelque chose de passif, reçu du
dehors. Or, ce n'est plus notre activité, notre volonté, mais notre
nature. Cherchons en nous cette nécessité dernière, nous ne la
trouverons pas. Notre nature nous a été donnée, imposée:
c'est la part du physique. Notre nature se réduit aux conditions
extérieures de notre activité, au milieu où elle agit,
aux nécessités qu'elle subit, aux dépendances et aux relations
où elle est engagée. En croyant nous chercher nous-mêmes
dans cette substance prétendue qui serait notre nécessité,
nous cherchons autre chose. La substance ainsi entendue
est, comme toute nécessité, impersonnelle. J'ajoute qu'elle
est physique; c'est notre corps. Et, comme notre corps
n'est qu'un détail du grand monde, notre substance est universelle:
notre vrai support est le monde entier. Enfin, si
le monde entier se ramène à quelque nécessité primitive et
universelle, notre substance finit par se confondre avec cette
unité nécessaire, avec cette loi universelle, avec ce fatum
suprême, qu'on a si faussement appelé Dieu. Dans cette première
voie, notre substance fuit donc en quelque sorte devant
nous. Loin d'être le moi, la personne, elle est le non-moi,
l'impersonnel. De sorte qu'on aboutit par là à cette conséquence:
notre être, c'est l'être d'autrui et de tous. En d'autres
termes, nous n'existons pas réellement. Telle serait, dans
cette hypothèse, la substance objective, inconnue, l'X de
l'équation universelle, le noumène insaisissable.
C'est, au contraire, dans une volonté se suffisant à elle
seule, dans une liberté absolue que la vraie substance pourrait
résider. Mais dans ce second sens, le plus qu'on pût accorder
à l'homme, ce serait simplement une vague conscience
de la force ou volonté universelle qui agit en nous comme
dans les autres; cette prétendue conscience de l'universel
n'est sans doute qu'une pure idée. En tout cas, nous perdons
notre moi par ce second côté comme par l'autre. Si nous
avions ainsi conscience de quelque liberté, ce ne serait pas
de notre liberté individuelle, mais de la liberté, de l'unité
absolue, supérieure à notre individualité propre. En ce cas,
je serais libre là où précisément je ne serais plus moi. En
tant que moi, en tant qu'être distinct et déterminé, je suis
déterminé dans mon action comme dans mon être, je suis
91
pris au réseau du déterminisme universel. La liberté, si elle
existe, n'est plus que le mens agitat molem. De même donc
que mon moi se perd dans la substance des métaphysiciens
conçue comme nécessité fondamentale, il se perd aussi,
semble-t-il, dans la substance conçue comme liberté fondamentale.
Si la nécessité n'est pas moi, l'absolu d'autre part
n'est pas moi, ou du moins il n'est pas ce qu'il y a d'individuel
et de proprement mien en moi-même.
En dernière analyse, la conscience hypothétique de la liberté
se réduit ou bien à la vague conscience d'une existence absolue
et universelle, d'une volonté absolue qui ne serait pas
vraiment notre volonté individuelle, ou bien à une idée d'absolu,
à une idée de liberté, qui est pour le moi un idéal, et non
encore une réalité présente au moi. Que la liberté, l'absolu,
soit la réalité même, on peut le prétendre; mais ma liberté,
mon indépendance absolue est certainement une idée. Je
n'ai pas conscience d'être libre, moi; j'ai seulement conscience
de penser la liberté, de l'aimer et d'y tendre.
Cette idée même de liberté, nous l'avons vu[31], se produit
tout naturellement sans exiger aucun effet de notre part, car
elle provient de ce que nous ne faisons pas une analyse complète
ni un complet calcul. Par un phénomène singulier, l'idée
si utile de notre puissance volontaire provient de notre impuissance
intellectuelle et de notre repos intellectuel. Les divers
possibles nous paraissent alors coïncider dans la perspective
intérieure, et cette apparence même les rapproche pratiquement.
Dans une immense allée d'arbres, les arbres lointains
semblent se toucher, parce que nous demeurons en repos sans
aller vérifier jusqu'au bout; que serait-ce s'il n'y avait point
de bout?
La «conscience de l'indépendance» peut donc avoir pour
fond réel l'inconscience de la dépendance[32].
Soit un motif déterminé: il est clair que je puis ne pas le
suivre,—si j'en suis un autre; mais cet autre à son tour, je
puis ne pas le suivre. J'acquiers ainsi l'idée de mon indépendance
générale par rapport à chaque motif particulier, et je
finis même par me persuader que, si je vide la volonté de tout
motif, il restera encore une puissance indépendante, une
volonté pure et absolue analogue à la pensée pure d'Aristote.
Il me semble même alors que je réalise en moi cette volonté et
que j'en ai le sentiment ou la conscience. Mais, quand j'ai le
92
sentiment de n'être pas nécessité dans un acte, ce peut être
précisément parce que la nécessité y est entière. En effet, pour
sentir une nécessité et une contrainte, c'est-à-dire au fond un
obstacle, il y faut résister en quelque mesure et par cela
n'être pas complètement entraîné; mais, si la nécessité se
confond avec mon action même, ou plutôt avec mon vouloir,
je n'ai plus que le sentiment d'une spontanéité entière. Il ne
faut pas se figurer toujours la nécessité sous la forme anthropomorphique
d'une contrainte matérielle, comme celle d'un
bras contraint par un autre bras; elle peut être la volonté
même et le moi; elle peut être tellement dégagée de résistances
extérieures que toute idée de contrainte disparaisse et que la
nécessité immanente se voie elle-même spontanéité.
Puisque à tous les points de vue la conscience de la liberté
individuelle demeure insaisissable, le vrai problème de la
liberté est bien celui que nous avons posé à plusieurs reprises:—Jusqu'à
quel point et par quels moyens l'idée de la liberté
est-elle réalisable au sein même du déterminisme?—C'est à
ce problème qu'aboutissent nécessairement tous les systèmes
métaphysiques, et c'est sous cette forme seule qu'on peut
espérer un rapprochement pratique de ces systèmes. Le problème
de la liberté individuelle n'est autre que celui de l'individuation:
on ne peut espérer le résoudre théoriquement et
métaphysiquement avec certitude; il ne prend de forme scientifique
que sous la formule suivante: «Jusqu'à quel point et
par quelle série de moyens-termes pouvons-nous nous individualiser?»
et aussi, dans l'ordre moral: «Jusqu'à quel
point pouvons-nous nous universaliser?»—C'est donc une
question de limite à déplacer, une question expérimentale
d'évolution et de progrès.
93
CHAPITRE DEUXIÈME
L'INDÉTERMINISME PSYCHOLOGIQUE.—LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE
I. L'indétermination partielle dans la sensibilité et dans l'intelligence. Équilibre
artificiel et prévalence artificielle des idées.
II. L'indétermination dans la volonté. Critique de Reid.
III. Comment la détermination succède à l'indétermination.—Peut-on choisir avec
réflexion entre deux choses indifférentes, et où finit la part de la liberté dans ce
choix? Expériences psychologiques. Analyse des faits de caprice et d'obstination.
On a espéré prouver psychologiquement l'existence d'une
liberté individuelle par l'examen des cas où nous choisissons
entre des choses équivalentes et indifférentes. Rien de plus éloigné,
au premier abord, que le déterminisme mécanique et cette
liberté d'indifférence ou d'équilibre. On ne tarde pourtant pas
à découvrir entre ces doctrines une foule de points communs
qui peuvent en préparer le rapprochement dans une notion
plus scientifique. Tout d'abord, elles ont également pour fond
des idées d'équilibre et de mouvement, des idées mécaniques;
et elles ne semblent guère, l'une et l'autre, s'élever au-dessus
des considérations de forces ou de quantités. La liberté d'équilibre
serait plus physique que morale; car le problème moral,
que du reste nous ne voulons pas poser encore, ne se pose
jamais dans l'indifférence. De même que les mathématiciens
réduisent ce qu'on appelle jeux de hasard à des jeux de nécessité
mathématique, de même, peut-être, cette sorte de jeu
et de hasard intérieur qui semble constituer la liberté d'indifférence
s'explique-t-il par les règles générales du mécanisme,
auxquelles il paraissait d'abord faire exception.
I.—Le mécanisme et la liberté d'indifférence s'accordent
à reconnaître dans la sensibilité, dans l'intelligence, dans
l'activité, des cas d'indétermination et de statique mentale qui
se ramènent à des états d'équilibre. Mais, l'un et l'autre système
le reconnaissent aussi, cette indifférence intérieure, dans
94
nos diverses facultés, n'est jamais que partielle: le repos absolu
serait pour nous la mort.
La sensibilité semble parfois dans un état de complète indifférence;
mais, avec un peu d'attention, on y découvre
toujours quelque sentiment confus, qui enveloppe un effort
plus ou moins pénible ou un déploiement plus ou moins
agréable d'activité. Je puis d'ailleurs, en faisant attention à
quelque objet, soustraire ma réflexion, sinon mon être tout
entier, à ces petits changements qui surviennent dans ma
sensibilité. C'est alors que celle-ci paraît indifférente; mais
cette indifférence n'est pas absolue: car je prends intérêt et
plaisir à diriger ma pensée dans ce calme même des sens,
comme une barque sur des eaux endormies et indifférentes.
En l'absence de tous les autres plaisirs, celui-là reste; il ressemble
au sillon que la barque produit à sa suite sur la surface
qu'elle traverse: tout autre flot a disparu, mais celui-là suffirait
encore pour faire tressaillir la masse des eaux et y entretenir
un mouvement perpétuel.
L'indétermination absolue de l'intelligence ne serait que la
possibilité abstraite de penser. Ce n'est pas dans cette torpeur
de l'intelligence qu'il faut chercher la place et le domaine de
la liberté. Si celle-ci peut s'exercer dans l'indifférence du
jugement, il ne s'agit alors que d'une indifférence sur certains
points, qui ne doit pas exclure, mais plutôt favoriser
l'action déterminée de l'esprit sur d'autres points.
L'indifférence partielle de l'entendement peut être produite
en premier lieu par l'ignorance; car, à l'égard de ce qu'elle
ignore entièrement, mon intelligence ne saurait être qu'indifférente
et en repos. La seconde cause d'indétermination dans
le jugement est le doute. En effet, le doute est un équilibre
produit par l'équivalence en quantité et en qualité des raisons
pour l'affirmative et des raisons pour la négative. Ces raisons,
considérées en elles-mêmes et dans la réalité concrète des
choses, ne sont jamais parfaitement équivalentes, et c'est ce
que Leibniz soutiendrait à bon droit; mais, Leibniz ne l'a pas
assez remarqué, elles peuvent être équivalentes pour notre
intelligence imparfaite, qui ne connaît jamais tous les termes
de la question. Par exemple, si je sais qu'une urne où je dois
puiser contient cinq boules blanches et cinq boules noires,
sans connaître rien de plus, il y aura équilibre parfait dans
mon intelligence entre le pour et le contre. Pourtant, cet
équilibre n'existe pas dans la réalité. Les boules ne sont pas
toutes à égale distance de ma main; il en est qui sont au
95
fond de l'urne, et d'autres par dessus; il y a aussi dans le
mécanisme de mon bras quelque chose qui le fera dévier à
droite plutôt qu'à gauche. Si je connaissais tous les éléments
concrets de la question, l'équilibre serait rompu et le doute
disparaîtrait de mon esprit. C'est donc l'ignorance, en définitive,
qui produit le doute, et cette seconde cause d'indétermination
intellectuelle se ramène à la première.
L'ignorance, nous obligeant à négliger certaines choses
qui existent dans la réalité sans exister dans notre pensée,
est une sorte d'abstraction naturelle et forcée. D'autre part,
l'abstraction logique pourrait être appelée une ignorance artificielle
par laquelle nous rendons notre intelligence indéterminée
sur certains points pour pouvoir la déterminer sur
d'autres points. C'est là un troisième moyen de produire l'indifférence.
L'artifice de l'abstraction, en effet, ne nous sert
pas seulement dans les questions théoriques; nous le mettons
aussi en usage dans les problèmes pratiques, quand nous
délibérons sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Nous pouvons
alors, par l'abstraction, introduire momentanément l'équilibre
entre des idées qui ne sont réellement pas équivalentes.
Entre deux partis, dont l'un au premier abord prévaut dans
mon jugement, je puis rétablir artificiellement l'équilibre, en
faisant abstraction des différences de valeur pour ne considérer
que les ressemblances, en détournant mon attention
de certains points pour la fixer sur d'autres. L'attention ressemble
alors au balancier dont on se sert pour maintenir un
équilibre instable: suivant qu'on le penche à droite ou à
gauche, on établit la compensation et l'indifférence entre des
forces différentes. Cet art de l'équilibre nous est familier à
tous; l'enfant l'emploie de bonne heure instinctivement, et
l'homme finit par y montrer une adresse vraiment merveilleuse.
Nous pouvons aller plus loin encore, et faire en sorte que
le parti inférieur paraisse non seulement égal, mais supérieur
à l'autre. Nous faisons, par l'abstraction, rentrer dans une
sorte de nuit ce qui pourrait assurer la supériorité à un parti,
et nous ne projetons la lumière que sur les côtés par où l'infériorité
se montre. Les ruses des sophistes pour faire triompher
la mauvaise cause, nous les employons au sein même
de notre conscience, dans cette sorte d'assemblée délibérante
que forment nos idées.
Nous pouvons aussi, comme les rhéteurs et les sophistes,
compenser la valeur d'une raison très forte par un grand
nombre de raisons faibles. La première prévaudrait sur chacune
des raisons opposées prise à part; mais elle peut être
96
équilibrée ou surpassée par leur ensemble. Parfois encore,
comme l'a fait voir Leibniz, la victoire que nous n'aurions pas
obtenue en gros, nous l'obtenons en détail, par un groupement
habile des questions et des raisons qui fait que, dans
chaque groupe, le pour doit l'emporter. Cet artifice rappelle
l'adresse des politiques et les moyens dont ils se servent, dans
les pays de suffrage, pour obtenir une majorité plus apparente
que réelle, en groupant les électeurs dans des circonscriptions
habilement distribuées.
Le langage, qui n'est qu'un procédé particulier d'abstraction
et d'analyse, est aussi un moyen puissant pour produire
artificiellement l'équivalence ou la prévalence des idées.
Quelque différents que soient en eux-mêmes le devoir et l'intérêt,
les mots de devoir et d'intérêt peuvent être considérés
comme indifférents, et nous sommes, par rapport à ces mots,
dans un état d'équilibre relatif. Il en est de même des propositions
verbales, quand on les compare entre elles. «Il est
bon en soi de faire son devoir,» «il est bon pour moi de
suivre mon intérêt;»—voilà des propositions très différentes
pour le sens, mais qui deviendront presque indifférentes
si on débite les mots sans faire attention aux idées.
L'idée vraie d'un devoir aurait pu l'emporter sur ma passion
présente; mais si je n'oppose à cette passion que le mot même
de devoir et la pensée vague qu'il enferme, ne pourrai-je pas
parvenir, non seulement à équilibrer les chances entre les
diverses raisons, mais même à faire prévaloir dans mon jugement
la raison la moins bonne? Leibniz remarque que souvent,
en pensant «à Dieu,» à la vertu, à la félicité, nous raisonnons
en paroles, presque sans avoir l'objet même dans
l'esprit; nous débitons les mots comme des perroquets, et
nos raisonnements «sont une espèce de psittacisme» qui ne
fournit rien pour le présent à la conscience morale. Les mots
peuvent donc être pour l'intelligence un moyen de se soustraire
tout à la fois à l'action du sensible et à celle de «l'intelligible.»
Par les mots, l'esprit devient comme indépendant
des choses mêmes et de leurs différences réelles; par eux il
peut se mouvoir facilement en tous sens et porter son attention
sur ce qui lui plaît.
Produit de l'ignorance naturelle ou de l'abstraction artificielle,
l'indifférence qu'offre parfois la pensée s'accorde avec
le déterminisme aussi bien qu'avec la doctrine contraire. Si
le désaccord a lieu, ce sera plutôt dans l'explication des états
d'indifférence ou d'équilibre que peut offrir la volonté et des
moyens par lesquels elle en sort.
97
II.—Les mobiles et les motifs qui influent sur notre activité
ne sont autre chose que les déterminations de notre sensibilité
et de notre intelligence. Reid et les éclectiques ont
représenté la volonté comme une sorte de puissance neutre
qui demeurerait par elle-même indifférente aux différences
survenues dans le sentiment ou dans la pensée, et qui ne
subirait de leur part aucune action réelle, aucune détermination,
ni totale ni partielle. «Des motifs, dit Reid, ne sont
ni causes ni agents; ils supposent une cause efficiente, et
sans elle ne peuvent rien produire... Un motif est également
incapable d'action et de passion, parce qu'il n'est
pas une chose qui existe, mais une chose qui est conçue;
c'est ce que les scolastiques appelaient un être de raison, ens
rationis. Les motifs peuvent donc influer sur l'action, mais
ils n'agissent pas[33].» Un motif, dit Reid, n'est qu'une
chose conçue; mais d'abord une chose conçue est en même
temps une chose sentie, parce que nous prenons toujours un
intérêt quelconque à nos idées. En outre, un motif est une
réelle action exercée sur nous et par nous. La peur, par
exemple, est-elle donc un être de raison qui ne peut agir?
Ce n'est sans doute pas la peur prise abstraitement qui agit,
semblable aux Euménides et aux Gorgones; mais c'est l'objet
terrible qui agit sur nous et qui par cela même modifie notre
activité, en provoquant une réaction dont la force est d'autant
plus grande que l'action extérieure a été elle-même plus forte.
Il y a dans tout motif, dans toute idée, un commencement
d'action et même de mouvement qui tend à persister et à s'accroître,
comme un élan qui nous serait imprimé ou que nous
nous imprimerions. Toute idée est déjà une force; notre activité
n'est donc ici nullement indifférente.
Reid se contredit lui-même en disant que les motifs peuvent
influencer notre action et nous pousser à agir, mais qu'ils
n'agissent pas, comme si influencer n'était pas agir. Hamilton
montre bien ce paralogisme de Reid: «Si les motifs poussent
à agir, dit-il, ils doivent coopérer à l'action en produisant un
certain effet sur l'agent.» Mais Hamilton commet un paralogisme
à son tour lorsqu'il ajoute: «Cela ne change rien au
raisonnement de dire (avec les nécessitaires) que les motifs
déterminent l'homme à agir, ou de dire (avec Reid) qu'ils le
déterminent à se déterminer à agir[34].»—Cela change
quelque chose, au contraire. Dans le premier cas, l'action du
98
motif est seule et suffit seule à produire l'effet final, par
exemple la fuite du danger. Dans le second cas, il y a place
pour une autre action, qui peut-être sera elle-même fatale,
mais qui peut-être aussi sera libre. Autre chose est de dire
simplement que la colère me détermine, et autre chose de
dire qu'elle me détermine à me déterminer; car il restera
à savoir si la fatalité ne cesse pas là où cesse la première détermination,
produite par l'objet, et si la liberté ne commence
pas là où commence la seconde, qui vient de moi-même. Il n'y
aurait qu'une contradiction apparente dans ces mots: «La
peur m'a déterminé fatalement à me déterminer librement
entre le courage ou la fuite.» Nous ne prétendons pas que cette
détermination libre existe; mais Hamilton n'en prouve pas
l'impossibilité, et l'action du dehors n'est pas incompatible
avec notre action personnelle. Reid et Hamilton ne mettent,
l'un et l'autre, qu'un facteur là où il y en a peut-être deux.
Ainsi, les motifs étant l'action de causes réelles et
motrices, on ne peut pas se représenter notre activité
comme capable de demeurer absolument indifférente sous
cette action. Tous les changements qui se produisent dans le
sentiment et la pensée produisent eux-mêmes des changements
dans l'activité; ce qui semble alors s'accomplir dans
trois «facultés» différentes est au fond la même action
motrice tendant à persévérer et à croître, tendant à devenir
complète, objective et extérieure, d'incomplète et de subjective
qu'elle était d'abord. Si donc les motifs peuvent donner lieu
à des faits d'indifférence dans l'activité, ce ne sera jamais une
indifférence totale qui pénétrerait dans le fond même de la
volonté, mais seulement cette indifférence partielle produite
par l'équilibre de plusieurs forces. Examinons ces cas d'équilibre
et de statique.
III.—Les motifs donnent lieu à des effets statiques ou mécaniques,
parce qu'ils enveloppent de la force. On demandera
peut-être comment se mesure cette force des motifs; on dira
avec Jouffroy qu'il n'y a point de commune mesure entre une
idée et une passion, ou entre telle idée et telle autre.—C'est
oublier que toute idée est aussi un sentiment; c'est oublier surtout
que les motifs et les mobiles sont des actions suivies de
réaction. Là où se trouve l'action se trouve aussi l'intensité, la
force. C'est donc dans l'action qu'est la commune mesure:
nous mesurons l'intensité des motifs à l'intensité de l'action
que notre caractère, notre moi, est obligé de déployer pour
leur résister, en d'autres termes, à l'effort. Il se passe alors
99
quelque chose d'analogue à ce que nous faisons en soupesant
un objet, quand nous apprécions le poids par l'effort que cet
objet exige pour être soulevé. Si les instruments de précision
manquent pour les forces spirituelles, les lois générales de la
combinaison des forces n'en sont pas moins ici applicables.
Remarquons d'ailleurs que les forces mentales sont elles-mêmes
le type d'après lequel nous nous figurons les autres; nous
n'avons après tout conscience que de la force intérieure,—effort,
tendance, désir,—et c'est par analogie avec elle que
nous nous représentons la nature intime des autres forces.
Deux tendances contraires et d'égale intensité peuvent produire
un équilibre relatif dans notre activité; équilibre toujours
fort instable, et qui devrait se représenter matériellement par
une oscillation plutôt que par le repos. Il nous est impossible,
en effet, d'avoir l'esprit également fixé sur deux objets à la
fois, par exemple le péril présent et le regret à venir d'une
action lâche. De ces deux idées, il en est toujours une qui domine
quelque peu et tend à s'éclairer tandis que l'autre
s'obscurcit.
La réflexion même qui nous avertit de l'idée actuellement
dominante fait surgir à son tour l'idée dominée, en vertu de
l'habituelle association des contraires, qui, dans la délibération
entre des contraires, est nécessairement en jeu. La tendance
tout à l'heure maîtresse est alors peu à peu contrebalancée.
De là, comme nous l'avons déjà remarqué, une
oscillation analogue à celle du pendule.
La force constante de la pesanteur, qui excite le pendule à
rentrer dans sa position normale, peut être aussi comparée à
la tendance constante qui incline l'esprit vers le bonheur en
général: le désir inné du bonheur n'est-il pas comme la
gravitation naturelle des volontés vers leur centre? Les
impulsions particulières à droite ou à gauche sont analogues
aux tendances tour à tour prédominantes. La résistance que
l'air oppose aux mouvements du pendule et qui peu à peu les
ralentit, a pour analogue la diminution progressive d'intensité
que produisent dans nos tendances rivales, soit l'habitude,
soit la fatigue et l'ennui. Enfin, le point fixe auquel est attaché
le pendule pourrait être comparé à l'unité, réelle ou
apparente, de notre moi.
L'oscillation de l'activité a pour conséquence finale, soit le
repos, soit le mouvement dans une direction déterminée. Souvent
nous ne savons pas pourquoi l'indétermination primitive
a eu pour résultat telle détermination plutôt que telle autre.
Cependant il y a toujours une raison qui explique le fait; mais
100
cette raison n'est pas une idée conçue par l'esprit, un motif conscient,
et c'est pour cela même que le résultat est mécanique.
L'absence de motif ne prouve pas qu'alors je sois libre: au contraire,
la liberté disparaît avec le motif même, qui fait place à
des influences involontaires. Je veux prendre une guinée pour
acquitter une dette, et j'étends le bras vers les guinées qui sont
sous mes yeux: là il y a motif, et il peut y avoir liberté.
Ma main saisit telle guinée et non pas telle autre: là il n'y a
plus de motif et, contrairement à l'opinion de Reid, il n'y a
plus de liberté. Le résultat ne cesse pas d'avoir une cause;
mais cette cause est dans les organes et dans les circonstances
extérieures. Aussi je m'attribue la détermination initiale, qui
était de choisir une guinée quelconque, et non le choix final de
telle guinée. La preuve en est que, si la guinée se trouve être
fausse, je décline toute responsabilité. Et en effet, les guinées
se confondaient pour mon esprit, grâce à ma faculté d'abstraire,
et formaient une pluralité de termes identiques; ce n'est donc
pas sur telle guinée particulière, mais sur la guinée en général
qu'a porté ma détermination volontaire. Or, il n'y avait pas
indifférence de ma volonté à l'égard de la guinée en général,
conçue comme moyen de payer ma dette. La guinée en général
n'est pas une chose indéterminée et indifférente: elle
offre des caractères précis, parmi lesquels se trouve la possibilité
de servir au payement d'une dette, et c'est par rapport à
ces caractères déterminés que je me suis déterminé moi-même,
en laissant les autres caractères dans le vague. Mais, comme je
vis dans un monde où on n'acquitte pas ses dettes avec la
guinée en général, il faut bien que l'action aboutisse à une
guinée particulière. Ma volonté laisse alors à des causes étrangères
le soin de déterminer ce que j'avais laissé dans l'indétermination;
le problème est ainsi résolu par des causes qui ne
sont plus moi; j'abdique à partir d'un certain point, et me
confie à des forces extérieures; je donne l'impulsion initiale
en laissant au milieu où elle se propage le soin de l'achever.
Ma main est comme le cheval auquel on a donné un coup
d'éperon, et qui va ensuite par lui-même, un peu plus à gauche
ou un peu plus à droite, selon les circonstances. La portion indéterminée
des choses auxquelles je me détermine est donc la
limite que je pose à la sphère d'action de ma volonté; je veux
telles et telles choses jusqu'à cette limite où doit commencer,
avec mon abstention, l'action de l'extérieur. Je puis d'ailleurs
étendre plus ou moins la sphère de mon action propre; je puis
me déterminer à prendre telle guinée dans le tas qui est à droite,
et une guinée à telle effigie, et une guinée neuve, etc. Mais,
101
comme il m'est impossible de passer en revue l'infinité des
caractères inhérents à une guinée concrète et réelle, il y aura
toujours quelque abstraction dans mon idée, et la sphère de ma
détermination sera enveloppée d'une sphère indéterminée.
A vrai dire, le hasard est nécessité, et la part que mon
action laisse à l'indétermination pour moi, c'est la part qu'elle
laisse à la détermination par autre chose que moi. Aussi mon
action est d'autant plus libre et personnelle qu'elle est plus
caractérisée dans tous ses détails, plus déterminée, plus différenciée,
moins abstraite et moins vague. Plus la vue est perçante,
plus augmente le nombre de points déterminés qu'elle
embrasse; de même, plus ma volonté est indépendante, plus
s'accroît le nombre de points déterminés auxquels s'applique
son action. Pour la volonté distraite, quelques points déterminés
flottent dans un gouffre d'indétermination; elle s'en contente,
s'y attache, et flotte bientôt elle-même au gré des circonstances
extérieures. Quand la volonté est attentive, intense
et réfléchie, une foule de choses se différencient et se déterminent
sous son action; le vague et l'indifférence reculent
devant elle; elle ne laisse rien à la fortune, c'est-à-dire à la
nécessité extérieure, de tout ce qu'elle peut lui enlever par
son initiative intelligente.
Reid, donnant lui-même l'exemple de l'inattention et d'un
jugement porté sur des idées trop indéterminées, a confondu
ces deux contraires: action propre et action extérieure. La
liberté d'indifférence n'est que le pouvoir de donner lieu à
des faits de nécessité mécanique, et de faire accomplir en
quelque sorte la plus grande partie de sa besogne par des
causes étrangères décorées du nom de hasard. Aussi exprime-t-on
souvent la chose en disant: «Je suis libre de remuer
mon bras au hasard.» C'est ce qui fait l'infériorité de la
liberté d'indifférence, essentiellement mêlée d'instinct et de
fatalité.
On objectera qu'on peut choisir, non plus au hasard, mais
avec réflexion, entre des choses qu'on sait indifférentes, et que
l'action ici n'est plus machinale. «Si je dois ranger trois
cubes égaux sur une ligne, disait Clarke, je serai libre de les
ranger avec un choix réfléchi entre des positions indifférentes.»—Sans
doute; mais ce qui sera libre, ce sera seulement
de vouloir les ranger; quant aux raisons qui vous
feront mettre tel cube le premier plutôt que le second, si elles
n'existent pas dans votre pensée, elles existeront ailleurs,
dans un concours de circonstances fortuites ou fatales.
102
Je fais en ce moment l'expérience dont parle Clarke; seulement,
pour diminuer le plus possible la part des causes
étrangères, je la fais dans mon imagination. Je me figure les
trois cubes; puis j'en considère un en particulier, et je lui
donne diverses positions à côté des deux autres. Voici la série
de ces positions telles qu'elles me sont venues à l'esprit:
1o gauche, milieu, droite; 2o gauche, milieu, droite; 3o milieu,
droite, gauche; 4o gauche, droite, milieu.—En y réfléchissant,
je me rappelle les causes de ce résultat, dont j'ai
eu une vague conscience. Si j'ai d'abord reproduit deux fois
la même combinaison, c'est que mon premier mouvement a
été de me répéter en vertu d'une vitesse acquise ou d'une habitude
à l'état naissant; j'ai mis ainsi une sorte de symétrie
dans mes combinaisons, et comme un rythme régulier. C'est
là, remarquons-le, l'origine de tous les rythmes: si on a
chanté une mesure composée d'une noire et de deux croches,
on répète instinctivement une seconde mesure semblable à la
première, parce que la volonté, ou en général, la force tend
à se maintenir et à se reproduire; ensuite on tend encore à
reprendre l'ensemble des deux mesures, ce qui donne naissance
à la période carrée, type des phrases musicales. Dans
la combinaison des cubes, j'avais commencé une sorte de
période carrée. Après les deux premières combinaisons symétriques,
je me suis aperçu de cette symétrie, et j'ai voulu en
rompre l'ordre, pour montrer qu'elle ne m'enchaînait pas.
Mais, en ne voulant suivre aucun ordre, j'en ai encore suivi
un instinctivement: j'avais pris deux fois de suite pour premier
terme la gauche; j'ai pris ensuite le milieu, qui se trouve être
le second terme; c'était la combinaison la plus voisine de la
première. Après avoir dit: «milieu,» j'ai ajouté: «droite,»
rentrant ainsi par habitude dans les deux premières combinaisons
dont je voulais sortir, et alors j'ai dû prendre nécessairement
pour troisième terme: «gauche.» Enfin, à la quatrième
expérience, j'ai dit: «gauche, droite, milieu.» Comme
le dernier mot de l'expérience précédente était «gauche,»
je l'ai répété instinctivement; c'était ce qu'il y avait de plus
voisin et de plus simple. Me sentant alors ramené dans les
deux premières combinaisons dont j'avais voulu sortir, je me
suis tiré d'affaire en intervertissant les deux derniers termes
et en mettant: «droite, milieu,» à la place de: «milieu,
droite.» J'ai donc suivi un ordre continuel, et il y a eu des
déterminations dans cette apparente indétermination. Le cours
de mon activité tendait toujours à prendre la voie la plus
voisine et la plus facile; cette voie étant celle de la répétition,
103
je me serais toujours répété moi-même comme le pendule
répète ses oscillations, si je n'avais pas eu le désir d'introduire
des différences et des changements brusques pour prouver
mon pouvoir arbitraire. Un mobile matériel qui tend à répéter
son mouvement le répète en effet, parce que c'est la voie la
plus facile et la plus voisine, et que du reste il n'a point l'idée
d'autre chose; si j'ai pu, moi, prendre des voies diverses,
c'est que j'en avais l'idée, et que mon but était précisément
de réaliser une diversité de changements. Ces changements
n'ont pourtant pas été aussi brusques que je le voulais, et
j'ai suivi spontanément la loi de continuité. Ma volonté ne
s'est point manifestée par un désordre inexplicable, mais par
un ordre intelligible.
Revenant à l'exemple précédent, je me demande pourquoi,
dans la première combinaison des cubes, j'ai suivi l'ordre:
«gauche, milieu, droite,» plutôt que: «droite, milieu,
gauche.» En comparant ces deux représentations, je m'aperçois
que la seconde exige un peu plus d'effort que la première;
mon regard intérieur, après avoir parcouru rapidement
la ligne de gauche à droite, éprouve une certaine résistance
en revenant de droite à gauche, comme quand on remonte
un courant au lieu de le descendre. Cela doit être l'effet d'une
habitude que je ne m'explique pas tout d'abord. Voici, après
réflexion, ce qui m'en paraît être la cause: nous sommes habitués
à lire de gauche à droite, et ce mouvement nous est
devenu très familier. En voulant parcourir la ligne des cubes
en sens opposé, je suis comme quelqu'un qui essayerait de
lire à rebours. Cependant l'effort est ici minime, parce que
les trois cubes sont similaires. De même, le lecteur aura peu
d'effort à faire pour lire à rebours la formule suivante: a a a;
il lui en faudra davantage pour lire à rebours le mot toi, qui
devient i o t. Pour épeler à rebours a a a, je n'ai qu'à répéter
trois fois le même effort; pour lire iot, j'ai trois efforts différents
à faire. De plus, quand nous lisons, c'est l'œil gauche
qui commence. Ma volonté a donc toujours suivi la loi de la
moindre action ou d'économie.
Si je frappe la table de légers coups, plus ou moins rapides,
je retombe toujours malgré moi dans la symétrie et je finis
par produire des rythmes carrés de tambour. Cet ordre symétrique
reparaît dès que je ne suis plus attentif au désordre
arbitraire que je veux réaliser, et qui, au moment où je le
veux, ne m'est point indifférent. L'indifférence, là où elle se
trouve, fait immédiatement reprendre le dessus aux instincts
et aux habitudes. Dans tout cela je cherche vainement cette
104
liberté d'équilibre qui se déterminerait sans aucune raison
entre deux termes équipollents.
Les expériences pourront varier avec les individus et leurs
habitudes, elles pourront offrir des détails inexpliqués et l'apparence
d'un caprice absolu, mais elles n'en démontreront pas
réellement l'existence. Il m'est impossible d'instituer une
expérience telle qu'on puisse calculer exactement toutes les
causes connues ou non connues, calcul qui permettrait seul
d'affirmer un parfait équilibre suivi d'une action déterminée.
L'hypothèse de Buridan est irréalisable. Voici pourtant une
des expériences qui s'en rapprocheraient le plus. Soient deux
points aussi voisins l'un de l'autre qu'il est possible, de manière
à pouvoir être aperçus d'un même regard: · · Je
tiens ma plume au-dessus de la page, à un pouce environ de
ces points, et autant que possible à la même distance des
deux. Il s'agit de savoir si je poserai ma plume sur le point à
droite ou sur le point à gauche, ce qui actuellement m'est fort
«égal.» Tant que je regarde à la fois les deux points, et que
j'en maintiens les deux idées en balance pour qu'elles aient
la même intensité, je me sens suspendu et en équilibre. Je
ne puis rompre cet équilibre que de deux manières. Premièrement,
je me résous à aller vers n'importe quel point, et pour
cela à étendre la plume au hasard sans prévoir de quel côté
elle se trouvera poussée. Par là je fais abstraction de la différence
des deux points, qui se confondent pour moi, et il n'y
a plus alors en présence que deux termes; ou repos, ou mouvement
vers un point indéterminé. J'abandonne ensuite aux
causes extérieures le soin de déterminer ce que j'avais laissé
dans l'indétermination et de porter ma main à droite ou à
gauche.—Voici la deuxième manière de rompre l'équilibre.
La détermination précise du point, au lieu de suivre le mouvement
de ma main, peut être faite par moi d'avance, c'est-à-dire
que je puis la faire par la pensée. Mais alors il se produit
la même chose que tout à l'heure, idéalement et non plus physiquement.
Tant que je maintiens les deux idées sous un acte
d'intelligence unique, et comme sous un unique regard intérieur,
je me sens encore en suspens; ma volonté ne se pose
pour ainsi dire sur aucun des deux points, mais plutôt sur
les deux à la fois. Pour sortir de là il faut que je brise l'unité
concrète de ma conception, et que je fasse abstraction d'un
point pour faire attention à l'autre. Je puis alors passer successivement
de la première idée à la seconde, et je produis
comme un mouvement d'oscillation; après quoi, quand je me
décide à agir, cette impulsion venant se surajouter à l'idée
105
qui se trouve alors plus intense comme objet de mon attention,
la résultante est une décision dans ce sens. Les deux
idées n'étaient donc plus en équilibre, et il y a eu une cause
pour le choix final de l'une plutôt que de l'autre.
On remarquera qu'il est physiquement impossible ou très
difficile, selon les physiologistes, de considérer à la fois, en
les distinguant, deux points situés à une distance appréciable;
la même difficulté se retrouve quand il s'agit de
penser distinctement à deux choses à la fois, et il est probable
que le parfait équilibre des deux images ou des deux
idées ne saurait durer plus d'un instant sans faire place à une
oscillation. L'hypothèse de l'indifférence n'en est que moins
admissible, et tout porte à croire que cette indifférence
n'existe plus au moment de la détermination.
La seule ressource des partisans de l'indifférence, c'est de
replacer le même problème plus haut.—Soit, diront-ils; une
fois prise la décision d'agir, il y a eu une raison d'aller vers
tel point plutôt que vers tel autre; mais pourquoi vous êtes-vous
décidé à marquer un des points, physiquement avec
votre plume, idéalement avec votre pensée, plutôt que de
vous abstenir?—Je réponds qu'une induction légitime nous
permet d'assimiler ces deux nouveaux termes, abstention ou
action vers un point, aux deux termes précédents: action vers
le point à droite, ou action vers le point à gauche. Il n'est
pas à croire que ma volonté, changeant tout d'un coup de
méthode dans ce développement continu, en vienne à se
déterminer sans raison; d'autant plus qu'agir ou ne pas agir
sont rarement des choses indifférentes. En fait, la raison pour
laquelle j'ai agi tout à l'heure n'est pas difficile à trouver: je
voulais faire une expérience et vérifier l'exactitude de votre
théorie. Je m'étais donc prédéterminé à agir, et la seule
question était de savoir de quel côté je me dirigerais.
Cette analyse nous a découvert le procédé dont se sert la
volonté pour déterminer sa direction finale: l'abstraction, qui
remplace deux idées égales par une idée dominante. S'agit-il
pour la volonté de faire de deux choses l'une, de prendre une
détermination entre deux partis, pour cela la volonté abstrait
par la pensée l'un des termes; car elle ne pourrait agir d'une
manière une et exclusive sous deux pensées équivalentes en
intensité et en intérêt. La loi du parallélogramme des forces
s'applique aussi à la mécanique intellectuelle. Pour changer
sa direction, la volonté doit donc abstraire l'une des deux
forces en faisant attention à l'autre. Mais cette attention suppose
une tendance persistante en un sens plutôt que dans
106
l'autre, de sorte que ce qui a lieu dans la pensée exprime une
détermination antérieure de l'activité. Nous nous retrouvons
donc toujours en présence d'une activité déterminée, soit
qu'elle se détermine elle-même primitivement, ou qu'autre
chose la détermine.
Les partisans de la liberté d'indifférence, laissant de côté
les cas où la volonté se résoudrait sans raison, nous objecteront
peut-être ceux où elle paraît se résoudre contre toute
raison. «Vous me donnez à choisir entre vingt francs et
quarante, je puis choisir vingt francs.»—Oui, pour affirmer
votre pouvoir même de choisir. Votre acte n'est
donc pas sans motif ni sans mobile: le motif est l'idée
même que vous avez de votre puissance, le mobile est le
désir de réaliser cette idée. L'idée de notre puissance sur
nous-mêmes, dont nous avons montré toute l'importance,
est encore le moyen-terme qui concilie, dans cette question,
la liberté d'équilibre et le mécanisme. Les partisans de l'indifférence
et leurs adversaires comprennent mal le problème
en n'y introduisant comme motifs que des raisons objectives
plus ou moins extrinsèques, qu'ils comparent entre elles
(vingt francs et quarante francs); il y a toujours en outre une
raison intrinsèque dont ils font abstraction, à savoir l'idée
même de ma puissance. N'arrive-t-il pas à tout le monde de
choisir le moins raisonnable, et jusqu'à l'absurde, uniquement
pour faire l'essai et pour se donner le spectacle de sa puissance
intérieure? Cet acte, qui serait complètement déraisonnable
et inintelligible à ne considérer que les raisons extrinsèques
et objectives, redevient raisonnable et intelligible
par une raison subjective que je me suis faite moi-même. Les
faits de caprice ou d'obstination invoqués par les partisans de
l'indifférence sont donc réels, mais mal interprétés. L'indétermination
dont on veut les faire précéder est toujours elle-même
incomplète et partielle; allez plus loin et plus haut, vous
trouverez des motifs déterminés, ne fût-ce que le motif d'éprouver
votre libre puissance.
En définitive la liberté d'indifférence, étrangère à l'ordre
moral, semble n'être que la faculté de faire incomplètement
une action en abandonnant le reste aux faits de hasard ou de
nécessité. Cette faculté est d'ailleurs précieuse, car nous ne
pouvons pas toujours accomplir toute la besogne, ce qui
exigerait une analyse sans fin. Appliquant alors le principe
économique de la division du travail, la volonté partage son
107
œuvre avec la nécessité extérieure, à laquelle elle donne
mandat pour lui venir en aide.
Les partisans de la liberté d'équilibre ou d'indifférence
ont eu tort de chercher la vraie liberté dans cette sphère physique
étrangère à la morale. Plus ils croyaient s'écarter de leurs
adversaires en opposant au destin une sorte de hasard intérieur,
plus ils se rapprochaient de la région du mécanisme,
où l'équilibre et le mouvement de nos tendances subissent
toutes les conditions de la quantité. Le mécanisme mental
peut exécuter les mouvements les plus variés et en apparence
les plus arbitraires; mais c'est toujours sous l'influence
d'une idée directrice et explicative, ne fût-ce que l'idée même
de la liberté d'indifférence, illusoire au fond, et cependant réalisable
jusqu'à un certain point dans ses applications pratiques.
108
CHAPITRE TROISIÈME
LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE
DANS L'INDÉTERMINISME SPIRITUALISTE
I. Quatre manières différentes de se représenter le rapport des motifs à la volition.
II. Examen des efforts du spiritualisme pour distinguer le libre arbitre de la
liberté d'indifférence.—Avons-nous conscience du libre arbitre, soit comme
fait, soit comme condition supérieure aux faits.—Artifice du clinamen
infinitésimal qu'on pourrait imaginer. Son insuffisance.
I.—La liberté d'indifférence étant devenue insoutenable,
tout l'effort des partisans du libre arbitre consiste à distinguer
ce dernier de la liberté d'indifférence, c'est-à-dire de
l'arbitraire, qui est lui-même ou moralement indifférent ou
immoral. Échapper à l'indifférentisme sans admettre le déterminisme,
tel est le but de tous les arguments psychologiques
proposés soit par l'éclectisme spiritualiste, soit par le «criticisme
phénoméniste.»
Le problème psychologique du libre arbitre, en effet, est
tout entier dans la manière dont on se représente le rapport
des motifs à la volition. Les motifs peuvent être conçus de
quatre façons différentes. Pour l'indéterminisme spiritualiste,
ce sont de simples objets de contemplation entre lesquels
se détermine à son gré une volonté indéterminée en soi et
résidant dans une substance spirituelle.—Pour l'indéterminisme
phénoméniste (qui rejette les substances et les noumènes
de Kant tout en croyant garder son «criticisme»), les
motifs sont eux-mêmes des produits volontaires et même des
créations spontanées; ce sont des phénomènes qui, commençant
absolument et en dehors de toute substance, se produisent et
se meuvent par eux-mêmes: les motifs sont alors «automotifs».—Pour
le déterminisme matérialiste, les motifs sont,
dans la conscience, d'inactifs symboles des forces profondes
et seules actives qui, dans le cerveau, ont pour résultat le
mouvement final: les faits de conscience ne sont alors ni contemplatifs
109
ni automotifs; ils sont de simples reflets, comme la
lumière d'une locomotive qui n'influe en rien sur son mouvement.
C'est l'hypothèse de Maudsley, de Tyndall, de Huxley,
de tous ceux qui considèrent la conscience comme un simple
«épiphénomène», au-dessous duquel les phénomènes cérébraux
suivent leur cours de la même manière que si la
pensée n'existait pas. La pensée n'est alors qu'un appareil enregistreur.—Il
y a, selon nous, une quatrième hypothèse, celle
des idées-forces, d'après laquelle les motifs conscients, enveloppant
des tendances motrices, ne sont ni purement réflecteurs
comme dans le mécanisme, ni purement contemplatifs
comme dans la liberté d'indifférence, ni créateurs d'eux-mêmes
et automotifs comme dans l'hypothèse des commencements
absolus, mais réagissants et dirigeants. Par là, nous
verrons plus loin qu'on échappe tout ensemble: 1o à l'indifférence
qui est cachée sous le libre arbitre du spiritualisme;
2o aux commencements absolus et aux générations spontanées
de phénomènes; 3o au mécanisme inerte et à «la torpeur»
du matérialisme fataliste. Il faut assurer à la fois régularité et
flexibilité indéfinie, action de la pensée sur soi et sur le dehors;
pour cela, on ne peut admettre ni une machine brute,
comme dans le matérialisme exclusif, ni une machine miraculeuse,
comme dans le criticisme phénoméniste, ni une
entité vide, comme dans le spiritualisme; nous voulons la vie
avec son activité, avec ses lois, mais aussi avec son idéal,
qui, nous le montrerons, peut devenir le facteur de sa propre
réalisation.
Cette dernière solution nous semble la seule compatible avec
la science au point de vue psychologique. Quant au point de
vue métaphysique, il demeure à part. En ce moment, nous
nous tiendrons dans le domaine de la pure psychologie;
nous ferons voir la nécessaire évolution qui, de la liberté
d'indifférence, entraîne la pensée à la liberté créatrice de motifs,
puis de celle-ci, simple apparence provisoire, au déterminisme
mécaniste, lequel à la fin a besoin d'être complété par
un déterminisme dynamiste et vivant, synthèse du naturalisme
et de l'idéalisme. Nous n'apercevons pas pour le psychologue
de position possible en dehors de ces quatre
hypothèses, auxquelles toutes les autres conceptions psychologiques
viennent logiquement se réduire. La grande
objection des partisans du libre arbitre aux déterministes
est:—Vous paralysez la volonté; et la grande objection des
déterministes aux partisans du libre arbitre est:—Vous
paralysez l'intelligence.—Nous verrons qu'on peut maintenir
110
ensemble au point de vue psychologique l'intelligence et la
volonté, la science et l'action. Au moyen de cette conception
synthétique, on évitera à la fois l'argument per absurdum
opposé par le déterminisme au libre arbitre, et l'argument
paresseux qui fait le fond de toutes les objections au déterminisme.
II.—Commençons par examiner l'argumentation de l'éclectisme
spiritualiste. Elle consiste à soutenir que le libre arbitre
n'est point le pouvoir de se déterminer sans motifs, mais qu'il
est le pouvoir de se déterminer entre plusieurs motifs, par
exemple entre l'idée de l'intérêt présent ou celle de l'intérêt
durable. Les motifs sont comme des conseillers intimes
prononçant de beaux discours devant une Majesté qui se
détermine ensuite selon son bon plaisir.—A quoi l'on peut
répondre:—Ou bien cette détermination elle-même a un
motif qui la détermine, et alors il y a déterminisme; ou
elle n'en a pas, et en ce cas elle est réellement indifférente;
ou enfin elle en a un, mais elle lui est contraire, et alors elle
est pis qu'indifférente: elle est irrationnelle. Le comble de
l'indifférence et de l'irrationalité en effet, c'est d'agir non
seulement sans motifs, mais contre ses motifs; or, c'est précisément
ce qui caractérise le libre arbitre du spiritualisme
classique et éclectique. On en a proposé une bonne formule
en caractérisant les motifs comme de simples objets de contemplation,
de représentation, entre lesquels la volonté se décide
par un effort propre[35]; tel le promeneur choisit entre deux
rues dont chacune est éclairée. Ce sont des idées-spectacles,
qui n'exercent qu'une action platonique, comme les étoiles
brillant sur nos têtes, comme les astres qui ne «nécessitent»
pas.—Mais, en croyant par là sauver la liberté, on
fait ce qui est le plus propre à la compromettre, et on donne
la main sans le savoir aux purs mécanistes. En effet, on réduit
comme eux les idées à de simples reflets; l'action reste donc
à expliquer tout entière: on n'a plus alors de refuge que dans
une volonté indifférente, qu'on place entre deux idées comme
entre deux fanaux. Aussi les matérialistes ont-ils le droit de
dire:—Votre volonté indéterminée est un mythe, et vos motifs
abstraits sont des symboles; le vrai fond, c'est le désir, face
subjective des mouvements cérébraux: et ces désirs ne sont
plus des motifs dilettantes: ils ne se contentent même pas
111
d'«incliner», comme dit Leibnitz, ils nécessitent. Votre
volonté prétendue est une aiguille d'horloge mue par des
ressorts qui sont les désirs, tout autour d'un cadran lumineux
dont les idées sont les heures. L'intelligence vous apprend
simplement quelle heure marque votre volonté, ou, pour
parler plus clairement, votre organisme: la conscience n'est
que la mesure et le symbole des forces cérébrales.
La vérité est qu'il n'y a pas d'idées contemplatives, sinon
les idées très abstraites et indifférentes, qui se réduisent elles-mêmes
à des mots et à un psittacisme, quand on ne les remplit
pas d'images concrètes et par cela même de sentiments. Tout
motif pratique est en même temps un mobile, par cela même
une tendance, à laquelle répond une tension du cerveau.
S'il en est ainsi, que devient le libre arbitre de la philosophie
traditionnelle? On définit ordinairement ce libre
arbitre la faculté de se déterminer avec la conscience et la
certitude qu'on pourrait réellement se déterminer d'une autre
manière. Jusqu'à quel point cette possibilité des contraires
est-elle effectivement vérifiable dans la conscience?
On fait appel au sens commun et à la conscience universelle
pour soutenir qu'au moment même où nous voulons une
chose, nous pourrions vouloir exactement le contraire. Mais
ce qui fait du sens commun un témoin fort suspect, c'est
qu'on l'amène facilement à se contredire lui-même sur ce
point. Demandez au premier venu si, toutes les circonstances
étant les mêmes, il aurait pu agir autrement qu'il n'a fait:
sa réponse sera d'abord affirmative, surtout s'il s'agit d'une
action qu'il regrette d'avoir commise. Mais, avec un peu d'attention,
vous découvrirez qu'au lieu de se supposer exactement
le même dans les mêmes circonstances, il projette son présent
dans le passé, il se suppose dans les mêmes circonstances avec
les idées ou les sentiments qu'il a aujourd'hui; en disant:
«J'aurais pu faire le contraire», il sous-entend: «si j'avais
pensé ce qu'aujourd'hui je pense».—Maintenant, changez son
centre de perspective, et dites-lui: «Si vous étiez aujourd'hui
exactement dans les mêmes dispositions qu'autrefois, sans
l'expérience des choses que vous avez, avec les mêmes préjugés
et les mêmes passions, feriez-vous la même chose qu'autrefois?—Sa
réponse la plus spontanée sera: «Si c'était à
refaire dans les mêmes circonstances et avec le même état
d'esprit, je le referais.» C'est que, tout à l'heure, il projetait
son présent dans son passé, et maintenant il projette son
passé dans son présent. Ce simple changement de point de
vue l'amène à se contredire. Comment se fier à ce bon sens
112
tant de fois invoqué par les écossais et par les éclectiques?
Vous parviendrez difficilement à faire concevoir au bon sens
deux cas absolument indiscernables; mais, si vous y arrivez,
vous le verrez hésiter entre la croyance à la liberté, qui lui
semble impliquer la possibilité des contraires, et la croyance
aux causes, qui rend incompréhensible la production d'effets
différents par une cause absolument identique.
Plaçons-nous donc sur le vrai terrain de la question, c'est-à-dire
dans le moment présent. Quand nous nous déterminons,
avons-nous la conscience que nous pourrions vouloir
en réalité le contraire?—Lorsque la chose n'est pas logiquement
contradictoire et qu'elle tombe sous ma puissance physique,
je pourrais agir autrement si je voulais, et je pourrais
vouloir si...? Là commence la difficulté. Assurément je pourrais
vouloir le contraire, si je pensais et sentais autrement;
en ce cas, la condition de la volonté autre serait dans d'autres
idées et d'autres sentiments, c'est-à-dire dans une différence
de direction et d'intensité de l'activité antécédente. Mais
aurais-je pu vouloir autrement si le cours de mon activité et si
ma passivité eussent été absolument identiques? En ce cas, la
condition serait dans la volonté même: j'aurais pu vouloir
autrement si j'avais voulu, et j'aurais pu le vouloir. Ce qui
revient à répéter deux fois: j'aurais pu vouloir autrement. On
admet donc alors une possibilité inconditionnelle.
Or, cette possibilité est d'abord invérifiable comme fait dans
l'ordre des phénomènes, dans l'ordre du temps; car, pour la vérifier
et la voir en action, il faudrait faire en un même instant
deux choses contraires; ou, s'il y a une différence de temps, il
faudrait que, sans aucune autre différence, nous fissions deux
actes différents. Cette seconde expérience est irréalisable,
et quand nous faisons successivement des choses opposées,
sans autre différence apparente que celle du temps, un peu
plus d'attention découvre d'autres différences. Au second
instant, nous avons en plus le souvenir du premier; et ce
souvenir de ce que nous avons fait est une raison de ne pas le
refaire quand nous avons l'intention de montrer précisément
notre pouvoir de réaliser les contraires. Aussi, nous l'avons
vu, les expériences dans lesquelles on lève ou on abaisse le
bras, et tous les faits de ce genre, impliquent une véritable
diversité d'un moment à l'autre. Nous ne pouvons donc
réaliser comme fait observable le pouvoir idéal que nous
nous attribuons. La moindre différence dans les conditions
suffit pour expliquer la différence des actes, comme le moindre
écart de deux lignes qui coïncidaient d'abord suffit pour produire
113
un angle et une divergence indéfinie. Or nous ne
sommes jamais absolument identiques dans deux moments
différents; et d'autre part, en un seul et même instant, nous
ne pouvons vouloir deux actes contraires à la fois. Si donc
nous affirmons qu'au même instant nous pourrions vouloir le
contraire, c'est ou une simple croyance ou une conscience
de quelque chose qui n'est pas un fait proprement dit.
Dira-t-on que cette chose est une condition première, commune
aux deux actes différents, comme le sommet de l'angle
est commun aux deux lignes divergentes?—Ce qu'il y a
de commun aux deux actes, c'est, semble-t-il, d'être pensés
comme possibles pour la volonté; il faut même, pour que cette
condition soit vraiment commune, qu'ils soient pensés comme
également possibles sous tous les rapports; bien plus, il
faudrait qu'ils fussent pensés en même temps. Mais la pensée
simultanée de deux choses également possibles est irréalisable.
A chaque moment notre pensée est plus sur un des
côtés de l'angle que sur l'autre. Dans l'instant où je pense l'un
des possibles, cette pensée est déjà un commencement d'exécution
qui constitue un surplus actuel en sa faveur; et nous
avons vu que, dans les cas d'équilibre, ce surplus peut suffire
à motiver la direction finale de la volonté. Nous n'avons donc
pas même conscience de penser au même instant deux possibles
égaux, à plus forte raison de le pouvoir au même instant.
D'ailleurs on a déjà vu ce qu'il faut penser de la prétendue
conscience de notre puissance[36].
Essayons de diminuer la difficulté pour la mieux résoudre.—Les
psychologues, pourrons-nous dire, mettent ordinairement
en présence de la volonté des partis extrêmes et lui
demandent si elle pourrait choisir l'un ou l'autre, par
exemple, faire du bien à un ami ou le tuer. Par là ils établissent
entre les choses un hiatus, une solution de continuité,
qui obligerait la volonté à faire un saut énorme. Mais peut-être
au contraire la volonté, tout en demeurant libre, pourrait-elle
respecter la grande loi de la nature: natura non
facit saltus. Si vous m'offrez le choix entre deux choses
trop opposées, le choix me sera impossible; je serai obligé
préalablement de les rapprocher dans une idée commune,
de trouver un moyen terme qui les relie et diminue leurs différences:
j'abstrairai les contrastes pour considérer les choses
sous quelque rapport commun. Cette méthode semble un moyen
de rétablir la continuité dans les choses. La volonté commence
114
par placer les objets trop distants l'un à côté de l'autre,
comme si elle se sentait incapable de faire un bond subit et de
passer d'un extrême à l'autre sans parcourir les intermédiaires.
Eh bien, une fois les deux objets rapprochés, ne peut-elle
passer de l'un à l'autre par une déviation infiniment petite?
Un point qui se meut s'écarte infiniment peu de sa première
position, puis infiniment peu de sa seconde; et ces écarts
différentiels finissent pourtant par produire un écart sensible.
Deux positions successives semblent à la fois indifférentes et
différentes, comme deux points contigus semblent se confondre
tout en se distinguant. La volonté n'aurait-elle point
aussi un pouvoir de dévier, une liberté de choix entre des
choses peu différentes? Ne pourrait-elle suivre ou la ligne
droite ou une courbe qui s'en écarte d'abord très peu pour
s'en éloigner ensuite de plus en plus? Je ne puis me mettre
en opposition absolue avec le bien que j'aime; mais ne puis-je
lui faire une légère opposition et comme une légère infidélité?
Dans les cas où j'ai le choix entre plusieurs partis presque
semblables, mais dont l'un me semble un peu meilleur que
l'autre, ne puis-je choisir le moins bon comme plus agréable,
et préférer ainsi un léger égoïsme à un léger désintéressement?
On pourrait, dans cette hypothèse, comparer le bien à un ministre
parlementaire qui propose une mesure au pouvoir
délibératif: dans les cas graves, le ministre fait de la mesure
proposée une question de cabinet, et un refus amènerait sa
retraite définitive; une assemblée fidèle sera incapable de
cette opposition extrême, mais elle pourra user de son libre
arbitre sur les questions de détail et y montrer plus ou moins
de bonne volonté. Dans l'ordre moral les questions de détail
ont leur importance par le résultat qu'elles peuvent produire
en s'accumulant. Si un grand nombre de fois j'ai préféré un
léger acte de désintéressement à un léger acte d'égoïsme, j'accumule
en moi une force d'affection qui, exercée d'abord dans
les petites choses, pourra se manifester dans les grandes.
L'amitié et l'amour vivent de petits soins, qui pourront rendre
capable de grands dévouements. D'autre part, de petits actes
d'égoïsme accumulés pourront rendre incapable de telle ou
telle bonne action. Cette conception répond assurément à une
méthode souvent suivie par l'homme; elle semble fournir
un artifice pour sauver la continuité dans la discontinuité
même. Nous pourrions alors faire, sinon le contraire de ce
que nous faisons, du moins une chose très peu différente
de notre action, mais capable en se continuant de produire à
la longue un écart considérable; on pourrait même dire en
115
général que le contraire est toujours possible, mais par intermédiaires
et par méthode. Après tout, la loi de continuité
est la loi de l'action même: pour passer d'un lieu à un lieu
différent, il faut en un certain sens rendre les deux points
extrêmes indifférents, ce qui se fait en franchissant d'abord
des points infiniment peu différents et en multipliant infiniment
la même action. Ce mystère du mouvement continu,
qu'il faut bien accepter sans le comprendre, a peut-être son
analogue dans tous les changements en général, et en particulier
dans les changements volontaires.—Telle est l'hypothèse
qu'on pourrait proposer pour venir au secours du
libre arbitre.
Mais la difficulté, pour être ainsi ramenée à des proportions
infinitésimales, n'est cependant pas supprimée. L'explication
que nous venons d'imaginer rappelle, par plusieurs points,
la théorie épicurienne du clinamen: la raison veut que
l'atome se meuve en ligne droite parce qu'il n'y a aucune
raison pour dévier d'un côté plutôt que de l'autre; mais
Epicure, ayant besoin d'une légère déviation, la suppose
infiniment petite: cet écart est du reste déclaré sans raison,
et attribué à une spontanéité qui ressemble fort au hasard et
qui en prend même le nom. Le hasard serait aussi, dans
l'hypothèse précédente, le caractère de la déviation libre par
laquelle nous nous écarterions progressivement du bien. Mais
voici ce qu'on peut objecter. Si nous dévions ainsi sans nous
en apercevoir, notre acte sera une erreur involontaire; si
nous nous apercevons de l'écart, mais qu'il nous semble très
petit ou infiniment petit, la faute sera elle-même insignifiante;
enfin, même dans ces limites, l'acte de libre arbitre préférant
le moins au plus sera toujours inintelligible. Quelque petite
que soit la différence entre la première position et la seconde,
il y aura toujours sur quelque point contrariété absolue entre
les deux actions qu'on suppose possibles: une petite différence
est une contrariété resserrée dans d'étroites limites,
mais qui subsiste dans ces limites; et c'est sur cette contrariété
que doit porter le choix. On en reviendra donc toujours
à se demander comment le libre arbitre peut opter
entre des contraires, et entre des contraires inégaux. Cette
décision de la volonté demeurera une bizarrerie, à moins
qu'on ne l'explique par un mobile égoïste, ce qui replacera
le sentiment du plus grand bien ou son apparence du côté
où aura penché le libre arbitre. Enfin, dans les décisions vraiment
morales il y a ordinairement une alternative tranchée,
souvent violente, par exemple entre une trahison ou la mort,
116
entre une lâcheté ou une souffrance, entre un oui et un non
sans milieu. L'artifice d'un clinamen infinitésimal serait donc
ici stérile.
En résumé, la puissance de vouloir le contraire de ce qu'on
fait, sans autre condition que de le vouloir, demeure à
tous les points de vue problématique pour la conscience et
incompréhensible pour la raison. La faculté de choisir, dont
l'existence en nous semble si évidente à la conscience spontanée,
recule et fuit devant la conscience réfléchie. La liberté
de choix ou libre arbitre revient finalement à cette liberté
d'indétermination que la conscience réfléchie ne peut parvenir
à prendre sur le fait. Le choix, d'ailleurs, ne suppose-t-il
pas deux partis? Si je choisis toujours celui auquel je suis
porté par une inclination plus forte, le pouvoir de choisir
n'ajoute rien à la force antérieure de l'inclination et n'est,
dans le calcul, qu'un terme superflu: la prévalence de l'inclination
la plus forte est toujours réelle en fait, et le pouvoir
de faire le contraire demeure toujours virtuel. Nous nous
attribuons idéalement ce pouvoir, mais nous ne pouvons
jamais nous en servir; or une puissance qu'on a sous la condition
de ne jamais s'en servir en fait, ressemble fort à de
l'impuissance.—D'autre part, si on dit que je puis choisir
l'objet de l'inclination la plus faible, cela revient à dire que
je puis vouloir, non seulement sans raison, mais même
contre toute raison. En opposant à l'inclination la plus forte la
force de ma volonté, j'ai dû, avant de la dominer, la contrebalancer
d'abord jusqu'à un parfait équilibre; pourquoi donc
cet équilibre, une fois établi, s'est-il résolu en une action
plutôt qu'en une autre? Voilà qui suppose toujours une détermination
arbitraire. Le choix du libre arbitre, pour s'opposer
à la résultante dynamique des inclinations et au
jugement de préférence purement intellectuel, implique donc
une volonté qui, par rapport aux inclinations et aux idées,
serait indéterminée, fût-ce un seul instant, et qui sortirait
de cette indétermination sans mobile sensible et sans motif
intellectuel, par un acte absolument incompréhensible. Le
libre arbitre des spiritualistes ne peut se distinguer de la
liberté d'indifférence[37].
117
CHAPITRE QUATRIÈME
LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE
DANS L'INDÉTERMINISME PHÉNOMÉNISTE
I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.
II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme phénoméniste.
III. Conséquences psychologiques.—L'indéterminisme de la pensée et du jugement
dans la délibération.—Prétendue impossibilité de la certitude dans le
déterminisme.
Pour échapper à ces inconvénients, un nouvel éclectisme,
qui se donne le nom de «criticisme phénoméniste,» s'est
efforcé de juxtaposer le phénoménisme de Hume, les lois à
priori de Kant et le libre arbitre sans lois du spiritualisme.
Dans la question qui nous occupe, il a proposé des arguments
en partie empruntés à Descartes, en partie nouveaux. La
méthode de ce criticisme réduit aux phénomènes consiste,
comme nous le verrons, soit à reporter la difficulté plus haut,
soit à la répandre sur tous les points, soit enfin à la voiler par
le moyen d'une fusion systématique entre les idées. Nous
avons à examiner si ce n'est pas là simplement déplacer ou
déguiser l'indifférence en croyant la supprimer.
I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.—Jules
Lequier commence par déclarer qu'il rejette absolument
la liberté d'indifférence. «Si la liberté des résolutions humaines
est réelle, dit-il, la liberté s'applique au dernier jugement
qui motive l'acte libre, et non pas seulement à l'acte proprement
dit d'une volonté; car il n'y a pas de volonté indifférente
en matière d'actes réfléchis... Il faut que l'essence de la liberté
remonte jusque-là[38].» Ainsi, c'est bien en faisant remonter
118
la difficulté que Lequier espère la résoudre. M. Renouvier, à
son tour, admet que la volonté suit le dernier jugement, «que
la volonté est conforme au motif sous la représentation duquel
se produit l'acte[39]»; mais il nie «le caractère de nécessité
des jugements qui s'enchaînent dans une délibération.» «Si
l'acte n'est pas nécessaire... c'est que le dernier jugement n'est
pas non plus nécessaire... En un mot, dans une vraie délibération
où tout l'homme est en exercice, les jugements sont
aussi des actions.»—«Admettons qu'un motif est toujours
voulu, c'est-à-dire évoqué maintenant parmi d'autres motifs
également possibles; et l'argumentation du déterminisme est
à l'instant renversée.»
A l'instant nous semble un peu rapide: suffit-il de reculer
la difficulté pour qu'elle soit à l'instant supprimée? On songe
ici involontairement au raisonnement indien:—Qui soutient
la terre dans l'espace?—Une tortue.—Mais qui soutient la
tortue?... Les motifs expliquent la volonté, mais qui explique
les motifs? De deux choses l'une: ou ces motifs auxquels la
résolution se conforme toujours sont les résultats de lois mentales
nécessaires, et alors la résolution même tombe sous ces
lois; ou ils sont le résultat d'une détermination de la volonté;
dans ce second cas, ils deviennent des actions comme d'autres,
puisque «les jugements sont aussi des actions;» on peut
donc leur appliquer le même raisonnement. Étant donné un
certain ensemble de motifs et de mobiles, qui expriment l'état
de l'agent à un moment donné, vous reconnaissez qu'il n'en
peut sortir «qu'une seule action[40]»; de même, ajouterons-nous,
il n'en peut sortir qu'un seul motif nouveau, puisque le
motif est lui-même une action. Si on le nie, au cercle vicieux
s'ajoute une contradiction.
Les motifs sont comme les côtés d'un parallélogramme de
forces, l'action en est la diagonale; on nous concède que la
diagonale est la résultante nécessaire des côtés, mais on soutient
que les côtés eux-mêmes peuvent être libres et modifier
spontanément leur direction. Soit; mais avez-vous montré que
les côtés ne sont point eux-mêmes des diagonales et des résultantes
d'un parallélogramme caché plus profondément, par
cela même invisible?
Pour sortir de ce cercle, il ne suffit pas de recourir à l'image
de l'«évocation», qui précisément ne représente qu'une
fiction de l'esprit. La volonté, nous dit-on, se conforme toujours
119
à ses motifs, mais elle a le pouvoir d'«appeler»,
d'«évoquer» ces motifs mêmes; elle n'est donc pas indifférente,
puisqu'elle agit selon ses motifs; et elle est libre, puisqu'elle
se donne à elle-même ses motifs. «Le philosophe qui
croit sérieusement à la liberté... prendra la volonté pour le
nom donné à la propriété qu'a l'homme de créer, de faire sortir
en certains cas, des mêmes précédents donnés, un fait ou
le contraire de ce fait, ambigument, sans prévision possible,
même imaginable; enfin de délibérer de manière à conférer à
ses motifs, à ceux qu'il possède, à ceux qu'il repousse, à ceux
qu'il évoque, des puissances inégales, imprévisibles... Voilà
ce qu'on doit croire quand on croit à la liberté[41].» Nous doutons
que la foi vienne de cette manière. On ne peut, en effet,
sortir de ce dilemme:—Si la volonté a un motif pour «appeler»
tel motif et non tel autre, ou pour le «repousser», ou pour
le «maintenir», c'est le motif antécédent qui explique les
motifs subséquents, et ainsi de suite jusqu'à ce que la succession
des motifs et jugements, qui est la délibération, aboutisse à
l'action finale. Si au contraire la volonté évoque sans motif un
motif plutôt qu'un autre, nous voilà revenus à la liberté d'indifférence,
avec cette aggravation qu'elle s'applique aux jugements
mêmes, aux phénomènes intellectuels et passionnels, à
la «raison et aux passions», c'est-à-dire aux choses les moins
indifférentes qu'il y ait au monde. C'est la raison qui, après
avoir suivi une série de raisons, se met tout d'un coup à dévier;
c'est la passion qui, après avoir suivi une ligne de passions,
se met tout d'un coup, pour ainsi dire, à dérailler: au
lieu du clinamen de la volonté, on a le clinamen de la raison
et de la passion. Or, s'il est difficile d'admettre une volonté
irrationnelle, que sera-ce quand il faudra admettre une raison
irrationnelle? La première hypothèse violait simplement le
principe de causalité; la seconde violera le principe de contradiction.
Au lieu de supprimer l'indifférence, l'indéterminisme
phénoméniste la place au fond de la raison même et de la passion.
«Le libre arbitre est la passion même, mais une passion
qui se fait.» Les motifs «automotifs», ainsi que les passions,
se mettent en mouvement par une puissance absolue et «commencent
absolument» sans dériver ni d'un noumène, ni d'une
substance, ni d'une loi. Cette puissance de s'évoquer eux-mêmes
qui appartient aux motifs et aux mobiles, à de simples
phénomènes, est une évocation magique encore plus étonnante
que celle de Robert le Diable; ici, en effet, ce sont les motifs
120
qui s'appellent et se répondent du fond de leur non-être antérieur[42].
II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme
phénoméniste.—Une difficulté reculée n'est pas une difficulté
résolue. L'indéterminisme phénoméniste, il est vrai, ne se
borne pas à reculer la difficulté: il l'enlève du point précis où
l'on aurait pu la saisir et la répand sur l'ensemble des phénomènes
internes en disant que la volonté libre est déjà dans
tous les motifs et mobiles[43]. C'est ce qu'il appelle une synthèse
naturelle, par opposition à l'analyse «artificielle» des
indifférentistes et des déterministes, qui, à l'en croire, brisent
également l'unité humaine.—Parler ainsi, répondrons-nous,
c'est confondre l'analyse factice et fausse des Écossais ou
des éclectiques, qui aboutit à des «facultés», avec l'analyse
naturelle et scientifique des déterministes, qui aboutit à des
lois. Dire avec les Écossais que l'intelligence conseille la
volonté, c'est sans doute personnifier des abstractions; mais
montrer, avec les déterministes, que les lois de la succession
des désirs et idées sont identiques aux lois de la succession
des actes et mouvements, ce n'est pas briser l'homme en
«facultés». La direction suivie par un mobile a beau être
une: le mécanicien n'en a pas moins le droit de décomposer
les forces composantes qui l'entraînent; on ne l'accusera pas
pour cela de séparer et de «personnifier» des forces inséparables.
Vous refusez de considérer à part les éléments et les
lois d'une volition, sous prétexte que c'est le «tout» qui est
121
libre; mais on aura toujours le droit d'opposer l'analyse à cet
artifice de synthèse. Cette fusion trop voisine d'une confusion
ne fait que déguiser la difficulté en mêlant les termes du problème.
Supposons, pour prendre un exemple sensible, qu'il
y ait dans un vase une couche d'eau et au-dessus une couche
de vin plus légère qui surnage: un chimiste conclut, après
analyse, que le vin ne peut provenir de l'eau, ayant une composition
et des propriétés différentes, pas plus qu'un vrai libre
arbitre ne peut venir de la passion ou de la raison. Son contradicteur,
aussitôt, agite le vase et mêle intimement pour les
yeux les deux liqueurs: de cette apparente «synthèse», aura-t-il
bien le droit de conclure que le vin est déjà dans chaque
particule d'eau et en est inséparable, comme le libre arbitre
serait déjà dans les motifs?
C'est donc à tort que les criticistes infidèles à Kant croient
trouver dans le déterminisme, soutenu par Kant lui-même, des
personnifications mythologiques. Selon eux, la théorie de la
liberté d'indifférence et la théorie des déterministes s'accorderaient
à admettre «une volonté nue et séparée du jugement»,
avec cette seule distinction que, pour les indifférentistes, la
volonté peut résister aux motifs, pour les déterministes, elle
ne peut que leur obéir. Là une volonté rebelle, ici une volonté
docile; mais, dans les deux cas, une volonté séparée de l'intelligence
et des sentiments, une volonté «à part», une
volonté au fond indifférente. «Ces deux doctrines s'accordent,
dans le fond, à donner la volonté comme indifférente de sa
nature; seulement l'indifférence est active ici (pour les partisans
de la liberté indifférente) et là passive (pour les déterministes
qui attribuent toute l'activité aux motifs)[44]»... «Nous
avons vu l'indifférentisme imaginer une volonté séparée du
jugement, séparée de l'homme raisonnable, hors-d'œuvre de
la conscience réfléchie, impulsion gratuite, pouvoir insaisissable,
cause absolue et chimérique introduite dans l'ordre de
la réflexion et de la délibération. Mais, chose étrange! le déterminisme
s'appuie sur une fiction pareille. Seulement, au lieu
de faire la volonté se mouvoir d'elle-même, il suppose qu'elle
est là pour céder à des mouvements communiqués, semblable
à une balance dont les plateaux... j'omets le détail d'une
comparaison consacrée[45].»—On pourrait répondre que
cette fiction est tout entière de la façon des «criticistes» et
n'appartient nullement aux déterministes. Oui, sans doute, les
122
partisans de la liberté d'indifférence admettent une volonté
nue et séparée, qui peut résister aux motifs; mais les déterministes,
eux, n'admettent aucune volonté nue; ils admettent,
à tort ou à raison, une volonté nulle, ce qui est bien différent.
Ils nient qu'il existe, en dehors de l'intelligence, de la sensibilité
et de la motilité, en dehors des phénomènes intellectuels
ou sensibles et de leurs lois, une «faculté» séparée, du nom
de volonté, qui aurait une puissance propre. Où a-t-on vu le
déterminisme imaginer une volonté différente de la passion et
de l'idée, qui serait là uniquement pour leur céder, qui n'aurait
d'autre charge que de n'en pas avoir, simple sinécure, simple
passivité? C'est là un fantôme qu'on crée pour l'exorciser ensuite,
ou plutôt on prête aux déterministes précisément la doctrine
de leurs adversaires. Il ne s'agit pas de savoir si la
volonté est passive ou active: il s'agit de savoir si nous avons
ou non une volonté, une puissance libre différente des phénomènes
intellectuels et des phénomènes sensibles. Il ne s'agit
pas de savoir, par exemple, si les revenants sont actifs ou passifs,
mais s'ils existent. Qu'on appelle la théorie des facultés
une «dichotomie» artificielle, une «mythologie», rien de
mieux; mais qu'on attribue cette théorie à ceux mêmes qui
l'ont renversée, c'est là une sorte de contre-sens historique.
La théorie des facultés n'est nullement impliquée dans la comparaison
de la balance; cette comparaison est exacte et scientifique
comme expression du parallélogramme des forces;
seulement, dans le déterminisme, le plateau n'est pas une
«volonté» inerte; il est le caractère, le cerveau sur lequel
pèsent les inclinations dominantes: la volonté n'est que le
nom abstrait donné à la résultante finale des forces inhérentes
au cerveau et des forces inhérentes aux mobiles. Comment
voir dans cette comparaison «un homme purement passif»,
recevant l'impulsion d'un «homme purement actif»[46]?
Cette dichotomie des deux hommes est au contraire le
propre de toute théorie du libre arbitre, et non pas seulement
de la théorie indifférentiste. C'est précisément le criticisme
123
phénoméniste qui oppose à la vraie synthèse scientifique une
division arbitraire et même une séparation absolue entre la
volonté et les autres faits intérieurs. Il admet tout le premier
deux hommes ou, ce qui revient au même, deux séries de
phénomènes absolument irréductibles qui se développent dans
l'homme et le coupent en deux tronçons: 1o une série de phénomènes
soumis aux lois du déterminisme; 2o des phénomènes
non soumis à ces lois et se produisant spontanément,
de manière à introduire en nous la discontinuité. Où y a-t-il
une dualité, une dichotomie plus radicale qu'entre le nécessaire
et le libre, entre l'homme nécessité et l'homme libre?
Or ces deux hommes, selon le criticisme phénoméniste, sont
en nous: l'homme présent peut se détacher de l'homme
passé, au moins sur quelques points réservés à la nouveauté
absolue, aux commencements absolus; il peut dire: «Toi
et moi, nous sommes deux»; ce n'est pas seulement une
dualité, mais une pluralité indéfinie qu'on place ainsi en nous:
il y a en effet non pas deux, mais plusieurs commencements
absolus; et, comme sous ces commencements le criticisme
phénoméniste n'admet point la permanence d'une substance
quelconque, il en résulte qu'il n'y a plus seulement un changement
en moi, mais une vicissitude (au sens de Kant)[47], un
«perpétuel devenir», une «suite continue» ou plutôt discontinue
«de morts et de naissances», enfin une série de petites
créations, qui brisent pour ainsi dire le moi en autant de
fragments[48]. L'analyse des criticistes est donc aussi peu
scientifique que leur synthèse: loin de montrer, comme ils
l'espéraient, l'identité de l'indifférentisme avec le déterminisme,
ils mettent en pleine lumière l'identité de l'indifférentisme
avec le libre arbitre. C'est ce que va rendre encore plus
évident l'examen des conséquences psychologiques et morales
qui découlent de leur théorie.
III. Conséquences psychologiques.—L'indéterminisme de
la pensée.—La première question que soulève le criticisme
phénoméniste est celle des rapports de la pensée et du libre
arbitre. Le jugement, acte essentiel de la pensée, peut-il être
le produit d'un libre arbitre échappant d'une part aux lois
124
nécessaires de l'association des idées, de l'autre aux lois nécessaires
des sentiments et des désirs?
Le déterminisme, dit-on, nous enlève le moyen de reconnaître
la vérité. Si toutes nos opinions, si toutes nos «représentations»
intérieures sont également nécessaires, dit
M. Secrétan, à quoi reconnaître celles qui sont vraies? Vous
ne pouvez sortir de vous-même pour comparer vos représentations
avec les objets représentés: le critérium objectif vous
manque; il est vrai qu'il nous manque aussi à nous-mêmes,
partisans du libre arbitre; mais en revanche nous en avons
un équivalent: «C'est le concert des esprits, obtenu par le
sincère effort de chacun d'eux pour étendre et pour ordonner
le champ de ses représentations.» Cet accord «s'obtient par
la vérification, c'est-à-dire par la concordance des résultats
d'une méthode avec ceux d'une autre, se reproduisant dans
chaque esprit[49].»
«Si tout est nécessaire, avait dit déjà M. Renouvier avec
Jules Lequier, l'erreur est nécessaire aussi bien que la vérité,
et leurs titres sont pareils, à cela près du nombre des hommes
qui tiennent pour l'une ou pour l'autre, et qui demain peut
changer. Le faux est donc vrai, comme nécessaire, et le vrai
peut devenir faux... Il suit de là que la nécessité n'accorde
point de moyens pour discerner le vrai du faux; chacun de
nous pense et juge comme il doit penser et juger[50].»—«Nie-t-on
la liberté, dit à son tour M. Delbœuf, il n'y a plus de
bien ni de mal, de vérité ni d'erreur, partant plus de science;
tout ce qui est fait et tout ce qui est passé est indifféremment
légitime; l'opinion qui se pose comme le champion de la
liberté vaut tout autant que celle qui la combat... Le fataliste
est ainsi forcé de nier la science en même temps qu'il nie la
liberté[51].»
125
Les adversaires du déterminisme ne songent pas que
nos opinions, fussent-elles nécessaires pour nous au moment
même où nous les avons, ont toujours un double contrôle;
les faits mêmes et les lois de la logique, en d'autres termes
les nécessités du dehors et les nécessités fondamentales du
dedans. Si j'ai prédit une éclipse pour telle heure et que
l'éclipse n'ait pas lieu, j'aurai beau me dire que mon erreur
a été produite par des causes nécessaires, je n'en reconnaîtrai
pas moins que c'était la nécessité d'une erreur, non d'une
vérité. De plus, si je vérifie mes calculs et que j'y découvre,
par exemple, une faute d'addition, j'y reconnaîtrai fort bien
une violation des nécessités fondamentales de la pensée,
quoique cette violation ait été amenée par des nécessités
accidentelles: distraction, confusion, fatigue cérébrale, etc.
«Une erreur nécessitée, répète-t-on, n'est pas une erreur;
par exemple, si les anciens devaient fatalement juger
la terre immobile, rien ne nous autorise à croire que, de leur
temps, elle ne l'était pas: car pourquoi les lois de la nature
changeraient-elles moins que celles de la pensée[52]?» Avec
ce raisonnement, on pourrait croire aussi que le bâton qui me
paraissait nécessairement courbé dans l'eau l'était en effet et
s'est redressé dans l'intervalle, car «pourquoi les lois de la
nature changeraient-elles moins que celles de la perception?»
Mais nous ne savons pas où on a vu que les lois de
la pensée soient changeantes pour le déterministe. N'est-ce
pas au contraire le partisan du libre arbitre qui introduit le
caprice dans la pensée et dans la science? Serons-nous plus
assurés que la terre était immobile du temps des anciens, si
c'est librement qu'il l'ont crue mobile? Ne connaissons-nous
pas et les vraies lois qui font nécessairement tourner la terre,
et les vraies lois qui produisent nécessairement l'apparence
126
du mouvement solaire, et les vraies lois qui ont rendu nécessaire
la découverte de cette illusion? L'indéterminisme dans
la pensée est le renversement de la pensée même. Si une volonté
indifférente est inintelligible, une pensée indifférente est
franchement absurde[53].
Bien plus, le critérium tout extérieur du consentement des
intelligences, que revendiquent les partisans du libre arbitre,
est au contraire la légitime propriété des partisans du déterminisme
intellectuel. C'est précisément parce que nos diverses
intelligences sont soumises aux mêmes lois, c'est-à-dire aux
mêmes nécessités intérieures de la logique et aux mêmes
nécessités extérieures de l'expérience, qu'on peut contrôler
une intelligence par une autre, les calculs ou les observations
d'un astronome par celles d'un autre astronome, comme
la pesée d'une balance par celle d'une autre balance. Si au
contraire les balances sont libres, comment se fier à leurs
pesées et comment les contrôler entre elles? Mille baromètres
construits sur le même plan s'accordent à marquer
10 degrés au-dessus de zéro, j'en conclus à la fois que
127
la température est en effet de 10 degrés et que tous les baromètres
doivent être justes. Il est douteux qu'un physicien
préférât s'en rapporter à des baromètres doués de libre arbitre.
Voici deux miroirs dont l'un reproduit exactement l'objet et
dont l'autre le déforme; sont-ils de même valeur, comme la
vérité et l'erreur dont parle M. Delbœuf, sous prétexte qu'ils
sont également nécessités l'un à reproduire l'objet, l'autre à
ne pas le reproduire? Toutes les horloges sont-elles également
bien réglées parce qu'aucune ne se règle librement, et M. Delbœuf
se défie-t-il de sa montre marquant midi parce qu'elle
n'est pas libre? La vérité est une harmonie: un piano n'a pas
besoin d'être libre pour qu'on juge s'il est d'accord; tout au
contraire. De même pour l'esprit. Si les accords ou «représentations»
de mon esprit dépendent de ma volonté, si je puis
me représenter rouge ce qui est bleu, égal à dix ce qui est égal
à cinq, c'est alors que tout critérium sera enlevé à la science.
Le jour où il suffirait à un astronome d'un acte de libre arbitre
pour voir une nouvelle étoile au bout de sa lunette, l'astronomie
n'existerait plus. Les partisans du libre arbitre frappent
donc sur eux-mêmes en croyant frapper sur leurs adversaires;
l'arme jetée en l'air retombe sur eux. L'intérêt de la science,
disons mieux, les nécessités de la science impliquent, quoi
qu'en disent MM. Secrétan, Renouvier et Delbœuf, le déterminisme
dans les objets et le déterminisme dans les pensées.
Supposons que nous sommes dans le désert. Vous croyez
voir une oasis; moi, placé à une certaine distance de vous, je
ne la vois pas. En fait, il y a ou il n'y a pas une oasis réelle;
les partisans du libre arbitre et ceux du déterminisme l'admettent
également; mais la question est de savoir comment,
dans chacune des deux hypothèses, on pourra établir une distinction
de valeur entre les opinions. Selon le déterminisme,
moi qui ne vois pas l'oasis et vous qui la voyez, nous sommes
actuellement nécessités tous deux, moi à ne pas voir, vous à
voir. Faut-il en conclure que nous n'ayons «aucun moyen de
discerner le vrai du faux?»—Tant que nous en demeurerons
là et que nous nous croiserons les bras, la distinction sera
sans doute impossible; mais, dans l'hypothèse du libre arbitre,
elle sera tout aussi impossible. Il ne suffira pas que vous disiez:—J'affirme
librement l'oasis, il me plaît qu'elle soit—, pour
que la distinction du vrai et du faux devienne possible; on
distinguera simplement par là ce qui me plaît et ce qui ne me
plaît pas. Jusqu'ici, nous sommes donc au même point. Maintenant,
de deux choses l'une: ou la chose en litige est vérifiable,
ou elle ne l'est pas. Si elle est vérifiable, nous
128
marcherons tous les deux vers l'oasis que vous croyez voir;
le déterministe n'est pas plus paralysé que le partisan du libre
arbitre. En arrivant devant une oasis réelle, la même nécessité
qui m'empêchait tout à l'heure de la voir me déterminera
maintenant à la voir; nous aurons donc corrigé une nécessité
par une autre; si voir ou ne pas voir dépendait de notre libre
arbitre, c'est alors que nous serions impuissants à distinguer
le réel de l'imaginaire. Supposons maintenant que toute vérification
soit impossible; ici encore, l'hypothèse se subdivise. Ou
bien, en l'absence de vérification sensible, il y a des raisons
soit logiques, soit scientifiques, soit métaphysiques, soit
morales et sociales, pour établir des degrés de probabilité; ou
bien il n'y en a pas. Dans le premier cas, vous pouvez, par
exemple, me faire observer que vous n'êtes pas au même
point que moi, que mes yeux sont moins bons, qu'il y a une
vapeur entre moi et l'oasis, que j'ai un intérêt à prendre un
autre chemin, tandis que vous êtes parfaitement désintéressé,
etc. Vous pouvez ainsi arriver à me convaincre que les
probabilités sont pour le chemin que vous voulez prendre. Ces
probabilités me détermineront à prendre ce chemin, à moins
que mon désir ou mon intérêt ne l'emportent sur mon intelligence.
N'y a-t-il, au contraire, aucun moyen d'établir des
probabilités, ni intellectuelles ni d'aucune sorte? En ce cas,
toutes raisons ayant disparu, nous serons réduits à une sorte
de pari, à un jeu de hasard. Mais qui empêche un déterministe
de jouer et de parier tout comme un autre? Si nous
sommes libres, nos paris contraires seront libres; et, faute de
vérification possible, on ne pourra discerner quelle décision
est ou n'est pas conforme à l'objet. Si nous sommes déterminés,
nos deux décisions seront également déterminées, et,
en l'absence de vérification possible ou d'appréciation possible
des probabilités, on ne pourra non plus discerner leur conformité
ou leur non-conformité à l'objet. On ne pourra ici se
décider que pour des raisons subjectives à tous les points de
vue. Donc, en somme, là où la distinction du vrai et du faux
est possible, c'est précisément par le déterminisme intellectuel
qu'elle se produit, et là où elle est impossible pour le déterminisme,
elle l'est encore bien plus pour le libre arbitre; jouer
à pile ou face sur une affirmation ou une négation, ce n'est
pas s'éclairer sur ce qui était obscur; dans les cas mêmes où
l'on prend inévitablement une décision pratique, cette décision,
soit libre, soit déterminée par nos penchants, n'empêche
pas les jugements contraires d'être aussi indiscernables qu'auparavant
sous le rapport de l'objectivité.
129
Le «criticisme phénoméniste» représente toujours, suivant
la méthode ancienne, l'homme déterminé comme un homme
passif et inerte: c'est l'argument paresseux appliqué à l'intelligence.
On oublie que, si l'intelligence est un miroir, elle
n'est pas un miroir immobile et impuissant: c'est un miroir
tournant sans cesse, qui, présentant ses diverses faces aux
choses, reflète des tableaux divers et peut ainsi contrôler l'un
par l'autre; bien plus, les objets eux-mêmes tournent autour
de l'intelligence et lui offrent ainsi successivement leurs différentes
faces, ce qui fournit un nouveau moyen de distinction.
Outre ce premier paralogisme, on en fait un second en
prétendant que l'esprit humain, dans l'hypothèse déterministe,
est une intelligence pure uniquement déterminée par
des raisons qui lui apparaissent, et qui elles-mêmes s'expliquent
uniquement par l'objet inconnu; si bien que, quand les
pures intelligences se contredisent, il n'y aurait plus de distinction
possible à établir entre elles.—Mais, peut répondre le
déterministe, nos opinions ont des raisons déterminantes ou
antécédentes qui ne sont pas toujours des raisons intellectuelles
et logiques, ni toujours logiquement valables. Donc,
de ce que toute opinion est explicable par des raisons, il ne
s'ensuit pas que, pour le déterminisme, toutes soient également
fondées en raison. Il peut y avoir des raisons de déraisonner
comme des raisons de bien raisonner. «Le vrai et le
faux», dites-vous, «ont des titres égaux» parce qu'ils
«sont également nécessaires». «C'est une manière d'être
dans le vrai que de suivre une loi nécessaire en affirmant
le faux des autres hommes[54].»—Mais un fou est nécessairement
fou, un esprit sain est nécessairement sain, et la
folie est en harmonie avec l'ensemble des lois de l'univers
puisque certaines rencontres de ces lois la produisent; en
résulte-t-il que la folie soit en harmonie avec les objets sur
lesquels le fou porte des jugements faux? De ce que la folie
«est vraie», comme compatible avec le grand tout, mal à
propos appelé l'universelle vérité, il n'en résulte pas que les
opinions du fou soient vraies comme harmoniques avec les
objets particuliers auxquels elles s'appliquent, ni qu'il fasse
jour quand le fou le déclare en plein minuit.
On objectera qu'il y a des questions insolubles où chacun se
croit sage, sans qu'on puisse distinguer les vrais sages des
fous.—Sans doute; mais, en ce cas, le libre arbitre n'est-il pas
tout aussi impuissant que le déterminisme à faire la distinction?
130
Il ne peut que servir à accroître l'embarras, car chacun
se jugera librement sage, et cela au moment même où il sera
le plus fou. C'est encore le déterminisme qui peut fournir ici
ou un critérium ou un succédané de critérium. Supposez, par
exemple, qu'il s'agisse du vote d'une chambre de députés
relativement à une mesure dont les effets futurs sont actuellement
invérifiables et même, par hypothèse, impossibles à
prévoir. En l'absence de toute certitude et même de toute
probabilité tirée de l'objet, je pourrai encore me faire une
probabilité tirée des motifs et mobiles qui ont déterminé le
vote. Je penserai que les députés qui ont le plus de chance
d'avoir raison sont ceux qui ont le moins cédé aux raisons
subjectives, aux passions de parti, aux ambitions personnelles,
aux intrigues corruptrices, etc. J'éliminerai autant
que possible tout le subjectif, toutes les questions de personnalité,
pour avoir une probabilité objective, la plus impersonnelle
possible. Je pourrai dire:—Ce vote doit être absurde,
parce qu'il a été une œuvre de passion, de légèreté, de haine,
de corruption. Le critérium, en ce cas, est justement l'opposé
de la méthode subjective que le criticisme phénoméniste préfère
à la méthode objective. Si l'on vient me dire que les
députés se sont fait librement leurs motifs et mobiles de
vote, ma défiance ne fera que s'accroître, tout comme si
l'on m'apprenait qu'ils ont voté à la courte paille. Donc,
même au point de vue interne, est plus probable ce qui est
plus dégagé des penchants subjectifs et des commencements
absolus subjectifs. Donc encore, nous ne saurions admettre
que l'incertitude produite par les résultats contradictoires
des jugements humains «ne se peut lever qu'en reconnaissant
que la certitude est un état psychique, résultat d'un acte
libre, en une conscience responsable, et non point l'effet
d'une nécessité qui se contredit en ses différents produits[55].»—Oui,
la certitude, la croyance est un état psychique,
mais l'hypothèse du libre arbitre n'est nullement la seule
possible pour expliquer cet état psychique. On oublie les passions,
les instincts, les sentiments, les «perceptions confuses»,
les mille causes grandes ou petites qui peuvent incliner
le jugement, produire ou achever la croyance, alors
même qu'il n'y aurait pas le moindre libre arbitre. Les criticistes
font une «énumération incomplète» des hypothèses
possibles. De ce qu'un objet n'est pas blanc, a-t-on immédiatement
le droit d'en conclure qu'il soit noir? Il peut être rouge,
131
vert, etc. De même, de ce que la croyance n'est pas l'œuvre
d'une nécessité purement logique ni d'une action nécessaire de
la «chose en soi» ou de l'objet sur la pure pensée, il n'en résulte
pas immédiatement que la croyance soit libre; elle peut être
l'œuvre d'une nécessité passionnelle, sentimentale; elle peut
résulter du caractère, des habitudes, de l'éducation, etc.[56].
Mais c'est alors, répète-t-on, que toutes les croyances seront
indiscernables en tant que nécessaires.—Le fussent-elles
sous ce rapport, elles ne le seraient pas pour cela sous
tous les autres rapports. Les effets sont indiscernables en
tant qu'ils ont tous des causes; il n'en résulte pas qu'ils soient
indiscernables par ailleurs et qu'une maladie nécessaire soit
indiscernable d'une santé nécessaire. Même en l'absence de
toute vérification possible, nous avons vu que la méthode de
discernement entre le vrai et le faux consiste à calculer, autant
que faire se peut, la part du passionnel et du subjectif pour
l'éliminer du problème, comme un astronome élimine de ses
calculs l'équation personnelle. On peut ainsi dans la conscience
même établir une hiérarchie, subordonner une nécessité à une
autre moins individuelle, mesurer plus ou moins exactement
des degrés de probabilité, comparer une croyance avec l'ensemble
des vérités acquises et confirmées, continuer rationnellement
le mouvement commencé, etc. Donc les criticistes phénoménistes,
en passant de l'analogie d'un seul caractère des
132
jugements, le mode de génération dans la conscience, à
l'identité de valeur pour la conscience, passent sans l'ombre
d'une preuve d'un rapport à un autre tout différent.
On peut maintenant apprécier le syllogisme que M. Renouvier
nous a opposé à nous-même et par lequel il a espéré acculer
le déterminisme à l'impuissance. «La distinction du
vrai et du faux, dans la conscience, est impossible, dit-il, en
tant qu'on regarde des jugements contradictoires entre eux
comme imposés par la nécessité.»—Après les explications
qui précèdent, nous avons le droit de nier cette majeure,
où on prend pour accordé ce qui est en question. De ce
que les jugements sont tous également les effets nécessaires
de leurs antécédents, il n'en résulte point que, dans la conscience,
on ne puisse comparer un jugement avec un autre
ou avec un ensemble de jugements, et établir ainsi, dans la
conscience même, d'autres rapports aboutissant à une distinction
de valeur. La conclusion n'est donc point contenue dans
les prémisses: le second rapport, qui est celui du sujet à
l'objet, ne se déduit pas du premier, qui est simplement le
mode subjectif de formation des jugements. Conclure ainsi
sans moyen terme de l'un à l'autre, ce peut être un acte de
«libre arbitre»; mais la conclusion est inadmissible pour
qui veut être logiquement «nécessité». Du reste, de cette
majeure qui affirme précisément la chose à démontrer,
M. Renouvier passe commodément à la conclusion: «Or, dit-il,
la distinction du vrai et du faux, relativement à un objet
externe, est impossible autrement qu'au moyen de la distinction
comme vrais ou faux des jugements contradictoires entre
eux, dans la conscience. Donc la distinction du vrai et du
faux, relativement à un objet externe, est impossible dans
la conscience en tant qu'on regarde les jugements contradictoires
entre eux comme imposés par la nécessité.»—Remarquons
la généralité de la conclusion; M. Renouvier ne
fait ici aucune distinction entre les vérités scientifiques ou les
vérités philosophiques; il parle d'un objet externe, ce qui peut
signifier ou un objet de nos sens ou, plus universellement,
un objet quelconque extérieur au sujet. Et en effet, si la
majeure est exacte, elle doit s'appliquer à tout. Et c'est précisément
parce qu'elle prouve trop qu'elle ne prouve rien.
Il y a plus. On peut retourner le syllogisme tout entier
contre les criticistes eux-mêmes. Non seulement le déterminisme
ne supprime pas dans la conscience tout moyen de
discerner l'objectif du subjectif; mais c'est l'hypothèse même
du libre arbitre dans les jugements qui supprime ce moyen.—La
133
distinction du vrai et du faux, dans la conscience,
peut-on dire, est impossible en tant qu'on regarde des jugements
contradictoires entre eux comme évoqués indépendamment
de leurs antécédents par le libre arbitre de chacun,
«sans prévision même imaginable.» Donc la distinction du
vrai et du faux, relativement à un objet externe, est impossible,
dans la conscience, en tant qu'on regarde des jugements
contradictoires entre eux comme «également produits par le
libre arbitre.» Cela est vrai pour les objets externes proprement
dits: par exemple, pour l'accord d'un instrument par
«l'accordeur» muni d'oreilles et de liberté, dont parle
M. Renouvier. Si un accordeur juge, par un acte du libre
arbitre, de la consonnance ou de la dissonance, ce n'est pas
à lui que nous confierons le soin d'accorder un piano; nous
préférons celui dont les oreilles et le jugement sont nécessités.
Cela est vrai aussi pour les objets invérifiables de la métaphysique:
en tant qu'invérifiables, égaux en probabilité intellectuelle
et affirmés par un acte de libre arbitre, ils sont parfaitement
«indiscernables comme vrais ou faux dans la
conscience.» Votre affirmation ne porte plus alors sur ce qui
est, mais sur ce que vous voulez librement ou nécessairement
(car le problème subsiste toujours); vous voulez une chose
ou vous en voulez une autre, voilà tout[57].
134
IV. L'attribution au moi dans le criticisme phénoméniste.—L'attribution
au moi, psychologique ou morale, est encore
plus inexplicable dans la doctrine des commencements absolus
que dans l'indifférentisme. L'attribution, nous le verrons
plus loin[58], suppose un lien entre moi et mes actes; elle suppose
l'unité et la continuité du moi. Or, dans le criticisme
phénoméniste, il y a des commencements encore plus absolus
que dans l'indifférentisme. Comment les attribuer au moi,
avec lequel ils ne sont pas liés? Ce sont des commencements
absolus en moi, admettons-le; mais supposons des
commencements absolus (réels ou apparents) dont je serais
simplement le théâtre, par exemple une sensation imprévue;
en quoi se distingueront-ils des commencements absolus dont
je serais la cause? Puis-je même dire que moi j'en suis la
cause? Moi, c'est «le groupe de phénomènes et de lois[59];»
or les phénomènes commençant absolument n'ont leur cause
ni dans les autres phénomènes antérieurs ou simultanés, ni
dans les lois; ils ont leur cause en eux-mêmes ou, si l'on
préfère, ils sont eux-mêmes causes.
Aussi l'attribution à la conscience est-elle impossible, et il
n'y a point, selon le criticisme phénoméniste, «conscience
de la liberté.» Mais alors s'élève une nouvelle et insurmontable
difficulté: si la liberté est purement phénoménale et non,
comme dans Kant, nouménale, on ne voit plus pourquoi elle
n'aurait pas conscience de soi. Comment se fait-il qu'un commencement
absolu de la conscience ne se saisisse lui-même
ni comme commencement ni comme absolu? Dira-t-on que la
liberté consiste précisément dans la discontinuité, dans la
rupture, dans l'hiatus et le vide entre des séries de phénomènes?—En
ce cas, il sera effectivement facile de comprendre
qu'on n'ait point conscience d'une discontinuité, d'un vide;
mais, que ce vide puisse constituer le libre arbitre, c'est ce
qui sera plus difficile à saisir. Dans tous les cas, si le «groupe
135
de phénomènes et de lois» s'attribue les phénomènes qui
jaillissent au beau milieu des phénomènes préexistants, c'est
par pure hypothèse. Un Grec aurait pu tout aussi bien attribuer
ces commencements absolus soit à la Fortune, soit à
la Destinée. Un chrétien les attribuera vraisemblablement
tantôt à son ange gardien, tantôt à un démon tentateur. En
effet, l'apparition d'un motif ou d'un mobile nouveau dans la
conscience est une véritable suggestion; de plus, elle est «imprévisible»
pour moi tout comme pour autrui, car, si je
pouvais prévoir sûrement ce que je vais vouloir, il n'y aurait
plus commencement absolu et «liberté imprévisible.» L'idée
ou le sentiment «automotifs» qui font subitement leur «apparition»
ont donc tous les caractères de choses étrangères:
comme je ne puis voir leur raison en moi et dans mes états
antécédents, comme aussi le criticisme phénoméniste m'affirme
que cette raison n'est pas dans mon cerveau et dans
mon organisme, je puis parfaitement supposer un ange ou
un démon qui m'inspire.
La faim, l'occasion, l'herbe tendre et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant.
Jules Lequier, dans les «perspectives de sa mémoire», qu'il
prolongeait des perspectives supposées de sa vie future, s'apparut
à lui-même, nous dit-il, multiplié en une suite de personnages
divers, dont le dernier, s'il se tournait vers eux un
jour, à un moment suprême, en leur demandant pourquoi
ils avaient agi de la sorte, pourquoi ils s'étaient arrêtés à telle
pensée, «les entendrait de proche en proche en appeler sans
fin les uns aux autres.»—Mais, peut-on répondre, prenons
la série en sens inverse, et substituons au déterminisme une
série de commencements absolus; ne verrons-nous pas se
produire la même perspective? L'homme de chaque instant
passé ne pourra-t-il pas rejeter la faute sur l'homme de
l'instant suivant, sur «l'homme nouveau sorti de l'homme
ancien» par un commencement absolu, et le long de cette
nouvelle perspective n'entendrons-nous pas les personnages
successifs, qu'aucun lien certain ne rattachait l'un à l'autre,
en appeler aussi sans fin les uns aux autres? Tant il est vrai
que, dans tous les systèmes, le problème de l'individuation et
de la responsabilité offre des difficultés analogues: il faut un
lien entre le moi d'aujourd'hui et celui d'hier, et cependant il
faut que ce lien soit d'une flexibilité indéfinie pour permettre
un continuel renouvellement dans une continuelle identité.
136
Si le lien paraît trop rigide dans le déterminisme ordinaire,
en revanche il est supprimé dans un libre arbitre qui fait de
la vie morale une suite d'épisodes.
V. Les limites intérieures de la liberté et de la solidarité.—Une
dernière difficulté psychologique et morale, c'est celle
des limites, conditions et variations intérieures de la liberté.
Quelques auteurs ont admis à la fois le libre arbitre et la
solidarité, qui n'est qu'un autre nom du déterminisme; ils
sont allés jusqu'à croire: 1o que le libre arbitre est lui-même
solidaire; 2o que, tout en s'exerçant dans le monde
phénoménal et non dans le monde nouménal, il a «des manifestations
phénoménales déterminées par les lois de la
nature», comme la liberté nouménale de Kant; enfin qu'il
y a des «degrés» et une simple «virtualité» dans le libre
arbitre[60]. Ces assertions ne sont pas faciles à concilier. Aussi
M. Renouvier lui-même les rejette; mais n'aboutit-il pas à
son tour à l'antinomie du libre arbitre insolidaire et de la solidarité[61]?
Pour lui, la puissance des contraires, dût-elle ne se
présenter qu'une fois réellement et dans la vie d'un seul
homme, «cette puissance-là passant à l'acte serait toujours
un absolu sui generis, échappant à toute solidarité en tant
qu'elle s'exerce.» Mais il ajoute que, si le libre arbitre est
inconditionnel, il a cependant des «conditions d'existence»
qui doivent être «données» et des «conditions d'exercice»
qui sont «les éléments, les mobiles et les moyens.»—Que
reste-t-il alors en propre à cet «absolu sui generis,» qu'on
nous représentait tout à l'heure comme pouvant lui-même au
moins se donner ses «mobiles et motifs?» Ce résultat semble
d'ailleurs inévitable quand, avec le criticisme phénoméniste,
on cherche une liberté inconditionnelle dans les phénomènes,
qui sont par essence conditionnés.
On a beau répondre que l'acte libre est seulement celui qui
n'est pas «entièrement prédéterminé,» entièrement solidaire,
et que «le fait du commencement absolu,» de l'insolidarité,
«est ici resserré dans d'étroites limites;» les limites qui entourent
un mystère ne font rien à son énormité intrinsèque;
une petite création spontanée sur un petit point de l'univers,
un petit fiat lux ou un petit fiat motus est aussi incompréhensible
que la création du monde entier; donnez-moi ce pouvoir
dans des limites aussi étroites que vous voudrez, et je referai
137
le monde mieux qu'Archimède avec son point d'appui. De
plus, nous demanderons de nouveau comment il peut y avoir
des limites à un commencement absolu, une relation limitant
l'absolu?
Le criticisme phénoméniste croit avoir supprimé le «noumène»
en le plongeant dans le «phénomène;» il n'a fait
que le mêler à son contraire; au lieu d'un seul noumène
au-dessus du monde, on a une multitude de petits noumènes
dans le monde, autant que d'actes libres et de commencements
premiers: c'est une poussière de noumènes au lieu d'un
lingot. Le criticisme phénoméniste rejette la chose en soi,
mais il admet ce qui est beaucoup plus étrange: des phénomènes
en soi et par soi. Il veut revenir à Hume en gardant
Kant; et alors, au lieu de placer dans l'édifice le phénomène au
rez-de-chaussée et le noumène à l'étage supérieur, il loge les
deux contradictoires, aux prises l'un avec l'autre, sur le même
plan: il fait commencer absolument des relations, il fait jaillir
des phénomènes par soi, et il croit diminuer la difficulté (pour
ne pas dire la contradiction) en ajoutant:—Cela ne se passe que
sur un tout petit point, dans d'étroites limites: c'est un petit
commencement premier; son exiguïté le rend plus portatif
que l'absolu absolument absolu du noumène.—Au choix,
nous aimerions mieux ce dernier qu'une philosophie d'hiatus,
qui cherche vainement à se maintenir entre le phénoménisme
exclusif de Hume et le phénoménisme surmonté du noumène
de Kant. Éparpiller la difficulté, ce n'est pas la résoudre: c'est
simplement la multiplier.
138
CHAPITRE CINQUIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉCANIQUE
I. Hypothèse d'une direction du mouvement dans l'espace sans création de force.
II. Hypothèse d'un équilibre et d'une bifurcation d'intégrales.
III. Hypothèse d'une rupture d'équilibre par une force infiniment petite.
IV. Hypothèse d'un emploi du temps laissant place à l'indétermination.
Il s'est produit à notre époque, parmi les moralistes qui se
rattachent au spiritualisme ou au «criticisme,» une sorte
de réaction antiscientifique dans l'intérêt de la morale, dont
nous venons de voir des exemples. Les uns s'efforcent
de montrer (chose facile) que la science ne sait pas tout et en
concluent qu'ils ont le droit de remplir les lacunes de la science
par l'affirmation d'un libre arbitre qui échappe aux lois scientifiques.
Où la science se tait, ils se croient autorisés à parler
comme bon leur semble et à admettre des miracles. D'autres
s'efforcent de tourner la science même au profit du libre
arbitre; ce qui s'accommode le moins de ce pouvoir miraculeux,
c'est la logique et la mécanique; or ce sont précisément
ces deux sciences qu'on a essayé de mettre sous la dépendance
du libre arbitre: montrer que sans son secours elles ne
sauraient subsister eût été un chef-d'œuvre de tactique. L'entreprise
était séduisante et a séduit en effet plus d'un esprit.
Ainsi s'introduisent, dans une question toute psychologique
et morale, de véritables expédients logiques et mécaniques qui
ont pour but de sauver le libre arbitre; ce sont, dans tous les
sens du mot, des arguments ex machina. Il y a dans cette
question de la liberté, comme dans celle de l'existence de
Dieu, toute une nichée de sophismes, comme dirait Kant, et
il suffit, pour la faire s'envoler, d'agiter un peu les broussailles
logiques ou mathématiques derrière lesquelles ils se cachent.
Nous avons déjà examiné les expédients logiques tirés
de la prétendue impossibilité d'établir la vérité scientifique
ou métaphysique si tout est déterminé nécessairement.
139
Restent les expédients mécaniques. On peut en compter jusqu'à
cinq en faveur du libre arbitre, par lesquels on espère
rendre son action compatible avec la conservation de l'énergie:
1o direction possible des mouvements de translation par
une force étrangère au mouvement; 2o transformation possible
du mouvement moléculaire en mouvement de translation,
et rupture possible d'équilibre par une action infiniment
petite ou même nulle; 3o emploi du temps au profit de
la liberté. Les deux premiers expédients reviennent à des
manières de diriger le mouvement dans l'espace; le dernier
est une manière de le gouverner dans le temps.
I. La direction possible des mouvements de translation par
une force supérieure est, comme on sait, l'hypothèse cartésienne,
que Leibnitz a réfutée et qu'a reprise Cournot.
Cette thèse peut donner lieu à deux sortes d'objections, les
unes tirées de ses conséquences, les autres tirées de ses principes.
On connaît d'abord l'objection per absurdum proposée
par Leibnitz. «Qui nous empêcherait, demandait-il à Descartes,
de sauter jusqu'à la lune?»—Mais on peut contester cette conclusion
de Leibnitz sur le pouvoir que nous conférerait le clinamen,
et dire que ce pouvoir n'est pas nécessairement indéfini.
On pourrait imaginer un certain quantum d'énergie à la
disposition des êtres libres; on serait incapable, il est vrai,
d'expliquer pourquoi une énergie toute spirituelle et soustraite
aux lois de la matière a des bornes. Mais, une fois admise,
cette énergie directrice des mouvements n'aurait pas un caractère
aussi perturbateur que Leibnitz le suppose, car il faut
tenir compte de ce que les mouvements se neutralisent à
distance. Une direction nouvelle du mouvement pourrait
être neutralisée à une certaine distance de son point de
départ et ne rien changer ni à la somme totale des forces
et des mouvements, ni même peut-être à la direction totale
de l'ensemble. Le poisson qui se meut dans la mer à droite ou
à gauche n'empêche pas la mer de se soulever et de s'abaisser
selon une loi régulière; il y a compensation des petits effets
les uns par les autres quand on considère la masse. Il n'est
donc pas entièrement démontré que le pouvoir de diriger un
mouvement dans des conditions déterminées et dans une
sphère déterminée, comme celle de nos organes, nous donne
nécessairement le pouvoir de tout faire et de sauter jusqu'à la
lune. Notre action transitive, en un mot, pourrait être réelle,
tout en étant limitée.—Voilà ce qu'on pourra objecter à
Leibnitz.
140
Pourtant, il faut le reconnaître, les mouvements se tiennent
toujours et sont solidaires. Le petit saut du poisson dans l'eau
tient de loin aux mouvements du soleil et des étoiles; la
moindre direction nouvelle, quelque limitée qu'elle fût, changerait
la formule mathématique de l'univers. Si un seul homme
ne pouvait sauter jusqu'à la lune et encore moins changer le
centre de gravité du globe, tous les hommes et tous les animaux
réunis, en les supposant doués du pouvoir imaginé par
Descartes, seraient peut-être capables à la longue de modifier
plus ou moins le centre de gravité terrestre et la durée du jour
stellaire.
Telles sont les conséquences auxquelles aboutissent logiquement
ceux qui admettent le pouvoir directeur; mais,
quelque improbables que soient ces conséquences, elles ne
suffisent pourtant pas à réfuter la théorie. C'est donc sur les
principes mêmes de cette théorie qu'il faut porter l'examen.
Ses partisans prétendent admettre à la fois le principe de la
conservation de l'énergie et un pouvoir directeur du mouvement,
qui, selon eux, n'impliquerait aucune création de force.
Nous n'avons donc pas à examiner maintenant le théorème de
la conservation de l'énergie ni les vraies raisons sur lesquelles
il se fonde; la seule question en ce moment est de savoir si
ce théorème, une fois admis, est compatible avec le pouvoir
de diriger le mouvement. M. Delbœuf et M. Tannery sont pour
la négative; M. Naville et d'autres sont pour l'affirmative. Il
nous semble que, pour modifier mécaniquement la direction
d'un mouvement et la résultante d'un parallélogramme de
forces, il faut de toute nécessité ou détruire un des mouvements
composants, ou introduire et créer un mouvement nouveau.
Or, comment créer ou annuler du mouvement sans créer
ou annuler de la force vive, par conséquent sans faire varier
la somme d'énergie qu'on supposait constante? L'indétermination
dans la direction du mouvement est contraire au principe
de l'égalité entre l'action et la réaction, qui entraîne
comme conséquences: 1o la conservation du mouvement du
centre de gravité, 2o la constance de la quantité du mouvement,
3o le principe des aires[62]. Pour admettre avec Epicure
et Descartes la possibilité d'un clinamen, il faut donc modifier
les thèses fondamentales de la mécanique sur la conservation
de l'énergie et attribuer à l'homme une création de force
motrice.
141
Pour échapper à cette conséquence, M. Naville se réfugie
dans une série d'hypothèses et d'analogies; son but est de
montrer, contrairement au principe de la mécanique moderne,
que toute cause modificatrice d'un mouvement n'est pas nécessairement
un mouvement antérieur, ce qui rendrait impossible
l'action directrice et libre de la volonté. La cause modificatrice
du mouvement, selon lui, peut être une force qui agisse sans
l'aide d'un mouvement antécédent et comme du sein de l'immobilité,
de manière à n'augmenter et à ne diminuer en rien,
par cette action, la somme du mouvement dans l'univers.
Malheureusement, les raisons sur lesquelles M. Naville s'appuie
pour démontrer cette possibilité sont empruntées, comme
nous allons le voir, à de simples fictions mathématiques. Il
assimile la volonté à une force qui agit sur le mouvement par
sa présence seule, non par le mouvement. Même dans la nature,
dit-il, l'explication des phénomènes du mouvement suppose la
double base du mouvement et des obstacles qui le modifient;
et «les obstacles sont la résistance opposée par des corps, à
l'état de repos relatif, aux mouvements des autres corps... Il
résulte de là qu'en physique ce n'est pas seulement le mouvement
qui est force, mais aussi la présence des corps. Or la présence
des corps peut être conçue comme une force qui change
la direction du mouvement sans en changer la quantité. Supposons
en effet un système de corps en mouvement, et plaçons-y
par la pensée un corps considéré comme primitivement
immobile; la direction des mouvements du système sera
changée sans altération dans la quantité. Il va sans dire qu'il
s'agit ici d'une conception purement théorique, puisqu'un
corps ne peut pas être introduit sans que son introduction soit
un mouvement; mais, en supposant l'apparition spontanée
d'un corps dans un système donné, ou sa création proprement
dite, ce corps changerait la direction des mouvements antécédents
et non leur quantité[63].» Le corps immobile imaginé
par M. Naville est évidemment une pure fiction géométrique;
dans la réalité, tout corps est un système de mouvements, soit
visibles, soit invisibles. Ce qui fait que la présence d'un corps
modifie le mouvement des autres corps, c'est qu'il est lui-même
un ensemble de mouvements. Il ne résiste au mouvement que
par son mouvement propre et non par son immobilité, qui est
toute «relative» et révèle un mouvement en sens contraire.
Nous ne savons si un corps vraiment et absolument immobile
ne serait pas indifférent à tout mouvement, et n'opposerait
142
pas une résistance nulle au mobile qui l'entraînerait. Comment
donc arguer d'une fiction mathématique, d'une métaphore
mathématique, pour démontrer la possibilité d'une action
psychologique qui serait celle d'un pur esprit modifiant le mouvement
par sa seule «présence», semblable aux anges que le
moyen âge préposait au mouvement des astres? Pour démontrer
la possibilité d'une chose, il faut, selon le précepte de
Kant, s'appuyer sur des réalités, non sur fictions abstraites ni
sur des symboles géométriques.
D'ailleurs, admettons qu'un mouvement puisse être produit
par un changement n'ayant lieu que dans le temps et non
dans l'espace; la difficulté serait reculée sans être résolue. Le
déterminisme, en effet, s'applique aussi bien au temps qu'à
l'espace. Nos idées se suivent dans le temps selon des lois,
ainsi que nos désirs.
De plus, toute idée est en fait accompagnée d'un mouvement,
est une action réfrénée. M. Naville admet lui-même que
tout phénomène psychique a des conditions physiologiques et
se traduit dans le cerveau; or cette assertion est en contradiction
avec les hypothèses de M. Naville et de M. Renouvier
sur une force qui produirait la direction du mouvement sans
un autre mouvement antécédent. Concevoir dans notre pensée
la direction nouvelle d'un mouvement, concevoir un clinamen,
c'est déjà produire un autre mouvement, c'est même commencer
déjà la neutralisation du mouvement antérieur par un
mouvement en sens contraire; c'est commencer le clinamen.
L'idée du mouvement nouveau est comme une main qui s'appuierait
légèrement sur une boule en train de rouler et qui
serait toute prête à la ramener en arrière. Tant que la main
s'appuie légèrement, elle ne produit qu'une résistance insuffisante
à arrêter la boule: c'est l'idée; une résistance plus forte
est le désir. Quand la main se serre, saisit la boule et la
ramène en arrière, quand l'idée présentement dominante contrebalance
l'impulsion antérieure, c'est la volonté. Pour modifier
un mouvement sans un autre mouvement, il faudrait donc
le modifier sans y penser, sans avoir l'idée du mouvement
voulu, lequel est déjà une image, conséquemment un système
de mouvements cérébraux, premier stade du mouvement final.
II. La thèse de M. Naville présuppose celle de M. Boussinesq.
En effet, changer la direction d'un mouvement sans
mouvement antécédent et par l'intervention d'une force supérieure
ne serait chose possible que s'il y avait un moment
d'équilibre et d'indétermination. Il faut préalablement que la
143
balance soit en équilibre et que l'ensemble de forces qui
agissent sur elle aboutisse à cet équilibre, à cette bifurcation
de voies qui fait que la balance peut également s'incliner à
droite et à gauche. MM. Bertrand, du Bois-Reymond, et plus
récemment M. Delbœuf ont répondu avec raison qu'il n'y a
pas dans la réalité d'indétermination vraie, et que les différentielles
sont des abstractions. Mathématiquement, un cône peut
se tenir sur sa pointe; physiquement, non, parce qu'il y a
toujours d'un côté ou de l'autre quelque différence qui rompt
l'équilibre. La volonté est comme ce cône. D'ailleurs, si l'équilibre
était parfait, et si l'être était réellement en équilibre entre
une «intégrale singulière» et une «intégrale générale»
comme entre deux bottes de foin, il ne se produirait rien, car
il n'y aurait pas de raison pour qu'un contraire se réalisât
plutôt que l'autre. Ce serait donc une force supérieure qui
romprait dans la réalité le prétendu équilibre de l'abstraction.
III.—Dira-t-on que la force mécanique qui rompt l'équilibre
peut être infiniment petite et même égale à zéro?—C'est
l'hypothèse de Cournot et de M. de Saint-Venant, que M. Renouvier
a reproduite. Selon cette hypothèse, la loi de la conservation
de l'énergie détermine bien la quantité de mouvement
moléculaire qui peut résulter d'un mouvement de translation,
ou inversement la quantité de force actuelle qui peut
résulter d'une quantité donnée de force potentielle; mais elle
ne détermine pas la transformation d'une des deux sortes de
mouvement dans l'autre. «La question du déterminisme
absolu, dit M. Renouvier, est toute de savoir comment ou par
quelles forces s'opèrent les détentes par lesquelles des forces
de tension passent à l'état de forces vives, actuelles, sensibles,
accomplissant un travail mécanique... Il resterait à comprendre
comment une détente, qui est de l'ordre mécanique,
pourrait s'effectuer ainsi indépendamment de toute force
définie mécaniquement ou, en d'autres termes, sans introduction
d'aucun mouvement nouveau dans le système des
mouvements donnés. La question se réduit donc maintenant
à ce seul point. Elle se résout, croyons-nous, de la manière
la plus simple..... La question se résout par la méthode des
limites. Dès que la moindre force suffit pour rompre un état
d'équilibre parfait ou mathématique et mettre en liberté,
pour ainsi dire, une quantité quelconque de force vive et accomplir
un travail aussi grand qu'on peut l'imaginer[64], il
144
s'ensuit que le rapport de la force causant la rupture à la
force déployée par l'effet de la rupture peut être supposé aussi
petit qu'on le veut, descendre au-dessous d'une quantité
assignée, quelque petite qu'elle soit. On peut donc affirmer,
passant à la limite, que la détente est possible sans qu'aucune
force sensible, aucun mouvement sensible s'introduise dans
le système mécanique. Donc enfin le principe de la conservation
de la force mécanique peut être maintenu sans que l'on
renonce à considérer la force psychique comme la cause du
passage de certaines forces de tension de l'organisme à des
forces actuelles[65].»
Du Bois-Reymond et M. Delbœuf ont fait justice de cet
expédient des limites appliqué par Cournot et M. de Saint-Venant
à la question de la liberté. De quoi s'agit-il en effet?
D'expliquer mécaniquement par la méthode des limites une
rupture d'équilibre produite par une cause mentale. Or, mécaniquement,
une force aussi petite qu'on veut n'est pas une
force nulle. Ce serait trop commode, et on pourrait ainsi produire
tous les effets possibles par une cause appropriée aussi
petite que possible, c'est-à-dire nulle. Si l'infiniment petit
égalait le nul, on pourrait produire l'avalanche non seulement
par un mouvement aussi petit que possible et nul, mais
même par un vouloir aussi petit que possible et nul. En se
croisant les bras ou en dormant un somme, on pourrait
«décrocher» la lune et les étoiles. C'est avec la même rigueur
mathématique que le Père Gratry démontrait la création:
«Zéro multiplié par l'infini égale une quantité quelconque;
le néant multiplié par Dieu égale un objet quelconque.»
En poussant plus loin l'artifice mathématique, on pourrait
même se contenter, dans certains problèmes, d'un multiplicateur
égal au néant, ce qui dispenserait de Dieu. Mais
toutes ces spéculations sont illusoires. Il est essentiel, au
«décrochement» et à la «détente», comme le remarque du
Bois-Reymond, que la force qui décroche et la force décrochée
soient indépendantes l'une de l'autre; il est donc inexact de
dire d'une manière absolue que leur rapport tend à la limite
zéro. «Loin de pouvoir descendre à zéro, la force déterminante
ne peut pas descendre au-dessous d'un quantum déterminé[66].»
Une impulsion déterminante égale à zéro
145
résoudrait du même coup, si elle était jamais admissible,
l'énigme de l'origine du mouvement, «car une impulsion
égale à zéro n'a jamais manqué.» On a beau répondre que
«ceci n'est pas juste», que «le décrochement suppose des
forces accumulées dont la distribution n'est due mécaniquement
qu'à des mouvements antérieurs», qu'il est donc
«inapplicable à une matière uniformément répartie dans
laquelle le mouvement n'aurait pas encore commencé[67];»
nous ne tenons pas au mot de décrochement; remplaçons-le
par le mot plus exact de rupture d'équilibre, l'argument
des limites, emprunté par M. Renouvier à Cournot et à
M. de Saint-Venant, pourra se reproduire. La «chiquenaude»
de Descartes, qui suffit à introduire le mouvement
dans l'univers et à rompre l'équilibre de la matière uniformément
répartie, des forces agissant en sens opposé, peut
être aussi petite qu'on voudra; elle peut donc être nulle.
Si on dit que l'équilibre est une neutralisation de mouvements
qui présuppose le mouvement, on a raison; mais, si un
excédent infiniment petit et nul suffit à rompre la neutralisation
mutuelle des mouvements, il n'y a pas plus de difficulté
à admettre qu'une action quelconque infiniment petite et nulle
suffirait à produire un premier mouvement. Et alors un Dieu
nul suffira pour le produire par une action nulle. Au reste,
146
M. Renouvier admet lui-même des commencements absolus,
des espèces de créations ex nihilo per nihilum, avec un
dieu nul. Dès lors, pour produire les ruptures soudaines
d'équilibre dans notre organisme, pourquoi ne suffirait-il pas
d'un commencement absolu qui permettrait de supposer un
libre arbitre infiniment petit ou un libre arbitre nul?
En réalité, l'hypothèse de M. Renouvier et de Cournot est
un miracle déguisé sous des formules mathématiques; elle
revient à dire que les mouvements du corps se conforment à
nos volitions comme si nos volitions agissaient mécaniquement,
bien qu'elles n'agissent pas mécaniquement, disons
plus, bien qu'elles n'agissent réellement d'aucune manière
concevable. En effet, M. Renouvier n'admet pas plus que
Leibnitz et les cartésiens l'action transitive de l'esprit sur le
mécanisme corporel: avec la science moderne, il ne reconnaît
entre les phénomènes de l'esprit et ceux du corps qu'une
«correspondance,» une «harmonie,» un «ordre,» comme
disait Leibnitz[68]. Rien de mieux; mais il se présente pour
lui une difficulté toute particulière dans la question de l'efficacité
du libre vouloir sur le mouvement. Rien n'est plus
curieux que la position critique où M. Renouvier se trouve
réduit. Un peu de réflexion nous la fera comprendre.
Le libre arbitre consiste, pour M. Renouvier, dans le pouvoir
de produire un commencement absolu, échappant à
toute prédétermination et conséquemment à toute prévision,
même à la prescience divine[69]. Il en résulte que la série des
états de l'esprit, particulièrement des volitions libres, ne
saurait être préétablie, et en cela M. Renouvier s'écarte de
Leibnitz. D'autre part, il faut que la série des mouvements ne
soit pas davantage préétablie, puisque certains de ces mouvements
seront l'effet de volitions encore indéterminées. Mais,
en même temps, il faut qu'il y ait une correspondance, une
147
harmonie déterminée entre les changements intérieurs et les
mouvements extérieurs. C'est donc cette harmonie seule que
M. Renouvier retient du système de Leibnitz; avec Leibnitz
et Hume, contre Maine de Biran, il dit que la volonté n'est
pas cause transitive du mouvement corporel, cause vraiment
motrice, et que cependant elle a pour compagnon constant et
pour ombre fidèle le mouvement corporel.—C'est fort bien,
mais nous demanderons comment, dans son système, peut
s'expliquer cette constance? Il aboutit à cette merveille
d'une volonté qui meut sans mouvoir, d'un commencement
absolu dans l'ordre mental qui s'accompagne d'un commencement
absolu dans la direction des mouvements physiques,
sans que, d'une part, l'ordre mental ait une action
mécanique sur l'ordre physique et sans que, d'autre part,
il y ait aucune prédétermination ni dans la première série ni
dans la seconde. C'est comme si, le soleil se mettant tout à
coup à changer de route par un clinamen «imprévisible,»
la terre se mettait aussi à changer de route de la même manière,
sans qu'il y eût ni aucune action mécanique du soleil sur
la terre, ni aucune prédétermination de leurs mouvements
par un déterminisme universel. Pour opérer ce prodige il
n'y a d'autre expédient que celui des limites mathématiques,
par lequel on essaye de nous persuader qu'une action mécaniquement
nulle peut produire un quantum mécanique d'effet.
C'est toujours la «cause occasionnelle;» seulement il
n'y a pas de Dieu pour pousser en nous le corps à l'occasion de
la volonté: celle-ci change, et le corps change à point nommé.
Le coup de pouce que je donne à ma montre fait mouvoir une
aiguille sur une autre montre située loin de moi, par exemple
dans Sirius, sans que ma montre agisse mécaniquement sur
l'autre et sans qu'un horloger habile ait mis des ressorts qui
produisent dans les deux, au moment convenable, les mêmes
effets prévus. C'est le miracle élevé à sa seconde puissance
qui nous est ici présenté comme une solution toute «simple.»
C'est même plus qu'un miracle, et on frise la contradiction;
il y a ici, en effet, deux commencements absolus qui sont
cependant relatifs l'un à l'autre, deux hiatus qui sont cependant
liés par une loi de continuité et d'harmonie[70].
148
Ceci nous amène à laisser les considérations mathématiques,
pour embrasser le problème dans toute sa généralité
philosophique. Il s'agit alors de savoir si des faits commençant
absolument, comme doivent être les faits du libre arbitre,
pourront se trouver en correspondance, en harmonie avec des
phénomènes extérieurs, et cela sans que cette harmonie ait
été préétablie ou soit, d'une manière quelconque, prédéterminée.
La réponse est toujours la même que tout à l'heure.
Qu'on tourne et retourne la question, un système phénoméniste
qui admet le libre arbitre ne peut, encore une fois,
expliquer l'action imprévisible de ce libre arbitre sur les mouvements
du corps ni par une force transitive et occulte (que
tout le monde aujourd'hui rejette) ni par une loi d'harmonie,
seule hypothèse qui reste ouverte aux philosophes. Comment,
en effet, expliquer au point de vue scientifique la correspondance
des volitions et des mouvements par une loi d'harmonie,
quand on professe que cette loi admet en son sein des hiatus
et n'est pas un déterminisme embrassant tous les termes à
mettre en consensus. Comment les deux «horloges,» l'une
libre, l'autre soumise au déterminisme, peuvent-elles se
trouver d'accord? Peu importe que la seconde, comme nous
le supposions tout à l'heure, soit dans une étoile éloignée ou
soit tout près de moi dans mon cerveau; la difficulté est la
même. L'acte du libre arbitre, sur le petit point où il a lieu,
échappe «à toute prévision même divine,» à toute loi qui le
«prédéterminerait entièrement;» il a lieu dans les «interstices
des lois constantes;» c'est un trou fait au réseau du
déterminisme, nec regione loci certa nec tempore certo; c'est
la rupture imprévue d'une chaîne phénoménale. Comment
alors cette rupture peut-elle coïncider précisément avec le
déroulement sans rupture d'une autre chaîne phénoménale?
En un mot, comment l'exception à la loi peut-elle se trouver
d'accord avec le cours régulier de la loi sur les autres points?
comment le discontinu peut-il être en harmonie continue
avec la continuité? Un musicien qui improvise une fantaisie
peut-il se trouver d'accord avec tous les autres musiciens de
l'orchestre qui suivent régulièrement la partition? On répond:—Il
y a précisément «une loi de la nature» qui fait que,
quand je veux mouvoir mon bras, il se meut au moment
même;—mais une loi de la nature n'est telle que si elle
149
embrasse et lie les deux termes harmoniques. Or, ici, l'un des
deux termes n'est pas lié; le second seul est lié. Une loi ne
peut pas régir un commencement absolu d'une part et un
mouvement relatif de l'autre: le commencement absolu, en
tant que tel, lui échappe nécessairement; par cela même,
elle ne peut mettre le mouvement relatif en relation constante
avec le libre arbitre absolu, inconstant et imprévisible.
De plus, une loi de la nature n'est pas une chose isolée:
elle se rattache à toutes les autres lois, elle n'en est qu'une
application; à vrai dire, il n'y a qu'une seule loi dont la formule
embrasse toutes les lois dérivées et tous les phénomènes
soumis à des lois. Une loi isolée est une abstraction
tout comme la force transitive; une loi dormitive n'est pas
plus intelligible qu'une force dormitive; l'intelligibilité
consiste dans une harmonie universelle. Dès que vous
imaginez un phénomène commençant par soi absolument,
sans loi qui détermine son commencement, vous ne pouvez
plus parler d'harmonie ni de correspondance, c'est-à-dire
au fond de déterminisme. L'exception ne saurait être en
harmonie avec la loi, à moins d'être purement apparente.
Comme d'autre part vous rejetez avec raison la force transitive
et y substituez la loi, il ne vous reste plus d'explication
possible. Voilà pourquoi nous donnons à un tel fait
le nom de miracle, et effectivement il est plus facile de concevoir
la résurrection de Lazare (en vertu peut-être de lois
et de rapports supérieurs aux rapports connus et habituels)
que de concevoir une relation harmonique déterminée entre
un commencement absolu non déterminé et un mouvement
relatif déterminé[71].
150
Essayerez-vous de mettre en relation deux commencements
absolus au lieu d'un,—l'un qui serait un vouloir commençant
absolument, l'autre un mouvement commençant absolument;
il vous sera toujours impossible d'établir une relation
entre eux, une loi. Donc, au lieu d'un simple mystère, on
se heurte une fois de plus à la contradiction de l'absolu relatif.—Mais
il est illogique, répond-on, d'appeler contradiction
une chose qui se passe tous les jours.—Ce n'est pas dans la
chose qui se passe tous les jours qu'est la contradiction; c'est
dans l'explication qu'on en donne et dans la loi par laquelle
on veut rattacher ensemble des commencements premiers
qui, par définition, ne peuvent être attachés. Une loi entre
deux exceptions ou une loi entre une exception et des lois,
voilà les deux formules entre lesquelles vous avez le choix, et
toutes les deux, bien examinées, sont inadmissibles. L'édifice
de la causalité universelle, de l'universelle législation s'écroule
aussi bien tout entier dès qu'on y fait une petite brèche que
quand on en fait une énorme; la première est pour nous
moins visible; voilà son seul avantage, ou plutôt son inconvénient.
Enfin, puisque le phénoménisme criticiste veut prendre de
Leibnitz «l'harmonie sans la prédétermination» (ce qui
revient à dire le déterminisme sans la détermination), et
puisque d'autre part il remplace les forces par de simples
lois entre les phénomènes, pourquoi s'arrête-t-il en si beau
chemin? pourquoi ne rejette-t-il pas, avec Hume, outre
la causalité transitive, la causalité immanente? Celle-ci n'est
pas plus admissible que l'autre dans un phénoménisme
où il n'y a que des phénomènes et des lois. L'objection de
151
Leibnitz et de Hume contre l'action à l'extérieur, on peut
l'étendre à l'action d'un moment de la vie psychique sur le
moment suivant, d'une représentation sur la représentation
suivante, et dire que la causalité volontaire est un phénomène
subjectif, illusoire, comme le prétendu effort de Maine de
Biran. Il y aura au dedans de nous une série de phénomènes
liés par des lois, tout comme au dehors; le libre arbitre, aussi
bien que la force, deviendra un mot, un «symbole;» il y
aura réellement sensations et harmonie, sensations et raison:
voilà tout. Action et passion, cause et effet, redeviendront
des expressions toutes relatives et subjectives; il n'y aura de
vrai que principe et conséquence, antécédent et subséquent,
en un mot déterminisme. Toute idée de causalité supra-phénoménale
étant écartée, un phénomène causa sui est un
monstrum métaphysique et logique.
Ainsi se révèle à nous ce qu'il y a d'intenable, d'inconséquent
dans la position d'un «criticisme» qui veut conserver
de Kant le phénoménisme sans les noumènes, et qui se flatte
de ne pas retomber alors dans le phénoménisme pur et simple
de Hume, dans le phénoménisme sans à priori, sans causalité,
sans liberté, sans distinction de vie éternelle et de vie
temporelle, sans impératif catégorique. Cette position moyenne
et provisoire est un fait de transition curieux, qui se produit
même actuellement chez quelques philosophes anglais, comme
Hogdson et Watson. A nos yeux, ce nouvel éclectisme n'est
pas viable: on ne peut rester suspendu entre le vrai phénoménisme
et l'admission d'un noumène quelconque: dans
un sens ou dans l'autre il faut aller jusqu'au bout. Et si l'on
opte pour un principe inconnaissable supérieur à la science,
au moins ne faudrait-il pas le disperser dans le domaine même
de la science[72].
152
IV. Après les expédients mécaniques tirés d'un changement
de direction qu'on prétend compatible avec la permanence de
l'énergie, il ne reste plus qu'un artifice à employer: c'est de
faire porter le pouvoir du libre arbitre sur le temps et non plus
directement sur les déterminations de l'espace. Déjà M. Naville
avait eu recours à ce moyen. La transformation de la force de
tension en force de translation, la détente et pour ainsi dire le
coup de pistolet intérieur tiré par le libre arbitre peut avoir
lieu, selon M. Naville, «à des moments divers.» La puissance
de l'action à l'extérieur, comme la poudre de l'arme à feu, peut
être dépensée ou tenue en réserve sans changement dans sa
quantité. «En raison de l'indifférence dynamique du temps,
un mouvement moléculaire peut être transformé en un mouvement
externe appréciable, à un moment ou à l'autre, sans
que sa quantité soit changée. Une bougie renferme une
certaine quantité de lumière possible: je l'éteins, sa combustion
s'arrête et sa puissance d'éclairer demeure la même; le
fait qu'elle brûle à un moment ou à l'autre est indifférent sous
le rapport de la quantité. De même, en admettant que tous les
mouvements externes de l'organisme humain soient des transformations
d'un mouvement moléculaire interne, l'idée que la
volonté peut actualiser à un moment ou à l'autre le pouvoir de
l'organisme n'est contredite en rien par la théorie de la constance
de la force[73].» M. Tannery est également porté à nous
attribuer le pouvoir de disposer du temps; mais, plus fidèle
aux mathématiques que M. Naville, il reconnaît que ce pouvoir
est incompatible avec la thèse de constance de l'énergie et
avec les hypothèses fondamentales de la mécanique, qui
veulent que les forces d'un système varient avec la distance
seule et non avec le temps[74]. La supposition de M. Naville
a été reproduite par M. Delbœuf, qui l'a crue nouvelle.
M. Delbœuf a intitulé son essai très intéressant: La liberté
démontrée par la mécanique. Nous tiendrions donc enfin
la démonstration qui coupera court aux discussions séculaires.
La grande machine du monde, qui semblait devoir
écraser la liberté sous ses roues, l'aura sauvée. M. Delbœuf
153
admet le principe mécanique de la conservation de l'énergie,
et il se flatte cependant de concilier la liberté avec ce principe.
Les tentatives malheureuses de ses devanciers, qu'il réfute
excellemment, ne lui inspirent aucun doute sur la possibilité
de mettre les intégrales et les différentielles au service de la
liberté morale. Toutefois, comme il nous prémunit lui-même
spirituellement contre cette pensée que des intégrales ne
sauraient mentir, il encourage par cela même les profanes à
regarder en face, non sans quelque défiance, les équations
d'où va enfin sortir victorieux le libre arbitre. Si ces équations
se trouvent vraies, non seulement c'est le libre arbitre de
l'homme qui sera démontré, mais c'est aussi celui du poisson
ou de l'infusoire dans l'eau, de l'oiseau dans l'air, du simple
ver de terre qui, après s'être dirigé vers la droite, se tourne
subitement vers la gauche. Le problème prend la simplicité
d'un problème de géométrie. On décrit une ligne droite,
puis on lève la main et on trace plus loin un arc de cercle, et
la liberté est démontrée. Ou encore on commence un cercle,
et on s'échappe tout d'un coup par la tangente; voilà une démonstration
de la liberté par la tangente au cercle. C'est à
peu près de la même manière que Reid démontrait la liberté
en levant et abaissant le bras, en défiant son adversaire
de lui dire s'il partira du pied droit ou du pied gauche
pour sa promenade matinale. Pourquoi faut-il que les solutions
trop faciles soient précisément les plus difficiles à admettre?
Nous concéderons généreusement au savant psychologue et
mathématicien toutes les prémisses dont il part. Nous ne
ferons actuellement porter nos doutes que sur la conformité
des conséquences aux principes. Peut-on admettre à
la fois la permanence de l'énergie, et un certain indéterminisme,
dans le temps, des mouvements accomplis par les êtres
vivants, oiseaux, poissons ou hommes? Là est toute la
question.
M. Delbœuf commence par admettre que, si la loi de la conservation
de l'énergie est vraie, il ne peut exister des forces
capables de modifier soit leur propre intensité, soit leur direction,
soit leur point d'application. C'est le temps seul qui,
selon lui, sera le dieu sauveur. «Toute action sur les forces
naturelles se réduit en dernière analyse à conduire vers la
droite un mobile qui s'en allait vers la gauche. Ou l'homme a
ce pouvoir, ou il n'est pas libre. Ce résultat, comment peut-il
l'atteindre sans compromettre la loi de la conservation de
154
l'énergie? En disposant du temps[75].»—«Les êtres libres
auraient la faculté de retarder ou d'avancer la transformation
en force vive des forces de tension dont ils sont le
support[76].» Si, par exemple, injurié par quelqu'un, j'ai le
pouvoir de remettre à demain le mouvement de mon bras qui
aurait produit un soufflet, il est clair qu'on ne pourra prévoir
si je donnerai ou ne donnerai pas le soufflet au moment où l'on
m'injurie. «Si les êtres libres disposent en cette manière du
temps, toute prévision en ce qui les concerne devient impossible,
et, par conséquent, nul ne peut prévoir tout l'avenir.
Voici un tas de poudre: que vous l'enflammiez aujourd'hui ou
demain, la grandeur de l'effet mécanique est la même; mais
aujourd'hui l'explosion produira un travail utile; demain elle
causera des morts par centaines. C'est que, dans l'intervalle,
le temps a marché, entraînant avec lui tout ce qui est susceptible
de changement.» Notre volonté aurait ainsi le pouvoir
de «suspendre ou de précipiter le temps,» non sans doute le
temps abstrait, mais «le temps réel,» comme Josué arrêta le
soleil; O temps, suspends ton vol. N'y a-t-il point là un miracle
aussi improbable que ceux de la Bible?
La vraie question est de savoir, non pas si l'explosion du tas
de poudre de M. Delbœuf ou la combustion de la bougie de
M. Naville est mécaniquement équivalente aux forces de
tension, quel que soit le temps où l'explosion et la combustion
se produiront, mais si je puis à mon gré, moi, laisser s'opérer
aujourd'hui ou remettre à demain l'explosion de la colère dans
mon cerveau, la transformation de mes forces de tension en
force vive; et cela, sans qu'il y ait modification dans l'intensité,
la direction ou le point d'application des forces, conséquemment
sans création ou annihilation de force. Or, ce que
MM. Naville et Delbœuf croient possible, nous le croyons
impossible, du moins en vertu des principes admis par
MM. Delbœuf et Naville.
En effet, dans les phénomènes mécaniques de la réalité
concrète, ce ne sont pas seulement l'intensité, la direction et le
point d'application des forces qui sont déterminés; c'est aussi
le temps. Si un certain nombre de forces composantes sont
données, la résultante est donnée à un point déterminé du
temps comme de l'espace. La résultante ne peut pas dire: «Je
ne suis pas prête, attendez.» Quand je mets le feu à la poudre,
le mouvement expansif des gaz ne peut pas remettre ses
155
effets au lendemain. Si vous pressez la détente d'un fusil, la
balle vous dira-t-elle: «Le changement de temps ne supposant
pas un changement dans la quantité ou dans la direction des
forces, je ne partirai que dans un quart d'heure?» La flèche
que vous voulez lancer, laissant l'arc se détendre, vous dira-t-elle:
«Repassez plus tard; d'ici là, je me reposerai?» Autant
dire que, la majeure et la mineure étant données, la conclusion
peut se reposer pendant huit jours et choisir son moment pour
sortir des prémisses en disant, comme les étoiles à Dieu: «Me
voilà!» Il ne suffit pas d'un veto abstrait ou d'un fiat abstrait
pour suspendre ou pour produire la transformation des forces
de tension en forces vives. Il faut pour cela opposer une force
à une autre et introduire une nouvelle composante.
Nous ne saurions donc admettre la proposition de M. Delbœuf:
«La suspension d'action, qui en soi n'est rien, ne peut
être l'effet d'un mouvement moléculaire, qui en soi est quelque
chose[77].» Ainsi, Néron menace de torture et de mort un
philosophe stoïcien s'il ne révèle pas le nom d'un de ses
complices; le silence, la suspension d'action et de parole
n'est rien! Simple affaire de temps; Latéranus choisira son
moment parmi les moments indifférents de la durée. Et
cette suspension, qui n'est rien, ne pourra être l'effet
d'un mouvement moléculaire, qui est quelque chose!—Il
nous semble au contraire qu'il faudra, pendant la torture,
une dépense énorme de mouvement moléculaire pour produire
ce résultat en apparence négatif: le silence. Si l'on pouvait
appliquer un thermomètre au cerveau de l'homme qui se tait
en face de la mort, il est à croire qu'il marquerait une notable
élévation de température. En effet, pour suspendre la résultante
actuelle d'une composition de forces actuellement
données, il faut que je les neutralise par une autre force, car,
en vertu du «principe d'actualité,» quand les conditions d'une
chose sont réunies, la chose est. Donc il faut, ou que je crée
de la force, ou que je modifie l'intensité des forces existantes,
ce qui serait encore créer de la force, ou que je modifie la
direction et l'application des forces, ce qui est impossible selon
M. Delbœuf, ou enfin que ma résistance aux forces qui me
poussaient dans une direction soit elle-même une conséquence
de la direction générale et préexistante des forces, y compris
mon caractère, mes idées, mes motifs et mes mobiles. Pour
être libre, répète M. Delbœuf, «il suffit que l'individu ait la
faculté de suspendre son action, c'est-à-dire de ne pas
156
répondre immédiatement à l'excitation qui le sollicite, et de
retarder le moment où il déploiera la force qui est en lui emmagasinée
à l'état de tension. Par ce retard, il n'engendre
évidemment pas de force; il laisse seulement l'univers marcher
dans l'intervalle et se disposer autrement[78].» Rien que
cela! En d'autres termes, il se soustrait à l'ensemble des
forces de l'univers qui auraient abouti à lui faire accomplir tel
mouvement; il ne répond pas actuellement à l'excitation qui
sollicite actuellement tel effet déterminé; et, pour produire
dans le monde un tel hiatus, on croit qu'il n'y a pas besoin
«d'engendrer de la force!» Il faut seulement se mettre
à part de l'univers et lui dire: Marche! moi, je reste immobile[79].
Si le principe de la conservation de l'énergie est vrai, on
peut appliquer au changement de temps ce que M. Delbœuf
dit lui-même contre le changement de direction imaginé par
Descartes.—Pour passer d'une trajectoire à l'autre, dit
M. Delbœuf, il est clair qu'il faudrait, au moment où le mobile
est poussé sur la voie de droite, contrecarrer son action
par une impulsion dirigée d'une certaine façon et ayant une
certaine intensité. Le principe de la composition des forces
nous donne et cette direction et cette intensité. Il faut, pour
faire passer le mobile de droite à gauche, introduire une force
égale à la résultante de la vitesse tangentielle qu'on veut lui
donner, et d'une vitesse tangentielle égale et de signe contraire
à celle qu'il a prise. La prétendue action du «principe
directeur» admis par Descartes, par M. Naville, par M. Boussinesq
(que M. Renouvier approuve), «a donc eu pour résultat
de détruire cette résultante. En d'autres termes, la somme de
l'énergie universelle n'est pas la même dans un cas et dans
l'autre[80].»—Ce même argument peut se retourner contre
M. Delbœuf. S'il tombe dans un précipice, il est clair qu'il ne
pourra remettre à demain la continuation de sa chute sans
créer une force capable de contrebalancer la pesanteur ou
sans anéantir la force de la pesanteur. De même, si l'abîme
où quelqu'un roule est celui dont parlent les moralistes quand
ils parlent du vice et des passions de toute sorte, un changement
157
de temps impliquera une dépense de force et,
pour être libre, une création ou une annihilation de force.
M. Delbœuf lui-même, dans des considérations ingénieuses
et suggestives sur le temps, rend sa propre théorie impossible
et contradictoire. Le passage d'une forme de la force à
une autre forme, dit-il, «ne se fait pas sans qu'il y ait une
résistance détruite. Et c'est l'ensemble de résistances détruites
qui constitue le temps... Nulle transformation ne se fait sans
peine,» donc, ajouterons-nous, sans dépense de force. «Le
temps, continue M. Delbœuf non sans profondeur, c'est la
série des résistances brisées. Si rien ne résistait au changement,
il n'y aurait pas de temps. Tout ce qui doit être serait
immédiatement[81].»—Dès lors, comment admettre qu'une
suspension d'action ou une suspension de temps ne soit
«rien» et qu'on puisse disposer du temps, c'est-à-dire de la
série des résistances, sans disposer de la quantité, de la direction
ou du point d'application des forces[82]?
Après avoir ainsi essayé de démontrer que l'homme peut
disposer du temps sans modifier la quantité d'énergie universelle
et que, conséquemment, la liberté est possible, M. Delbœuf
entreprend ensuite de démontrer sa réalité. Pour cela il
suffit, à l'en croire, de démontrer qu'il existe des mouvements
discontinus, c'est-à-dire dont le caractère et les propriétés
générales ne sont pas identiques en chaque point. Tel serait
un arc de courbe continué par sa tangente. Le principe dont
part M. Delbœuf est celui de Laplace (et de Leibnitz): «Laplace
disait ceci:—Étant données les forces dont la nature
(non libre) est animée et la situation respective des êtres qui
la composent, une intelligence suffisamment vaste connaîtrait
l'avenir et le passé aussi bien que le présent.—Je vais plus loin:
Je dis que cette intelligence n'aurait besoin, si la nature est
un mécanisme, que de considérer pendant un temps fini, si
158
court qu'il soit, la marche d'une portion de matière, aussi
petite que l'on voudra, pour recréer par la pensée la nature
entière dans son passé et dans son avenir.» M. Delbœuf soutient,
en de belles pages, qu'une goutte d'eau (comme la
monade de Leibnitz) reflète l'univers: la considération d'une
seule de ses parties constitutives pendant un temps fini donne
la forme intégrale du globe terrestre, dont elle suppose l'attraction;
la terre donne le système solaire, le système solaire donne
le monde entier, et le monde présent est gros de l'avenir
comme du passé[83]. De ce principe M. Delbœuf croit pouvoir
tirer cette conséquence importante, que la trajectoire d'aucun
des points d'un système soumis à un ensemble de forces initiales
et constantes (c'est l'hypothèse du mécanisme universel)
ne peut se composer de parties de lignes d'équations différentes,
ou en un mot ne peut être discontinue. Si, dans une
certaine étendue finie, cette trajectoire est réellement et objectivement
une ellipse, ou un cercle, ou une parabole, ou une
droite, on peut être certain que la figure entière est une
ellipse, ou un cercle, ou une parabole, ou une droite. M. Delbœuf
appuie sa démonstration, au fond, sur le principe de
raison suffisante. Ce point mobile que l'on considère décrit
pendant un temps une ligne déterminée; les forces qui le déterminent
se font donc équilibre d'une certaine façon, et sa
trajectoire est la résultante de cette action; or, où serait la
raison suffisante, «la cause d'un changement quelconque qui
viendrait affecter la trajectoire après ce temps fini[84]?» Si
donc le changement d'un arc de cercle réel en réelle ligne
droite se produit, s'il y a des mouvements discontinus en vérité
et en réalité, ce sera, selon M. Delbœuf, la preuve qu'une
cause différente des causes initiales de l'univers est intervenue,
et cette cause sera (disons plutôt pourra être) la liberté.
Il ne resterait donc plus, pour démontrer mécaniquement
la réalité du libre arbitre, qu'à démontrer la réalité des mouvements
discontinus. Ici, M. Delbœuf prend son crayon, et ce
crayon va résoudre le problème sur lequel se sont consumés
les métaphysiciens. «Voici: Je prends mon crayon, je trace
159
une ligne droite, je m'arrête; puis un peu plus loin je décris
un arc de cercle. Ce tracé, il est de toute impossibilité de l'attribuer
aux seules forces initiales qui ont dirigé ses premiers
linéaments.» Seule, la liberté l'explique. M. Delbœuf remet
même spirituellement la démonstration de la liberté à un personnage
plus modeste qu'un géomètre; il n'a pas besoin d'un
homme; un animal lui suffit, par exemple le célèbre hanneton
de Toppffer. «Le hanneton, parvenu à l'extrémité du bec de
la plume, trempe sa tarière dans l'encre. Vite un feuillet blanc;
c'est l'instant de la plus grande attente... Voici d'admirables
dessins... une série de points, un travail d'une délicatesse
merveilleuse. D'autres fois, changeant d'idée, il se détourne,
puis, changeant d'idée, il revient, c'est une S!...» Ce hanneton
en remontre aux philosophes; on appellerait volontiers
cette preuve la démonstration du libre arbitre par le hanneton
de Toppffer.
Malheureusement, on pourrait charger de ce rôle un hanneton
en papier ou un simple duvet d'oiseau dont l'extrémité
serait trempée dans l'encre, et démontrer par là que le hanneton
de papier ou le duvet est libre. En effet, que le vent
vienne à souffler en diverses directions, et nous aurons de
nouveau des «arabesques» merveilleuses, des mouvements
discontinus (en apparence), ici un point, là une ligne, plus
loin même une S, aussi belle que celle qui faisait l'admiration
de Toppffer; bien plus, notre duvet rebroussera chemin brusquement
et fera des angles, que sais-je? Ces mouvements ne
paraîtront pas contenus dans l'équation primitive des forces
initiales dont se compose l'univers; ils seront libres.
M. Delbœuf nous répondra que, dans le cas du hanneton
vivant, la discontinuité de la trajectoire est réelle; dans le cas
du hanneton de papier imaginé par nous, elle est apparente.
Mais comment le sait-il? Comment peut-il distinguer sur le
papier une trajectoire absolument continue au point de vue de
l'univers et une trajectoire absolument discontinue ou en dehors
de la formule universelle? Dans le cas du hanneton de
papier, selon M. Delbœuf, la seule inspection d'une partie
de ce hanneton permettrait à l'intelligence dont parle Laplace
de prédire les mouvements que l'objet va opérer sous l'influence
du vent; dans le cas du hanneton véritable, cette intelligence
ne pourrait déduire sa trajectoire des forces combinées
du hanneton, du vent, de la terre, du soleil et de
l'univers.—Mais c'est là précisément ce qu'il faudrait démontrer,
et ce que M. Delbœuf ne démontre pas. Si compliquée
et irrégulière que soit une ligne en apparence, elle peut
160
toujours rentrer dans une équation non moins compliquée.
Si le crayon de M. Delbœuf ou si la tarière de l'animal paraît
décrire d'abord une droite, puis un arc de cercle, ce peut être
une apparence, et M. Delbœuf reconnaît lui-même que «sa
démonstration est schématique», mais, ajoute-t-il, «elle
n'est pas moins probante.» C'est ce que nous ne saurions
admettre: la démonstration scientifique, ici, ne prouve qu'une
discontinuité apparente, et M. Delbœuf s'est engagé à nous
démontrer une discontinuité réelle. Le schématisme n'est pas
plus démonstratif dans une pareille question qu'une métaphore
poétique.
«Une pierre roule de la montagne, et elle trace dans l'espace
une certaine courbe,» poursuit M. Delbœuf, mais cette
courbe «n'est continue que dans la supposition où les forces
qui détachent la pierre sont les mêmes forces qui ont formé
la montagne. Or il n'en est plus ainsi quand vous modifiez
librement cette forme en ôtant un simple caillou[85].—Encore
un coup, c'est précisément cette liberté qu'il faudrait démontrer,
et nous tournons toujours dans un cercle vicieux. L'intelligence
universelle de Laplace aurait pu, dans la pierre
détachée, lire ma présence sous le rocher, parce que la pierre
et moi nous sommes solidaires dans la gravitation universelle;
elle aurait pu lire aussi ma crainte d'être blessé par la
pierre et le mouvement de mon bâton pour l'écarter de ma
tête, parce que les forces de mon cerveau et celles de la pierre
sont solidaires. Bien plus, elle aurait pu lire tout cela même
dans la pierre en repos. On connaît l'histoire plus ou moins
authentique de ce préfet ignorant qui, ayant reçu du gouvernement
des boulets de canon, se plaignit, sur le conseil d'un
malin employé, de ce que le ministre avait oublié de joindre
aux boulets les trajectoires. En fait, les trajectoires étaient
déjà d'avance dans les boulets, et l'Intelligence universelle
de Laplace ou de Leibnitz les y aurait aperçues. M. Delbœuf
reconnaît que la bille d'un billard, tant que la liberté humaine
n'intervient pas, donne les autres billes, les bandes du billard,
le billard entier, la terre et les étoiles. Mais, dit-il, la discontinuité
se manifeste «au moment où un joueur pousse une
bille.» Et si c'est le vent, ici encore, qui la pousse, comment
distinguerez-vous la trajectoire continue de la trajectoire discontinue,
à moins que vous ne soyez l'Intelligence universelle?
Il est vrai que M. Delbœuf nous répondra: Le billard est
lui-même l'œuvre de la liberté. «Une machine parfaite réalise
161
des mouvements discontinus,» par exemple celui du piston
dans la machine à vapeur. «Si, tirant de ce fait un argument
contre la liberté, un partisan du déterminisme... venait nous
opposer l'un ou l'autre de ces ingénieux appareils construits
par des mains humaines, nous sommes en droit de lui
répondre: La liberté a passé par là.»—Mais supposez, dans
une montagne, un cirque ou un trou à peu près rectangulaire
ayant la forme d'un billard, et des cailloux arrondis qui y
roulent et s'y choquent; la liberté aura-t-elle passé par là?
Encore une fois, comment démontrerez-vous que le mouvement,
ici, est continu, et que, dans le billard, quand c'est
vous qui jouez, le même mouvement est discontinu? «Si la
constitution matérielle des billes, dit M. Delbœuf, révèle la
présence d'un joueur à une place déterminée, elle n'indique
cependant pas, pour le cas où ce joueur aurait la faculté de
choisir son moment pour intervenir, quel sera ce moment[86].»—Oui,
mais la question est encore de savoir si cette faculté
de choisir le moment est réelle; nous aurons beau regarder le
billard, les boules, la main du joueur: nous n'en pourrons rien
savoir. Si la quantité d'énergie est constante dans l'univers, le
cerveau du joueur est dans un certain état déterminé de tension
et de chaleur; il a telles idées déterminées, il aura à tel
moment tels motifs d'agir, et il ne pourra «suspendre son
action» que par un déploiement de force, non par une
simple «disposition» platonique du temps. Tout cela est donc
écrit dans la bille, si les principes posés par M. Delbœuf
sont vrais.
Nous ne saurions, dès lors, adhérer à la conclusion trop confiante
de M. Delbœuf: il est maintenant établi que ce simple
dessin: une ligne droite, une lacune, une courbe,—je pourrais
dire plus simplement encore une courbe et sa tangente,—ne
peut émaner d'un système de forces initiales ayant agi
dans son intégrité dès l'origine du tracé. On est donc forcé
d'admettre l'existence d'un principe de discontinuité, d'un
principe libre.» M. Delbœuf a tout au plus démontré que, s'il
y avait des êtres libres, il y aurait des mouvements discontinus;
il n'a même pas démontré que, s'il y avait des mouvements
discontinus, il y aurait nécessairement des êtres libres[87];
162
encore moins ses raisonnements et son crayon ont-ils pu démontrer
qu'il existe en fait ou des mouvements discontinus, ou
des êtres libres. Quant à la manière dont se concilierait cette
liberté avec la conservation de l'énergie, par l'intermédiaire
du temps, elle nous semble contradictoire. On peut rejeter le
principe de la conservation de l'énergie, soit; mais, si on
l'admet, le temps est déterminé autant que l'intensité, la direction
et le point d'application des forces; quand deux et trois
sont présents, cinq ne peut être ni absent, ni en retard; il n'a
point à choisir son heure: il est, lui aussi, immédiatement
présent.
En général, et pour conclure, il nous semble que chercher
la démonstration de la liberté dans la mécanique, c'est poursuivre
l'impossible et qu'il faut, dans cette question, s'élever
au point de vue psychologique et métaphysique. Les mathématiques,
d'ailleurs, ne s'appliquent qu'aux rapports extérieurs
des choses, sans nous en révéler l'intérieur. Elles ressemblent
à ces bouliers dont on se sert pour apprendre le
calcul aux enfants: ceux-ci se bornent à compter les boules,
sans se préoccuper de savoir si elles sont noires ou blanches,
si elles sont en bois ou en fer. Tous les arguments mécaniques
que nous avons passés en revue sont donc une série de paralogismes.
On ne trouverait d'ailleurs dans cette voie que la
liberté d'indifférence, c'est-à-dire le hasard, c'est-à-dire au
fond la nécessité. Ce n'est pas en remuant le bras à droite ou
à gauche, ni en dessinant des arabesques fantastiques, qu'on
peut démontrer l'existence ou la non-existence d'un pouvoir
tout moral. Ce n'est pas plus à la mécanique qu'à la logique
et aux intérêts de la science qu'il faut demander la preuve de
ce qui serait, par définition même, un miracle au point de
vue de la mécanique comme de la logique: le libre arbitre.
Enfin, une considération générale sur laquelle nous avons
déjà insisté condamne d'avance à la stérilité tout effort pour
produire des changements dans l'espace par l'action d'une pure
idée; c'est que toute idée, en fait, est accompagnée d'un
mouvement et est une action refrénée, un mouvement suspendu
et maintenu à l'état moléculaire: toute idée est en
même temps une force.
163
CHAPITRE SIXIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS L'ORDRE DU TEMPS
I. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les attentes égales dans
les jeux de hasard.
II. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les lois de la
statistique.
III. Critique de l'idée de contingence des possibles.
I.—La contingence des futurs dans les jeux de hasard
On a soutenu que la loi de causalité empirique, fondement
de la science proprement dite, trouve une limite dans quelque
indétermination antérieure, dans quelque contingence radicale
et rebelle aux prises de la science.
Sur cette contingence s'appuie l'indéterminisme métaphysique
dans l'ordre du temps. Pour établir objectivement
l'indétermination des possibles et des futurs contingents, on a
essayé de montrer, par l'observation et le calcul, que les
actions humaines offrent à la science un élément d'indétermination.
Presque tous les mathématiciens, avec Laplace, Buckle
et Stuart Mill, ont vu dans le calcul des probabilités et dans la
statistique un argument, soit déductif, soit inductif, en faveur
du déterminisme; quelques-uns cependant ont essayé, comme
Quételet, de réserver, à côté de ce déterminisme, une place
possible à la liberté et à la contingence; enfin, d'autres ont
poussé le paradoxe jusqu'à vouloir faire du calcul des chances
une probabilité en faveur de la contingence des futurs, et
même une sorte de vérification expérimentale du libre arbitre:
en nous faisant tirer au sort «dans les loteries», on s'est
flatté de «mettre la liberté en expérience autant que faire se
peut[88].»—«Les possibles que l'ignorance fait égaux devant
164
l'attente, a-t-on dit, sont vérifiés égaux par le fait[89].»—Examinons
s'il est vrai, comme on le soutient, que les lois des
chances et des grands nombres ne soient pas compatibles
avec le déterminisme, et qu'elles soient au contraire favorables
à la liberté ou à la contingence.
Ce qui a ici donné lieu aux paradoxes et aux paralogismes,
c'est la manière ambiguë et même inexacte dont Laplace a
posé le principe du calcul des probabilités. Ce principe n'est
point facile à bien établir, comme le prouvent les exemples de
Laplace même, de Stuart Mill et de Cournot. «La théorie des
hasards, dit Laplace, consiste à réduire tous les événements
du même genre à un certain nombre de cas également possibles,
c'est-à-dire tels que nous soyons également indécis sur
leur existence, et à déterminer le nombre de cas favorables à
l'événement dont on cherche la probabilité.» Cette définition
ambiguë, qui semble identifier l'égale possibilité objective de
deux choses avec notre égale incertitude devant ces deux
choses, est une confusion au moins dans les mots. Supposons
que je sois en présence de deux urnes contenant des boules
noires et blanches et que j'ignore également, moi, la proportion
des boules noires contenues dans la première urne, et la
proportion des boules noires contenues dans la seconde, il n'en
résultera pas que les chances de sorties pour les noires soient
objectivement égales dans les deux urnes en vertu de mon égale
ignorance; car la première urne peut se trouver contenir 1 noire
seulement sur 100, et l'autre 99 noires sur 100. Il faut donc
que notre égale indécision ne soit pas seulement fondée sur
l'ignorance subjective, mais sur des raisons objectives d'égalité,
soit à posteriori, soit à priori. Sans cela, on tombe sous
les objections d'Auguste Comte et sous la définition humoristique
du calcul des chances: un calcul qui consiste à regarder
l'impossible comme probable et le nécessaire comme incertain.
Aux yeux du déterminisme, tout est certain pour qui connaîtrait
toutes les causes; quand donc Laplace dit que «les possibilités
respectives des événements tendent à se développer»,
entendons simplement que les rapports respectifs certains des
événements tendent à se développer, ou plutôt sont forcés de
se développer et de se manifester à la longue, pour la raison
bien simple que ces rapports sont constants et durables parmi
d'autres moins constants. Si de plus c'est un rapport d'égalité
et d'équilibre qui existe, il se manifestera un équilibre,
que nous l'ayons attendu ou non.
165
Tout revient donc à chercher les raisons objectives qui nous
permettent, dans certains cas, d'établir un rapport d'égalité
entre des possibles.
C'est ici que nous retrouvons en présence les deux hypothèses
de la contingence et de la nécessité. Les partisans de la
causalité contingente disent:—Vous cherchez un fondement
objectif à l'égalité des possibles; il est tout trouvé: ce fondement
est l'ambiguïté des futurs, l'indétermination des futurs,
qui va se vérifier dans l'indéterminisme de la volonté. Je tire
des boules dans une urne où il y a 100 blanches et 100 noires,
je les tire tantôt à un moment, tantôt à un autre, selon ma
liberté imprédéterminée; tout est alors déterminé, «sauf le
temps de l'extraction[90],» lequel dépend de mon libre arbitre.
Les éléments du calcul sont en conséquence: 1o l'égalité des
chances pour tirer une boule blanche ou une noire (toutes
choses égales d'ailleurs), puisqu'il y a 100 blanches et
100 noires; 2o l'égalité des chances pour faire l'extraction à
un moment ou à un autre, si le moment ne dépend que de ma
liberté indéterminée. Or, ces principes posés, il se trouve
qu'en fait les chances pour un moment ou pour l'autre se
compensent, comme si les extractions étaient en chaque
moment également possibles; donc elles le sont en fait; donc
les divers temps d'extraction sont également possibles pour
ma volonté; donc il est probable que je suis cause libre.
«L'homme est alors une source première et instantanée
d'actes variables sous des précédents identiques[91].»
Une chose inquiète à la lecture de ce raisonnement, qui
nous fait gagner à la loterie ce gros lot: la liberté. Un mannequin
mû par une girouette qui tourne à tous les vents, et dont
le mécanisme serait disposé pour faire sortir et tomber de
l'urne une seule boule à la fois, nous apparaîtrait aussi comme
«une source première et instantanée d'actes variables sous
des précédents identiques», tranchons le mot, comme un créateur
d'actes libres. Sans faire appel à un tel mécanisme, je
puis moi-même rendre déterminé le seul élément du problème
qui restait indéterminé (le moment de l'extraction), sans que
166
change pourtant ce résultat qui vous semblait contingent.
Convenons, par exemple, que je tirerai une boule tous les matins
au premier chant du coq, ou, si le coq semble lui-même suspect
de libre arbitre, je tirerai la boule toutes les fois qu'une
pierre roulera d'un roc voisin où les éboulements sont très
fréquents. Mon libre arbitre sera ainsi, autant que possible,
éliminé, et cependant le résultat sera le même.
C'est qu'à vrai dire tout est déterminé, même dans les cas
de libre arbitre apparent, et, puisqu'on met les déterministes
au «défi» d'expliquer cette détermination dans les jeux de
hasard, essayons d'en rendre compte par le raisonnement
et par l'expérience. Il y a ici une loi intéressante et méconnue,
au moyen de laquelle on peut montrer que la poursuite
de l'indétermination par la volonté produit précisément
une détermination réelle. Quand je tire des boules dans une
urne, par cela même que je veux tirer au hasard, j'avance la
main tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche, j'épuise dans
les deux sens les principales positions possibles grosso modo,
et en voulant agir d'une manière indéterminée, je détermine
une balance de positions possibles. De même encore, dans une
loterie où le temps seul est déterminé, j'essaye de varier les
instants et par cela même je saute d'un intervalle à l'autre, d'un
nombre a l'autre, entre deux limites plus ou moins distantes,
de manière à produire un balancement de nombres. En ayant
l'air ici de laisser le temps indéterminé et en le variant dans
cette intention, je l'ai encore en réalité déterminé: j'ai voulu
et déterminé une bipartition des intervalles de temps en longueurs
plus grandes et en longueurs plus petites, mais entre
des limites déterminées; j'ai voulu et déterminé un équilibre,
une égalité, une compensation[92].
167
Concluons en proposant cette importante loi psychologique:—La
prétendue indétermination est une détermination d'équilibre
et d'équivalence, c'est-à-dire d'égalité et de bipartition;
donc, tout est déterminé jusque dans la volonté en apparence
indifférente, qui ne fait que ne pas se rendre compte de ce
qu'elle veut déterminément. Plus nous prétendons varier nos
volitions pour en montrer l'indéterminisme, plus nous déterminons
le milieu et les points d'application, plus nous enserrons
notre volonté même dans les lois de ce milieu et de ces
points d'application; et ces lois finissent par devenir de plus en
plus manifestes. En voulant agir sans rythme et sans symétrie,
nous déterminons un rythme et une symétrie.—On voit combien
il est faux de prétendre que l'hypothèse du déterminisme
ne peut rendre compte de la répartition symétrique, de l'égale
possibilité, de l'égale attente qui se manifestent dans les jeux
de hasard ou dans les tirages au sort, et que d'ailleurs les
mathématiciens ont mal expliquées[93].
Ce sont au contraire les partisans de la contingence qui ne
peuvent rendre compte de l'attente égale répondant à des
possibilités égales (comme celle d'extraire une boule blanche
et celle d'extraire une noire). Voyons comment ils essayent,
eux, de fonder le calcul des probabilités.—Puisque, disent-ils,
la loi des grands nombres, qui suppose des possibilités égales,
s'applique «aux probabilités des phénomènes soumis à la
168
volonté» dans les tirages au sort, «nous pouvons croire probablement
que les phénomènes de cette classe ne sont pas en
général prédéterminés[94].»—C'est là un paralogisme essentiel:
de ce que les phénomènes ne sont pas prédéterminés en un
seul sens, mais en deux sens entre lesquels ils se répartissent,
on conclut indûment qu'ils ne sont prédéterminés en aucun
sens. Mais prenons un exemple concret. De ce que les pluies
qui tombent sur une ligne de partage des eaux ne sont pas
prédéterminées à tomber en une seule direction et sur un seul
versant, mais déterminées en deux sens et sur deux versants
entre lesquels il est possible qu'elles se partagent également, il
n'en résulte pas que les pluies ne soient prédéterminées à
tomber en aucun sens, et que chaque goutte soit libre de choisir
entre le versant de l'Océan ou le versant de la Méditerranée.
Il est au contraire nécessaire: 1o que les gouttes tombent;
2o qu'elles tombent sur un versant ou sur l'autre; 3o que la
moitié tombe sur le premier versant et l'autre moitié sur le
second si la configuration du sol et la position des nuages
entraînent cette répartition égale; 4o que celui qui connaît cette
configuration du terrain et des nuages, mais qui ne connaît
pas dans le détail la trajectoire des gouttes particulières,
attende une chute également répartie à droite ou à gauche;
5o que cette attente de possibilités égales se vérifie sur les
grands nombres par deux fleuves de grosseur sensiblement
égale, mais dirigés sur des versants opposés. Si au contraire
les gouttes d'eau étaient libres ou le nuage libre, c'est alors
que nous ne pourrions plus savoir si le nuage lancera ses eaux
vers l'Océan ou vers la Méditerranée; par conséquent, nous
aurions beau connaître l'égalité matérielle des deux pentes et
la répartition égale des nuages qui les dominent, nous ne
pourrions pas conclure à une égale répartition des gouttes
d'eau[95].
169
Non seulement la prédétermination n'exclut pas la répartition
égale en deux sens, mais c'est l'imprédétermination qui
l'exclut. Les partisans du libre arbitre et de la contingence ne
se tirent ici d'affaire que par un second paralogisme. «L'intervention
de l'indéterminé et de l'imprévoyable, prétendent-ils,
ne peut avoir que des effets qui se détruisent mutuellement»
et s'égalisent[96]; donc l'indétermination fonde seule les
attentes égales.—Pétition de principe. Pourquoi les effets
contingents et indéterminés du libre arbitre seraient-ils précisément
déterminés selon un rapport d'égalité? Pourquoi la
compensation serait-elle la loi constante, la détermination
constante de ce que vous déclarez indéterminé? pourquoi
l'équivalence ou la neutralisation mutuelle serait-elle la loi
«prévoyable» d'un libre arbitre «qui agit en divers sens imprévoyables»?
Si je suis absolument libre de remuer mon bras
à droite ou à gauche, pouvez-vous savoir si je le porterai librement
autant de fois à gauche qu'à droite?—Oui, dites-vous,
puisque vous n'avez pas de raisons pour un côté plutôt que
pour l'autre.—Mais l'absence de raisons n'entraîne pas l'égalité
de raisons, et la confusion des deux choses est inadmissible.
Si, en fait, quand je remue mon bras au hasard et mécaniquement,
je finis par le remuer autant de fois à droite qu'à gauche,
170
ce n'est pas parce qu'il n'y a point de raisons, c'est au contraire
parce qu'il y a juste autant de raisons nécessaires pour
que le courant oscille tantôt à droite, tantôt à gauche, de
manière à montrer ainsi sur les grands nombres et les
moyennes la régularité mécanique (et non libre) d'un pendule
ou d'une balance. Le balancement n'est pas l'absence
de loi, c'est une loi rythmique aussi déterminée que le
retour périodique de la terre au même point de son orbite.
Est-ce que le rapport = n'est pas un rapport déterminé? De
quel droit en fait-on l'expression de l'indéterminisme[97]?
Oui sans doute, «le tout, dans cette affaire, est de comprendre
n'importe comment la neutralisation des causes qui
n'entrent pas dans le calcul du probable; il ne faut rien de
plus au mathématicien et il n'a le droit de rien demander au
delà.» Mais précisément le libre arbitre sans loi peut empêcher
la loi de neutralisation des causes.
II.—La contingence des futurs et sa prétendue vérification
par les lois de la statistique
Dans la statistique, nous n'avons plus affaire à des possibilités
égales, mais à des possibilités inégales, ou plutôt à des
rapports respectifs certains d'inégalité, à une proportion
constante entre deux séries de faits, par exemple la série des
mariages et celle des non-mariages, la série des suicides et
celle des morts involontaires, la série des naufrages et celle
des traversées sans naufrage, etc.
Examinons successivement le problème au point de vue de
la déduction et à celui de l'induction.
Certains déterministes, comme Lange, ont voulu conclure
déductivement la détermination des actes particuliers du seul
171
fait que leur moyenne est déterminée; certains partisans du
libre arbitre, au contraire, ont voulu déduire l'indétermination
réelle et absolue des actes particuliers de ce fait qu'ils
restent toujours indéterminés en une certaine mesure relativement
aux moyennes statistiques. Ces deux opinions dépassent
également les prémisses dont elles partent, et, en tant
que déductions, elles ne peuvent être prouvées ni l'une ni
l'autre. 1o D'une seule moyenne et même de plusieurs, tant
qu'on reste dans la région des moyennes, on ne peut arriver
déductivement à un cas particulier. 2o D'autre part, de ce que
les généralités mathématiques ne peuvent s'étendre jusqu'aux
actions individuelles, il n'en résulte nullement que ces actions
soient libres en elles-mêmes: elles peuvent être simplement
la résultante particulière d'une composition de lois naturelles,
dont la statistique ne mesure que les effets généraux et moyens.
Sur le premier point, Quételet a donc raison de dire:—La
loi des grands nombres, ne régissant que le collectif, ne détermine
pas chaque acte en particulier; «toutes les applications
qu'on voudrait en faire à un homme en particulier seraient
essentiellement fausses, de même que si l'on prétendait déterminer
l'époque à laquelle une personne doit mourir en faisant
usage des tables de mortalité.» On ne peut, en effet, appliquer
à un individu déterminé, ni même à de petits nombres, la loi
statistique qui, par définition est celle des grands nombres.
Les lois statistiques ne font que formuler la résultante d'une
foule de lois naturelles qui sont les vraies lois déterminantes
des phénomènes: on ne meurt pas en vertu des lois de mortalité,
mais en vertu des lois naturelles de l'organisme, dont
les tables de mortalité enregistrent les résultantes moyennes.
Mais, ce premier point accordé, il n'est pas moins faux de
conclure à la réelle indétermination des cas particuliers. Par
exemple, si vous ne pouvez prédire la mort de tel individu
par les tables de mortalité, vous n'avez pas le droit d'en
déduire que cette mort n'est point déterminée par un concours
ou une composition de lois nécessaires, et que l'individu
meurt librement.
Sans doute la loi des grands nombres, n'est qu'approximative,
et même, en général, toutes les lois de la nature sont
approximatives pour nous en tant qu'invérifiables dans leurs
derniers détails; déductivement il reste donc dans le détail
une place possible à la contingence. C'est ce qui a fait dire à
Zeller:—«La science a seulement pour objet les lois générales,
et la contingence peut ne porter que sur les faits particuliers.—Mais,
inductivement, cette contingence est une
172
hypothèse gratuite. On pourrait, par des raisonnements comme
ceux de Zeller et de M. Renouvier, laisser place jusque dans la
loi d'Archimède à l'action des anges et des démons, car on
ne peut vérifier la loi dans le menu détail, et, outre que toute
loi est générale, elle semble toujours approximative. N'est-il
pas cependant plus logique et plus probable d'expliquer les
écarts apparents d'une loi dans les faits particuliers par sa
composition avec une autre loi, comme on explique la déclinaison
d'une pierre qui tombe par la rencontre d'un obstacle[98]?
On ne peut prédire le temps que d'une manière approximative
à l'aide des tables statistiques; mais, si on connaissait
mieux toutes les lois particulières qui sont la trame de la
statistique, on pourrait prédire tel orage pour tel jour, à telle
heure. La statistique est une sorte d'artifice indirect, par
cela même insuffisant, pour enserrer les choses dans des lois
sans connaître ces lois; mais là où la statistique s'arrête,
elle montre elle-même le chemin à l'induction.
Voyons donc quelles sont les inductions les plus légitimes
sur la nature réelle de ce résidu qui demeure déductivement
en dehors des moyennes statistiques?
1o Par économie d'hypothèses, toutes choses égales d'ailleurs,
il est légitime de supposer dans ce résidu la continuation
de l'empire des lois, loin d'y admettre avec M. Renouvier
l'absence de lois. En effet, supposer le libre arbitre là où
les autres lois peuvent suffire à l'explication, c'est faire une
hypothèse scientifiquement gratuite, comme si, après avoir
expliqué les gelées d'avril par les causes ordinaires, on
173
s'obstinait à maintenir par surcroît l'influence de la lune.
2o Par analogie, les cas de liberté et les cas sans liberté sont
assimilables. Les aberrations de mémoire relevées dans la
suscription des lettres ne peuvent pas plus être prévues dans
le détail individuel que les suicides, quoiqu'elles soient aussi
régulières en moyenne; il n'en résulte pas que les erreurs
de suscription soient volontaires. De même, l'impossibilité de
prévoir les suicides dans le détail n'autorise pas à les croire
libres.
3o L'induction en faveur du déterminisme croît en probabilité
à mesure qu'on resserre le libre arbitre dans un plus étroit
espace: si ce resserrement peut être poussé aussi loin
qu'on veut, l'induction deviendra de plus en plus voisine de
la certitude.—Supposons, dit M. Renouvier, des boules prenant
leur couleur elles-mêmes dans une urne; peu importe
qu'elles l'aient d'avance ou la prennent au moment de l'extraction,
«pourvu que la proportion du noir et du blanc subsiste.»—Sans
doute; mais d'abord, si les boules prenaient réellement
elles-mêmes leur couleur, la proportion pourrait-elle
subsister? Si le libre arbitre était réel et agissant, il y
aurait, ici encore, un point indéterminé, sans loi, qui suffirait
peut-être à contrebalancer toutes les autres lois, et vous
ne pourriez plus, par exemple, imposer certainement à priori
aux boules d'une urne cette loi de proportion:—Sur mille
tirages, vous serez dans la proportion de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf
blanches et une noire.—De plus, pour nous
rapprocher des réalités particulières, il faut compliquer les
données: supposons donc une urne où soient des boules de
sept couleurs. La statistique m'apprend, je suppose, qu'il sort
effectivement de l'urne 60 boules sur 100; vous dites alors:—Pourvu
qu'il sorte 60 blanches, part nécessaire du déterminisme,
les 40 boules restantes sont libres d'être bleues,
jaunes, rouges, etc.—Par malheur, une seconde loi de
statistique m'apprend qu'il sort 30 rouges sur 40 boules non
blanches.—Mais alors il y a 10 boules qui peuvent choisir
entre le vert, le jaune, etc.—Une troisième loi statistique
m'apprend qu'il sort 6 boules vertes sur 10 boules non
blanches et non rouges.—Alors, il y a quatre boules qui
peuvent choisir entre le jaune et le bleu.—La statistique
m'apprend qu'il sort 3 boules bleues sur les boules qui ne sont
ni jaunes, ni vertes, ni rouges, ni blanches... Et ainsi de
suite. Les lois statistiques vont ainsi s'entrecroisant et établissant
des proportions de plus en plus déterminées. Elles ne
pourront jamais, sans doute, comme les lois naturelles dont
174
elles ne sont que l'enveloppe, aboutir à une déduction individuelle;
mais n'a-t-on pas le droit d'induire que, si nous connaissions
toutes ces lois naturelles, nous les verrions produire
par leur entrecroisement les faits particuliers, résidu de la
statistique? Est-il probable que, toutes les proportions des
diverses couleurs étant déterminées, les boules demeurent
libres d'échanger indifféremment leurs rôles et de se dire
entre elles: «Passez-moi la couleur rouge, vous aurez la
couleur verte: pourvu qu'on trouve le compte final, nous
pouvons nous passer l'une à l'autre nos couleurs.»—Enfin, le
déterminisme statistique, quoique ne portant pas sur les
derniers détails des choses, acquiert une valeur nouvelle
quand il vient s'ajouter au déterminisme plus interne des
lois sociologiques, psychologiques, biologiques, physico-chimiques,
mécaniques. La liberté que les indéterministes maintiennent
alors dans les détails rappelle trop la liberté laissée
aux femmes par l'édit humoristique d'un prince d'Orient:—Art.
I. Toutes les femmes sont libres de sortir à travers
la ville. Art. II. Elles ne pourront sortir que voilées. Art. III. Quiconque
aura fabriqué ou vendu des voiles sera puni de mort.—Pour
parler sérieusement, la législation de la nature est
en elle-même aussi rigide que celle des souverains absolus,
et sa rigidité a des résultats trop souvent tragiques. Prenons
un exemple. Supposons qu'il y ait un naufrage sur mille personnes
qui s'embarquent; il faut, si nous sommes mille à nous
embarquer, que l'un de nous fasse naufrage, non pas directement
en vertu des lois statistiques, mais en vertu des lois dont
la statistique compte et classe les effets. Qui décidera dans ce
cas de la victime tributaire? Le concours des circonstances
particulières, l'intersection des séries de lois que présuppose
la statistique. Si donc je connaissais mieux le détail des circonstances,
je pourrais savoir que c'est moi qui suis l'un sur
mille, parce que je m'embarque sur une mer plus dangereuse,
par un mauvais temps, sur un mauvais navire, dans
telle circonstance fâcheuse, etc. Plus j'aurais de tables de
statistiques variées à ma disposition, de manière à y faire rentrer
toutes les circonstances particulières, plus, par ce moyen
indirect, je pourrais me rapprocher, sans y atteindre, d'une
prévision portant sur le particulier. Pareillement il faut qu'il y
ait, je suppose, un assassin par jalousie sur cent mille jaloux;
voici donc déjà, pour les jaloux, la liberté de ne pas assassiner
resserrée dans les limites du nombre 999,999. Maintenant,
il faut aussi, je suppose, qu'il y ait six cents jaloux sur
mille amoureux, et deux cents jaloux jusqu'à la fureur, quatre
175
jusqu'à la folie, etc., etc. Nous resserrons de plus en plus le
libre arbitre par une sorte de compression indéfinie. L'induction
rend probable, par analogie avec l'autre exemple, que celui
qui se trouvera dans des circonstances spéciales de tempérament,
d'éducation, d'entraînement, etc., sera la victime prédestinée
au minotaure du crime. Quelle différence, en effet,
pourrait-on établir entre les deux cas, sinon artificiellement et
tout hypothétiquement, quoique le naufrage soit involontaire
et l'assassinat voulu? En combinant directement des lois naturelles
avec des lois naturelles, on pourrait probablement, sur
les mille individus, en éliminer neuf cent quatre-vingt-dix,
et les dix restants pourraient dire:—L'un de nous sera
assassin.—On pourrait encore pousser plus loin le calcul
des circonstances, en éliminer huit. Alors se poserait pour
les deux restants le dilemme tragique:—Il faut que l'un
de nous tue.—Avec un peu plus de connaissance des
causes, l'un des deux pourrait enfin s'écrier: «Celui qui doit
tuer, c'est moi.»—L'induction et l'analogie n'amènent nullement
à croire que cet homme tuerait ou ne tuerait pas en
vertu du libre arbitre. Seulement, il lui resterait dans la
pensée même de l'avenir une dernière ressource, et la réaction
de l'idée sur le fait pourrait l'empêcher de commettre le
meurtre.
Les réactions de l'intelligence, en effet, et toutes les autres,
demeurent toujours possibles.—Les moyennes, comme le
dit Quételet, s'altèrent avec le temps; or cette altération,
quand les causes physiques restent les mêmes, ne peut être
due «qu'à l'action perturbatrice de l'homme[99].»—Seulement
on n'en peut conclure, avec Quételet, que les réactions
individuelles soient dues à l'exercice d'un libre arbitre. Pourquoi
ne seraient-elles pas aussi bien et mieux encore l'effet du
progrès intellectuel, de l'adoucissement des mœurs, de l'évolution
sociale? C'est par le perfectionnement de ses idées et de
ses sentiments que l'homme «maîtrise les causes, modifie leurs
effets et cherche à se rapprocher d'un état meilleur.» Les idées
sont des forces directrices, perturbatrices, correctrices; on ne
peut donc conclure, comme on prétend le faire, de la seule
variabilité, de la seule individualité à la liberté[100]. Le nouveau
peut être lié à l'ancien par un rapport qui exclue la possibilité
176
des contraires. La variété des effets n'est pas l'ambiguïté
des causes. En un mot, loin d'exclure le devenir, le
déterminisme est la loi du devenir. Causalité est fécondité
sans doute, non stérilité, mais c'est une fécondité selon des
lois. Notre espoir de progrès n'est donc pas un espoir en
dehors du déterminisme, mais en dedans et par le moyen du
déterminisme même.
En résumé, on ne peut pas faire de la statistique une
preuve apodictique du déterminisme, comme l'ont prétendu
certains savants trop pressés de conclure: la statistique se
borne à compter le nombre de fois qu'un même dessin revient
dans la tapisserie des événements; elle ne nous découvre pas
directement les fils mêmes et les lois du tissage. Mais elle
permet d'induire de la constance des dessins à la constance
des lois qui les amènent. En outre, la connaissance directe et
progressive de ces lois naturelles rend de plus en plus invraisemblable
le libre arbitre attribué aux derniers éléments
qu'elles régissent. Par les lois de la statistique et leur entrecroisement,
le libre arbitre est resserré dans un domaine
indéfiniment décroissant, et le déterminisme devient d'autant
plus étendu qu'on pousse plus loin l'analyse.
III.—Critique de l'idée de contingence des possibles
Le libre arbitre, qui est l'indéterminisme dans le temps, ne
peut se représenter que comme une sorte de puissance à
double effet qui enveloppe en elle-même des contraires contingents;
et alors on aboutit à toutes les difficultés métaphysiques
que nous avons passées en revue. Aussi sommes-nous
amené à conclure que l'opposition des contraires également
possibles au même instant est une représentation toute
logique, qui résulte d'abstractions et de combinaisons imaginaires.
Cette représentation se produit tout naturellement
sans exiger aucun effort de notre part, car elle provient
de ce que nous ne faisons pas une analyse complète
ni un complet calcul: elle provient de notre impuissance et
de notre repos intellectuel. Les divers possibles nous paraissent
alors coïncider dans la perspective intérieure, la pensée
même de leur coïncidence tend effectivement à les rapprocher.
Dans une immense allée d'arbres, les arbres lointains
semblent se toucher, parce que nous demeurons en repos
sans aller vérifier jusqu'au bout; que serait-ce s'il n'y avait
point de bout?—Aussi la conscience n'a-t-elle pu nous
177
apprendre ni si nous sommes des causes libres, ni s'il existe
une réelle puissance enveloppant des possibles, une réelle
contingence dans les causes, par cela même une réelle indétermination
des effets futurs. Passons donc du point de vue
subjectif au point de vue des faits objectifs.
Pour établir véritablement la possibilité absolue et inconditionnelle
ou contingence des contraires, il faudrait une
science absolue des choses et de leurs rapports: telle n'est pas,
évidemment, notre connaissance logique et discursive[101]. Une
conception est pour nous logiquement possible lorsqu'elle ne se
contredit point; mais cette conception, selon la remarque de
Kant, peut néanmoins être réellement vaine, «si la réalité
objective de la synthèse par laquelle le concept est produit
n'est pas elle-même démontrée»; or, cette démonstration
repose toujours «sur des principes de l'expérience possible,
et non sur le principe de l'analyse ou principe de
contradiction»[102]. Au reste, si l'on ne peut à priori établir la
possibilité absolue d'une chose par un simple enchaînement
de concepts, on ne peut pas davantage en établir à priori et
de la même manière l'impossibilité absolue, à moins que la
chose ne soit absolument contradictoire. Il en résulte qu'il y a
toujours quelque chose de hasardeux dans les spéculations
logiques sur la possibilité ou l'impossibilité des choses. Il est
possible abstraitement que la fin du monde arrive demain, et,
en général, il n'est pas d'extravagance qui ne soit possible par
une combinaison de notions incomplètes. La possibilité,
abstraction faite de la réalité concrète, n'est que la pure
forme de l'identité avec soi. Mais précisément, comme l'a dit
Hégel, dans tout contenu réel, dans toute existence concrète,—par
exemple dans l'objet qui de noir devient blanc,—une
détermination ou qualité particulière peut être considérée
comme une «opposition déterminée» et, en conséquence,
178
comme impliquant une certaine contrariété. Ce qui est est,
disait Parménide, tu ne sortiras jamais de cette pensée;
mais cet axiome est stérile et il faut bien que la réalité, elle,
sorte de cette pensée: sans cela, ce qui est actuellement
serait toujours, et le changement, qui suppose une opposition,
serait impossible. Jamais un objet blanc ne pourrait devenir noir
s'il était réduit en quelque sorte à dire pendant toute l'éternité:
«Ce qui est est; je suis blanc, donc je suis blanc; ce qui
sort de l'identité logique étant impossible, je ne puis sortir de
l'identité du blanc avec le blanc pour devenir noir.»—Hegel
n'avait pas tort de dire que la philosophie doit éliminer
toute recherche qui a pour objet d'établir abstraitement et en
l'air que telle ou telle chose est possible ou, comme l'on dit,
pensable: c'est là-dessus que la scolastique s'est consumée[103].
Plus on est ignorant, moins on embrasse les rapports déterminés
de l'objet que l'on considère, et plus on est porté par
cela même à se perdre dans toute espèce de possibilités vides.
La pensée doit donc s'élever au-dessus de ces catégories
logiques de possible ou d'impossible. Tout au moins ne
peuvent-elles fournir qu'une représentation fallacieuse de
la vraie liberté morale.
Revenons maintenant au point de vue expérimental et non
plus logique; que deviendra l'idée de possibilité ou, plus proprement,
de puissance?—Elle paraîtra bien moins exprimer
la liberté morale de décision que la puissance exécutive ou
la liberté physique, au sens le plus général de ce mot. En
effet, nous ne pouvons guère nous représenter la puissance
que comme s'appliquant à une résistance, selon la définition
même des forces mécaniques; mais alors la puissance de
deux contraires apparaît comme un surplus ou une quantité
supérieure de puissance par rapport à deux résistances de
directions opposées. Lever et abaisser le bras sont également
possibles parce que les résistances que je rencontre, soit en
levant, soit en abaissant le bras, sont toutes deux inférieures
à la puissance dont je dispose. Les possibilités de
contraires sont donc, ici encore, de simples relations et, qui
plus est, des relations mécaniques.
En somme, nous appelons jusqu'ici possible soit ce qui
n'implique pas logiquement contradiction, soit ce qui n'offre
mécaniquement qu'une résistance inférieure à une puissance
donnée; dans les deux cas nous n'avons qu'une représentation
logique ou mécanique, inadéquate sans doute à la réalité
179
métaphysique et encore plus à l'ordre vraiment moral.
Si on laisse de côté les spéculations théoriques sur la possibilité
ou l'impossibilité absolue, soit dans l'ordre logique soit
dans l'ordre mécanique, on remarquera que, pratiquement
et psychologiquement, le contraire d'un acte peut nous devenir
possible sous la condition d'y penser suffisamment, de
manière à susciter en nous l'émotion; et il devient d'autant
plus possible que nous y pensons davantage. Or, dans toute
question morale, le contraire de l'acte se présente toujours à la
pensée: nous ne manquons jamais avec réflexion à notre
devoir sans penser au devoir, sans apercevoir dans cette
pensée même une puissance susceptible d'un accroissement
indéfini, sans avoir conscience que notre nature est capable,—quoique
non inconditionnellement et au même instant,—d'un
acte infiniment supérieur à celui que nous accomplissons.
Passons du point de vue du la causalité à celui de la finalité.
A ce point de vue, les possibilités diverses paraissent s'accroître
pour nous à mesure que la fin poursuivie est moins
immédiate et moins prochaine. C'est là un résultat du pouvoir
d'abstraction et de construction qui appartient à l'intelligence.
Dans la fatalité de la passion, le moment présent est tout, le
moyen et la fin sont alors contigus. Entre la réalité de l'antécédent
actuel, comme la fureur, et la nécessité de sa conséquence
immédiate, comme un acte de violence, le possible
n'a point de place. Dans la réflexion appliquée aux biens
sensibles, c'est-à-dire dans le calcul de l'intérêt, la fin recule
au loin dans le temps: par là elle laisse place à diverses
séries de moyens possibles, à diverses lignes de conduite
plus ou moins directes. Cependant le nombre des séries ou
des possibles est encore limité, et le choix ne s'exerce que
dans un cercle restreint. Dans l'acte moral, qui aspire à dépasser
le déterminisme, la fin entrevue consiste en un idéal
de liberté universelle, d'unité par l'amour. Dans cette sphère
illimitée et indéterminée il est naturel que l'esprit s'attribue
une plus grande liberté de mouvements. Là peut s'exercer en
quelque sorte la spéculation à l'infini, par cela même un
certain désintéressement.
Toutefois, même à ces divers points de vue de la finalité, le
possible et l'impossible offrent toujours un caractère relatif et
subjectif, qui empêche de les considérer comme l'expression absolue
des choses. Ils sont seulement l'expression de notre liberté
intellectuelle, c'est-à-dire de notre pouvoir de construire l'idéal
et d'imaginer des possibilités idéales. Ces possibilités, sans
180
doute, peuvent devenir pratiquement objet de désir, ces
idées peuvent devenir des forces directrices; mais il n'en
résulte nullement que les contraires nous soient possibles
au même instant. Le champ de la contingence abstraite recule
en même temps que va plus avant notre connaissance de la
réalité concrète. Les possibles semblent donc dépendre de
la réalité, et non la réalité des possibles. «L'acte produit
la puissance.»
S'ensuit-il, comme le soutient un déterminisme exclusif,
que toute réalité soit nécessaire absolument et primitivement?
Après avoir subordonné le possible et le contingent au réel,
devons-nous subordonner le réel lui-même au nécessaire?—C'est
ce qui nous reste à examiner.
181
CHAPITRE SEPTIÈME
LE PRINCIPE DU DÉTERMINISME ET SA LIMITE DANS L'IDÉE
DE LIBERTÉ
I. Principe du déterminisme intellectualiste et mécaniste.—L'intelligibilité universelle
et ses conditions: universalité des lois, permanence de la quantité de matière phénoménale,
réciprocité universelle des phénomènes.—Réduction de ces trois
principes à celui de la causalité phénoménale.—Comment un même principe,
selon Kant, rend à la fois possible l'intellection dans le sujet pensant, l'intelligibilité
dans l'objet pensé.—Insuffisance de ce principe pour expliquer la réalité du
sujet et celle de l'objet.
II. Principe du déterminisme dynamiste.—L'équivalence mécanique n'exclut pas le
progrès intérieur et psychique.—Idée de la causalité efficiente.—Que la
notion de temps n'est plus aussi intimement liée à cette idée.—Comment
nous tendons à la dépasser en nous élevant du successif au simultané et du
simultané au permanent.
III. Limite du déterminisme.—Valeur relative et symbolique du déterminisme.—L'idée
de «liberté supérieure au temps.»—Définition de cette idée.—Son caractère
problématique.—Son identité avec celle d'absolu.
I.—L'intelligence a des fonctions analytiques et des fonctions
synthétiques; les premières sont soumises au principe
d'identité. On a voulu faire de la nécessité logique, fondée sur
ce principe d'identité, la suprême explication des choses[104].
Mais cette nécessité n'offre, selon la remarque de Leibnitz,
qu'un caractère relatif et hypothétique: car la nécessité pour
une chose d'être identique à ce qu'elle est ne nous apprend pas
ce qu'elle est, et présuppose la chose elle-même. Le principe
d'identité, le syllogisme même, qui semblait d'abord ce qu'il
y a de plus inconditionnel, est donc la forme du conditionnel et
de l'hypothétique: supposé qu'une chose soit, elle est. Comme,
en fait, toutes choses ne sont pas identiques sous tous les
rapports, comme il existe des différences, des oppositions
même dans la nature et dans l'esprit, il reste toujours à savoir
quel est le lien qui unit en un ensemble harmonieux les choses
les plus différentes. Ce lien, étant une synthèse, ne pourra
182
être exprimé par un axiome analytique, ni par un syllogisme,
mais par des principes synthétiques.
On sait de quelle manière Kant a déterminé ces principes,
qui sont les conditions de l'universelle intelligibilité. L'objet
de la pensée ou de l'intellection, c'est une synthèse des phénomènes
dans l'espace et surtout dans le temps. Or le temps a
trois formes principales: permanence, succession et simultanéité.
De là les trois relations fondamentales qui seules
peuvent réduire en un système unique les phénomènes, pour
en faire un objet de pensée et par là les rendre intelligibles.
Le premier principe régulateur qui sert à établir l'universelle
synthèse des phénomènes, conséquemment l'universelle
intelligibilité, est la permanence de la force et de la quantité
de matière phénoménale. Ce principe est présenté par Kant
non comme loi empirique, mais comme condition de la pensée
scientifique. Nos sensations, en tant que telles, sont dans une
vicissitude indéfinie; si l'on n'admettait que cette vicissitude
sans la rapporter à quelque chose de permanent, l'existence
phénoménale commençant et finissant sans cesse
n'offrirait aucune quantité, aucune durée mesurable. Il n'y
aurait pas même de vrai changement ni de phénomène perceptible
à la conscience, car le vrai changement est une
manière d'exister qui succède à une autre manière d'exister
dans le même objet de conscience. L'être permanent en quantité
seul change, malgré l'apparence de paradoxe, dit Kant;
car les manières d'être qui naissent ou périssent dans l'être
n'éprouvent pas, elles, un changement véritable: elles
éprouvent seulement une vicissitude. Voilà pourquoi tout
commencement est pensé comme relatif à quelque chose de
permanent en quantité dans l'espace et dans le temps. Un
commencement absolu qui ne se rattacherait à aucune chose
préexistante et augmenterait la quantité d'existence, serait un
monde à part des autres, à part de la pensée.—N'est-ce pas
le même raisonnement que nous reconnaissons dans les Premiers
principes de Spencer?
Cette universelle relation des phénomènes avec le substantiel,
entendu d'ailleurs en un sens qui n'a rien de métaphysique[105],
n'est encore selon Kant, et aussi selon Spencer, qu'une unité
insuffisante pour la pensée, pour l'intellection. Il faut de plus
que les phénomènes soient unis entre eux, non pas seulement
avec leur matière permanente en quantité; il faut que
183
leur succession soit soumise à un principe synthétique. Autrement,
il n'y aurait dans l'esprit qu'un jeu de représentations
sans lien et sans objet intelligible. L'expérience n'est donc
possible que dans la supposition suivante: tout événement est
précédé de quelque autre événement qu'il suit d'après une loi
déterminée. C'est là le principe de la causalité purement phénoménale,
de la succession régulière, de la loi,—principe où
il est facile de reconnaître la base du déterminisme.
Après avoir, au moyen de la loi ou succession uniforme
d'antécédents et de conséquents, fait la synthèse de la diversité
dans des temps successifs, nous devons, pour unifier entièrement
la connaissance, faire la synthèse de la diversité
dans le même temps. Cette synthèse est la relation de
simultanéité et de réciprocité universelle. La place d'une
chose dans le temps et dans l'espace doit pouvoir être assignée
par rapport à celle de toutes les autres, et les séries de successions
doivent former un système de simultanéités. Il doit y
avoir quelque chose par quoi A détermine à B sa place dans le
temps, et réciproquement B à A. Par conséquent, selon Kant,
tout objet doit comprendre en soi la loi qui assigne à certaines
déterminations leur place dans d'autres objets; et
ceux-ci, à leur tour, doivent assigner à certaines déterminations
leur place dans le premier. Par là les choses sont en
une réciprocité universelle. Le consensus des choses fait que
chacune influe sur toutes, et toutes sur chacune. C'est la réciprocité
du déterminisme entre tous les êtres. Alors seulement
l'intelligence a vraiment pour objet un univers intelligible,
c'est-à-dire un tout lié et déterminé en toutes ses parties.
On reconnaît dans cette doctrine de Kant les trois lois que
Leibnitz avait déjà imposées au monde: principe de la persistance
de la force, principe de la raison suffisante, principe
de l'harmonie préétablie. A vrai dire, Kant aurait dû ramener
ces trois lois à une seule: la loi de causalité phénoménale. En
effet, réciprocité des causes, c'est toujours causalité universelle;
quant à la substance matérielle et phénoménale, nous
ne la concevons que comme l'ensemble des choses qui se
conditionnent dans l'espace et dans le temps selon la loi de
causalité: c'est la totalité phénoménale et causale. Kant n'en
a pas moins le mérite d'avoir montré dans les lois du monde
un organisme où les parties et le tout s'impliquent mutuellement,
et, dans cet organisme, l'expression de la pensée même
ou les conditions de sa possibilité, c'est-à-dire de son unité
consciente.
Ces conditions produisent un double résultat. En même
184
temps qu'elles rendent la pensée possible pour le sujet pensant,
elles la rendent aussi objective, c'est-à-dire qu'elles
lui donnent une portée, une valeur, une vérité. A quelles
conditions, en effet, se demande Kant, devons-nous considérer
le rapport des phénomènes et leur liaison comme ayant lieu
dans la réalité, non pas seulement dans nos représentations[106]?
«Les représentations ne sont toujours que des représentations,
c'est-à-dire des déterminations intérieures de l'esprit
dans tel ou tel rapport de temps. D'où vient donc que nous
faisons de ces représentations un objet, ou qu'indépendamment
de leur réalité subjective comme modifications,
nous leur attribuons encore je ne sais quelle réalité objective?
La valeur objective ne peut consister dans le rapport
avec une autre représentation; car autrement reviendrait
la question: comment cette représentation sort-elle d'elle-même
et acquiert-elle une valeur objective, outre cette
valeur subjective qui lui est propre comme détermination
ou état de l'esprit?—Si nous cherchons quelle propriété
nouvelle le rapport à un objet donne à nos représentations,
et quelle importance elles en retirent, nous trouvons qu'il
ne fait que rendre nécessaire une certaine liaison des représentations
et la soumettre à une règle. Réciproquement,
par cela seul qu'un certain ordre de nos représentations est
nécessaire sous le rapport du temps, elles ont une valeur
objective... comme si une règle servant de principe nous
forçait à garder cet ordre de perceptions plutôt qu'un autre.
Cette contrainte est proprement ce qui rend enfin possible
la représentation d'une succession dans l'objet, et non plus
seulement dans notre imagination. En premier lieu, je
ne puis intervertir une série de choses objectives, comme
les diverses positions d'un bateau sur un fleuve,—en
mettant avant ce qui vient après. En second lieu, étant posé
l'état antérieur, l'événement déterminé arrive immanquablement
et nécessairement[107].»
Ainsi donc, si le lien établi entre les sensations n'était
qu'un lien momentané, nous ne pourrions vraiment objectiver:
nous retomberions encore dans la confusion primitive
où le subjectif et l'objectif sont indiscernables, où
il n'y a point de pensée ni de vérité; voilà pourquoi Kant
admet un ordre de succession invariable. De plus, il ajoute à la
constance la nécessité; les choses, pour être vraies, doivent
185
être tellement liées par un déterminisme universel que nous
n'en puissions concevoir la place changée; seul un tel ordre de
choses, par sa nécessité, s'opposera au désordre de nos sensations
ou à l'arbitraire de notre imagination, et acquerra ainsi
une valeur objective, une vérité. Poussant sa thèse jusqu'au
bout, Kant construit ainsi un déterminisme absolu et universel,
où chaque chose est déterminée dans le temps et dans l'espace
par tout ce qui la précède et par tout ce qui l'accompagne, en
même temps qu'elle détermine pour sa part toutes les autres
choses. Il ne se contente pas, comme l'école anglaise, d'une constance
de fait, lien trop fragile et trop superficiel à ses yeux:
il veut une nécessité intrinsèque, une loi universelle, qui est
le principe de causalité phénoménale. Ce principe est la condition
commune de toute intelligence et de toute intelligibilité.
Si la doctrine de Kant s'arrêtait à ce premier point de vue,
qui est le déterminisme intellectualiste, on pourrait se poser
cette question:—Faisons-nous nous-mêmes partie de ce
déterminisme universel, ou sommes-nous en dehors? Si nous
en faisons partie, tout étant nécessaire, tout est réellement
inséparable; nous n'avons rien en nous qui puisse réellement
se séparer de quoi que ce soit; on ne voit donc plus comment
distinguer d'une manière réelle le subjectif de l'objectif:
cette distinction n'aura qu'une vérité abstraite, non une
réalité concrète. La nécessité, en effet, s'appliquant à tout, ne
peut s'opposer à rien, et il n'y a plus réellement qu'un seul
être, dans lequel tout est indissoluble. Si nos sensations
offrent une apparence de désordre et d'arbitraire, qui fonde
la distinction purement formelle du sujet et de l'objet, ce
n'est là qu'une apparence, que la réflexion doit détruire; et la
réflexion, au lieu de fournir une distinction réelle du moi et
du non-moi, finira par la refuser. Dans l'universelle nécessité
tout est un au fond, le divers n'est qu'à la surface. Aussi le
point de vue du déterminisme intellectualiste, quand il est
exclusif, aboutit à un système de choses indissoluble où le
moi, le sujet, n'est vraiment qu'une forme.
Et l'objet, à son tour, c'est-à-dire le monde de la science,
est-il autre chose qu'une forme? Les lois scientifiques sont
les rapports des choses dans l'espace et dans le temps; par
leur nécessité, elles constituent la vérité logique du monde ou
son intelligibilité, mais non sa vivante réalité. Le déterminisme
intellectualiste exprime l'ordre dans lequel s'enchaînent
tous les anneaux des choses, il peut servir à découvrir les
dessins que forme cette chaîne enroulée et nouée de mille
manières; mais avec quoi est-elle faite?—Une telle question
186
dépasse le domaine du déterminisme. La nécessité est donc
simplement l'ordre logique et mathématique des relations qui
unissent les phénomènes dans le temps et dans l'espace.
C'est ce que rendra évident une considération plus approfondie
de cet ordre nécessaire. Pour mériter vraiment son nom et
pour être une véritable unité, l'ordre universel doit être tel
que chacun des rapports dont il est l'ensemble puisse être
connu par le moyen de tous les autres. En mathématiques,
on trouve le quatrième membre d'une proportion par le moyen
des trois autres membres donnés. Les rapports des quantités
entre elles peuvent être déterminés d'avance par les lois des
proportions ou de l'analogie mathématique, et cette analogie
est une formule énonçant l'égalité de deux rapports de quantité
(par exemple: 2/4 = 3/6). Comme il ne s'agit alors que de
quantités, la connaissance de trois termes permet de déduire
effectivement le quatrième ou de le construire d'après les règles
d'une synthèse mathématique: par exemple l'égalité du rapport
de 4 à 8 et du rapport de 3 à x me permet de construire le quatrième
terme, 6, d'après la loi de formation des quantités extensives.
De même nous pourrions, selon la remarque de Kant,
construire et déterminer à priori la quantité intensive de la
sensation produite par la lumière solaire, en ajoutant environ
deux cent mille fois à elle-même celle de la lune[108]. Le déterminisme
universel, lui aussi, au point de vue de la relation,
unit toutes choses par un raisonnement analogique; seulement
ce genre d'analogie n'énonce plus, comme en mathématiques,
l'égalité de deux rapports de quantité, mais celle de
deux rapports de qualité, par exemple lumière et chaleur.
Dès lors, trois membres étant donnés, je ne puis plus déduire
le quatrième membre lui-même, mais seulement un rapport à
ce quatrième, savoir un rapport de temps, un mode de liaison
et une place dans le temps: par exemple la concomitance
entre la lumière d'une bougie et sa chaleur. Seule la sensation
peut m'apprendre à posteriori ce que ce quatrième terme est
en fait; je ne puis avoir à priori qu'une règle pour le chercher
dans l'expérience et un signe auquel on peut le reconnaître.
Voilà pour quelle raison la nécessité porte seulement sur les
relations et sur les phénomènes, non sur les choses elles-mêmes:
on ne saurait montrer à priori pourquoi, une chose
A étant posée, par exemple des vibrations sonores, il est nécessaire
qu'il en résulte une chose B toute différente en qualité,
187
par exemple la sensation de la note ut, et comment il serait
contradictoire que l'effet ne résultât point de la cause, à
laquelle il n'est pas identique.
Même sous sa forme mécanique, qui est plus concrète, la
nécessité n'est encore, pourrait-on dire, que la limite commune
de l'action réciproque par laquelle les êtres se conditionnent
mutuellement; elle n'est, dans ce monde, que la mise en rapport
et le conflit des forces, ainsi que des mouvements qui en dérivent.
Son type sensible, c'est le choc; ses lois typiques dans le
monde sensible, ce sont les lois du choc. Mais, si le choc se
retrouve partout dans les objets de notre expérience sensible,
il n'est jamais que le plus général des phénomènes physiques
et ne peut être érigé en dernier mot de toutes choses. Il ne
rend même pas compte de la sensation de choc qui lui correspond.
Le physique et le mental s'accompagnent sans qu'on
puisse les déduire l'un de l'autre.
Ajoutons que la proposition qui veut que toute causalité
soit purement nécessaire devient antinomique si on la prend
dans son universalité. Cette proposition était que rien n'arrive
sans une raison suffisante et déterminée à priori; or, en
remontant la série, on n'aboutit à rien qui suffise, on a une
série de raisons insuffisantes; rien de réel ne se trouve
vraiment déterminé à priori: la place de chaque terme
dans l'espace et dans le temps se trouve seule déterminée
par son antécédent. L'explication de la réalité devrait
partir d'une donnée réelle qui s'expliquât d'elle-même; mais
ici l'explication, qui n'est qu'une mise en ordre et en équation
de réalités inconnues, recule et fuit, comme dirait Pascal,
d'une fuite éternelle. Dès lors il n'y a plus aucune nécessité
réellement primordiale: les choses n'étant conditionnantes
qu'après avoir été conditionnées, il n'existe qu'une nécessité
de rapports, subie de la part d'autrui et dérivée, non une
nécessité en soi et pour soi[109]. Pourquoi donc les choses se
succèdent-elles ainsi sans commencement et sans fin?—On
ne peut plus répondre d'une manière intelligible à cette
question par une raison de nécessité; d'autre part, le déterminisme
exclusif ne peut invoquer une causalité supérieure
et absolue. Il ne peut donc répondre que par le fait
même; et encore le fait est invérifiable dans sa totalité. On
arrive ainsi à cette conséquence: s'il n'y a rien que de nécessaire,
rien n'est définitivement et foncièrement nécessaire. Le
déterminisme universel et exclusif, conçu en vue de l'unité
188
intelligible, ne peut atteindre ni l'unité ni l'universalité;
l'explication qu'il donne est toujours inachevée. La pensée
cherchait quelque chose de fixe où elle pût se tenir en équilibre
et elle croyait le trouver dans la nécessité; mais cette
nécessité, avec sa série de commencements sans commencement,
entraîne la pensée dans un mouvement sans fin.
En résumé, la nécessité, moyen en vue de l'unité, ne
saurait suffire à elle seule pour achever l'entière unité de la
pensée. Si la nécessité a une valeur scientifiquement incontestable
quand on en fait une partie de la réalité et une
condition de la science, elle n'a plus métaphysiquement la
même valeur quand on en veut faire le tout de la réalité. Le
déterminisme, qu'il soit à priori comme chez Kant ou à
posteriori comme chez Stuart Mill, est un formalisme intellectualiste.
Ce formalisme est inévitable et vrai sans doute,
mais il ne rend pas compte de la réalité. Nous avons vu qu'il
absorbe notre réalité comme sujets individuels dans le grand
tout, dont nous ne sommes plus qu'une des formes. Ce tout
lui-même, cet objet, il n'en présente encore que la forme et
le plan nécessaire, non le fond vivant et agissant. Dès lors,
il n'y a plus de tous côtés que des rapports sans termes.
Leibnitz n'avait donc pas tort de dire que le déterminisme
logique, mathématique et mécanique de Descartes est la face
extérieure de la réalité, dont la face intérieure doit être plus
ou moins analogue à ce que nous trouvons en nous-mêmes. La
conscience, en effet, ne semble plus être un extérieur, mais
un intérieur, et le seul que nous connaissions; du moins doit-elle
nous placer à un point de vue plus central, d'où le mécanisme
nous apparaît comme externe. En somme, peut-on
dire, c'est avec nos sensations ou nos pré-sensations que nous
sommes obligés de construire et d'imaginer le monde mécanique
lui-même, et c'est avec notre intelligence que nous
concevons ses lois. Tout dépend donc de notre conscience
même et de sa constitution.
On voit que Kant a eu raison de faire remonter le principe du
déterminisme jusqu'aux conditions de la conscience. Seulement,
dans la conscience, il a surtout considéré la pensée et le
déterminisme intellectuel; or l'intellectualisme est, tout comme
le mécanisme, un aspect de surface. Kant s'en est trop tenu à
un à priori intellectuel, à des formes constitutives de la
pensée, à des cadres logiques. Le mécanisme et l'intellectualisme
se ramènent en définitive à de la sensibilité et à de
l'activité. Ce qui est à priori pour la conscience, ce n'est pas
189
le penser, c'est le sentir et l'agir. Les principes universels
de Kant ne sont que l'extension au dehors de notre constitution
intime. Façonné par le macrocosme, le microcosme en
réagissant exprime le grand monde, et même le reconstruit
en soi à son tour.
II.—A ce point de vue intérieur de la sensibilité et de la volonté
ou, en général des faits de conscience concrets, cherchons
ce que vont devenir les formules de l'identité logique ou de
l'équivalence mécanique, où nous avons reconnu les thèses
fondamentales du déterminisme extérieur.—Il y a dans notre
vivante conscience, à côté de l'identique, du changement
et du progrès. Peut-on nier qu'aux divers degrés de l'évolution
physique aient répondu, dans l'évolution mentale,
soit des sentiments nouveaux, soit des idées nouvelles, soit
des volitions nouvelles? L'identité mécanique, mathématique
et logique, est donc réellement compatible avec une perpétuelle
nouveauté dans l'ordre mental. Vous combinez différemment
des rayons de lumière, et au lieu d'avoir la sensation du blanc,
j'ai la sensation du rouge; il n'y a là, dites-vous, qu'une
autre direction du mouvement;—objectivement, peut-être;
subjectivement, non. La sensation nouvelle est, dans ma
conscience, une chose qu'on ne saurait déclarer identique
aux autres sensations. Qu'importe que l'être en qui naissent
des sentiments, des pensées, des volitions nouvelles, pèse toujours
le même poids dans une balance? S'il n'y a aucune
création mécanique, comme aussi aucune annihilation, il y
a une rénovation mentale ou morale. C'est là encore, sans
doute, la production d'une forme nouvelle, non d'une
existence telle que les métaphysiciens l'entendent; mais, si
cette forme est un plaisir qui n'existait pas auparavant, une
joie, un bonheur, et un bonheur plus ou moins durable,
n'est-ce pas une chose suffisamment réelle, quoique vous
l'appeliez une forme? En tout cas elle est plus réelle que les
formes logiques, mathématiques ou mécaniques. Tout à
l'heure je souffrais ou j'étais indifférent, maintenant je jouis:
les deux états peuvent être équivalents pour la balance et
pour la mécanique; soutiendra-t-on qu'ils sont équivalents
pour moi ou pour ma conscience? Et si, par hypothèse, cette
joie était la première qu'un être vivant eût éprouvée d'une
manière distincte, ne marquerait-elle pas, dans le vieil univers,
l'apparition d'un bien qui, à lui seul, serait comme un
univers nouveau? De même, une pensée nouvelle dans la conscience
n'est-elle pas un nouveau monde, alors que, dans la
190
balance de la nature physique, elle ne produirait pas la
moindre oscillation, le moindre dérangement à l'éternel équilibre
des plateaux? Et si vous supposez que dans la conscience
ces grandes nouveautés peuvent se produire,—sentiment et
pensée,—peut-être surgira-t-il par leur intermédiaire une
nouveauté supérieure encore, un monde plus beau et meilleur,
une réalisation progressive de la liberté idéale. Par là sans
doute nous n'entendons pas une liberté capable de bouleverser
ce que Gœthe appelait le budget de la nature: celle-ci,
en additionnant ses unités de force mécanique, trouvera
toujours le même compte; mais que de richesses nouvelles
sur le livre des idées, des sentiments et des volontés! Simple
changement de forme, répétez-vous. Si ce ne sont là que
des apparences et des modifications superficielles, où placer
alors le fond et les choses mêmes? Les vraies réalités ne
sont-elles pas ce dont j'ai ou pourrais avoir conscience?
L'identité pour la balance n'est, après tout, que l'identité d'un
phénomène. Bien plus, la foi à la balance suppose elle-même
l'unité des forces de gravitation, qui suppose à son tour que
la quantité d'énergie reste la même; et ce dernier principe, on
ne peut plus lui assigner une origine uniquement extérieure.
C'est à l'identité de la conscience qu'il en faut revenir. Mais
qu'est-ce alors que la persistance dont on parle, sinon
l'expression de ce fait: nous avons conscience d'une multitude
de réalités nouvelles qui ont pour caractère commun et
persistant que nous en avons conscience? Somme toute, si
c'est la conscience que l'on consulte, elle se voit changeante
en même temps qu'identique, et l'expression de la réalité
pour elle n'est pas permanence, mais évolution; elle ne connaît
pas ce substratum immobile et mort dont quelques-uns ont
voulu faire la «substance durable» et l'unique réalité. La
réalité pour elle, c'est ce qu'elle est; or, elle est évolution,
elle est progrès. Il faut donc que l'identité des lois mécaniques
laisse place à quelque chose de nouveau dans l'ordre esthétique
des sentiments, dans l'ordre intellectuel des idées, dans
l'ordre moral et social des volitions. Cette nouveauté ne sera
vraiment une équivalence que dans la série mécanique; elle
pourra être une prévalence ou un profit dans la série des états
de conscience. On a beau vouloir ramener entièrement le nouveau
à l'ancien, le nouveau est un fait indéniable pour la
conscience et dans la conscience; or le nouveau suppose une
certaine fécondité capable d'un changement régulier, d'une
évolution qui peut devenir progrès. Peut-être le stable même
n'est-il que la condition du progressif. Parménide, après avoir
191
écrit un livre sur l'être, en a écrit un autre sur l'apparence.
L'apparence est nouvelle, cela suffit. Il faut donc dans l'être
même un principe d'apparence nouvelle et de changement.
C'est ce principe qu'on a exprimé sous le nom plus ou
moins symbolique de la force intérieure, de l'activité, de la
δυναμις. A ce point de vue dynamiste et psychique, le
principe de causalité prend un sens nouveau et moins formel,
dont Kant ne s'est pas assez occupé: ce n'est plus la
simple loi de succession et d'ordre entre les antécédents et
les conséquents, c'est l'activité efficace de la cause proprement
dite. Ce n'est plus la simple projection au dehors de
notre intelligence sous forme d'universelle intelligibilité,
c'est la projection au dehors de notre volonté même, de notre
pouvoir d'agir ou de réagir, de désirer, de faire effort, projection
qui a lieu sous la forme d'universelle causalité efficiente[110].
Par là, nous sortons déjà du domaine purement
scientifique pour entrer dans le domaine métaphysique: nous
franchissons les lois pour essayer de nous représenter les
causes.
Sommes-nous ainsi délivrés du déterminisme?—Non; car la
fécondité et le progrès n'excluent pas une loi de détermination
qui en relie les degrés. Le déterminisme, en devenant dynamiste,
est seulement plus concret, plus vivant et moins superficiel.
De plus, sous cette forme, il aboutit à nous faire concevoir
quelque chose qui le dépasserait; de l'idée des causes
relatives il va nous élever à la conception problématique d'une
cause absolue, supérieure peut-être au temps même et à ses
parties successives. C'est ce mouvement ascendant que nous
devons maintenant faire comprendre.
Le déterminisme, sous sa forme mécaniste et intellectualiste,
nous a paru exprimer, en dernière analyse, un ordre
de choses dans le temps; or, l'introduction du temps ne semble
plus un élément aussi essentiel quand on se place, comme
nous le faisons maintenant, au point de vue de la causalité
efficiente et vraiment active. Lorsque j'attribue un fait à
l'action d'une cause, cette attribution est primitivement
indépendante de toute considération de temps: il n'y a pas
encore d'avant ni d'après, de succession ni de simultanéité;
il y a simplement, pour parler comme Malebranche, l'agent
et l'agi, le voulant et le voulu, la cause indépendante et l'effet
192
dépendant. L'enfant place derrière tout ce qu'il voit une
volonté, d'abord prochaine et immédiate, puis plus ou moins
lointaine. La feuille que le vent pousse est pour lui animée.
Puis il s'aperçoit que la cause n'est pas là, mais dans le vent;
il conçoit alors le vent comme un être animé. Plus tard, il
reculera encore la cause agissante, mais, ce qu'il placera
toujours comme à l'extrémité de cette perspective de plus
en plus lointaine, ce sera quelque volonté. A l'origine, il
semble que le temps n'existe pas encore pour lui: il n'en a
qu'un sentiment vague et il en confond presque toutes les
parties. Avenir, passé, présent, sont trois points de vue qui
s'entremêlent dans sa pensée et qu'il prend assez souvent
l'un pour l'autre. Même confusion des temps chez les peuples
primitifs: les événements, pour eux, se raccourcissent ou
s'allongent, se concentrent ou se répandent, passent de
l'avenir même au présent et du présent au passé, ou suivent
l'ordre inverse, comme si tout procédait de causes supérieures
à l'histoire et au temps. C'est que le temps est un ordre de
déterminations et de conditions; il exprime moins l'activité ou
la liberté idéale de la cause que les conditions réellement subies
par elle et les nécessités qui lui viennent du dehors. Le premier
élan de la volonté ne semble point connaître le temps:
l'expérience seule nous apprend à compter avec cette série de
moyens et d'intermédiaires qui sépare le vouloir initial de
l'effet final. Alors seulement se développe et s'organise l'idée
de succession. Comme le dit Kant, «la succession des effets
tient seulement à ce que la cause ne peut opérer en un
clin d'œil son effet tout entier[111].» La succession a donc
son origine non dans la vraie et positive puissance de la
cause, mais dans son impuissance ou dans les résistances
qu'elle rencontre; non dans ce qui la fait vraiment cause,
mais dans ce qui lui fait subir la limitation des autres causes,
dans ce qui la rend effet par rapport à elles: elle n'exprime
pas la liberté, mais la nécessité. En un mot, la succession
est certainement la loi des effets, mais elle n'est peut-être
pas la loi d'une cause digne de ce nom.
Il est vrai que, si les effets ont une loi, la cause, indirectement
et partiellement, devra subir cette loi, à moins qu'elle
ne la fasse elle-même. Encore ne pourra-t-elle la faire que
pour les choses qui lui seront absolument intérieures: dès
qu'elle agira sur des objets étrangers, elle devra subir la loi
qui préside à la génération des effets. La loi de succession et
193
son déterminisme résultent donc de ce que la cause exerce
son action au sein d'une multiplicité d'autres causes. Pour
agir dans cette sphère, la cause est soumise à un certain
ordre; car, là où se trouve la multiplicité se trouvent aussi
les éléments de l'ordre: la multiplicité a besoin de l'ordre,
et l'ordre à son tour suppose la multiplicité. La forme la
plus générale de cette multiplicité est le temps, et l'ordre qui
y est introduit consiste, nous l'avons dit, dans les rapports
mêmes du temps: succession, simultanéité, permanence. Nous
allons de nouveau les examiner et les interpréter au point de
vue de leur portée dynamique et métaphysique. Nous complèterons
ainsi la théorie de Kant.
Quel est notre procédé pour trouver les causes empiriques
d'un phénomène, c'est-à-dire les phénomènes antécédents?
C'est la succession, car nous faisons se suivre les choses
de diverses manières pour voir ce qui se produira. Mais
ce que nous cherchons au delà de la succession, c'est la
simultanéité; par une méthode d'abstraction et d'élimination,
nous dégageons le simultané du successif. Nous disons par
exemple: à la nuit succède le jour quand le soleil est présent,
donc le soleil et le jour sont réellement simultanés, donc c'est
le soleil qui doit contenir la condition ou les conditions principales
du jour. De même que les polygones inscrits dans le cercle
sont un moyen de découvrir l'aire du cercle, parce qu'ils permettent
d'éliminer progressivement toutes les valeurs qui ne
sont pas cette aire même, ainsi la succession est un moyen
d'arriver par élimination à la simultanéité, bien que l'une ne
soit pas l'autre, ou plutôt précisément parce que l'une n'est
pas l'autre. Si ensuite nous transportons dans la simultanéité
même une succession idéale, c'est par un élan de l'imagination
analogue à celui qui fait transporter dans le cercle les
côtés infiniment petits du polygone: à vrai dire, ces côtés n'y
subsistent pas, ou n'y subsistent qu'éminemment et sous une
tout autre forme. Ainsi la durée ne semble plus exister que
d'une manière éminente dans le rapport vraiment dynamique
de la cause avec l'effet. Toutes les successions physiques manifestent
et annoncent extérieurement l'action intime et métaphysique
des causes; mais cette action n'est peut-être pas
elle-même une succession dans le temps, quoiqu'elle doive
rendre possible le temps et en envelopper le premier germe.
La réciprocité dans la succession est le moyen pratique par
lequel nous arrivons à découvrir la simultanéité objective.
Quand je regarde la terre, puis la lune, et que, recommençant
dans un autre ordre, je me retrouve toujours en
194
présence des mêmes termes, je distingue fort bien le changement
produit par ma volonté et la nature constante des sensations
qui lui sont imposées. Il n'en serait pas de même si
je suivais un bateau descendant un fleuve: je ne pourrais intervertir
ses positions successives. La simultanéité de la terre et
de la lune est alors l'hypothèse la plus naturelle que je puisse faire
pour concilier les séries contraires de mes sensations; et je
sens très bien que ce qu'il y a eu de contraire vient de moi, que
ce sont les mouvements voulus par moi qui ont changé,
non pas les choses elles-mêmes. Supposer que la lune et la
terre s'anéantissent et renaissent au gré de ma volonté, ce
serait substituer l'hypothèse la plus compliquée à l'hypothèse
la plus simple, ce serait dépenser plus de travail pour arriver
au même résultat, ce serait violer la loi de la moindre dépense
ou de la moindre action. La ligne la plus droite que puisse
suivre la volonté, en demeurant le plus identique possible à
elle-même, c'est d'expliquer les changements produits dans
l'intuition sensible par les changements qu'elle-même a voulus,
et, au contraire, d'expliquer la partie constante ou pour ainsi
dire résistante par l'action constante de forces étrangères
sur elle-même. Quant à l'action de ces forces les unes sur
les autres, c'est une conception ultérieure à laquelle on arrive
très tard, quand on y arrive; car le déterminisme réciproque
et universel décrit par Kant n'a point été conçu, ce semble,
par tous les esprits; c'est une construction de la pensée qui
n'est inévitable que pour toute pensée réfléchie et assez consciente
de soi, et Kant a eu le tort d'y mettre trop d'à priori.
De même que la succession et surtout la réciprocité de succession
sont un moyen de découvrir la simultanéité, celle-ci,
à son tour, n'est qu'un moyen pour nous de rattacher les
choses au permanent. Mais, si nous remontons ainsi de la succession
à la simultanéité et de la simultanéité à la permanence,
c'est que le permanent nous semble plus voisin de
l'indépendant. Commencement, c'est dépendance et relation;
commencement et cause absolue sont donc en ce sens incompatibles,
et tout commencement, au point de vue dynamique,
nous paraît dépendre du permanent.
Ainsi la marche de l'esprit consiste à s'élever de plus en
plus au-dessus de la succession dans le temps par la réduction
du successif au simultané, du simultané au permanent, du
permanent à l'indépendant. Cette marche nous semble plus
voisine de la réalité vivante et concrète que la construction
trop abstraite de Kant, dont nous ne nions pas d'ailleurs la
valeur relative.
195
III.—Arrivé à ce point, il est naturel de se demander, avec
Kant lui-même, si le déterminisme dans le temps, mécaniste
ou dynamiste, ne serait pas un cadre où nous sommes obligés
de ranger les séries d'effets, un procédé intérieur de figuration
et de coordination analogue aux monogrammes des mathématiques,
en un mot, le principe de ce que Kant appelait le
schématisme de l'entendement, «art caché dans les profondeurs
de l'esprit et dont il est difficile de surprendre les
secrets[112].» La succession régulière et constante de choses
diverses dans le temps peut être seulement le schème ou
le procédé représentatif de ce que serait la vraie causalité
active; de même, la persistance dans le temps peut être la
représentation de ce que serait la vraie substance; de même
encore la simultanéité des phénomènes dans le temps, selon
une règle générale, peut représenter l'action réciproque des
causes. Toutes ces représentations et tous les schèmes en
général ne sont que des déterminations du temps d'après des
règles. Et ces règles, dit Kant, ont pour objet la série du temps,
qui répond à la quantité; la matière du temps, qui répond à
la qualité; l'ordre du temps, qui répond à la relation; enfin
l'ensemble du temps, qui répond aux modes de la possibilité,
de l'actualité et de la nécessité. Le temps, dans cette doctrine,
est l'intermédiaire à la fois sensible et intellectuel par lequel
devient possible l'application de la pensée aux phénomènes,
conséquemment la réduction de leur diversité à l'unité.
Ce qui est vrai indépendamment des spéculations sur les
schèmes, c'est que le déterminisme, en définitive, est un
196
symbolisme. La nécessité est une pensée déterminée, liée,
ayant une constitution qui s'impose à elle en même temps
qu'à son objet; c'est une pensée mélangée de passivité et dépendante,
mais il ne faut pas prendre les verres qui encadrent
et protègent une lumière pour la lumière même. Le temps
exprime la condition que rencontre une cause qui, obligée
d'agir sur l'extérieur, perd en partie son activité au moment
même où elle la manifeste. L'espace même semble n'être qu'un
mode du temps, le mode de la simultanéité ou de la
coexistence. Nous arrivons donc par ce nouvel ordre de
considérations à la même conclusion que tout à l'heure:—Le
symbolisme du temps et de l'espace ne saurait être toute la
vérité, et surtout toute la réalité. On est obligé, sans doute,
d'admettre la nécessité comme loi des effets ou des moyens,
c'est-à-dire d'admettre que les effets sont déterminés par la
cause, que les moyens sont déterminés par la fin, quand il y
a une fin; mais cette conception des effets et des moyens
comme conditionnés ou nécessités, chacun par rapport aux
autres et tous par rapport à la cause, ne porte pas sur la cause
métaphysique, qui demeure x. Aussi le vrai fatalisme n'est-il
pas celui qui soumet les effets empiriques à la nécessité, mais
celui qui, par une conception toute métaphysique, soumet à
la nécessité les causes elles-mêmes, ou plutôt la cause.
Les métaphysiciens peuvent donc poser au déterminisme
une limite au moins idéale. Ils s'appuient sur ce
principe même que toutes les réalités purement partielles
et visibles sont nécessaires d'une nécessité hypothétique:
telle chose devra suivre si telle autre chose s'est déjà
produite. Toutes ces choses se conditionnent les unes les
autres, et chacune n'existe qu'autant qu'une autre existe
déjà; supposé que cette autre n'existât point, elle n'existerait
pas non plus. Mais la réalité dernière et radicale, X,
s'il y en a une, est conçue comme différente de ces réalités
partielles: c'est elle qui doit en faire le lien et l'unité, c'est
elle qui doit les produire en se communiquant à toutes.
L'unification produite par la nécessité n'atteint, comme la
science, que les formes des choses; elle n'est donc, tout comme
la possibilité, qu'un rapport entre des termes déjà donnés, et ces
termes, nous pouvons les concevoir donnés par un terme supérieur
qui, en tant qu'indépendant, serait libre. En ce cas, le caractère
propre de la réalité fondamentale serait l'indépendance,
sans laquelle n'existeraient ni ces dépendances qu'on nomme
possibilités, ni ces dépendances qu'on nomme nécessités ou impossibilités.
197
D'une part, les possibilités et les nécessités dérivent
des réalités; d'autre part, on ne peut pas montrer à
priori de contradiction entre la réalité ultime et la liberté; l'activité
et le progrès ne semblent même possibles qu'au moyen
d'un principe supérieur tout ensemble à ce qui est actuellement
déterminé par autre chose ou à ce qui est actuellement indéterminé.
Si ce principe n'était adéquat qu'à ce qui est déterminé,
il s'y tiendrait à jamais, et tout serait immobile; s'il
s'épuisait tout entier dans l'indétermination, il serait encore
à jamais immobile dans cet abîme insaisissable.—C'est par
cette suite de raisonnements que le métaphysicien est amené
à élever, au-dessus de l'existence déterminée et de l'existence
indéterminée, un principe déterminant qui les relie et les
domine. Ce pouvoir n'est plus proprement nécessité, c'est-à-dire
purement déterminé; il n'est plus indifférence arbitraire,
c'est-à-dire purement indéterminé: il doit être conçu comme
quelque chose d'indépendant qui se détermine.
Ainsi se construit l'idée «problématique,» de liberté absolue.
La notion de liberté, ainsi conçue, ne peut rentrer dans
une définition trop étroite; car la vraie liberté idéale consiste
précisément dans une puissance hypothétiquement délivrée de
toute limite, et qu'on ne saurait conséquemment restreindre à
telle ou telle application particulière. La liberté, sous ses
divers aspects, est identique à l'indépendance, soit dans l'ordre
physique, soit dans l'ordre intellectuel, soit dans l'ordre moral.
On peut donc dire, d'une manière générale, que la liberté
serait le pouvoir de causer ses propres déterminations, avec
la conscience et la certitude de sa réelle indépendance par
rapport à toute cause étrangère. Ce n'est là du reste qu'une
explication, et non une définition logique.
En premier lieu, l'indépendance entraîne l'absolu. Jusque
dans le langage vulgaire, libre, indépendant et absolu (ab
solutus) sont synonymes. En effet, l'absolu, qui ne peut être
d'ailleurs conçu que d'une manière négative et détournée,
ne saurait être représenté comme nécessité: car, s'il était
nécessité par quelque chose d'autre que lui, il serait relatif
à un pouvoir supérieur; s'il était nécessité par lui-même, il
serait une cause ayant dans sa nature propre une relation
nécessaire avec son effet.
En second lieu, l'indépendance dans l'ordre de la causalité
semble entraîner encore l'infinité ou l'indépendance dans
l'ordre de la quantité, car les relations dans l'espace et dans
le temps seraient des dépendances.
En troisième lieu, une entière liberté ou indépendance
198
entraînerait sans doute l'absence de limites dans l'ordre de la
qualité, ou la perfection. L'idée de la liberté pure, ainsi développée,
n'est autre chose que la «catégorie de l'idéal et du divin.»
La complète indépendance ou la liberté, en tant que telle,
serait une chose réellement inexplicable et incompréhensible
pour nous; expliquer, c'est montrer comment une chose
dépend d'une autre qui en est la cause ou la raison, et on ne
peut montrer de quoi dépendrait une indépendance complète
par hypothèse. Ce n'est pas à dire pourtant que la liberté
soit pour nous de tout point inconcevable. On peut en
effet, en s'aidant de l'expérience, concevoir une chose de
deux manières, soit comme chose qui dépend d'une autre,
soit comme chose dont une autre dépend. Par abstraction,
nous pensons la suprême indépendance comme ce dont tout
le reste dépendrait. Sans doute cette pensée enveloppe encore
une relation, comme toute pensée humaine; mais ce n'est
pas la relation de l'indépendance aux autres choses, c'est
celle des autres choses à l'indépendance.
Ce qui réduit la liberté absolue au rôle d'idée problématique,
c'est qu'on peut toujours retourner contre la réalité
et la liberté de l'absolu sa manifestation. Si, en définitive,
tout est nécessaire dans les phénomènes, le principe quelconque
de la nécessité ne se manifeste que par cette nécessité
même: la réalité absolue est-elle donc astreinte à ne
poser que des relations, à ne s'incarner que dans la relativité?
Telle est la suprême antinomie entre la conception d'une
liberté absolue et l'expérience certaine du relatif. C'est ce
qui fait que la liberté absolue demeure pour nous une
pure idée, dont on peut montrer l'influence régulatrice sur
notre pensée et sur notre conduite, mais nullement la valeur
constitutive et objective.
On peut cependant essayer une solution, au moins approximative,
de cette grande antinomie entre la liberté et la
nécessité. Et ici s'ouvrent deux voies. L'une aboutit à la
conception théorique et à l'affirmation pratique d'une liberté
transcendante, qui existerait dans un monde intemporel dont
le monde temporel est la manifestation sous les formes du
déterminisme. C'est la voie que Kant a suivie. L'autre voie
aboutit à rapprocher le déterminisme et la liberté dans l'ordre
temporel, par la conception d'une certaine liberté immanente
au déterminisme même, sous la forme de l'idée, du désir et
de la volition morale. C'est la voie que nous essaierons de
suivre, après avoir montré d'abord ce qu'il y a d'insuffisant
dans la théorie de Kant.
199
CHAPITRE HUITIÈME
L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS LE MONDE INTEMPOREL
I. La liberté dans le monde intemporel, selon Kant.
II. Critique de la liberté intemporelle et transcendante admise par Kant et
Schopenhauer.
III. Conclusion. Nécessité d'une synthèse de la liberté et du déterminisme dans
l'ordre immanent.
I.—Le grand ennemi de la liberté, aux yeux de Kant, c'est
le temps: toute sa doctrine a pour but de nous en affranchir.
Dans l'ordre du temps, ce sont les antécédents des
actions qui les déterminent; or le nom même d'antécédent
indique une chose passée qui n'est plus «en notre pouvoir,» et
dont nous ne pouvons plus changer les effets[113]. Seul, en
quelque sorte, le phénomène antécédent l'aurait pu; mais il
est déjà passé à tout jamais. On pourrait rendre sensible
la pensée de Kant en disant que le présent est comme un testament
que le mort seul pourrait changer, mais qu'il ne peut
changer parce qu'il est mort.
A ce point de vue du temps et de son ordre régulier, si nous
pouvions pénétrer l'âme d'un homme, telle qu'elle se révèle
par des actes internes ou externes, connaître tous ses mobiles,
même les plus légers, et tenir compte en même temps de
toutes les influences extérieures, nous pourrions calculer la
conduite future de cet homme avec autant de certitude qu'une
éclipse de lune ou de soleil[114].
C'est que, empiriquement, toutes les actions et passions sont
liées selon les règles de l'expérience. Il en résulte une série
ou trame continue de phénomènes, qui est l'histoire ou la biographie
de l'individu. De cette série, éliminez la part des circonstances
et des objets extérieurs, ne laissez que les mobiles
et les motifs moraux: ce reste représentera le caractère propre
200
de l'individu, la part non plus des objets extérieurs, mais du
sujet même, ou «les principes subjectifs de son arbitre»[115].
C'est ce que Kant appelle le caractère empirique, qui seul
tombe sous l'observation.
Mais, une fois qu'on a expliqué les actions par le caractère
empirique préalablement donné, tout n'est pas expliqué encore.
Il reste à savoir ce qui donne ce caractère, ce qui le produit,
en un mot sa vraie cause. La vie d'un homme peut être
considérée comme un seul et même phénomène total, dont le
caractère empirique est la règle ou la loi. D'où vient donc cette
règle, cette loi qui imprime une unité de direction à tous les
phénomènes, et qui a pour conséquence un degré plus ou
moins grand de bonté ou de méchanceté, une plus ou moins
grande intensité dans l'inclination au bien?
Ce terme supérieur, cette vraie cause de notre caractère, ce
n'est point dans la série des phénomènes qu'il faut la chercher.
Le caractère empirique, comme tout ce qui se manifeste dans
le temps, n'est qu'une représentation de ce que la chose est
en soi. L'homme, tel qu'il apparaît aux autres et tel qu'il
s'apparaît dans le sens intime, n'est que «le phénomène de
lui-même»[116]. Sa réalité absolue, c'est son caractère intelligible,
qui n'est soumis à aucune condition de temps, et dans
lequel «ne naît ni ne passe aucune action»[117].
Comme cause intelligible, l'homme peut commencer spontanément
et de lui-même ses effets dans le monde sensible, sans
que l'action commence en lui. Aussi n'est-il pas soumis à la
loi de toutes les déterminations de temps, à la loi nécessaire
de tout ce qui change et se meut. Dans cette sphère, il est
conçu libre de toute influence sensible et de toute détermination
phénoménale[118].
Quand nous avons expliqué un mensonge par toutes les
conditions antécédentes, cette explication nous empêche-t-elle
de blâmer le menteur? Non, répond Kant. Nous
201
attribuons donc à la raison un pouvoir indépendant de la sensibilité
et transcendant, pouvoir dont elle aurait pu faire usage
et dont elle n'a point fait usage. Mais il ne faut pas entendre
par là que la raison aurait pu dans le temps, après toutes ses
actions antérieures et dans les mêmes circonstances, produire
exactement le phénomène contraire, par la décision particulière
d'une liberté d'indifférence. Si tel homme n'avait pas menti
à tel moment, il n'aurait pas fait telle chose auparavant, ni
telle autre chose; toute la série de ses actions phénoménales
et tout son caractère empirique auraient été changés; ce changement
dans la direction visible ou dans la règle de la conduite
empirique supposerait un autre caractère intelligible:
l'homme n'aurait donc pu ne pas mentir qu'en ayant un autre
caractère intelligible. Mais précisément, rien n'empêche de
croire, ajoute Kant, qu'il aurait pu avoir cet autre caractère;
car le caractère intelligible est indépendant de la série totale
des phénomènes, qu'il produit selon une règle et dans une
direction dont il est l'auteur. En d'autres termes, chaque
action, considérée par rapport aux antécédents chronologiques,
n'aurait jamais pu être autrement; mais, par rapport à son
antécédent métaphysique, à la puissance intelligible de l'être
raisonnable, elle aurait toujours pu être autrement, parce que
l'être raisonnable aurait toujours pu, comme chose en soi et
dans le monde intelligible, déterminer autrement la totalité
de la série empirique, en se donnant à lui-même un caractère
moral différent[119].
Notre vie entière ne fait que dérouler dans sa variété ce que
202
notre caractère intelligible enveloppe dans son unité. Tels nous
nous faisons dans l'ordre intemporel de la réalité absolue,
tels nous apparaissons dans le temps, image mobile de l'immobile
liberté. Tels nous nous faisons, avons-nous dit, et non
pas: tels nous nous sommes faits. On ne peut dire en effet que
nous soyons aujourd'hui les esclaves du caractère que nous
nous sommes donné dans le passé, car pour la liberté intelligible
il n'y a point de passé. La liberté est toujours actuelle,
sans être à proprement parler ni présente, ni passée, ni à
venir. Dire:—J'agis aujourd'hui et j'agirai demain en vertu
du caractère que je me suis donné dans le passé,—ce serait
transporter la fatalité du temps, avec son ordre successif,
dans la réalité intelligible. La liberté étant pour ainsi dire,
dans la pensée de Kant, omniprésente et simultanée à toutes
nos actions, il faut dire plutôt:—J'agis en vertu du caractère
que je me donne librement,—sans entendre par là un acte
de liberté qui descendrait présentement dans la série phénoménale.
De même encore, nous ne devons pas croire l'avenir
prédéterminé par le présent, sinon dans l'ordre chronologique;
à considérer l'ordre métaphysique, l'avenir sera dans
le temps ce que je le détermine à être du haut de ma volonté
intemporelle.
C'est dans cette indépendance de la volonté raisonnable par
rapport au temps que Kant voit le fondement et la justification
du repentir. Que signifie ce sentiment douloureux produit par
la condamnation de nous-mêmes? Au point de vue de la pure
expérience, il est «pratiquement vide, en ce sens qu'il ne
peut empêcher ce qui a été fait de l'avoir été.» Mais le
repentir, comme douleur, est parfaitement légitime; car la
raison, quand il s'agit de la loi intelligible, de la loi morale,
ne reconnaît aucune distinction de temps. «Elle ne demande
qu'une chose: le fait nous appartient-il comme action?
et, dans ce cas, que cette action soit depuis longtemps
passée, la raison y lie toujours moralement le même
sentiment.» Voilà l'explication de cette actualité perpétuelle
qui s'attache à nos actes, même les plus lointains; en vain le
cours du temps semble les avoir emportés et effacés: la volonté
raisonnable les retient à jamais sous son regard, elle les
juge comme ses œuvres impérissables, et si ce sont des œuvres
de lâcheté ou d'égoïsme, elle ne peut voir sans douleur le mal
enfanté par elle: qu'il soit passé, présent, à venir, qu'importe?
c'est le mal[120].
203
Le caractère intelligible semble donc être, dans la pensée de
Kant, une sorte d'élan libre vers le bien, élan d'une intensité
plus ou moins grande, que la volonté raisonnable s'imprimerait
à elle-même par un acte supérieur au temps. De là une
certaine force morale, une certaine énergie morale qui est
ma volonté telle qu'elle se fait, et qui par conséquent est moi-même.
Cette force, une en soi, est d'ailleurs soumise à la
nécessité de ne produire ses effets que dans la diversité du
temps; elle se réfracte alors dans ce milieu selon la variété
des forces concomitantes, se divise, se multiplie, s'étale en
une image qui est le spectre d'elle-même: c'est le caractère
empirique. La résultante finale de ce concours entre la cause
libre et les influences extérieures est la vie sensible en sa
totalité. Tel le rayon de lumière unique à son origine, en
traversant un milieu inégal, se colore de mille nuances et
s'épanouit en un cône, dont les parties sont multiples comme
celles du temps ou de l'espace. Une fois le rayon donné avec
le milieu, on pourra calculer le cône et toutes ses parties,
mais encore faut-il que ce rayon soit donné; dans l'ordre
intelligible, il se donne lui-même, il se fait lui-même plus ou
moins brillant et plus ou moins ardent.
Ici une question se présente. Une fois donné le caractère
empirique, ou le degré visible d'amour pour le bien et de courage
dans le bien, tout se déduit de cette force et des forces
physiques concomitantes; mais le caractère empirique pourrait-il
lui-même se déduire des forces physiques antécédentes,
ou résulte-t-il seulement de l'intervention imprévue et imprévisible
du moi libre, se manifestant à partir de la naissance
jusqu'à la mort? En d'autres termes, étant donné l'état physique
de l'univers à tel moment, pourrait-on en déduire tous
ses états ultérieurs, y compris les actions des volontés libres,
qui ne semblent pas encore exister dans le temps ou ne s'y
manifestent pas encore? Si la chose est impossible, l'unité
mécanique de l'univers est brisée: un commencement absolu
204
a lieu même dans la série empirique, l'ensemble des choses
phénoménales subit une addition qu'aucun calcul n'aurait
pu déduire de la somme antécédente. La difficulté première
reparaît alors, simplement reculée, non résolue.
Aussi Kant n'admet point ce commencement imprévu, produit
par l'intervention de la liberté à un moment précis du
temps et de l'histoire du monde. Mon caractère empirique est,
selon lui, une simple continuation de la série physique antécédente.—Mais
alors, comment peut-il être en même temps
l'œuvre de ma liberté? Supprimons celle-ci, l'ensemble des
causes antécédentes eût produit le même caractère empirique.
A quoi bon ce personnage toujours absent, sans lequel tout
se passe et s'explique?—Kant eût répondu sans doute: Vous
parlez comme si le temps était une réalité, et vous en appliquez
les lois à la liberté transcendante. La substance intelligible
du moi, où la liberté réside, ne commence pas à notre
naissance, ne tombe pas du ciel ou du néant à un point déterminé
de la durée. Toutes les substances existent au-dessus du
temps et, sous ce rapport, coexistent. Nous étions donc ou
sommes déjà présents, quoique non temporellement, à l'ensemble
des choses, avant notre apparition sous une forme
humaine. Dans la réalité intelligible, il y a un ordre intemporel
des choses en soi dont la succession chronologique est l'image,
il y a une coexistence des choses en soi dont la simultanéité
chronologique est l'image, il y a une action réciproque des
choses en soi dont l'harmonie chronologique est l'image. Le
monde intelligible de Kant rappelle celui de Platon; mais
les idées, ici, sont des êtres en soi, des causes, des raisons,
des libertés. L'ensemble de ces libertés, avec leur évolution
idéale, avec leur idéale coexistence, avec leur idéale réciprocité,
se projette dans le temps et dans l'espace; et la mutuelle
influence des libertés intelligibles se traduit par la détermination
réciproque de tous les phénomènes visibles, dans le
passé, dans le présent, dans l'avenir. C'est aussi quelque
chose d'analogue à l'harmonie préétablie de Leibnitz. Avant
mon apparition sous la forme humaine, tout conspirait à produire
le caractère empirique qui devait exactement correspondre
à mon caractère intelligible: c'est que nous tous, les
volontés libres, qui semblons être les effets, nous sommes
réellement les causes, et l'ordre du temps ne fait que se conformer
à l'ordre intemporel du monde intelligible, qui lui
est supérieur. La complète connaissance d'un état mécanique
et psychique de l'univers permettrait donc de calculer
tous les autres, parce que l'ensemble des phénomènes résulte
205
non pas d'une partie des causes intelligibles, mais de toutes
ces causes, y compris moi-même, sans considération de
temps. Par une conception analogue, Leibnitz voyait en
chaque chose la représentation ou le miroir de l'univers, et
il attribuait à l'intelligence divine la solution éternelle de ce
problème: «Étant donné l'état présent d'un être, calculer le
passé, le présent et l'avenir de tous les autres.» En un mot,
il n'y a prédétermination que dans la série des antécédents
chronologiques. Dans leur rapport avec leurs causes, les
effets ne sont plus prédéterminés, mot emprunté à la langue
du temps; ils sont déterminés par leurs causes déterminantes,
dont je fais partie.
Ainsi, nous nous sommes tous entendus ou plutôt nous
nous entendons tous entre nous, au-dessus du temps et derrière
la scène, pour produire l'univers que le temps déroule sur
la scène. Mais, si les rapports que j'ai avec l'ensemble de l'univers
ne détruisent point ma liberté selon Kant, mes rapports
avec Dieu ne la détruiront-ils pas?—Ils la détruiraient en effet,
répond Kant, si on admettait le temps et l'espace comme des
conditions de la réalité en soi; non, si on y voit seulement des
conditions subjectives de notre sensibilité propre. Le temps et
l'espace sont-ils, comme le veut le vulgaire, des conditions à
priori de la réalité même et de la chose en soi; Dieu alors ne
peut plus créer de réalités que sous ces conditions, et par
conséquent il les subit dans son acte créateur; que devient
son indépendance? Il faut alors être logique comme Spinoza,
qui fait du temps et de l'espace des attributs de Dieu même.
Mais le Dieu de Spinoza ne crée pas des êtres en soi, mais seulement
des êtres en lui, c'est-à-dire des manières d'être; il ne
crée pas des noumènes, mais seulement des phénomènes. A
vrai dire, il ne crée rien, il ne fait que se déployer dans la
série de ses modes selon l'invincible fatalité de sa nature
géométrique, et il produit directement, immédiatement le
mécanisme des phénomènes, sans laisser aucune place à la liberté
d'êtres qui ne seraient ni lui ni ces phénomènes. Pour
sauver la liberté il faut, selon Kant, dire que Dieu ne produit
pas les phénomènes, mais crée les êtres en soi, c'est-à-dire
les causes dont ces phénomènes sont les effets et les
actions; et il crée des causes libres. Mais pour cela, il faut
que Dieu leur donne une existence supérieure au temps; car,
s'il était obligé, pour créer des êtres, de les créer inférieurs au
temps, il ne pourrait plus par cela même créer qu'une série de
phénomènes fatals. L'ordre des réalités intemporelles, au contraire,
pourra être un ordre de libertés; et alors seulement
206
Dieu aura produit un monde vraiment digne de ce nom, un
monde de réalités et non d'apparences, de vie véritable et non
de fantasmagorie. Pour la même raison, les difficultés relatives
à la prescience divine semblent à Kant levées en partie:
car le rapport de l'être éternel avec des êtres intemporels ne
peut plus s'appeler ni prescience ni prédétermination, mots
encore empruntés à la langue du temps. C'est un rapport mystérieux,
dont on peut dire au moins, selon Kant, qu'il ne
détruit pas la liberté, quand même on n'en pourrait dire autre
chose[121].
Pour toutes ces raisons, Kant soustrait au temps la liberté:
que l'aveugle Saturne dévore ses enfants et se nourrisse de la
matière brute, la libre intelligence n'a rien à craindre, car le
temps, loin d'être le père de l'intelligence, n'en est que le
produit, ou plutôt l'ombre et le fantôme.
Par là Kant ne prétend pas expliquer la liberté, ou dire
comment elle est possible; car nous ne pouvons déterminer
à priori, «par de simples concepts, la possibilité d'aucun
principe réel et d'aucune causalité.» Il ne veut pas non plus
prouver la réalité de la liberté; car «nous ne pouvons jamais
conclure de l'expérience à quelque chose qui ne doit pas
être conçu suivant les lois de l'expérience.» La liberté
transcendante et intelligible n'est pas impossible ni contradictoire,
elle n'implique pas, et elle pourrait subsister avec le
mécanisme de la nature: voilà, selon Kant, tout ce que la
théorie permet de conclure.
Si nous affirmons la liberté comme réelle, ce ne peut être,
selon Kant, que pour des raisons pratiques. En acceptant le
fait du devoir (factum), nous acceptons sa condition, la
liberté. Ainsi, c'est le devoir qui nous ouvre les portes du
monde intelligible: si nous y entrons, c'est seulement par
un acte de volonté morale.
II.—Telle est, autant que nous avons pu la repenser, la
pensée de Kant. Elle a trop de grandeur et même de beauté
pour ne pas avoir sa part de vérité. Pourtant on ne peut
207
s'empêcher de croire que Kant, tout en se défendant de montrer
la possibilité de la liberté, a fait une construction métaphysique
qui n'est pas sans analogie avec les subtiles spéculations
des théologiens du moyen âge.
La première objection qu'on peut faire, c'est qu'on ne sait
pas, en définitive, ce qu'est dans ce système la liberté.
Kant désigne par ce mot deux choses distinctes et, quel que
soit le sens qu'on préfère, la difficulté du problème subsiste.
Tantôt la liberté désigne la causalité de la chose en soi, du
noumène, c'est-à-dire le pouvoir, indépendant du mécanisme
physique, par lequel la chose en soi produit ses manifestations.
Elle est alors la puissance d'agir tantôt bien, tantôt
mal; elle est l'existence transcendante du sujet, le fond absolu et
substantiel du moi, soit qu'il se soumette au devoir, soit qu'il
préfère les biens sensibles. En ce sens, la liberté est faillible
et, en fait, a péché; aussi Kant dit-il que l'origine du péché
radical est dans le noumène, dans la cause en soi[122]. Tel
est le sens ordinaire de la liberté dans la Critique de la
raison pure.
Dans la Critique de la raison pratique, au contraire, et
surtout dans la Métaphysique des mœurs, la liberté désigne
non plus l'activité transcendante du sujet, qui peut être
morale ou non, mais la moralité effective ou tout au moins
la moralité idéale. La liberté est en effet, «au sens positif,»
la détermination de l'activité par la loi du devoir.
Elle n'est donc plus seulement la détermination de l'action
par «l'homme en soi» sous la loi du devoir, tantôt en conformité,
tantôt en opposition avec cette loi. Elle est en somme
la raison même, la raison pure pratique: «Liberté et
loi pratique absolue sont des concepts corrélatifs; je ne
cherche pas ici si ce sont des choses réellement distinctes,
ou si plutôt une loi absolue n'est pas entièrement identique
à la conscience d'une raison pure pratique et celle-ci
au concept positif de la liberté[123].» Même théorie dans la
208
Doctrine du droit, avec cette conséquence que la liberté
exclut la possibilité de violer la loi morale, parce que «cette
possibilité est une impuissance[124].»
Ainsi la causalité de la raison pure ne peut être rationnellement
déterminée que par un principe d'action indépendant
de toute condition sensible. Et cependant, elle a été en fait
déterminée par un principe d'action dépendant du monde
sensible, puisqu'elle a péché et pèche encore. La liberté est
donc, pour Kant, tantôt ce qui permet au «moi-noumène»
de bien faire en lui permettant aussi de mal faire, tantôt
l'immédiate et certaine actualité de la loi morale. Kant n'a
point concilié ces deux notions antinomiques, qui aboutissent,
l'une à la possibilité de pécher, l'autre à l'impossibilité
de pécher.
L'antinomie va reparaître et développer ses conséquences
dans les deux théories kantiennes de l'obligation et de la responsabilité.
L'obligation tient, selon Kant, à ce que la liberté intemporelle
est cependant astreinte à la condition d'agir dans le temps
et d'y agir selon une loi universelle.—Mais d'abord, demanderons-nous,
comment la liberté peut-elle être nécessitée à agir
dans le monde du temps? Puis, comment peut-elle être obligée
dans ce monde? En tant que vraiment libres au sein du noumène,
nous ne pouvons avoir d'obligation relativement à la totalité
des phénomènes, car il n'y a rien qui puisse obliger une
liberté absolue, et d'ailleurs il n'existe aucune raison pour
qu'une liberté absolue fasse le mal. Nous ne pouvons donc être
obligés que par rapport à l'ensemble de nos phénomènes,
de notre caractère empirique. Mais précisément ce qui spécifie
notre caractère, ce qui détermine l'ensemble particulier de
nos phénomènes, c'est le tout, c'est une nécessité universelle,
et nous ne pouvons être obligés par rapport à cette nécessité:
nous ne pouvons être que prédestinés par la puissance d'où sort
le tout. Donc, notre liberté individuelle dans le monde intelligible
est prédestination et nécessité. Nous ne pourrions être
libres que d'une liberté universelle; nous ne pourrions être
obligés que par rapport à l'univers, que comme créateurs
de l'univers, que comme Dieu; par malheur, Kant nous dit
que l'obligation n'a plus de sens pour Dieu, pas plus que le
péché. On ne voit donc nulle part sur quelle liberté fonder
une obligation quelconque ni par rapport à quoi la fonder.
209
La responsabilité n'est pas plus intelligible que l'obligation si
on accepte l'idée de la liberté nouménale. Le péché de notre moi-noumène,
en effet, ne peut être produit par les conditions seules
de son existence phénoménale, qui ne dépendent pas de lui;
ce péché doit donc être produit encore par un mauvais vouloir
transcendant, non explicable par les conditions de l'existence
phénoménale. Mais ce mauvais vouloir est, en somme,
absolument inexplicable pour nous, pour nous qui sommes
cependant les auteurs responsables de ce péché. Dès lors,
cet acte de liberté morale n'est toujours qu'un acte de liberté
d'indifférence transporté au sein de l'absolu: c'est un hasard
nouménal, qui pourrait bien recouvrir un destin nouménal.
En d'autres termes, pourquoi le moi-noumène n'est-il pas
immédiatement saint et éternellement pur? Comment la «raison»
peut-elle, par exemple, ainsi que le soutient Kant, se
résoudre à un «mensonge?» Comment peut-elle montrer de la
«négligence»? Comment, avec sa portée universelle, peut-elle
produire des actions sans maximes universalisables? Comment,
en un mot, la raison peut-elle ne pas être absolument
raisonnable, puisqu'elle n'a pas de raisons, mais des déraisons
pour vouloir être autre chose?—Il faut évidemment
supposer ici, comme condition du péché et du devoir dont il
est la violation, un noumène imparfait, car Kant nous a
formellement dit qu'il n'y a pas de devoir pour Dieu; mais
en quoi peut consister l'imperfection d'un noumène et la différence
du créé avec le créateur? En ce que le noumène,—même
intemporel, même créé par Dieu «en dehors du
temps» et comme «être en soi»,—est cependant soumis
à de certaines conditions, sinon de temps et d'espace, du
moins de multiplicité, d'action réciproque, de causalité transitive
et de passivité. Donc, il n'est tel noumène qu'à condition
d'être déjà engagé dans le phénomène; il n'est telle liberté,
tel moi libre, qu'à la condition d'être enveloppé de nécessités.
Kant lui-même vient de nous dire que Dieu ne crée pas les
êtres dans le temps, sans quoi, d'une part, son acte subirait la
condition du temps, et d'autre part, les êtres eux-mêmes ne
seraient plus des êtres en soi, mais des phénomènes; or, on
peut appliquer son propre argument aux autres conditions de
multiplicité, d'action réciproque et de passivité qu'il admet. Si
c'est Dieu qui subit ces conditions, Dieu n'est plus libre et
vraiment créateur; si ce sont ses créatures, elles ne sont plus
libres ni vraiment des êtres en soi. On ne peut donc pas leur
imputer la faute si elles tombent dans le phénomène et dans le
mal. C'est la volonté absolue et universelle, et non le moi individuel
210
qui a commis la faute de déchoir, au lieu de rester dans
son insondable abîme: elle est seule responsable de cette
faute. Toutes les difficultés reparaissent ainsi avec les deux
sens de la liberté entre lesquels nous avons vu flotter la pensée
de Kant: 1o causalité du noumène, pouvant être morale ou
immorale; 2o moralité. Ou ces deux sens sont au fond identiques,—ce
qui supprime le péché du noumène,—ou ils
sont différents, ce qui supprime la liberté et la responsabilité
du noumène. Entre le noumène pur et le phénomène, entre
l'éternel et le temporel, nous voyons toujours un hiatus
infranchissable. L'intemporel doit être tellement libre que le
phénomène y disparaisse, et le phénomène est toujours tellement
nécessité que le noumène y disparaît.
Admettons cependant le péché radical et la responsabilité
du moi-noumène, une nouvelle difficulté se présente: comment
l'homme réel peut-il connaître ce péché accompli
dans un monde inconnaissable? On répondra peut-être:—«Parce
que l'homme réel, par sa raison pure, a conscience
de la loi morale, sous laquelle le noumène doit produire tel
phénomène[125];» en d'autres termes, nous trouvons que les
phénomènes ne répondent pas en nous à la loi idéale par nous
conçue.—Soit, mais comment savons-nous que c'est notre
faute à nous, le résultat de notre causalité nouménale, qui
précisément est pour nous inconnaissable? D'une part, dans
le monde phénoménal, notre action est expliquée par la totalité
des phénomènes, par l'univers; d'autre part la causalité
nouménale, qui a produit notre action, nous échappe; comment
donc, encore une fois, connaître un péché accompli
dans un monde inconnaissable par une cause inconnue que
rien ne prouve être nous, plutôt que la cause universelle?—Nous
ne pouvons vraiment savoir s'il existe des êtres responsables
et si nous sommes du nombre. Nous savons qu'il y a
des êtres sans raison et des êtres doués de raison, voilà tout.
Chez ces derniers, la raison élèvera sans doute son idéal
au-dessus du fait, elle souffrira de se voir méconnue, elle
jugera et condamnera le mal, et cela sans se préoccuper de
savoir si ce mal est présent, passé ou à venir; mais elle ne
s'attribuera pas à elle-même, dans la conscience, la cause
du désaccord entre l'idéal et la réalité. Je ne me connais pas
comme moi en soi, comme cause en soi; je ne connais donc
pas ma responsabilité, et, si je l'accepte pratiquement en
acceptant pour moi la loi du devoir, cette acceptation, en tant
211
que personnelle, est tout hypothétique. Le moi que je connais
est déterminé, le moi que je ne connais pas est seul libre;
dès lors, plus de marque pour distinguer, dans la série de
mes actions, ce qui est l'œuvre de ma liberté, de mon moi
transcendantal, et ce qui provient des causes étrangères. Comment,
en effet, discerner le mal que j'ai fait avec une «intention»
libre, de celui que j'ai fait sans intention? La véritable
intention doit «appartenir au caractère intelligible» et ce
caractère intelligible «ne peut être connu de nous...»—«La
moralité propre des actions (le mérite et le démérite), celle
même de notre propre conduite, nous est donc profondément
cachée,» avoue Kant. «Nos imputations ne peuvent
se rapporter qu'au caractère empirique.»—Mais précisément
le caractère empirique n'est pas responsable; nos imputations
tombent donc à faux.—«Personne ne peut faire la
juste part de la liberté, celle de la simple nature, celle du
tempérament involontairement mauvais ou bon (merito fortunæ),
ni par conséquent juger avec une parfaite justice[126].»—Nous
ne devons point sans doute prétendre faire la juste
part; mais comment, dans une série tout entière déterminée,
faire pratiquement une part quelconque à la liberté et distinguer
les actes de responsabilité morale d'avec les actes sans
responsabilité morale? Quand nous nous croyons bons ou
méchants, quand nous nous croyons responsables, en fait nous
n'en savons rien. Nous ne devrions donc éprouver qu'un
remords platonique et général, non personnel, sans rien juger
de notre responsabilité propre, car nous ne voyons pas plus
clair dans notre conscience individuelle que dans celle d'autrui.
Le problème de la responsabilité personnelle aboutit, comme
on le voit, à la question de savoir si nous avons ou non conscience
de notre liberté, et c'est en agissant que nous aurions
besoin de sentir notre pouvoir libre et responsable; mais
l'examen de notre conscience est impuissant à nous révéler
ce pouvoir, car, selon Kant lui-même, la conscience ne saisit
que des phénomènes, tout comme les sens. «L'homme, dit-il,
d'après la connaissance qu'il a de lui-même par le sentiment
intérieur, ne peut se flatter de se connaître tel qu'il est en
soi; car, comme il ne se produit pas lui-même, et que le
concept qu'il a de lui-même n'est pas à priori, mais qu'il le
reçoit de l'expérience ou du sens intime, il est clair qu'il ne
connaît sa nature que comme phénomène, c'est-à-dire par la
212
manière dont sa conscience est affectée[127].» Voilà précisément
le point capital; si je suis libre, je dois connaître à
priori ce que je produis moi-même. Qu'est-ce qu'une liberté
qui ne sait pas ce qu'elle fait et qui est obligée d'attendre
que l'expérience le lui apprenne comme du dehors? Selon
Kant, je me détermine d'une manière absolue dans le noumène;
ma vie phénoménale ne sera que le visible reflet de cette détermination
dans les eaux mobiles du temps; et néanmoins je
suis obligé, comme Narcisse, de me pencher sur ce miroir,
pour savoir si ma détermination est belle ou laide! Est-ce
donc bien là mon moi, et cet acte aveugle est-il un acte libre?
«Au-dessus, continue Kant, de cette collection de purs phénomènes
que l'homme trouve en son propre sujet, il doit
nécessairement admettre quelque autre chose qui leur sert
de fondement, c'est-à-dire son moi, quelle que puisse être
sa nature intime.»—Pourquoi dois-je admettre cette autre
chose qui est moi, et qui ne devrait pas paraître autre ou
étrangère à ma conscience? C'est là un moi de raison, un moi
inconnu et transcendant, qui est bien loin de la vraie liberté.
Dans les lignes qui suivent, il est vrai, Kant semble nous
rendre une certaine conscience de notre activité propre:
«Toutes les représentations, dit-il, que nous recevons passivement
(comme celles des sens) ne nous font connaître les
objets que comme ils nous affectent, ce qui ne nous apprend
pas du tout ce qu'ils peuvent être en soi; par conséquent,
par cette espèce de représentations, quelque attention que
leur donne et quelque clarté qu'y ajoute l'entendement, nous
ne pouvons arriver qu'à la connaissance des phénomènes,
jamais à celle des choses en soi. Dès qu'on fait cette distinction
(et il suffit pour cela de remarquer la différence des représentations
qui nous viennent du dehors, où nous sommes
passifs, et de celles que nous produisons de nous-mêmes, où
nous montrons notre activité), il s'ensuit nécessairement
qu'on doit admettre derrière les phénomènes quelque chose
encore qui n'est pas phénomène, c'est-à-dire les choses en
soi; quoiqu'il faille bien avouer que nous ne pouvons les
connaître que par la manière dont elles nous affectent, et
non pas comme elles sont[128].» Toute cette doctrine est fort
obscure; si nous avons conscience, d'une manière quelconque,
de représentations que nous produisons nous-mêmes par notre
activité, nous les connaissons dans leur cause, à priori; nous
213
pouvons donc les connaître telles qu'elles sont en elles-mêmes,
et nous pouvons ainsi avoir une conscience de notre liberté
par le dedans, non par le dehors, une conscience active et non
passive de notre activité. Seulement, cette activité n'est plus, chez
Kant, que celle de la raison. Nous voilà donc revenus à la liberté
purement rationnelle, conséquemment impeccable. Quant à la
conscience que j'ai de moi-même comme être individuel agissant
dans le temps, loin de me révéler ma liberté, elle n'est
possible elle-même, selon Kant, que sous la condition de la
nécessité empirique. C'est donc bien à la raison universelle, et à
elle seule, que Kant accorde la spontanéité absolue. Dès lors,
on cherche vainement dans sa doctrine la part du moi et de la
conscience véritable, non de celle qui se verrait passivement
affectée, mais de celle qui, en agissant, se verrait agir. Nous
demeurons toujours en présence de deux mondes, l'un intelligible
et intemporel, celui de la raison, l'autre sensible et
temporel, celui des phénomènes; mais nous n'avons aucun
moyen terme entre la liberté universelle du premier et la
nécessité universelle du second: les deux sont également
impersonnelles.
Toutes les considérations précédentes peuvent se résumer
en une objection fondamentale. Kant, pour sauver la liberté,
a cru qu'il suffisait de l'élever au-dessus du temps, et il nous
en a donné ce motif un peu trop élémentaire que, le passé n'étant
point en notre pouvoir et le présent dépendant du passé, rien
de ce qui est dans le temps ne se trouve en notre pouvoir.—Mais,
comme nous croyons l'avoir montré, le temps n'est
pas l'unique ennemi de la liberté: là où subsistent la pluralité
des individus, leur causalité réciproque, la relation d'agent et
de patient, le déterminisme mutuel demeure[129]. Dans le
214
monde intemporel subsiste tout l'ordre temporel, toutes les
choses relatives et nécessaires, mais réduites pour nous à
l'état d'ombres métaphysiques. L'ombre de notre moi, placée
par une loi inexplicable devant l'ombre des fruits défendus,
commet avec une ombre de responsabilité un péché inexplicable;
et il en résulte qu'elle éprouve dans la vie temporelle
des souffrances qui, elles, ne sont pas des ombres de souffrance.
La métaphysique transcendante se borne à projeter
le monde immanent dans une sorte de vide élyséen: elle
concentre le temps dans l'éternité, mais elle ne change rien
aux relations véritables des choses, ni à leurs lois nécessaires.
L'antinomie que nous avons signalée entre les deux conceptions
de la liberté s'y retrouve à son maximum: si la liberté
y est raison et moralité, elle est toujours nécessité; si elle est
libre arbitre, elle est toujours hasard. Ces deux sens du mot
restent d'ailleurs également insoutenables et inconciliables;
ni péché ni impossibilité de pécher ne se comprennent. La
liberté personnelle vient donc finalement, dans le monde prétendu
intelligible, se confondre avec la nécessité universelle
d'où dérive le torrent des choses.
Veut-on voir comme en une image agrandie les défauts et
le caractère trop mythique de la liberté extemporelle, c'est
dans Schopenhauer qu'il faut la considérer.
«Les opérations dérivent de la nature même de l'être:
operari sequitur esse,» disaient les scolastiques; Schopenhauer
le répète après eux.—«La conduite d'un homme,
son operari, est déterminée extérieurement par les motifs,
intérieurement par son caractère, et cela d'une façon nécessaire;
chacun de ses actes est donc un événement nécessaire;
mais c'est dans son être, dans son esse, que se retrouve
la liberté. Il pourrait être autre; et tout ce en quoi il est
215
coupable ou méritant, c'est d'être ce qu'il est... Dans la réalité
des choses, chaque homme le sait bien, l'acte contraire à celui
qu'il a fait était possible, et il aurait eu lieu, si seulement lui,
il avait été autre qu'il n'est[130].» Ainsi nous sommes libres
dans l'éternité d'être ou de ne pas être, de choisir un caractère
bon ou un caractère méchant, courageux ou lâche. Mais, d'autre
part, nous ne pouvons connaître a priori le caractère choisi
par nous. «Nous n'apprenons, dit Schopenhauer, à nous connaître
nous-mêmes et les autres, que par expérience; nous
n'avons pas de notre caractère une notion a priori.» Pourtant,
demanderons-nous de nouveau, pour qu'un choix soit
vraiment libre, ne faut-il pas qu'on ait conscience a priori et
du pouvoir de choisir et des raisons de choisir? Si je prends sans
le savoir une mauvaise nature au lieu d'une bonne, mon erreur
est involontaire, non libre. C'est une sorte de colin-maillard
transporté dans la vie intemporelle, où chacun poursuit un caractère
et une destinée qu'il saisit sans les voir, comme dans
le mythe de Platon. Aussi, en dernière analyse, la responsabilité
et la liberté finissent, selon Schopenhauer, par ne
porter ni sur l'«operari» ni sur l'«esse», mais sur une
troisième chose, le «fieri», c'est-à-dire sur le devenir, sur
le fait d'avoir préféré l'existence et son devenir à la non-existence
et à son immobilité.—Si tu es, tu seras bête brute,
et si tu es bête brute, tu agiras en bête brute, mais tu peux ne
pas devenir, ne point passer de l'être intelligible à l'existence
sensible.—Cette nouvelle distinction de l'esse et du fieri ne
nous avance pas plus que celle de l'esse et de l'operari; car,
l'être ne révélant sa nature que par ses opérations, en voulant
éternellement devenir tel être, je ne sais pas ce que je veux
devenir, homme, ange ou bête; le fieri ne m'est donc pas plus
imputable que le reste. J'en suis toujours réduit par delà le
temps à tirer un billet de loterie dans une urne où je ne vois
rien, à moins qu'on ne dise que la faute primitive est de
vouloir tirer un lot quelconque, de vouloir devenir n'importe
quel être, au lieu de rester dans le non-être. Mais
cette incompréhensible et aveugle détermination à devenir,
sans savoir ce qu'on devient ou deviendra, ne fonde pas
une responsabilité plus réelle que toutes les autres. La doctrine
de Schopenhauer place notre responsabilité là où personne
ne l'a jamais placée, dans le fait de l'existence. On
pourrait, du reste, poser à Schopenhauer une question préalable:—Comment
sait-il ce qu'il nous apprend? Ce ne peut
216
être ni a posteriori, puisque sa liberté est antérieure à
l'expérience, ni a priori, puisqu'elle est inconsciente et qu'elle
ne devient «intelligente» que quand elle a un «cerveau.»
Une autre objection consiste à demander comment nous
pouvons nous donner un caractère individuel en dehors du
temps et de l'espace, alors que, selon Schopenhauer, la distinction
des individus, l'individuation, n'est fondée que sur le
temps et l'espace. Schopenhauer distingue vainement ici
l'individualité, qui aurait sa racine dans le monde intelligible,
et l'individuation, ou projection de l'individualité dans la
lanterne magique du monde sensible. Si le «caractère»
appartient vraiment au monde intelligible, c'est-à-dire au
monde de l'éternité et de l'unité, comment peut-il être réellement
individuel, et d'où peut provenir cette éternelle distinction
des individus? Si elle vient de Dieu, je ne suis plus
libre; si elle vient de moi, c'est moi qui suis mon créateur;
bien plus, un monisme conséquent (par exemple celui de
Hartmann) ne peut plus distinguer de moi ni de non-moi
dans le domaine de l'éternelle unité: je suis donc le créateur
de tous les autres êtres, sans m'en douter.
Par cela même que le monisme doit supprimer l'individualité
dans la sphère de la liberté absolue ou de la «volonté absolue,»
il est obligé de supprimer aussi tout l'intellectuel, comme
trompeur et illusoire. Dès lors, par une élimination progressive,
Schopenhauer aboutit à placer le fond prétendu libre
et moral de l'homme dans une absolue indétermination, à
laquelle tendait déjà le noumène de Kant. En premier lieu,
la volonté et le moral de l'homme ne peut être pour
Schopenhauer la détermination éclairée par des motifs, car
ces motifs sont intellectuels, donc plus ou moins matériels
et «cérébraux.» La volonté absolue ne peut être non plus
simplement le désir, la tendance à vivre, à jouir, la détermination
à une fin: le désir n'est point l'absolu, car il enveloppe
une évidente relativité. S'il nous paraît plus voisin du fond
des choses, c'est simplement parce qu'il est chronologiquement
antérieur à l'intelligence développée, parce qu'il est
plus général parmi les êtres que l'intelligence même, à laquelle
il sert comme de matière; mais suffit-il qu'une chose soit la
matière d'une autre et son antécédent pour avoir le droit d'être
érigée en absolu? De plus, le désir lui-même, par la fin qu'il
suppose, enveloppe encore plus ou moins implicitement de la
pensée, car comment désirer s'il n'y a pas un objet désiré et
une conscience plus ou moins obscure de cet objet? Enfin la
volonté radicale n'est pas non plus ce que les physiciens
217
appellent la force, et c'est au contraire la force, nous dit
Schopenhauer, qui doit se ramener à la volonté. Et en effet,
au point de vue scientifique, la force n'est qu'un symbole
abstrait du mouvement; au point de vue psychologique et
métaphysique, elle n'est qu'une forme de nos sensations de
pression et de tact, c'est-à-dire la chose la plus relative du
monde. Mais que reste-t-il alors dans la volonté après cette
élimination successive des motifs, des désirs, des fins conçues
ou senties, des forces déployées, etc.? Il ne reste qu'une idée
vague et générale d'activité. Peut-on même dire que cette
idée reste? Toute activité à nous connue est déterminée, saisissable
à la conscience et par cela même à l'intelligence, d'autant
plus active et forte qu'elle se connaît mieux et qu'elle est
plus pénétrée de lumière. La prétendue liberté de Schopenhauer
est la nuit absolue. Aussi Schopenhauer conclut son
traité par le mot de Malebranche: «La liberté est un
mystère;» si bien que l'action libre, au lieu d'être faite
«en connaissance de cause», est ce qu'il y a de plus mystérieux,
de plus inconnu et de plus inconnaissable. La liberté
ainsi entendue, Schopenhauer lui donne lui-même son nom
véritable: X. Et telle est en effet la seule liberté qu'on puisse
concevoir, ou plutôt cesser de concevoir, quand on veut la
mettre toute hors du temps et la réduire à un noumène.
III.—En somme, une hypothèse ne se justifie qu'en tant
qu'elle explique des faits. L'hypothèse d'un dieu et d'une providence,
par exemple, ne se justifie qu'en tant qu'elle prétend
expliquer l'existence du monde et sa conservation. Si elle ne
l'explique pas, elle est inutile; il en est ainsi de toute autre
hypothèse. Une hypothèse ne doit pas être en quelque
sorte une superposition à la réalité, mais une explication
de cette réalité. Or, l'hypothèse de la liberté intemporelle et
individuelle tout ensemble est la traduction de la difficulté
même en termes nouveaux et incompréhensibles. Nous n'avons
donc pas le droit de dire immédiatement: «La liberté est un
mystère;» il faut dire: «Il y a au fond des choses un
mystère, et nous ne savons pas s'il faut l'appeler liberté plutôt
que de tout autre nom.» Le mystère porte sur ce fond
innommable de la réalité; quant à la liberté, elle est pour nous
un idéal, et nous ne savons pas si elle fait le fond de la réalité
même. Le vrai problème est donc de chercher, à un point de
vue immanent, comment nous pouvons nous rapprocher de cet
idéal, comment le progrès est possible dans la sphère du
temps, et possible par cette idée même de liberté.
218
Dans cette recherche, l'accord peut exister entre les diverses
doctrines, et sur le point de départ et sur le but à atteindre.
Les déterministes eux-mêmes, nous l'avons vu, doivent se
ranger parmi les partisans, sinon de la liberté déjà réalisée,
du moins de l'indépendance idéale sous toutes ses formes,
de la liberté idéale en tant qu'elle est réalisable; comme
Pythagore, qui ne se croyait pas sage, mais ami de la sagesse,
ils ne se croiront pas libres, mais du moins amis de la liberté.
La vraie liberté étant pour tous le but à atteindre, les déterministes
pourront lui appliquer ce qu'on a dit de l'Éden: elle
est devant nous, et non pas derrière nous; nous n'en venons
pas, mais nous y allons, et peut être nous est-il permis de
nous en rapprocher sans cesse.
C'est là, dans le déterminisme, le commencement d'une
évolution dont nous avons déjà mesuré l'importance et les
limites dans la pratique. Le moment est venu de la poursuivre
dans l'ordre théorique et d'en déterminer aussi la
limite à ce point de vue. Nous ne pouvons nous arrêter à
moitié chemin dans une voie où le déterminisme lui-même
commence à entrer de nos jours, et où la nécessité semble se
diriger dans le sens de la liberté idéale. Nous avons reconnu
que, quand nous croyons l'idéal de la liberté déjà réalisé en nous
partiellement et réalisable progressivement, cette croyance
nous confère sur nous-mêmes un pouvoir pratique, une
liberté d'action apparente que les déterministes eux-mêmes
peuvent admettre. Mais, de cette nouvelle position où nous
avons amené le déterminisme, l'homme aspire encore à quelque
chose de plus élevé; partis de la liberté apparente, ne
pourrions-nous nous rapprocher de la liberté réelle? Nous
avons poussé la conciliation des doctrines jusqu'à un centre
intérieur sur la nature duquel le désaccord demeure possible:
tout se passe comme si, dans ce centre, était en germe une
réelle liberté, et cependant ce n'en est peut-être que le semblant.
Tel est le doute final.
Ce doute n'intéresse-t-il que la spéculation, et pouvons-nous,
même dans la pratique, laisser le problème irrésolu?—Beaucoup
d'hommes, sans doute, agissent sous l'idée de
la liberté et de leur liberté sans se demander s'il y a là autre
chose qu'une simple idée et une simple apparence de réalisation.
Leur pratique semble alors indépendante de la théorie;
mais c'est qu'en réalité les deux choses demeurent à leurs
yeux confondues dans une synthèse spontanée et obscure.
Pour eux, l'idée est la chose, et ils n'en demandent pas davantage.
Mais, pour quiconque réfléchit et en vient par la
219
réflexion à séparer le subjectif et l'objectif, l'incertitude de
la solution, tant qu'elle subsiste, exerce une influence sur la
pratique même. Du moins l'exerce-t-elle dans l'ordre moral,
car, sous toutes les autres formes pratiques, l'idée de liberté
et la croyance à sa réalité en nous équivalent de fait à la liberté
réelle. Mais, en morale, si nous doutons de notre liberté
objective, surtout si nous la nions, nous diminuons par
cela même notre énergie morale, nous subissons, au lieu
d'une influence excitatrice de l'idée, l'influence paralysante
de l'idée sur l'action, qui a été plus haut analysée. Il y a assurément
une morale pour ainsi dire impersonnelle et théorique
dont nous avons reconnu la possibilité dans les écoles
déterministes. Cette morale toute nécessitaire se concilie
avec l'autre tant qu'on n'est pas arrivé à l'acte même de la
moralité, à la détermination morale ou aux faits qui en
sont la plus immédiate expression: sentiment d'obligation et
de responsabilité, remords ou satisfaction intérieure; mais
le côté proprement moral de ces faits subit une évidente
altération dans le déterminisme traditionnel et exclusif.
C'est que non seulement on n'y admet pas la liberté, mais
l'idée même de liberté en est absente. Il en résulte dans les
choses comme un notable changement de couleur, produit par
l'absence d'une de ces couleurs élémentaires auxquelles nous
avons comparé les éléments de nos notions morales; non seulement
se trouve supprimée la réalité des faits moraux, mais
nous n'en retrouvons plus l'apparence exacte en nous. Ce sont
des nuances toutes nouvelles, auxquelles on donne par analogie
le même nom qu'aux anciennes. Ce n'est pas là, encore
une fois, la dernière position que le déterminisme peut et doit
prendre. Parmi les éléments du problème il doit rétablir:
1o l'idée de la liberté comme fin concevable et désirable,
2o l'idée de notre liberté comme apparente réalisation de cet
idéal en nous-même. En fait, après avoir conçu ce que Stuart
Mill appelle le pouvoir de modifier notre caractère si nous le
voulons, nous concevons tous, au moins comme idéal, un pouvoir
que Stuart Mill ne nous accorde pas, celui de vouloir
modifier notre caractère[131]. Nous concevons une puissance
sur nous-mêmes qui ne serait pas seulement «intermédiaire»,
220
comme dit Mill, mais première et radicale. Cette idée, chimérique
ou non, nous l'avons tous; tous nous désirons la réaliser,
tous nous la reconnaissons douée d'une certaine efficacité, tous
à de certaines heures nous croyons la voir réalisée en nous.
Cette illusion, si c'en est une, ne peut être détruite que par les
plus subtils raisonnements; encore ces raisonnements ne
détruisent-ils pas l'apparence intérieure, mais seulement la
croyance à la valeur objective de cette apparence. Nous ressemblons
alors à un homme que l'on convaincrait d'être en
proie à une hallucination, mais qui, tout en reconnaissant la
fausseté des apparences, n'en continuerait pas moins à les
voir. Il ne pourrait pas exclure ces apparences de sa propre
psychologie sous prétexte qu'elles sont sans objet; il devrait,
au contraire, en étudier avec soin la nature, l'influence, les
combinaisons diverses avec les autres apparences plus véridiques.
Si même il reconnaissait qu'il y a dans ses illusions
quelque chose de bon, il se demanderait s'il n'y a pas aussi
en elles quelque chose de vrai et si on ne pourrait pas, tout
au moins, les rendre plus vraies à l'avenir: la perception et
la mémoire ne sont-elles pas elles-mêmes, en définitive, des
«hallucinations vraies?»
Recommençons donc cette sorte de voyage à la recherche
de la liberté qui résume le progrès de la pensée même et de
la volonté humaine. Il importe de déterminer avec précision
l'étendue et la valeur théoriques de cette efficacité pratique
qui appartient à l'idée et à la persuasion de notre liberté. Ce
pouvoir conféré par l'idée, déjà réel comme pouvoir, peut-il
être aussi réel comme pouvoir libre, et jusqu'à quel point?
C'est là une dernière question que le déterminisme même
doit s'adresser, une dernière position qu'il doit prendre. Plus
ambitieux que Pyrrhus, après avoir conquis la terre, il faut
que l'homme s'essaie à y faire descendre le ciel même avec
la liberté idéale.
221
LIVRE DEUXIÈME
RECHERCHE D'UNE SYNTHÈSE THÉORIQUE
CHAPITRE PREMIER
FORCE EFFICACE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ SELON LA THÉORIE
DES IDÉES-FORCES
I. Notion synthétique de la liberté psychologique.—Recherche de la notion
où pourraient coïncider, dans ce qu'ils ont de positif, le système de la détermination
et celui de l'indifférence.
II. Idéal métaphysique de l'acte libre.—L'acte libre doit avoir la liberté et
pour fin et pour cause.—Mécanisme et organisme de la liberté, que nous cherchons
à réaliser.
III. L'évolution vers la liberté et ses trois moments.—Evolution nécessaire
pour arriver à produire des actes ayant comme fin l'idée de liberté.
IV. L'idée-force de liberté comme complément du naturalisme.—Objections
et réponses.—L'idée de liberté, équivalent et substitut de la liberté dans l'ordre
logique, mathématique et mécanique.
V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.—Introduction
d'un nouvel élément dans les théories de Leibnitz et de Kant.
VI. L'idée de liberté et l'idée de l'avenir.—Influence des idées du temps et de
l'avenir sur le déterminisme. Réaction de l'idée sur le fait et de la prévision sur
l'action.
I. Notion synthétique de la liberté psychologique.—Nous
entendons par liberté, on s'en souvient, l'indépendance sous
toutes ses formes et à tous ses degrés. Des analyses que
nous avons faites précédemment il résulte que, dans l'idée
ordinaire de la liberté, il y a de l'impossible et du possible.
La liberté d'indifférence est impossible: le libre arbitre,
qui s'y ramène, est impossible en tant que puissance de vouloir
au même instant, dans les mêmes conditions, deux choses contraires:
une telle puissance n'est conçue que par l'abstraction
des réelles conditions de la volonté. Et cette abstraction, on s'en
souvient, s'opère en quelque sorte toute seule par le seul
effet de l'ignorance. Il en résulte une illusion, d'ailleurs partiellement
utile dans la pratique par la réaction qu'elle produit;
222
car la réaction de l'idée sur le fait a une si grande force de
réalisation que, même sous ces deux formes inférieures et paradoxales
de l'indifférentisme et du libre arbitre, je puis encore
réaliser approximativement la liberté. Ce qui n'est pas illusoire
et faux dans l'idée de liberté, c'est d'abord le côté
négatif de cette idée, qui est l'indépendance de l'être intelligent
à l'égard du dehors; puis le fond positif de l'idée, qui
est la plénitude de la puissance et notamment de la puissance
intelligente ou consciente. Cette puissance n'a rien d'illusoire.
L'idée de liberté, dans son fond le plus empirique, renferme
donc tout au moins un élément indéniable et vrai: l'idée de la
force des idées, de quelque manière qu'on conçoive cette
force. N'y eût-il rien de plus, ce serait déjà quelque chose, et
l'idée de liberté ne ressemblerait pas à l'utopie du mouvement
perpétuel.
Mais ce n'est pas là tout ce que renferme cette notion.
Parmi ces idées-forces qui ont une incontestable puissance,
il y en a deux dominantes en nous: celle du moi et celle
de l'universel. L'indépendance du moi, voilà déjà une
notion plus concrète de la liberté. Et cette indépendance
même, nous le verrons, ne se manifeste jamais mieux que
quand le moi agit pour un motif universel. De là dérive la
notion de liberté supérieure et morale, qui manifeste l'indépendance
du moi par rapport aux limites de sa propre individualité
bornée. Cette liberté est la condition du vrai désintéressement
et de l'amour d'autrui.
En abstrayant ainsi toutes les dépendances, toutes les
limites, nous finissons par concevoir, d'une conception indirecte,
une indépendance absolue, une cause qui serait indépendante
sous tous les rapports: c'est ce que les métaphysiciens
appellent l'absolu. C'est là, à nos yeux, la forme tout
idéale de la liberté, conçue au point de vue métaphysique[132].
On le voit, vouloir renfermer la liberté dans les bornes d'une
définition étroite, c'est en contredire la notion même, qui
exclut précisément toutes les bornes. Cependant, nous ne
pouvons ici considérer la liberté à la fois sous tous ses
aspects. Nous serons donc obligé de procéder dialectiquement,
comme eût dit Platon, ou, pour parler le langage
moderne, d'établir un processus et une évolution qui nous
fasse passer d'un degré à l'autre, d'une forme d'indépendance
à une autre supérieure et plus complète.
223
Il est naturel, au début de notre recherche, de considérer
d'abord la liberté psychologique, la liberté du moi. Nous n'entendons
point par cette liberté psychologique une détermination
qu'on ne saurait trop comment qualifier, qui aurait lieu
abstraction faite de toute appréciation des choses, de toute
considération des buts offerts, une détermination de libre
arbitre sans motif et sans mobile, en un mot sans raison.
La liberté humaine nous semble, à son premier degré,
le pouvoir de faire équilibre aux raisons tirées de la
nature intrinsèque des choses par une raison tirée de l'idée
que le moi a de son indépendance. Si la valeur intrinsèque
des choses, telle que mon intelligence la conçoit, déterminait
seule mon action, cette valeur des choses étant impersonnelle
et conçue en vertu de lois impersonnelles, je n'aurais
aucune liberté; mais, si je trouve dans la conscience même de
mon individualité (réelle ou formelle), du sujet qui est moi, un
motif et un mobile capable de contre-balancer les raisons qui
procèdent des objets, il y aura une certaine attribution de
l'acte à moi-même et non plus seulement au non-moi. La
liberté est donc, sous cette première forme, le sujet se posant
en face de l'objet comme une force capable de résister avec la
conscience de sa résistance; c'est le moi trouvant dans le moi
une raison d'agir qu'il se fait à lui-même au lieu de la recevoir
du dehors. Nous admettons toujours une raison d'agir,
mais elle est tantôt dans la conscience du sujet, tantôt dans la
perception des objets.
Nous avons vu le fort et le faible des deux théories
relatives à la liberté: il faut maintenant essayer de les concilier
dans une notion plus large et plus compréhensive de la liberté
psychologique. Selon le déterminisme, nous nous déterminons
pour tels ou tels motifs; et ces motifs sont des pensées
actuelles qui, étant donnée notre constitution psychologique,
devaient nécessairement amener notre détermination.
Dès lors, l'idée de notre liberté ne serait plus qu'une forme
vide s'appliquant indifféremment à tous nos actes; le contenu
positif de ces actes serait déterminé réellement et exclusivement
par les motifs actuels et par toute la série d'états de
conscience antécédents.—Selon la doctrine vulgaire de la
liberté d'indifférence, au contraire, nous nous déterminons
parce que nous le voulons; ce qui revient à dire que nous
nous déterminons ainsi parce que nous nous déterminons à
nous déterminer ainsi. C'est là un acte absolu et indépendant
de tout le reste. Comment alors expliquer le contenu positif et
déterminé de ses effets? Comment cette suprême indifférence
224
a-t-elle pu aboutir à telles et telles différences, par exemple à
un acte de pardon ou à un acte de vengeance?—Voilà les
notions contraires de la liberté que se font les déterministes
et les indéterministes.
Maintenant, il y a deux manières de concilier des notions.
On peut les combiner dans ce qu'elles ont de positif pour
arriver à une troisième idée, distincte et une, qui en est la
synthèse; c'est là, ce semble, la vraie méthode. On peut aussi
juxtaposer simplement les notions contraires et, pour éviter
la contradiction, en éliminer les caractères spécifiques ou
différentiels; mais on n'arrive ainsi qu'à une identité vide et
sans contenu déterminé, ou, si on laisse subsister la moindre
différence, l'opposition éclate bientôt au sein même de l'apparente
conciliation et réclame en vain une conciliation nouvelle[133].
L'abstrait, et conséquemment l'incomplet, voilà le
défaut ordinaire des systèmes relatifs à la liberté. «Nous nous
déterminons pour tels ou tels motifs;» mais alors les motifs sont
tout sans la volonté, et le mot «nous nous déterminons»
n'a plus de sens. «Nous nous déterminons pour nous déterminer,
nous voulons pour vouloir; mais alors la volonté demeure
abstraite et sans motif, comme une forme sans contenu.»
Toutes ces doctrines, après avoir brisé la vivante unité
du vouloir, s'efforcent vainement de la reconstruire. Nous
devons d'abord rétablir la réalité psychologique des faits,
avant de passer aux considérations métaphysiques.
En premier lieu, relativement au motif de nos actes, l'observation
intérieure nous a montré que les systèmes adverses sont
également incomplets.—Je puis vouloir pour vouloir, disent
les partisans de la liberté indifférente.—Oui, leur avons-nous
répondu; mais vous avez alors un motif intérieur, qui est d'exercer
la puissance même que vous concevez.—Alors, disent à
leur tour les déterministes, je veux pour une raison, et en vue
de quelque chose?—Oui; seulement cette raison, ce quelque
chose que vous avez en vue comme idéal, est le vouloir même
et le vouloir libre.—En ce cas, ma volition est déterminée
par le motif, et je ne suis pas libre.—Votre volition est déterminée
par le motif, et comme ce motif est précisément d'être
libre, la question que vous ne devez pas préjuger est de savoir
si vous ne réalisez pas effectivement, dans quelque mesure,
une certaine liberté en vous-mêmes. Reconnaissez tout au
moins que la question doit être mieux posée qu'elle ne l'a été.
225
Voici donc, relativement au motif de nos actions, les deux
extrêmes et la notion synthétique, fournie par l'expérience
intérieure, qui les concilie dans ce qu'ils ont de positif.—Je
ne puis vouloir pour vouloir et sans raison, disait Leibnitz.—Je
puis vouloir sans raison et pour vouloir, disait Reid.—La
vérité psychologique est que je puis vouloir pour la raison
de vouloir, et alors je veux tout à la fois pour une raison et sans
raison: pour une raison subjective (l'idée de ma puissance),
et sans raison objective (tirée de la nature des choses que je
veux, ou des fins externes). Dans ce cas, nous expliquons notre
acte en disant: «Parce que je veux». Cette expression ne
désigne pas seulement l'agent ou la volonté, mais aussi un
objet de pensée ou un motif que la volonté se pose à elle-même:
ce n'est donc pas, comme on le croit, une tautologie.
Lorsque la volonté, entre deux biens, choisit un bien moindre
ou égal parce qu'elle le veut, ce mot est pris dans un sens
original, et sert à rendre raison du choix ainsi fait: il ne désigne
plus la volonté en général, mais la volonté se prenant elle-même
spécialement pour motif et pour fin, par un acte de réflexion.
Quand nous préférons le plus grand bien extérieur,
mille francs plutôt qu'un franc, nous croyons inutile d'ajouter
que nous le voulons pour vouloir: la valeur du motif extrinsèque
suffit alors pour expliquer la détermination de la volonté;
mais, dans le choix d'un moindre bien ou d'un bien égal, si
on nous interroge sur le motif, nous donnons pour raison:
parce que je veux. La volonté devient alors pour elle-même
un vrai motif, car elle s'objective et se pose en face d'elle-même:
Sit pro ratione voluntas.—Reid n'a vu que le côté
extrinsèque des choses; il n'a pas vu la raison intrinsèque qui
détruit en nous l'indifférence: à savoir l'idée de l'indépendance
même, à laquelle nous sommes loin d'être indifférents.
D'autre part, les déterministes ont négligé à tort l'idée de la
volonté libre parmi les motifs de détermination.
La même insuffisance des doctrines opposées se retrouve à
propos du mobile de nos déterminations, qui n'est que le motif
par nous senti et désiré. Ici encore les faits psychologiques
semblent avoir été mal analysés.
Selon les déterministes, non seulement il n'y a point d'acte
sans raison ou sans motif, mais encore la raison d'agir ne peut
être que quelque bien senti ou représenté: on ne peut vouloir
que pour un bien, et tout motif devient ainsi un mobile.—Je
puis vouloir pour vouloir et sans mobile, disent au contraire
les partisans de la liberté d'indifférence.—Mais, répondrons-nous
aux deux systèmes adverses, si la volonté libre est elle-même
226
un bien, les contraires ne sont plus aussi inconciliables:
je puis vouloir pour le bien de vouloir. Ici encore les partis
dissidents font à tort abstraction de l'idée de liberté; celle-ci
nous apparaît toujours, à ses degrés différents, comme l'idée
d'un bien réalisable dans le moi; et conséquemment, de
même qu'elle est un motif, elle est un mobile.
—Ce n'est pas un bien, objectera-t-on, de lever le bras ou de
l'abaisser; et cependant je lève librement le bras pour le lever,
je l'abaisse librement pour l'abaisser.—Analyse incomplète.
Quand vous faites ces mouvements avec réflexion, vous les
faites pour montrer aux autres votre liberté, ou pour vous la
montrer à vous-même; et cette sorte de triomphe que vous
remportez sur le simple possible en le rendant actuel est
assurément un bien, dont vous avez la notion plus ou moins
confuse et le sentiment plus ou moins vif: il y a ici un mobile,
ne fût-ce que le plaisir d'agir, de se mouvoir, de se sentir
maître de ses mouvements, de se sentir vivre.
De même, vous me proposez le choix entre deux biens
extérieurs, l'un beaucoup plus grand que l'autre, et je choisis
le moindre: ma détermination est-elle sans mobile? Non. Je
veux vous prouver ou me prouver à moi-même que je ne suis
pas esclave d'une influence extérieure, je veux affirmer et, en
une certaine mesure, réaliser ma personnalité, mon moi, ma
liberté et ma dignité, en préférant le moindre bien au plus grand.
Cette affirmation et réalisation de ma puissance personnelle
est un bien à mes yeux, et je préfère ma liberté aux choses
extérieures. Les déterministes ont donc raison: quoi que je
fasse, je ne puis vouloir qu'un bien; mais ce bien peut être
précisément la liberté. En concevant la liberté, je la conçois
comme bonne, je l'aime, et je suis excité ainsi à la réaliser;
l'être raisonnable, qui se créait tout à l'heure à lui-même un
motif par la conception de la liberté, se crée aussi un mobile
et une fin: le moi trouve en lui-même une raison de vouloir
et un intérêt à vouloir. Que cette idée et ce désir de la liberté
aillent croissant par l'attention et la réflexion, ils produiront
des effets en analogie avec eux-mêmes, indépendants de la
valeur des autres motifs ou des autres mobiles. Voilà, ce semble,
la réalité psychologique. Le grand tort du déterminisme
est donc de n'avoir pas vu que, si l'homme veut toujours en
vue d'un bien, il peut vouloir en vue d'un bien qui soit sa volonté
même. Cette conception de la volonté libre comme bonne
en soi se mêle à tous nos actes réfléchis; elle constitue un
motif et un mobile inhérent au moi, et dont l'intervention modifie
tous les autres motifs et tous les autres mobiles empreints
227
de passivité extérieure. C'est proprement la part du moi et de
son idée dans l'acte accompli; aussi est-ce là ce que le moi
croit pouvoir s'attribuer à lui-même.
En résumé, l'idée du vouloir qui semble la plus synthétique
et la plus conforme à l'expérience psychologique est la suivante:
nous voulons pour telles ou telles raisons, pour tels
ou tels biens, et de plus, et surtout, pour la raison et le
bien de vouloir.
II. Idéal métaphysique de l'acte libre.—C'est là aussi ce
qui répond le mieux, ce semble, à la notion métaphysique de
la vraie liberté individuelle. D'une part, en effet, pour être
entièrement libre, la volonté ne doit pas, en se portant vers
tels et tels objets, s'y porter exclusivement pour eux; elle ne
doit pas s'absorber dans la matière sur laquelle elle s'exerce:
il faut qu'elle veuille encore avec le but d'être libre, avec le
but de vouloir librement. D'autre part, elle ne peut vouloir
à vide, dans une indifférence qui exclurait tout contenu
déterminé. La réalité concrète, c'est de vouloir librement telle
chose 1o pour vouloir cette chose-là et non une autre, 2o pour
la vouloir librement et non d'une autre manière.
La liberté individuelle doit donc remplir deux conditions
pour réaliser son idéal: elle doit donner à son acte la forme
de la liberté, non une forme tout extérieure, mais, s'il est
possible, cette forme réelle et constitutive qu'Aristote appelait
«l'essence»; en même temps elle doit donner à cet acte, de
forme libre, un contenu déterminé.
La forme essentielle de la liberté du moi c'est de vouloir pour
vouloir, de se déterminer par soi-même pour se déterminer
par soi-même. Vouloir ainsi pour vouloir, d'après nos explications
précédentes, n'est pas une identité vide posée par
l'entendement, au moyen de laquelle on se dispenserait de
toute explication en répondant à la question par la question
même. Le premier vouloir n'est pas la même chose que le
second; ce sont deux éléments à la fois identiques et différents,
dont l'unité concrète forme un tout, parce que le
premier a sa raison dans le second et le second sa raison
dans le premier. Comment ce cercle peut-il se produire sans
constituer un cercle vicieux?—C'est que, quand je veux pour
vouloir, le premier terme est le vouloir actuel, et le second
un vouloir possible, raison finale et idéale du premier. Si
ces deux vouloirs pouvaient se suffire l'un à l'autre indépendamment
de tout le reste, il en résulterait que l'acte libre,
composé de deux vouloirs inséparables, à la fois identiques
228
dans leur forme et différents parce que l'un est moyen, l'autre
fin, subsisterait dans leur unité ou plutôt serait lui-même
cette unité.
En ce qui concerne le premier point, il n'y a pas de difficulté
à admettre que le vouloir libre devienne une fin pour notre
activité présente. La liberté est indépendance; de plus, en
son sens le plus positif et au plus haut degré de son évolution,
nous verrons qu'elle se confond avec la volonté de
l'universel, avec la moralité. On conçoit donc très bien la
possibilité de se proposer à soi-même comme raison finale
un acte libre,—sinon un acte libre abstrait, notion sans contenu,
du moins un acte libre particulier, enveloppé dans
un ensemble de circonstances données. Je veux faire telle
chose et non telle autre, et je veux la faire librement;
c'est-à-dire que je veux, tout en la faisant, être indépendant
de ce que je fais, ne pas y épuiser une puissance qui me
paraît contenir en elle des choses opposées. En fait, c'est là
l'idée dont nous nous proposons à chaque instant la réalisation
dans la pratique: nous voulons, par exemple, faire un
acte de désintéressement pour le faire et aussi pour manifester,
pour réaliser notre liberté, qui est en même temps
notre indépendance individuelle et notre volontaire union à
l'universel; nous ne voulons pas être libres sans agir et sans
faire passer notre liberté dans un acte particulier, ni accomplir
un acte particulier sans y mettre notre liberté. La liberté se
trouve donc toujours dans l'idée de l'acte proposé et en est
la forme essentielle: nous agissons en vue de la liberté.
Bien plus, pour que le contenu déterminé de l'acte libre ne
soit pas en contradiction avec la forme essentielle, nous voulons
imprimer cette forme à tous les éléments dont l'acte se
compose, et conséquemment à cet ensemble de circonstances
où nous nous trouvons engagés. Or, pour ne pas être déterminé
par ces circonstances, il faut les connaître, sinon dans leur
nature intime, du moins dans leur rapport avec moi. Si je ne
les connaissais pas et qu'elles me déterminassent à mon insu,
il se trouverait dans l'acte accompli des choses dont je ne
verrais pas la raison en moi-même. Voilà pourquoi je pénètre
par la réflexion dans les moindres détails de l'acte (tel
que l'exercice d'une fonction à moi confiée) et du milieu où il
se produit, loin de m'y mouvoir sans y porter la lumière.
Ce que je connais, je l'ai, dans une certaine mesure, ramené
à moi et mis sous ma dépendance; ce que je connais, je le
tiens. Aussi, plus mon vouloir est libre, plus il est raisonné,
réfléchi, et par suite concret. Mon premier vouloir se subdivise
229
en autant de vouloirs particuliers qu'il y a de conditions à
remplir pour que l'acte produit soit, et ait la forme de la liberté.
Et tous ces vouloirs ont leur raison dans la fin à atteindre,
c'est-à-dire dans l'acte libre idéal dont ils sont les moyens;
comme d'autre part l'acte libre, qui ne sera que le dernier de
ces vouloirs, aura son principe dans les vouloirs antécédents
dont il doit être la conséquence. Une fois que toutes les conditions
seront ainsi déterminées, je saurai complètement ce que
je veux, je pourrai vouloir toutes ces choses connues de moi,
et me vouloir moi-même avec ma liberté dans ces choses ou
plutôt au-dessus de ces choses. L'acte concret que je veux est
comme une ligne à parcourir, dont il faudrait déterminer tous
les points par la pensée afin de les vouloir tous. C'est là
un idéal impossible à réaliser entièrement. Dans la pratique
on se contente de déterminer le plus grand nombre de
points possible, comme quand on divise une ligne en un grand
nombre de parties; puis, ces points de repère déterminés, on
se meut de l'un à l'autre par un mouvement continu, en laissant
les intervalles dans l'indétermination et l'indifférence.
Voilà pourquoi la liberté doit être en raison inverse et non en
raison directe de l'indétermination. Plus mon vouloir sera
déterminé et concret, plus sa réalisation d'un point à l'autre
paraîtra nécessaire, et plus cependant il pourra être raisonnable
et libre, au vrai sens de ce mot.
D'après ce qui précède, c'est tout d'abord dans un mécanisme
que l'acte idéal de liberté doit se réaliser.
L'acte libre, que nous nous proposons comme fin, a besoin
en effet d'une série d'actions liées par la loi mécanique des
conditions suffisantes; car l'effet que la liberté veut produire
doit être sous sa dépendance absolue, et conséquemment soumis
à des conditions qui le rendront nécessaire. Sans cette
nécessité des effets, il n'y aurait plus de certitude pour la
liberté intelligente: en attirant à elle un anneau de la chaîne
des choses pour atteindre un autre anneau plus ou moins
éloigné, la volonté ne serait point sûre de ne pas voir la
chaîne se briser entre ses mains, et les anneaux détachés
se perdre dans le vide. La liberté doit donc réaliser un mécanisme
d'effets soumis à la nécessité, c'est-à-dire à cette loi
mécanique des effets que l'on confond trop souvent avec la
notion métaphysique de cause efficiente.
Dans tout mécanisme apparaît une direction principale, déterminée
par le point de départ et par le point d'arrivée. Au sein
de la conscience l'idée directrice sera celle même de la
liberté. Cette idée sera d'abord la force impulsive qui domine
230
et meut tout le système, car toute idée a une intensité et
une force proportionnelle à cette intensité. En outre, l'idée
de liberté imprimera aux autres forces une direction vers elle-même;
c'est elle-même qu'elle prendra pour but dernier, tout
en se réalisant dans un système concret d'actions intermédiaires.
En conséquence, elle devra se maintenir d'un bout à
l'autre de la ligne suivie, comme un mobile présent à chaque
point parcouru et qui conserve toujours sa tendance au mouvement.
Bien plus, le résultat dynamique obtenu par l'idée de
liberté ne sera pas seulement la conservation d'elle-même, mais
son accroissement. Chaque mouvement intérieur étant réfléchi
sur ce moteur qui ramène tout à lui et ayant en outre pour effet
de diminuer progressivement les forces opposantes, quelles
qu'elles soient, la force principale, c'est-à-dire l'idée de liberté,
accroîtra sans cesse son effet de tout ce qu'auront perdu les
autres forces. Elle aura ainsi réussi à agir en vue d'elle-même
sur elle-même, et à produire la réflexion du mouvement sur le
moteur.
Un mécanisme circulaire est précisément ce qui constitue
un organisme. On sait que, selon la formule de Kant, l'organisme
est un système dont toutes les parties sont tour à
tour cause et effet; il se résume dans une réciprocité principale:
celle de la force dominante et des forces auxiliaires, de
la vie et des organes. La vie produit les organes, qui à leur
tour produisent, maintiennent, accroissent la vie. Mais, dans les
organismes inférieurs, la vie s'ignore et ignore les moyens
qu'elle emploie: elle est instinctive. Au contraire, la vie supérieure,
que tend à créer l'idée de liberté, serait une vie consciente
d'elle-même et de ses moyens, transparente pour elle-même
dans tous ses organes, se voyant fonctionner et voyant
se ramener à elle toutes les autres fonctions mentales. Pour
cela l'idée de liberté doit être présente, comme fin et comme
cause, à tous ses organes intérieurs ou psychiques; et de plus
elle doit être son organe à elle-même.
III. L'évolution vers la liberté et ses trois moments.—La
volonté ne peut réaliser l'idéal de l'acte libre sans passer par
trois moments dont l'évolution constitue un véritable progrès.
Si, par hypothèse, nous considérons le moi avant qu'il ait produit
aucun acte sous l'idée de liberté (comme chez les enfants),
nous le trouvons déterminé principalement par le dehors et
par ce qui ne vient pas de lui-même; il est tout entier esclave
de la conformation du cerveau. C'est là le premier moment, où
les déterminations du moi intelligent sont posées par des
231
forces étrangères,—hérédité, milieu, excitations du dehors,—plutôt
qu'il ne les pose et ne les affirme lui-même en sa conscience.
Son activité ne s'est exercée encore que par des
réactions purement réflexes (non réfléchies), en raison composée
des actions de l'extérieur et des forces emmagasinées
dans le système nerveux. Ces réactions réflexes étaient comme
la traduction exacte du dehors par le dedans, du physique par
le mental. Ce n'était pas cependant une complète fatalité,
c'est-à-dire une complète passivité, puisqu'il y avait déjà
réaction et conscience confuse de réagir; mais cette réaction
était moins individuelle que due à l'espèce; de plus, elle était
analogue à l'élasticité des corps. Aussi est-elle restée soumise
aux lois de la pure dynamique, jusqu'à ce que la force qui
réagissait sous forme simplement réflexe se fût développée
par l'action même, fût arrivée à une conscience réfléchie, se
fût posée dans son unité en face de la multiplicité extérieure.
Tout le travail de la volonté pendant l'enfance consiste à se
ressaisir par une réflexion progressive, dans le chaos des
sensations disparates, qu'elle réduit peu à peu à l'unité formelle
d'une même conscience.
Nous arrivons au second moment, que l'analyse sépare du
premier, mais qui peut se confondre avec lui dans le développement
continu et synthétique de la nature humaine. Le moi,
aspirant à la liberté idéale, c'est-à-dire à l'affirmation de soi
par des actes propres, travaille à détruire en lui ces déterminations
qui n'y ont pas été posées par lui-même. Notre volonté
imparfaite semble d'abord contenir tout plutôt que soi: le cerveau,
résultat de l'hérédité dans la famille et dans l'espèce,
est tout entier sous la dépendance du dehors; pour que la
volonté s'affirme, il faut donc qu'elle commence par nier le
reste, en un certain sens, c'est-à-dire par résister aux impulsions
immédiates du dehors, et cela au moyen d'une réaction
individuelle. Quand nous nous saisissons par la conscience,
nous nous trouvons mis en mouvement ou modifiés dans
notre mouvement par mille moteurs divers et étrangers. Avant
donc de faire effort pour nous imprimer un élan qui vienne
entièrement de nous-mêmes, il faut d'abord que nous arrêtions
tous les autres mouvements et fassions en nous le repos.
Au point de vue physiologique, ce second stade de la volonté,
tout préparatoire, est ce qu'on a nommé le pouvoir d'inhibition
ou d'arrêt; il se manifeste par un équilibre des impulsions
nerveuses en divers sens. C'est comme un phénomène d'interférence.
C'est aussi le second moment de l'évolution psychologique,
qui enveloppe une sorte de dialectique vivante; c'est
232
le moment de la négation, par où doit passer ce moi que Platon
définissait «un moteur qui se meut lui-même». Le moi se fait
alors immobile relativement au dehors; c'est-à-dire que, parmi
toutes les déterminations possibles, il n'en regarde aucune
comme capable d'absorber ou d'épuiser son idée de liberté en
le contraignant à telle ou telle action. Cette situation du moi à
l'égard des choses extérieures, sous l'idée de liberté, est celle
de l'indépendance et même de la séparation; il tend en effet
à se séparer de tous ses mobiles, de toutes ses inclinations,
de toutes ses habitudes: il conçoit tout cela comme incapable
de produire un acte tel qu'il se le représente, c'est-à-dire
un acte vraiment libre. Dès lors, tout devient petit et presque
indifférent devant cette idée d'une entière indépendance. Sous
ce rapport, le moi en suspens et en équilibre est indéterminé;
mais, nous l'avons vu déjà, c'est une indétermination partielle
dont il est lui-même l'auteur au moyen de sa pensée. Par cet
arrêt, par cet équilibre, le moi est déterminé à se déterminer
soi-même. Il arrive à ce troisième et décisif moment où la
nécessité intelligente, réfléchie sur soi, doit s'efforcer de se
dépasser et de se contredire, par une sorte de métamorphose
psychologique qui est l'apparition de l'être moral. Il y a là
un passage que l'intelligence aspire à franchir, comme si la
nécessité, après l'avoir conduite jusqu'à ce point, lui montrant
au delà de l'obstacle la terre promise de la liberté idéale, la
chargeait d'achever l'œuvre commencée.
En fait, quand nous agissons sous l'idée de liberté, nous
nous efforçons de réaliser le mécanisme automoteur précédemment
décrit, qui a la liberté pour fin directrice. L'idée
de liberté montre sa valeur, comme le mouvement, en marchant.
En prenant la liberté pour but nous ne poursuivons
pas un idéal de tout point chimérique et illusoire: l'acte que
nous nous proposons d'accomplir librement, nous l'accomplissons
comme s'il était libre en une certaine façon et soumis
à notre pouvoir. Nous réalisons donc tout au moins le contenu
de cet acte. Si on peut nous contester le succès complet, c'est
relativement à ce principe de liberté que nous lui attribuons,
à cette forme essentielle (au sens aristotélique du mot) que
nous aurions voulu aussi lui donner. La contestation ne peut
plus porter, à vrai dire, que sur le degré de notre succès dans
cette tentative d'affranchissement et dans cette évolution progressive;
mais on ne saurait nier les effets réels de ce coefficient
négligé par tous les déterministes. Rétablissons-le donc
d'abord dans le déterminisme naturaliste, puis dans le déterminisme
idéaliste.
233
«Des faits, disent les naturalistes, tout s'explique par des
faits.» Mais l'idée de liberté est aussi un fait qui doit produire
comme les autres un résultat original.—«Des idées,
disent les idéalistes, tout s'explique par des idées.» Mais la
liberté est aussi une idée, qui doit avoir sa part dans la génération
des choses par les idées mêmes.—Les systèmes arrivent
donc par diverses voies à poser une idée-force ou une
force-idée. Nous devons examiner successivement ces deux
points de vue.
IV. L'idée-force comme complément du naturalisme.—Les
plus récentes observations de l'école empirique et naturaliste
s'accordent avec les spéculations des idéalistes sur l'identité
fondamentale de la pensée et de l'action. Selon MM. Bain et
Spencer, et aussi selon Müller, l'idée d'un objet absent et la perception
d'un objet présent sont des actes qui ne diffèrent pas
en nature, mais seulement en degré; l'idée, en général, est
le commencement d'une action. Le phénomène fondamental
du mécanisme nerveux est l'acte réflexe; par conséquent,
c'est une transmission de mouvement. Le mouvement communiqué
aux centres cérébraux se restitue nécessairement
au dehors et se transmet sous une forme ou sous l'autre.
Toute pensée suppose une réception et une transmission de
mouvement, par conséquent une continuation de mouvement,
une tendance, une force motrice au sens mécanique[134].
La tendance qu'a l'idée d'une action à la produire montre
que l'idée est déjà l'action elle-même sous une forme
234
plus faible. Au souvenir de quelque action énergique, par
exemple d'un combat, il nous est très difficile de nous empêcher
de répéter partiellement cette action. Une sorte de courant
causé par l'émotion se précipite dans les mêmes voies
et s'empare des mêmes muscles, au point de leur imposer
une répétition réelle. Un enfant ne peut rendre compte d'une
scène à laquelle il a pris part qu'en la reproduisant avec
tous les détails. Remarquons en passant que c'est ce qui donne
naissance au langage d'action; c'est aussi ce qui le rend
si facilement intelligible pour les enfants eux-mêmes:
nous interprétons rapidement les signes parce qu'ils sont
le commencement des actes qu'ils représentent.—En pensant
des mots ou une phrase, on sent une sorte d'impulsion
et de mouvement se communiquer à la langue et aux
autres organes de l'articulation, qui sont alors sensiblement
excités. «L'articulation, dit M. Bain, est la seule différence
qu'il y ait entre la représentation purement intellectuelle
d'une idée et son expression vocale... Penser, c'est
se retenir de parler ou d'agir.» Nous sentons à chaque
instant combien il est facile de convertir nos idées en paroles;
il suffit d'y ajouter une force mécanique presque insensible,
de faire entendre un faible chuchotement. Il y a des gens
qui sont si peu maîtres de leurs organes qu'ils articulent
ou murmurent toutes leurs pensées; il en est d'autres
qui, dans certains moments d'excitation, ne peuvent s'empêcher
de se parler à eux-mêmes. L'idée seule du bâillement
le provoque: «le frein qui accompagne ordinairement les
idées d'action et qui les empêche de se traduire en mouvements,
est trop faible dans ce cas; en conséquence l'idée
devient à elle seule l'expression complète de la réalité.» Ce
frein résulte du mécanisme des forces: les mouvements commencés
dans le cerveau tendent à se répandre et à se réaliser
dans les muscles, mais ils rencontrent des mouvements déjà
réalisés qui peuvent les contenir, ou d'autres courants nerveux
qui les neutralisent. Les ondes produites par une pierre
dans l'eau vont plus ou moins loin et sont neutralisées plus ou
moins vite, selon la force du choc initial; de même il est en
nous des tendances et des mouvements qui ne rayonnent pas
jusqu'à la sphère visible de l'activité extérieure, mais qui n'en
sont pas moins déjà l'action elle-même et le mouvement lui-même
au premier degré.
Si l'idée peut exercer une action jusque sur des mouvements
de nature réflexe, de manière à les exciter ou à les modérer,
on comprend combien elle doit être plus puissante sur les
235
mouvements qui dépendent immédiatement d'elle-même. Et
parmi ces idées, qui tendent à se réaliser, à s'exprimer par
des actes, nous savons qu'il faut placer au premier rang l'idée
de liberté, dont l'action est tantôt modératrice, tantôt excitatrice.
Cette idée est un ressort dont l'action a été négligée par
l'école physiologique et naturaliste.
Le tort de cette école, en général, c'est le peu d'importance
qu'elle accorde à la conscience et aux idées. Nous avons vu
qu'elle en fait de simples reflets d'un mouvement accompli sans
elles, de simples «phénomènes lumineux» sans action et sans
réelle influence. Les choses se passent dans le cerveau tantôt
avec conscience, tantôt sans conscience, et dans le premier
cas elles se passent comme si la conscience même n'existait
pas: le courant suit l'arc nerveux de la même manière, soit
qu'il y ait conscience au centre, soit qu'il y ait inconscience.
Ce rôle effacé, ou plutôt cette absence de toute action efficace
attribuée aux idées, nous paraît une exagération des
naturalistes contemporains, que nous avons déjà signalée[135].
Leur erreur est de croire que les actes, connus ou non de
nous, demeurent toujours les mêmes, semblables au fleuve
qui coule de la même manière, soit qu'on regarde ou qu'on
ne regarde pas les flots qui se suivent.
Sans doute il y a des combinaisons d'idées qui ne tendent
pas à se réaliser parce qu'elles n'enveloppent en elles-mêmes
aucune tendance capable de satisfaire l'être qui les conçoit;
parfois même elles enveloppent une tendance répulsive plutôt
qu'attractive. L'idée d'imbécillité, par exemple, ou celle de
fatalité, n'incline pas à sa réalisation. Encore ne faudrait-il
pas qu'une intelligence fût tout envahie et absorbée par des
idées de ce genre, car alors elles tendraient à s'exprimer
tantôt par une sorte de fascination, tantôt par une passivité
inerte, etc. Une représentation dominante et exclusive, fût-elle
chimérique ou terrible, exerce déjà par elle-même une
fascination qui peut susciter les mouvements élémentaires correspondants.
Une idée n'est oisive et inactive que dans deux cas:
1o quand elle est contrebalancée et refrénée par d'autres;
2o quand, étant seule, elle est tout à fait abstraite ou tout à fait
impossible. Si je conçois, par exemple, la négation de toutes
mes conditions d'existence, cette idée purement négative et
irreprésentable n'entraîne d'autres mouvements élémentaires
que ceux des mots qui l'expriment. Si la liberté n'était qu'une
idée de ce genre, elle n'agirait pas. Mais, dans l'idée d'indépendance,
236
surtout par rapport aux mobiles sensibles et à
l'égoïsme, dans l'idée d'une possession de soi par soi-même,
dans l'idée d'une expansion vers l'universel, dans l'idée de
perfectibilité et de progrès, il y a des éléments intelligibles
et désirables, conséquemment excitateurs et moteurs. C'est
donc, de la part des naturalistes, une inconséquence que
de méconnaître, en ce sens, la force des idées et surtout de
l'idéal de la liberté.
Cherchons maintenant jusqu'où peut aller l'efficacité finale
de l'idée de liberté tant qu'on s'en tient au point de vue exclusif
du déterminisme naturaliste. Si ce point de vue exprimait
le fond des choses, les déterministes auraient le droit de dire:—Nous
avions sans doute négligé un chiffre dans nos calculs
et vous avez raison de le rétablir; mais nous n'aurons désormais
qu'à mesurer la valeur de l'idée de liberté; après l'avoir
calculée une fois pour toutes, nous commencerons nos tables
des motifs par ce premier facteur invariable, après lequel
nous écrirons, comme nous le faisions auparavant, les motifs
variables. La loi de nos actions sera trouvée.
On peut répondre, d'abord, que l'idée de liberté n'est pas
un facteur d'une valeur constante.—Cette idée, quoique
toujours présente plus ou moins implicitement à toute action
réfléchie et délibérée, n'est pas toujours également développée,
claire et intense: il y a donc des intermittences et des
degrés dans notre conception réfléchie de la liberté.
—Mais, dira-t-on, constante ou variable, sa force ne modifie
pas la résultante du mécanisme interne: elle s'ajoute toujours
aux motifs antérieurement dominants, tantôt égoïstes, tantôt
désintéressés, et se borne à en accélérer l'action.—Cela n'est
vrai que quand nous agissons sans penser au contraire de notre
acte; dans ce cas, l'idée de notre puissance accroît en effet
notre confiance et accélère notre mouvement. Mais, quand il
s'agit d'une chose où le bon et le mauvais se mêlent, l'association
des idées par contraste nous fait concevoir toujours le
parti opposé; et ce parti nous apparaît, lui aussi, comme un
mélange de bon et de mauvais. Si nous n'avions aucune idée
de notre liberté possible, nous accepterions simplement et
passivement l'état présent de nos tendances, sans concevoir la
possibilité de rendre dominante la tendance actuellement la
plus faible; mais il n'en est pas ainsi, et l'idée de liberté, loin
d'accélérer la tendance dominante, la retarde ordinairement
en faveur de la plus faible. C'est quelque chose d'analogue à
ce qui se passe quand nous sommes témoins d'une lutte entre
237
deux adversaires dont l'un est plus fort que l'autre: nous
sommes inclinés à prendre parti pour le plus faible afin de
rétablir l'égalité; au besoin, nous lui portons secours. Et
pourquoi voulons-nous rétablir l'égalité? Pour laisser libre jeu
à une puissance supérieure, par exemple celle de l'intelligence,
plus intime, plus personnelle que la force physique, quoique
en même temps plus impersonnelle par son objet. Mais,
devant une trop grande inégalité d'intelligence, nous sommes
encore portés à rétablir l'égalité, comme pour donner place
de nouveau à une puissance supérieure, comme pour en
appeler d'un tribunal provisoire à un jugement sans appel.
Nous voulons moins la victoire du plus intelligent que du meilleur,
et moins celle du meilleur en lui-même que de celui qui
serait meilleur par lui-même ou librement aimant. Le moi,
avec son idéal d'indépendance personnelle et de volontaire
impersonnalité, est la grande force décisive que, dans cette
lutte, nous voudrions voir donner. Quand il s'agit d'une lutte
intérieure dans notre conscience, la même tendance à intervenir
pour le plus faible se produit: l'idée même de notre
liberté surgit et se réserve le dernier mot, au lieu de laisser
la décision à des puissances inférieures. Cette idée tend donc
à équilibrer les motifs et à les rendre par là indifférents devant
elle, plutôt qu'à se précipiter du côté de la force dominante.
Au lieu d'accélérer, elle suspend d'abord, elle arrête; elle
produit, avec ce que les physiologistes appellent l'inhibition
à son plus haut degré, ce que les moralistes appellent la possession
de soi: le moi, au lieu d'être absorbé par les tendances
particulières et les objets extérieurs, se recueille dans
la réflexion et se pose. Le moi fût-il toujours une simple idée,
cette idée devient, au point de vue même du naturalisme,
une puissance capable en fait de contrebalancer les autres,
elle est une idée-force.
En outre, ce n'est pas une puissance fixe, mais quelque chose
d'analogue à ces variables des mathématiciens qui tendent
vers une limite plus grande que toute quantité donnée. L'idée
de la liberté, en effet, est l'idée d'une force capable de se
multiplier elle-même par la réflexion, d'une force variable
et virtuellement indéfinie. Tels deux miroirs se renvoient l'un
à l'autre une même image; et l'idée de la liberté, au lieu de
s'affaiblir dans cette réflexion du sujet moi sur l'objet moi, va
grandissant. Le déterminisme mécaniste parle toujours des
idées comme de valeurs stables, comme d'unités fixes; mais
il faut admettre des idées dont la valeur et la force impulsive
soient capables de s'accroître, et qui deviennent multiples
238
de soi par la réflexion. Le cerveau, disent eux-mêmes les
physiologistes, est un organe multiplicateur et condensateur.
Ainsi se produit un phénomène mental de haute importance,
qui résulte du pouvoir que nous avons de réfléchir sur
notre moi: du moment où nous réfléchissons, il y a le moi
actuel donné à notre réflexion, et le moi possible, qui, en se
concevant, peut se réaliser différent du moi donné. De là deux
termes et une multiplication possible de l'un par l'autre. Une
seconde réflexion peut multiplier encore la puissance de l'idée
par elle-même. Nous avons ainsi un multiplicateur qui
s'élève à des puissances successives. L'idée de liberté est
précisément l'idée de cette multiplication toujours possible, de
cette variabilité sans limites précises.
Les symboles arithmétiques sont, du reste, bien loin de
suffire à l'explication de tout ce que contiennent les faits de
liberté apparente ou réelle: aux considérations de quantité
doivent se joindre celles de qualité. Les faits physiques eux-mêmes
ne trouvent pas leur unique explication dans des variations
de quantité purement mathématiques et mécaniques; il
existe des combinaisons où le tout est autre chose que la
somme numérique de ses éléments: ce sont les combinaisons
chimiques. De même, dans l'esprit, se produisent ces faits que
l'école naturaliste appelle une sorte de chimie mentale, comme
quand les sensations élémentaires des sept couleurs engendrent,
par leur synthèse, une sensation toute différente en
qualité, celle du blanc. Les naturalistes seront donc forcés de
reconnaître que l'idée de liberté, en s'ajoutant à un motif,
n'en doit pas modifier simplement l'intensité quantitative,
mais encore la qualité spécifique et surtout la qualité «morale.»
Si, par exemple, je conçois un tort fait à autrui comme
pouvant être libre, ce n'est pas seulement un tort plus grand
que je conçois, mais un mal d'un nouveau genre et pour ainsi
dire d'une tout autre couleur, l'injustice volontaire. De même,
le bonheur d'autrui produit par le sacrifice de mon intérêt
devient, en se combinant avec l'idée de liberté, cette merveille
idéale qui ne ressemble à aucun autre objet: la libre bonté.
Le bien conçu sous l'idée de liberté cesse donc d'être neutre
et impersonnel pour apparaître comme bien «moral,» en même
temps que le mal apparaît comme mal moral. Ou plutôt, auparavant,
nous ne concevions que le plaisir ou la douleur; le
bien comme tel, ou la moralité, n'a pu être conçu que grâce
à l'idée, vraie ou fausse, de liberté. Celle-ci introduit donc des
motifs tout nouveaux et sui generis, c'est-à-dire les motifs
239
moraux, impliquant un certain degré de croyance à la liberté:
ce que je veux, c'est un bien libre, une réelle bonté. Or, la
persuasion de ma liberté me permet d'agir en vue de cette
réelle bonté, et c'est là une évolution intérieure d'où peut
sortir progressivement un monde nouveau. Quand même ces
hautes notions morales ne seraient qu'un idéal, la seule conception
de cet idéal n'en introduit pas moins en nous une
lumière toute nouvelle. Si nous agissons sous la pensée et
le désir de la libre bonté, n'aurons-nous pas lieu de croire
avec Platon qu'on peut devenir, en une certaine mesure,
semblable à l'objet de sa contemplation et, qui plus est, de
son action? J'ai une arme dans les mains; vous prétendez
que c'est une ombre et non une réalité; mais, puisque avec
cette arme je triomphe des forces ennemies, comment ne
finirais-je pas par me demander si c'est simplement une
ombre, ou au moins si l'ombre ne prend pas corps?
Est-ce à dire que nous prétendions, sans sortir du point de
vue même auquel se placent les naturalistes, introduire
dans le déterminisme une liberté radicalement différente de
ce déterminisme même?—Non; nous voulons seulement,
à ce premier point de vue, qui n'est pas le dernier et le plus
haut, élargir le déterminisme et l'orienter vers la liberté
idéale. Nous voulons montrer que l'être intelligent, si déterminé
qu'il soit, n'attend point que les choses se fassent ou
ne se fassent pas: le croire, c'est là un faux déterminisme.
Le vrai déterminisme n'est pas fait passivement, il se fait
lui-même, il se modifie lui-même par lui-même. Le but que
nous nous proposons dans ce livre, c'est de rendre le
déterminisme aussi large, aussi ouvert, aussi infini, conséquemment
aussi flexible et vivant, aussi modifiable, aussi
variable et progressif que cela est compatible avec un ordre
intelligible, avec une continuité sans hiatus, avec une loi sans
exception, qui est pourtant une loi de vie et non d'inertie.
Pour cela le déterminisme ne doit pas être réduit exclusivement
aux lois mécaniques, car ces lois sont une enveloppe
trop extérieure; il ne doit pas être réduit aux lois physiques et
physiologiques, qui n'épuisent pas tout; au moins faut-il y
ajouter les lois psychiques, et principalement celles de la
pensée; puis, après avoir ainsi égalé le déterminisme à tout
ce que nous pouvons connaître, il est encore permis de se
demander si tout est pour nous connaissable. On laisse ainsi
subsister l'x problématique au fond des choses. Tout déterminisme
qui s'arrête à moitié chemin est un déterminisme
240
paresseux; d'autre part, les objections adressées à un déterminisme
incomplet sont des objections paresseuses.
Le déterminisme naturaliste et mécaniste est de ceux qui
s'arrêtent à moitié chemin. Il voit les choses du dehors, il voit
simplement le réseau qui les enserre, et encore il ne se rend
pas un compte exact de la nature des mailles. Ces mailles, en
effet, ne sont pas purement mécaniques et physiques, elles sont
encore psychiques. De plus, dans le domaine psychique, il y
a un facteur capital qui intervient, la conscience de soi, dont
l'idée n'est qu'une forme supérieure. Répéter que la conscience
est simplement un reflet, c'est dogmatiser, c'est faire
de la métaphysique matérialiste. A vrai dire, nous ne savons
pas si la conscience, au lieu de refléter le dehors, ne nous
révèle point précisément le dedans de l'être et la vraie cause
active, dont les lois mécaniques, physiologiques, sociologiques,
statistiques, ne sont que les expressions et traductions
diverses. La conception des idées ou, plus généralement des
états de conscience comme simples empreintes des choses
extérieures, est un reste du préjugé vulgaire, qui prend au
sérieux la métaphore contenue dans l'étymologie même du
mot idée. C'est en même temps un reste de substantialisme:
on trouve que l'état mental, l'état de conscience, l'idée au
sens large du mot, a besoin d'un substratum, et il en résulte
que la conscience peut recouvrir un fond substantiel, soumis
à une nécessité absolue. C'est là une pure hypothèse matérialiste.
Nous ne savons pas ce qu'est le fond de la conscience:
nous n'avons donc pas le droit de traiter d'illusoire l'action
que la conscience, par la réflexion, croit exercer sur elle-même,
l'action que l'idée croit exercer sur sa propre réalisation. La
possibilité de l'idéalisme subsiste toujours à côté et au-dessus
du naturalisme.
Si l'idée de liberté, par sa seule action efficiente et mécanique,
ne suffit pas à changer absolument et objectivement
la nature des choses, si elle ne donne pas tout d'un coup
une entière liberté morale à un être qui, par hypothèse,
serait exclusivement soumis aux lois physiques, il n'en est pas
moins vrai que cette idée, entre le mécanisme et la liberté,
offre un moyen terme nécessaire. C'est là ce que nous
pouvons conclure de toutes les considérations qui précèdent,
et par là se produit une première rencontre des
doctrines. En effet, supposons que la liberté existe; elle
n'existera qu'à la condition d'avoir conscience d'elle-même,
et elle n'aura conscience d'elle-même qu'à la condition de
devenir l'idée d'elle-même. Or, toute idée étant une force
241
capable de produire le mouvement, la liberté devra toucher
par là au mécanisme. D'autre part, si c'est le mécanisme
qui existe tout d'abord et qui, dans les systèmes particuliers
de mouvements et de forces appelés individus intelligents,
arrive à concevoir l'idée de la liberté, le mécanisme pourra,
en se conformant à cette idée, se rapprocher progressivement
de la liberté idéale. L'idée de la liberté est donc bien un terrain
commun et en quelque sorte neutre, où peut se préparer
un rapprochement entre les opinions opposées. Si la liberté
n'existe pas, le mécanisme que nous avons décrit sera ce qui
peut le mieux la suppléer dans l'ordre mécanique. Si elle
existe, elle devra, pour agir dans l'ordre mécanique, réaliser
précisément ce mécanisme. Nous avons donc, soit le substitut,
soit l'instrument de la liberté.
Ce substitut ou cet instrument pourrait être appelé, par
simple analogie, l'équivalent de la liberté au sein du mécanisme.
La chaleur, l'électricité, le magnétisme ont leur équivalent
mécanique, qui exprime la quantité de mouvement dans
laquelle ils doivent se transformer pour produire tel ou tel
effet. La liberté, devant produire ses effets dans l'ordre mécanique,
a dans cet ordre un autre genre d'équivalent, moins sous
le rapport de la quantité que sous le rapport de la qualité: la
notion de liberté est un équivalent logique et intellectuel
de la liberté, et la force impulsive inhérente à cette idée en
est, si on peut parler ainsi, une sorte d'équivalent mécanique.
Seulement, il ne faut pas oublier l'extrême variabilité de cette
force susceptible d'accroissement et de diminution. Nous ne
voulons d'ailleurs indiquer ici que des analogies.
Nous avons déjà rappelé comment Leibnitz s'est efforcé de
rendre les quantités discontinues adéquates à la quantité continue:
par le rapport constant des variables, il découvre le
rapport de leurs limites idéales; on substitue ainsi aux choses
des séries indéfinies dont elles sont la limite. Ces séries pourraient
s'appeler des substituts mathématiques; elles sont, en
d'autres termes, un moyen d'approximation indéfinie. De
même, nous avons cherché au sein du déterminisme mécanique
un moyen d'approximation indéfinie par rapport à la liberté
idéale, ou son substitut mathématique, mécanique et logique
tout à la fois. C'est l'idée de liberté qui nous permet d'intercaler
une série indéfinie de moyens termes entre le mécanisme
physique et la parfaite liberté morale. Étant donné un système
de forces, quelque grand qu'il soit, l'idée de liberté,
toujours présente en moi, me fait concevoir une force encore
supérieure; et si je mets cette idée à l'essai, je puis réussir.
242
J'arrive donc à concevoir une série de forces de plus en plus
grandes. Sans doute aucune de ces forces ne doit être considérée
comme adéquate à la liberté parfaite; mais, pour cette
raison même, je puis toujours dépasser la force présente par
ma pensée; je puis toujours, grâce à l'idée de liberté, passer
d'une force à une autre plus grande; je n'aurai donc qu'à continuer
ce mouvement pour obtenir le degré de force nécessaire
à chaque action. J'obtiens par là non une puissance infinie,
mais une puissance pratiquement indéfinie, qui en est le
symbole mathématique et le substitut mécanique.
V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.—Si,
du point de vue naturaliste, nous passons au
point de vue idéaliste, l'idée de liberté nous apparaîtra
encore comme un moyen de rectification et de conciliation
progressive. La théorie platonicienne des idées prendrait un
sens plausible si, au lieu de ne considérer les idées que dans
un monde intelligible où on les suppose éternellement réalisées,
on les faisait descendre et agir au sein du monde sensible,
par une influence observable et déterminable. Au lieu
d'une dialectique purement formelle et logique, on aurait ainsi
une dialectique vivante et réelle, comme celle dont Hegel voulait
établir les lois et dont il n'a écrit que le roman fantastique.
Leibnitz, en introduisant dans l'idéalisme platonicien des
conceptions plus réalistes et même mécanistes, essaie d'expliquer
la production des choses par une sorte de «mécanisme
métaphysique», par une «mathématique» éternelle. Dans
ses spéculations aventureuses et cependant profondes, il
s'efforce de montrer comment du vrai métaphysique, ou des
possibilités idéales, procède le vrai physique, c'est-à-dire les
réalités actuelles. La possibilité ou l'essence implique un effort
vers l'existence: chaque possible, en vertu d'une loi vivante,
tend à devenir réel, et il serait réel s'il ne rencontrait pas
quelque obstacle qui le rend impossible, soit provisoirement,
soit définitivement, auquel cas il n'est réellement pas possible.
Tous les possibles ne peuvent se réaliser à la fois: il en
est qui s'excluent et se contredisent; de là une sorte de lutte
entre des prétentions rivales. Ces prétentions ne peuvent
toutes être satisfaites, mais il en résulte toujours, dans la
réalité, la combinaison par laquelle peut exister le plus grand
nombre de choses[136]. On voit que c'est le parallélogramme
243
des forces transporté dans le principe d'où dérive l'univers.
Cette évolution des possibles qui sont en même temps des
puissances, des forces, des causes de mouvement, explique
tout, selon Leibnitz, par une dialectique idéale et réelle. Le
mécanisme intelligible, d'ailleurs, n'exclut pas dans le principe
des choses la liberté, dont il est l'instrument.
Si cette lutte des possibles imaginée par Leibnitz dans l'activité
primordiale est une pure hypothèse, elle devient la vérité
dans notre activité intelligente. Il n'y a pas en nous de
dialectique purement formelle comme celle des métaphysiciens,
car toute dialectique de la pensée enveloppe une mécanique
qui aboutit à l'action et au mouvement; aussi notre
pensée est-elle toujours accompagnée de quelque action.
L'idée directrice de toutes les autres, celle de liberté, ne
saurait donc rester abstraite. La liberté, pour parler le langage
de Leibnitz, est un possible qui doit, lui aussi, prétendre et
tendre à l'existence en nous, par une sorte de prétention
idéale et de tendance réelle ou active. La conception de cette
puissance supérieure ne saurait rester en nous à l'état d'une
simple possibilité logique; elle s'accompagne nécessairement
de quelque tendance à l'action, elle commence sa réalisation
et ne se conçoit qu'en se réalisant déjà: car, selon la parole
d'Aristote, savoir c'est faire, et faire c'est savoir.
«L'intelligence est comme l'âme de la liberté,» disait Leibnitz.
Seulement, mesurant encore mal la puissance des idées, Leibnitz
244
ne voit toujours dans cette intelligence, dans cette conscience,
qu'une réflexion par laquelle le développement interne
de l'âme devient pour l'âme un spectacle. Il ne pousse pas
jusqu'au bout l'analyse, il ne s'aperçoit pas que le spectateur
même va transformer le drame. L'introduction du spectateur,
au lieu de laisser passivement le drame se développer suivant
son plan primitif, y entre comme élément, fait partie du plan
et du drame même. Il n'y a pas, comme dans nos théâtres,
l'acteur qui joue son rôle, et un spectateur passif; c'est l'acteur
même qui est spectateur. Et quand il devient spectateur, il ne
joue plus de la même manière qu'auparavant. Le spectacle modifie
donc le drame; la contemplation modifie l'objet contemplé.
C'est une vision qui agit sur la chose vue, c'est un
miroir qui transforme les objets; bien plus, ce vivant miroir
arrive à produire lui-même toute une série d'objets qui, sans
lui, n'eussent pas existé.
Dans l'idéalisme de Kant, non moins que dans celui de
Leibnitz, l'idée de liberté pourra être introduite comme un
moyen terme entre le phénomène et le noumène. L'idée de
liberté étant en même temps une puissance, par cette idée
l'homme est en possession actuelle de sa raison, qui descend
alors, en quelque sorte, dans la série des phénomènes; par
cette idée la «raison» est en même temps «nature». Il n'y
a pas d'un côté le sensus sans l'intellectus, et de l'autre l'intellectus
sans le sensus: les deux mondes, intelligible et sensible,
semblent coïncider dans la conscience que l'être raisonnable
a de lui-même et de son pouvoir, dans son idée active de
l'activité même.
Tout, dans le mensonge, «est expliqué et déterminé par les
antécédents du menteur»,—dit Kant; mais dans ces antécédents
mêmes, ajouterons-nous, il faut compter l'idée de la
liberté et l'action motrice de cette idée, dont l'intervention
peut suspendre ou faire dévier le cours antérieur des causes
naturelles. Pour prédire les actions par leurs conditions
phénoménales, il faut donc aussi calculer l'intensité de cette
idée.
Si le tort des naturalistes est de ne pas voir que, parmi
les forces naturelles, se trouve l'idée de liberté, le vrai tort
des idéalistes n'est pas de croire à la puissance des idées,
mais au contraire de n'y pas croire encore suffisamment. En
refusant à l'idée de liberté la puissance de produire un effet
de plus en plus conforme à elle-même, de se réaliser au moins
partiellement et progressivement comme les autres idées,
245
ils s'arrêtent à moitié chemin dans leur idéalisme. Kant a
admirablement défini la volonté en l'appelant: la propriété
d'être cause par ses idées de la réalité des objets de ces
idées mêmes. Dans cette définition, il semble avoir en vue
la puissance déterminante des idées, qui réalisent leurs objets
dans la conduite. Allons jusqu'au bout de cette définition et
nous pourrons dire aux idéalistes:—Puisque j'ai, selon vous,
la propriété de produire par mes idées les objets de ces idées,
je dois avoir la propriété de produire, par l'idée subjective de
ma puissance libre, la réalité au moins partielle de cette puissance
même. Donc, du déterminisme la liberté tend à surgir;
donc, de votre point de départ subjectif il n'est pas absolument
impossible de passer à un effet objectif; donc, de ce que vous
appelez la raison sort la volonté, et c'est surtout en ce sens qu'on
peut parler avec Kant d'une raison pratique par elle-même.
VI. L'idée-force de liberté et l'idée de l'avenir.—Nous
avons vu que le problème du libre arbitre vient se concentrer
peu à peu dans la considération du temps. Les uns cherchent
au libre arbitre un refuge dans le temps même; les
autres, comme Kant, placent au contraire la liberté hors du
temps. Nous savons ce qu'il y a de hasardeux dans cette
dernière ressource. Quant au refuge du temps pour le libre
arbitre, on peut le considérer au point de vue mécanique
et au point de vue psychologique. Nous avons montré combien
il est peu sûr au point de vue mécanique. Dans les questions
mécaniques, le temps est ce qu'il y a de plus dépendant;
on le traite comme une pure conséquence qui est
donnée et fixe quand les principes sont donnés: le temps
d'une éclipse, par exemple, n'offre aucun élément de variation.
On considère donc le temps en son abstraction comme sans
efficace par lui-même, comme une pure forme, dirait Kant,
et cette forme est par excellence celle du déterminisme. Il
n'en est pas de même de la distance, parce que, l'espace
étant plein, la distance répond à un nombre plus ou moins
grand de forces, à une quantité plus ou moins grande de
matière: si l'espace est plein, le temps, en un certain sens,
est vide, la quantité de matière et de force n'y croissant
point. Supposez un glacier absolument immobile: un kilomètre
carré de glace contiendra plus de matière et plus de force
qu'un mètre carré; mais une année, pour ce glacier immobile
par hypothèse, ne contiendra rien de plus qu'un jour:
des données identiques en des temps différents sont toujours
des données identiques, et la différence du temps est
246
objectivement indifférente. L'accroissement du temps n'est
une expression et une première image du progrès que pour
l'esprit qui le calcule, et il ne devient un progrès réel que s'il
recouvre un progrès de l'activité, de l'intelligence, de la
sensibilité. Chercher le libre arbitre dans le temps, au point
de vue mécanique—et cela, en voulant garder le principe de la
conservation de la force,—c'est donc précisément, comme nous
l'avons fait voir, chercher le libre arbitre dans le domaine de la
plus grande détermination et de la plus grande passivité.
Mais il n'en est plus de même au point de vue psychologique.
L'idée du temps, ici, peut commencer à nous affranchir;
elle peut produire dans le déterminisme même ce que
nous avons appelé une première approximation de la liberté.
La supériorité du déterminisme humain sur les pures machines
(auxquelles voudraient l'assimiler des théories grossièrement
mécanistes), consiste précisément en ce que l'intelligence
conçoit le temps. Il y a donc un problème très intéressant de
psychologie:—Quelle influence l'idée de temps exerce-t-elle
dans le déterminisme de nos actions?—Elle y peut produire
des phénomènes de suspension et de direction nouvelle,
comme si nous disposions du temps en une certaine mesure
par l'idée même que nous avons d'un tel pouvoir. Et c'est
là une confirmation nouvelle de notre doctrine sur la force
efficace des idées. Quand, dans l'emportement tout mécanique
de la passion, surgit l'idée de l'avenir, cette idée produit
un phénomène d'arrêt. Ce qui distingue l'action purement
réflexe de l'action plus ou moins volontaire, c'est la conscience,
et la conscience suppose un certain temps intercalé entre
l'excitation et la décharge. Eh bien, placez dans cette conscience
l'idée du temps même, et vous avez une complication
de la plus haute importance. L'être conscient vivra par
anticipation dans l'avenir, et il y aura comme une réaction
de l'avenir anticipé sur le présent,—réaction soumise à des
lois déterminées et qui pourtant nous rapproche d'un idéal de
liberté. Cette approximation est d'autant plus grande que nous
faisons entrer un espace de temps plus vaste dans notre calcul.
Que sera-ce si j'essaie, tant bien que mal, de concevoir les
choses sub specie æterni? Ce sera alors l'idée de ce qu'il
y a de plus durable qui tendra à se réaliser dans ma conduite:
je m'efforcerai, comme si j'étais la providence, d'agir
pour l'éternité, et aussi pour l'immensité, pour l'universalité
des êtres. Je me désintéresserai de mon moi, peut-être périssable,
pour considérer la durée infinie des siècles, l'intérêt
permanent de l'humanité, l'intérêt éternel du monde, tel que
247
je me le figure symboliquement dans ma pensée. L'action
toute mécanique sans considération de temps, c'est la passion
pure; l'action avec considération de temps limité, c'est
l'intérêt proprement dit; l'action sub specie æterni, ou
universi, c'est le désintéressement et la moralité idéale;
c'est en même temps la plus grande approximation possible
de la liberté au sein du déterminisme. L'idée du temps
et de l'éternité est donc un élément capital du problème psychologique;
dans cette sorte de tempête intérieure qui
est la passion, elle produit le même effet qu'une large main
qui, au moment où les vagues se soulèvent et vont tout submerger,
les aplanirait en les refoulant et les ferait s'étendre,
équilibrées, apaisées, sur un espace indéfini.
Concluons qu'au point de vue psychologique, c'est par l'idée
du temps que nous disposons du temps et semblons le «suspendre»,
ce n'est pas par une sorte de miracle mécanique,
comme celui que quelques philosophes ont proposé. L'idée permet
d'asservir le mécanisme, mais comme Bacon veut que nous
asservissions la nature: parendo. Pour produire un effet mécanique
sans une action mécanique, nous avons vu qu'il faudrait
produire cet effet sans y penser, sans se le représenter dans sa
pensée, et conséquemment sans l'avoir déjà commencé par cette
pensée. Nous ne pourrions échapper tout à fait au mécanisme
que par une idée qui n'aurait absolument plus rien ni de
mécanique ni de sensible, une νοησις ανευ φαντασιας, une pensée
sans manifestation cérébrale, comme celle que s'attribuent
un peu généreusement les spiritualistes. Du moins y a-t-il
des idées qui se rapprochent de ce pur idéal, sans l'atteindre,
et parmi lesquelles nous placerions volontiers l'idée de l'éternité.
C'est en agissant sous l'influence de ces idées que
nous tendons le plus directement vers notre idéal de liberté.
L'idée de ce qui serait hors du temps agit alors dans le
temps même. De là encore une théorie synthétique, où peuvent
se rencontrer les adorateurs du temps et les adorateurs
de l'éternité.
Il résulte des considérations qui précèdent que, loin
d'exclure la réaction de l'idée sur le fait à venir, le déterminisme
tel que nous l'avons rectifié présuppose cette réaction.
Et il faut la concevoir comme capable d'une énergie et
d'une flexibilité dont les bornes nous sont inconnues. Le possible
et le probable ont beau n'être au fond que des idées, auxquelles
répondent primitivement dans les objets des rapports
réels et certains, ces idées réagissent secondairement sur la
248
nécessité aveugle. L'idéale indétermination de l'avenir pénètre
dans le déterminisme même sous cette forme d'idée, et
d'idée directrice.
Est-ce là une indétermination absolue?—«Si nous pouvions
tenir compte de tout ce qui agit dans l'âme d'un homme,
disait Kant, nous pourrions calculer sa conduite future.» On a
essayé, dans cette question, de retourner contre Kant le principe
même dont il est parti, à savoir que les phénomènes, ou
cela seul qui est objet de représentation, tombent sous le
déterminisme. Et qu'est-ce qui est objet de représentation? Des
faits; or, selon certains néo-kantiens ou criticistes, les faits ne
peuvent être que ce qui est accompli déjà; le passé, selon eux,
est donc seul soumis aux lois nécessaires. Il serait contradictoire,
ajoutent-ils, de nous dire que l'avenir peut nous
être représenté et plus évidemment encore de dire qu'il peut
nous être présenté:—«Cet avenir prétendu n'est qu'un
passé décoré du nom de futur. L'avenir ne peut donc être
déterminé[137].»—Dans ce passé, a-t-on dit encore, qui a
été et qui est, avec le présent, la seule réalité achevée ou
s'achevant, il y a sans doute une nécessité; «mais le futur
est encore dans le néant; on ne peut pas dire qu'il soit
nécessité, car il n'est pas[138].» Nous ne saurions admettre ce
raisonnement. Le déterminisme ne porte pas seulement sur
les phénomènes et sur les faits accomplis, mais sur leurs lois de
succession. Or, si le phénomène est passé, la loi peut et doit
être toujours présente. Ce n'est donc pas seulement «le passé
qui est soumis aux lois nécessaires»; par cela même que
nous concevons des lois et encore mieux des lois nécessaires,
ces lois sont indépendantes du temps et des termes mêmes
qu'elles relient. Donc encore, si nous nous représentons ou
présentons l'avenir, ce n'est pas seulement en nous représentant
des phénomènes passés, mais en concevant des rapports
présents et futurs; il n'y a là rien de contradictoire. L'avenir
n'est pas un simple passé décoré du nom de futur: c'est le
passé, plus une loi qui est toujours actuelle. Donc enfin «l'avenir
peut être déterminé».—D'ailleurs, l'argument qu'on
vient de lire prouverait trop et s'appliquerait même aux lois
physiques et astronomiques; on ne pourrait plus prédire une
éclipse, pour cette raison qu'elle est un passé décoré du nom
de futur ou qu'une éclipse à venir ne peut être nécessitée
puisqu'elle n'est pas. La vraie question n'est point de savoir si
249
les phénomènes futurs peuvent être présents, mais si leur loi
et leurs conditions ou causes peuvent être présentes et relier
les divers moments de la durée.
Loin de croire ainsi qu'il soit impossible et même contradictoire
de se représenter l'avenir dans la pensée, nous
croyons que c'est seulement en nous représentant notre
avenir qu'il nous est possible, à nous, de le faire exister
par nous. Laplace, supposant une intelligence universelle,
capable de soumettre toutes les forces de la nature à l'analyse
mathématique, lui faisait résoudre ce problème déjà
indiqué par Leibnitz et Kant:—Étant donné l'état présent du
monde, en déduire le passé et le futur.—Peut-être, remarquerons-nous
d'abord, un tel calcul est-il de fait impossible
au sens mathématique, si les phénomènes et les êtres constituent
une multiplicité infinie en tous sens, qui ne se laisserait
pas mettre en équation régulière: l'infinité actuelle échappe
peut-être au calcul même de Leibnitz. A cause de cela même,
elle peut devenir pour nous un espoir de délivrance, sinon une
raison de liberté immédiate: il semble que l'infinité se concilie
mieux avec la flexibilité, avec la variabilité, avec le progrès.
Si les combinaisons possibles des choses sont en quantité
infinie, au lieu d'être bornées à tels ou tels effets monotones,
nous pouvons mieux espérer, du sein de cette infinité, l'avènement
progressif d'un monde nouveau, surtout quand nous
arrivons à concevoir cette infinité et à agir sous cette idée
directrice. En un mot, l'infinité dans le déterminisme et dans
la pensée, c'est la fécondité dans le déterminisme même. Supposons
cependant possible le calcul de Laplace, il y a un
second problème qui rentre dans la question générale de
l'influence des idées: c'est de savoir si l'individu ne pourrait
pas faire lui-même, non pour un autre, mais pour soi, le
calcul de la conduite à venir. Il ne s'agit plus ici d'un monde
qui m'est pour ainsi dire extérieur et étranger, et qui va
son chemin sans se douter que je détermine en ce moment à
priori la trajectoire qu'il va suivre; il s'agit de cet individu
qui est en moi, qui est moi-même, et dont je veux prédire
toutes les démarches à venir[139]. Supposons-nous donc capables
de faire ce calcul avec toute la compétence requise, comme
l'intelligence universelle dont parlent Laplace et du Bois-Reymond.
250
«Cette vue entière de l'avenir, a dit un partisan du fatalisme,
serait le plus cruel des supplices[140],» parce que nous nous
sentirions «aussi impuissants à agir qu'à modifier le cours
des astres; si l'esprit doué de cette prescience, prophète clairvoyant,
«ne savait d'avance combien seraient vains les vœux
qu'on pourrait former, il en formerait un seul, celui de perdre
toute sa science de l'avenir.» Il aimerait mieux recommencer
à vivre dans un monde comme le nôtre, où l'immense majorité
des hommes ne pensent pas, où la foule inconsciente semble
avoir compris la profondeur du conseil donné à Faust par son
conseiller railleur: traverser le monde sans rien approfondir.—Selon
nous, il y a dans ce découragement un fatalisme excessif,
où se glisse encore un souvenir du λογος αργος. L'analyse du
problème n'est pas poussée assez loin. Soit ma conduite à
venir complètement déterminée ou tout au moins partiellement
déterminée dans toutes ses circonstances importantes;
me voilà en possession du tracé de la trajectoire que je vais
décrire, et il s'agit de savoir si l'avenir vérifiera ma prévision.
Mais voici ce qui va se produire, en vertu même de la réflexion
de la conscience sur soi. Si tout ce qui arrive dans le présent
a une cause dans le passé, tout ce qui arrive dans le présent
est aussi une cause pour l'avenir: ces deux propositions réciproques
sont le fondement même du déterminisme. Par suite,
outre les causes qui constituent mon état présent et dont j'ai
calculé les effets, il y a une autre cause qui doit aussi exercer
son influence sur l'avenir: à savoir le résultat de mon calcul ou
ma prévision elle-même, qui, étant comme une expérience
anticipée, a pour modifier la conduite la même propriété
qu'aurait l'expérience. L'avenir, en tant qu'il est pensé et
produit par moi-même, est donc un avenir modifiable pour
moi-même. En d'autres termes, connaître l'avenir, c'est connaître
tous les effets des causes actuellement ou prochainement
agissantes; mais, parmi ces causes, une des principales,
une de celles qui peuvent et doivent modifier les effets
de toutes les autres, c'est précisément la connaissance même
et l'idée de tous ces effets, ou de l'avenir; dès lors, il ne faut
plus poser comme entièrement déterminé indépendamment
de ma connaissance ce qui n'est déterminé en partie que par
cette connaissance. Quoi qu'il fasse, l'être pensant ne peut se
considérer lui-même comme un mécanisme inerte et passif.
La prévision n'est pas une simple prescience contemplative
qui verrait d'avance s'écouler sans elle le fleuve des choses:
251
elle modifie et produit en partie ce qu'elle prévoit; elle est pour
ainsi dire une prémotion.
Aussi nous concevons-nous plutôt dans l'avenir sous la forme
de la liberté, tandis que nous arrivons par la réflexion et
l'analyse à déterminer pourquoi nous avons agi de telle
manière dans le passé. Avoir conscience d'un futur possible,
c'est avoir conscience de la première et essentielle condition de
sa réalité, puisque cette condition est ma pensée même; il
n'est donc pas étonnant que je me voie libre en une certaine
mesure de commencer la réalisation de l'avenir, puisque
effectivement je tiens le premier anneau et n'ai qu'à tirer
vers moi les autres. L'intelligence est à la fois le pouvoir de
lier et celui de délier: en pensant les choses du dehors, nous
les lions, et la science même consiste dans cette liaison; en
les pensant du dedans et en nous, en nous pensant nous-mêmes,
nous pouvons nous délier en une certaine mesure par
rapport à l'extérieur, mais en nous reliant toujours à quelque
motif intérieur ou supérieur. L'idée de l'avenir indéterminé
tend ainsi à déterminer dans le cours des choses, par une sorte
d'interférence, une certaine indétermination partielle et relative,
ou plutôt un certain équilibre. Cet équilibre peut amener
la partielle dépendance des choses par rapport à notre pensée
agissante, non plus seulement voyante ou expectante. C'est
dans cette mesure que nous pouvons dire comme le Dieu de
Bossuet:—Je ne pense pas les choses à venir uniquement
parce qu'elles seront, mais elles seront en partie parce que je
les pense.
252
CHAPITRE DEUXIÈME
PUISSANCE EFFICACE DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ.—I. LIBERTÉ
ET SÉLECTION NATURELLE.—II. LIBERTÉ ET FINALITÉ IMMANENTE
I. Liberté et sélection naturelle. Application des théories de Lamarck et de Darwin.
II. Liberté et finalité. Substitution du déterminisme des causes finales au déterminisme
des causes efficientes. Organisme produit par le désir de liberté.
III. Caractère relatif du mécanisme et de la finalité.—Leur impuissance à exprimer
le fond de l'activité universelle.—Félicité et liberté.
I.—Liberté et sélection naturelle.
Les théories de Lamarck et de Darwin, sur le jeu des
fonctions physiologiques et sur les lois fondamentales de l'organisation,
nous semblent propres à répandre quelque lumière
sur cette fonction supérieure que nous tendons à réaliser
en nous: la liberté, qui serait la vie à sa plus haute puissance.
Selon Lamarck, la tendance à la fonction crée l'organe
quand elle s'exerce dans un milieu qui en fournit les
éléments. Platon disait poétiquement que le désir fait croître
les ailes de l'âme; Lamarck et Darwin diraient presque, en un
sens scientifique, que le désir de voler, joint aux matériaux
nécessaires, est ce qui donna aux oiseaux leurs ailes. Les circonstances
développent chez l'animal un besoin par l'obstacle
même qu'elles opposent à une fonction; le besoin n'est donc
que la fonction tendant à s'affranchir des obstacles. Par là la
fonction tend à s'accroître en intensité et à se perfectionner
sous le rapport de la qualité, pour s'approprier au milieu tout
en le soumettant à sa dépendance. Il en résulte une série d'actions
et de réactions, par lesquelles se transforment à la fois et
la fonction et ce milieu le plus immédiat qui constitue l'organe.
La tendance à la fonction, force supérieure, agit sur les
forces inférieures, et se sert de leur résistance même comme
253
d'un moyen, semblable à l'architecte qui tourne les obstacles
au profit de son œuvre en les faisant entrer dans son plan. Le
rudiment de la fonction agit sur le rudiment de l'organe, qui
réagit à son tour sur la fonction; et de ces actes répétés naissent
des habitudes, c'est-à-dire un accroissement des puissances
par la diminution des résistances. Par l'hérédité se
transmettront ensuite et les tendances instinctives et des
organes plus dociles à leur action; les générations successives,
en perfectionnant la machine organisée, aplaniront peu
à peu les obstacles devant le désir, qui trouvera à son service
des instruments plus parfaits. L'existence d'un besoin prouve
physiologiquement l'existence au moins rudimentaire d'un
organe qui, en se développant, pourrait le satisfaire; et d'autre
part, la tendance à satisfaire le besoin développe l'organe
même. On ne désire pas ce qu'on ne fait pas déjà à quelque
degré; s'il est vrai de dire qu'il n'y a aucun désir de l'inconnu,
c'est que la connaissance est déjà l'action. L'action, en
se révélant elle-même, est aussi la révélation d'une puissance
capable de progrès; c'est une ouverture sur un horizon dont
on ne voit pas les bornes. Aussi Platon disait-il encore, dans
sa poésie métaphysique, que le désir est fils de la richesse et
de la pauvreté. L'être qui constamment désire des ailes et en
porte le premier germe transmettra ce germe avec ce désir à
ceux qui le suivront, et un jour viendra peut-être où, grâce aux
efforts accumulés des générations, les derniers venus verront
devant eux s'ouvrir l'espace.
Les mêmes lois se retrouvent dans la vie intérieure. Si notre
désir dominant est celui de la liberté, c'est que déjà peut-être
nous portons en nous un moyen quelconque de libération
progressive. Ce moyen, cet organe est l'intelligence même,
«âme de la liberté», et la tendance à la fonction suffit pour
le produire au jour. Ici en effet la tendance agit dans un milieu
plus voisin d'elle-même. Entre le désir de voler et les ailes,
quelle distance et que de moyens termes à franchir! Cependant
ils ont été franchis. Mais les organes de la volonté tendant
à la liberté sont ce qu'il y a de plus voisin d'elle: la
pensée, le sentiment, l'action; bien plus, la liberté complète
et idéale serait à elle-même son organe, elle serait la fonction
exercée sans intermédiaire, l'action qui pour se poser n'aurait
besoin que de soi, la puissance qui se rendrait actuelle elle-même:
ce serait l'aile toujours déployée qui plane au-dessus
de toutes choses.
Les lois physiologiques et psychologiques aboutissent donc
à une même induction; l'idée de la liberté, qui en est aussi le
254
désir, doit peu à peu s'approprier et s'adapter tous les penchants
de l'être sensible et raisonnable. S'il est une tendance
qui ait existé toujours dans l'humanité, c'est la tendance à
accomplir cette suprême fonction de la vie psychique: croire
qu'elle ne peut se satisfaire en aucune façon, ce serait croire
que l'humanité, ou la pensée consciente, a travaillé en vain,
quand la nature même, ou la pensée obscure, est plus ou
moins parvenue à produire ce que cherchait son instinct à la
fois aveugle et infaillible.
Ici intervient le maître des maîtres, le temps, qui agit en
accumulant, en thésaurisant, sous la forme de l'hérédité et de
la sélection naturelle. L'être qui, grâce à quelque circonstance
heureuse, se trouve avoir un avantage matériel ou intellectuel
sur les autres tend à transmettre sa supériorité de génération
en génération; or, l'idée de liberté est une supériorité intellectuelle
et morale. L'être qui s'abandonne passivement et
auquel fait défaut ce que les physiologistes appellent la réaction
personnelle, ce que les psychologues appellent la volonté, cet
être manque de résistance et tend à s'effacer dans la lutte pour
la vie. Au contraire, un organisme assez perfectionné pour
arriver à se diriger lui-même, ne fût-ce que par la seule idée
de sa direction possible, un organisme qui réussit à réagir
par la seule pensée d'une réaction possible et désirable, un tel
organisme est supérieur aux autres comme l'intelligence est
supérieure à l'instinct de la brute. Il ressemble à un banquier
qui trouverait moyen d'augmenter son trésor par des idées
intérieures et par un désir intérieur, portant ainsi en lui-même
une mine d'or inépuisable. L'être qui parvient à dire moi, à
poser son moi sous forme de réaction et d'action en face des
choses, marque donc un progrès dans l'évolution de la nature.
Ce progrès, il le transmet par hérédité, et la sélection assure
le triomphe aux volontés les plus énergiques, soit chez les
individus, soit chez les peuples. C'est pour cette raison que les
nations trop fatalistes finissent par s'immobiliser et par disparaître;
les nations individualistes, au contraire, qui sont aussi
les nations libérales et qui favorisent le développement de la
volonté personnelle, ont de plus en plus devant elles l'avenir.
C'est à la condition, pourtant, que leur individualisme n'exclue
pas l'esprit de communauté et de libre association, l'idée et
l'instinct de l'universel, forme supérieure de liberté.
De ces lois darwiniennes résulte une transmission héréditaire
et un progrès de l'idée de liberté à travers les âges. L'idée
de liberté est la forme héréditaire de la conscience humaine,
le désir de la liberté est l'instinct humain par excellence.
255
II.—Liberté et finalité immanente
Si nous passons du point de vue expérimental au point
de vue métaphysique, nous aboutissons à des conclusions
analogues. Mettons-nous, pour un instant, au centre de perspective
que préfèrent ceux qui voient sous le mouvement le
désir et, sous la cause mécanique, une certaine finalité en
action.
Selon Aristote, Leibnitz et Kant, la série mécanique des conditions
efficientes, prise en sens inverse, peut devenir une série
de moyens, quand un être doué d'intelligence ou de désir tend
à une fin. Le tout, en se concevant lui-même, détermine alors
l'existence des parties qui doivent le produire comme effet, ou
au moins l'achever, le perfectionner; ce qui ne semblait du
dehors qu'un pur mécanisme apparaît alors comme étant par
dedans un organisme. Et c'est en cela que consiste la vie. Les
mouvements de l'être vivant, outre qu'ils sont dérivés du
passé, semblent en même temps les anticipations de l'avenir. La
résultante y est une attente, l'impulsion une attraction; en
d'autres termes, les mouvements sont psychologiquement des
tendances, et, leur objet étant des biens sentis ou pressentis,
ces tendances ne peuvent être, selon la pensée d'Aristote, que
des désirs[141]. Ce serait donc quelque chose d'analogue à
l'appétit qui serait le principe interne et le fond psychologique
du mouvement. L'appétit est ce qui produit et
anime tout organisme; il est la vie même. Mais la loi de
l'appétit est d'aller au plus grand bien réel ou apparent; il
tend à la jouissance et au bonheur. La certitude de cette
détermination au plus grand bien constitue donc encore
un déterminisme, supérieur sans doute au déterminisme
purement mécanique, et qui pourtant nous présente les mêmes
choses dans un ordre contraire. Toutefois, ce changement de
point de vue peut entraîner d'importantes conséquences. En
premier lieu, la tendance des moyens à la fin ne semble
plus offrir un caractère de contrainte brutale, mais de «spontanéité
intime» qui n'en demeure pas moins une certitude et
une détermination; les moyens semblent se disposer d'eux-mêmes
en vue de la fin, du moins dans la «finalité interne»,
qui est la vraie et qui caractérise les êtres vivants. Le désir ne
subit de contrainte véritable que de la part des obstacles qui le
256
contrarient; mais en lui-même, dans ce qu'il a de positif, on
peut supposer qu'il part d'une mystérieuse spontanéité, d'une
volonté plus ou moins affranchie et déjà en possession d'un
certain bien, dont elle jouit librement, dont elle veut continuer
de jouir. Ce qui, selon les partisans de la finalité vivante,
nous empêche souvent de comprendre et d'admettre cette
spontanéité dans l'élan des moyens vers la fin, c'est la confusion
vulgaire de la finalité externe avec la finalité interne et
immanente. Nous ne devons pas juger la nature vivante, qui
travaille par le dedans et est ouvrière de son propre progrès,
comme nous jugeons les œuvres que l'homme travaille
et perfectionne par le dehors. Selon Aristote, selon
Leibnitz et surtout Kant, c'est là une erreur de l'imagination
vulgaire et un des plus grands obstacles à la conception
de la liberté, parce qu'elle en supprime la première condition,
c'est-à-dire la spontanéité radicale. Nous nous figurons des
substances inertes, mal à propos nommées causes, et une fin qui
agit sur elles extérieurement ou mécaniquement. Nous ne pouvons
plus alors concevoir qu'un mécanisme externe, incompatible
avec la spontanéité, quand il faudrait concevoir un mécanisme
automoteur, conséquemment un «dynamisme», conséquemment
encore une évolution spontanée, quoique certaine
et infaillible, de là pensée et du désir. Il importe donc, nous
disent Aristote et Leibnitz, de ne pas retomber dans la conception
même d'où l'on voudrait sortir, celle du mécanisme
extérieur, et de ne pas raisonner sur la surface concave ou
mentale des choses, qui est tournée vers le centre, comme s'il
s'agissait encore de la surface convexe et physique, qui s'offre
à l'action de tous les autres êtres. Les lois mécaniques et extérieures
étant une fois reconnues comme la traduction et l'effet
au dehors de lois intérieures et psychiques, on n'a plus le droit
de se figurer des substances inertes en repos, puis des causes
actives en mouvement qui viennent pousser les substances
inertes et leur donner la chiquenaude dont se moquait Pascal.—Telle
est, si nous ne nous trompons, la pensée qu'on
retrouve obscurément exprimée dans l'harmonie préétablie
de Leibnitz. Malheureusement, l'exemple des horloges, que
Leibnitz répétait comme plus populaire, figurait tout le contraire
de sa pensée et substituait dans l'être organisé l'harmonie
par le dehors à l'harmonie par le dedans. Leibnitz
rendait bien mieux sa propre idée quand il comparait l'univers,
où tout vit et vibre, à un chœur de musiciens: dans ce
chœur, chacun fait sa partie en tâchant de s'accorder avec
tous les autres, mais sans exercer sur eux aucune action
257
proprement matérielle et impulsive; il agit par la seule
influence d'une communauté de sentiment ou d'obscure
pensée, par le seul attrait d'un bien commun et d'une commune
existence, par le seul pressentiment d'un commun idéal et
d'un progrès vers cet idéal. Si les monades n'ont point de
fenêtres sur le dehors, c'est qu'elles s'accordent, se perçoivent
et en un certain sens se pénètrent par le dedans; le bien et
l'être, dont la jouissance plus ou moins complète est comme
centre partout et comme circonférence nulle part, n'est le
moteur de leur activité que parce qu'il en est le mobile; il n'est
pas en dehors d'elles: en lui elles existent, vivent et se meuvent.
Le dehors et l'étendue ne sont que des relations et des
symboles de l'imagination: tout, au fond, est interne, conséquemment
vivant, sentant, agissant et spontané.—Nul n'a
mieux développé la pensée de Leibnitz que Schelling: il a
essayé de montrer comment, dans la nature et dans l'art, ce
que nous appelons les moyens s'organisent d'eux-mêmes en
vue de leur fin. Dans la nature vivante, comme dans le génie
artistique, l'idée directrice, qui est en réalité désir organisateur,
fait surgir en elle ou autour d'elle, sans même le savoir,
des forces auxiliaires dont elle devient la dominante. Dans
le germe animé, avec la vie s'éveille et se sent l'appétit; puis
les organes propres à satisfaire cet appétit semblent se disposer
d'eux-mêmes et se coordonner en vue du résultat final. L'être
animé désire-t-il se mouvoir dans l'espace; aussitôt, comme
l'a dit M. Ravaisson, de tous ses organes «émergent des
mouvements élémentaires qui répondent d'eux-mêmes à son
appel». Ces mouvements, tout mécaniques pour le physicien,
sont pour le psychologue des désirs plus ou moins psychiques.
L'être vivant désire-t-il changer et se mouvoir dans le temps;
les changements auxiliaires, pensées et tendances secondaires,
convergent encore au but proposé. Chaque désir de
l'être vivant est comme l'astre central qui, en se mouvant,
entraîne avec lui tous ses satellites. Dans l'inspiration du
génie, même attraction de l'idée et du sentiment dominateurs
sur les idées et sentiments secondaires. L'artiste aspire à la
réalisation d'un idéal: aussitôt, par un travail dont il n'a pas
même conscience, les idées et les sentiments se groupent pour
former comme un organisme plus ou moins conforme au type
conçu et désiré; les mots eux-mêmes suivent les idées et s'y
approprient, de telle sorte que l'organisme principal se produit
et s'achève par le concours d'une multitude indéfinie
d'organismes secondaires.
Les considérations métaphysiques de ce genre, sur le rôle
258
du désir dans l'univers, peuvent sans doute être contestées:
on peut se demander jusqu'à quel point il est légitime
d'étendre au dehors ce que l'être intelligent aperçoit en lui-même.
Mais, que la finalité existe ou n'existe pas sous une
forme quelconque dans le monde extérieur, toujours est-il
que le désir existe en nous,—désir conscient qui, sous le
nom de volonté, tend à une fin préconçue ou pressentie:
nous réalisons en nous la finalité. Or, puisque le désir est le
grand ressort de notre vie psychologique, le désir de la
liberté devra exercer aussi son influence, selon cette loi d'attraction
intérieure qui est propre aux idéaux conçus par la
pensée et pressentis par la sensibilité. De plus, quand le
désir de la liberté acquiert une énergie inaccoutumée, nous
devrons voir vraiment ici les moyens se disposer en vue de
la fin et la série mécanique se changer en une série organique.
Comment se représenter, dans ce cas, le type que tend à
réaliser cette sorte d'organisation intérieure qui n'est pas
sans analogie avec l'inspiration artistique?
La vraie liberté, identique au fond à l'activité sans limites, est
une chose sans forme sensible, qui n'offre point par elle-même de
prise à l'imagination, comme en offre le type d'une œuvre de la
nature ou d'une œuvre de l'art. Pour se conformer à ce qui est
précisément sans forme, toutes les formes sensibles, toutes les
représentations de biens matériels et de jouissances brutales
devront donc tendre à s'affaiblir et à s'évanouir; toute sensation
grossière, toute image trop vive qui pourrait opposer ses
contours définis au type idéal de la liberté absolue reculera peu
à peu, pour se confondre dans une perspective lointaine avec les
autres objets des sens. Le premier effet du désir de la liberté
sera ainsi une action répulsive par rapport à tous les désirs
sensibles: les réalités matérielles, se dispersant pour ainsi dire
à l'apparition de cette lumière supérieure que Platon appelait
intelligible, sembleront des ombres prêtes à rentrer dans la
nuit.
La représentation des objets matériels, qui ne sont après
tout que des mouvements, est un mouvement elle-même; le
désir de la liberté devra donc d'abord tendre à une sorte
de repos. Ce qui était, au point de vue mécanique, une neutralisation
mutuelle des courants nerveux, devient, au point
de vue de la conscience, un équilibre des désirs inférieurs sous
l'influence d'un désir supérieur. Ne nous représentons pas ce
repos comme le calme de l'inertie; c'est plutôt le calme de
la force: c'est le moi prenant possession de lui-même.
259
L'aspiration à l'indépendance et à la liberté «intelligible»,
qui n'offre point l'agitation propre aux passions sensibles,
produira peu à peu l'apaisement des désirs brutaux et des
appétits, loin de produire en nous le trouble. Du reste, cet
apaisement moral n'est pas instantané; il se manifeste, comme
dans une masse agitée, par des ondulations de moins en
moins irrégulières, qui se produisent à la fin d'une manière
égale et dans tous les sens autour du centre; et ici, le centre
est l'idée du moi ou de la volonté personnelle.
En même temps qu'une influence répulsive sur les parties
inférieures de notre être, le désir de la liberté exerce
une influence attractive sur toutes les parties de ce «monde
intelligible» que chacun de nous porte dans son intelligence.
Les idées du bien, du désintéressement, d'universelle raison,
d'universel amour, d'un règne universel des libertés, se présentent
à notre pensée comme les naturels organes de cette
liberté même que nous désirons. Par eux il semble que nous
vivrons le plus en nous, et aussi le plus dans les autres.
Rendus à nous-mêmes et tout ensemble ravis à nous-mêmes,
quelque chose se produit en notre esprit qui rappelle l'inspiration
de l'art: nous inventons, nous suscitons un ordre de
perfections nouvelles; par une fécondité dont le secret intérieur
nous échappe, nous créons dans notre pensée un
nouvel univers, un monde idéal.
Selon Kant et Schelling, l'invention serait «libre» dans la nature
vivante comme dans l'art. Elle l'est en effet, peut-on dire,
en ce sens que, sans rien produire de nouveau au point de
vue mécanique, elle crée sans cesse du nouveau au point de
vue mental. Le mécanisme est toujours le même, les organismes
sont toujours différents et en progrès; les conditions
élémentaires de l'existence se suivent dans l'espace et dans
le temps selon les mêmes lois de la nécessité mécanique, mais
dans la pensée et dans le sentiment s'organisent les idées et les
désirs, que transforme sans cesse un progrès nécessaire par le
dehors et spontané par le dedans: le mécanisme, à vrai dire,
n'avance pas; l'organisation, la vie, la pensée, avance toujours.
Le caractère de liberté, c'est-à-dire au fond de progressivité
et d'affranchissement, dans cette évolution, doit être attribué
surtout à ce qu'on pourrait appeler l'invention morale, qui
conçoit et réalise des types nouveaux de beauté morale. Cette
invention, dont tous sont capables, peut s'exalter chez quelques-uns
jusqu'au génie, et ces derniers sont comme les
poètes du bien.
Pourtant, on ne saurait encore reconnaître dans cette
260
liberté purement téléologique et esthétique, dans cette «finalité
immanente» dont se sont contentés beaucoup de philosophes
allemands, une liberté vraie et absolue: c'est encore
un déterminisme des désirs parallèle au déterminisme des
mouvements. La liberté est ici une liberté d'invention, puis
d'exécution, plutôt que de volition. Nous sommes libres, à ce,
point de vue, ou nous nous croyons libres, quand notre type
idéal et notre désir sont tout-puissants sur les moyens de les
réaliser et quand ils les produisent nécessairement; il n'y a
pas de différence essentielle entré cette liberté artistique et la
liberté physique. Mon désir de mouvoir mes membres détermine
sans doute en eux tous les mouvements qui doivent le
réaliser, et je me trouve alors physiquement libre, mais mon
désir, lui, est-il libre? Non, car il n'a pas en lui-même le vrai
principe des mouvements qu'il communique; il est la face
interne d'un mouvement déjà commencé. Je désire réaliser un
idéal de beauté, et ce désir exerce une influence nécessitante
sur tous les moyens de sa réalisation, mais c'est toujours là
une sorte de liberté naturelle, non morale, même quand il s'agit
d'une beauté morale à réaliser; car mon désir ne semble pas
alors d'une autre nature que le fond interne de tous les mouvements
qui agitent l'univers; il est la conscience d'un ensemble
de mouvements convergents, concentrée en un cerveau.
Aussi, par cet ordre d'idées, arrive-t-on à conclure avec
Hegel que la liberté est la conscience de la nécessité même[142].
Cette sorte de liberté téléologique et esthétique n'en est pas
moins, selon nous, un moyen terme entre la nécessité mécanique
et l'idéal de la vraie liberté morale. De plus, pour compléter
la conception de la liberté à ce point de vue de la finalité
immanente, notre théorie des idées-forces permet encore
d'introduire un moyen terme nouveau. Nous avons vu, en
effet, que la liberté peut se prendre pour fin elle-même; or, si
on admet que la fin détermine nécessairement l'existence des
moyens qui doivent déterminer la sienne, on arrivera à dire
que la liberté, en devenant la fin du désir, tend à déterminer
l'existence des moyens propres à déterminer son
existence même. On aura ainsi, par un mouvement circulaire,
une nécessité descendante, qui a pour principe
l'idée de la liberté, puis une nécessité en quelque sorte
remontante, qui tend à réaliser la liberté. Un doute légitime
261
restera toujours sur le résultat final; mais nous obtiendrons,
ici encore, par ce mouvement circulaire, une approximation
indéfinie. L'équivalent progressif de la liberté dans
l'ordre des désirs, ou, s'il est permis de le dire, son équivalent
téléologique et esthétique, c'est donc le désir de la
liberté.
III. Caractère relatif du mécanisme et de la finalité.
Dans le mécanisme et la finalité, ces deux grands domaines
du déterminisme, nous avons rétabli successivement l'idée et le
désir de la liberté; si maintenant nous poussons plus loin
l'analyse métaphysique, le mécanisme et la finalité nous apparaîtront
comme deux aspects des choses entièrement relatifs
à la nature de notre intelligence discursive, que Platon appelait
διανοια. Il importe de mettre cette relativité en lumière,
puisqu'elle a pour conséquence de limiter les affirmations du
déterminisme et d'ouvrir à la liberté une perspective plus
étendue.
En ce qui concerne la série mécanique des choses dans le
temps et dans l'espace, nous avons reconnu déjà qu'elle est une
représentation successive, un mouvement de la pensée qui ne
s'explique pas par lui-même et paraît appeler un principe
supérieur; car enfin, pourquoi le mouvement et la succession[143]?
Il faut bien qu'il y ait quelque chose de donné et
d'immédiat, condition de tout le reste,—que ce soit matière,
esprit, ou ni l'un ni l'autre. Pour les partisans d'un mécanisme
absolu et exclusif, ce sont les parties qui expliquent le tout,
mais comment expliquer les parties mêmes? Pour les partisans
des causes finales, d'autre part, c'est l'idée du tout qui
explique les parties; mais comment expliquer et faire agir
cette idée même? Dans la réalité dernière, il n'y a probablement
ni succession mécanique ni succession téléologique,
mais immédiation: le principe du tout, des parties
et de leur évolution est immédiatement donné. Pour notre
entendement, dit Kant, «un tout réel de la nature est le
résultat du concours entre les forces motrices des parties,
tandis que, pour un entendement intuitif, intellectus archetypus
(terme emprunté par Kant aux Platoniciens), ce
serait le tout[144] qui serait donné par lui-même et déterminerait
les parties. Si donc, au lieu de concevoir le tout
262
dépendant des parties, comme le fait notre entendement
discursif, nous voulons, selon l'idée d'une intelligence
intuitive, nous représenter les parties comme dépendantes
du tout, et quant à leurs formes et quant à leurs rapports,
cela ne nous est possible, encore d'après la nature de notre
entendement, qu'autant que nous considérons non le tout
lui-même comme déterminant les parties (ce qui impliquerait,
eu égard à l'entendement discursif), mais l'idée d'un
tout comme la raison de sa possibilité et de la liaison de
ses parties. Or, dans ce cas, le tout serait un effet dont une
idée serait regardée comme la cause; il serait une fin par
conséquent[145].» Mais ce mode de représentation discursive,
qui fait le fond des systèmes cause-finaliers, ne peut
être lui-même la vérité absolue; c'est un expédient qui
repose toujours sur des considérations mécaniques de temps
et de quantité. Concevoir la fin comme une idée qui est la
cause d'une série d'effets, c'est revenir au Démiurge du
Timée, qui travaille mécaniquement la matière tout en contemplant
l'idéal; en d'autres termes, on change la prétendue
fin en cause efficiente et mécanique, on lui fait précéder chronologiquement
ses effets, et on retombe dans le mécanisme
même d'où on avait voulu sortir.
C'est précisément ce qui rend si inintelligible la liberté du
spiritualisme traditionnel. Les spiritualistes se représentent
d'abord une cause efficiente et neutre par elle-même, la
volonté, puis des motifs ou idées qui semblent agir sur elle
par impulsion, comme des moteurs étrangers. L'imagination
fait tous les frais de cette conception inexacte et contradictoire,
qui n'est qu'un machinisme de fantaisie: la finalité, ici, est
du mécanisme à rebours. D'autre part, quand l'entendement
discursif veut se représenter un mode d'action autre que l'impulsion
mécanique, un mode plus conforme à la nature d'une
cause qui, par hypothèse, serait première et métaphysique,
il est toujours tenté de substituer à l'impulsion l'attraction,
laquelle n'est elle-même qu'un aveu d'ignorance: il imagine
alors une cause finale comme une beauté qui, du sein de son
repos, meut les choses par son attrait. Cette conception d'Aristote
qui semble d'abord plus compatible avec la spontanéité,
n'est cependant encore qu'une représentation incomplète et
métaphorique.
La vérité est que le fond impénétrable des choses est au-dessus
de toutes ces combinaisons d'une pensée humaine.
263
Ce qui en nous paraît le plus s'en rapprocher, c'est la jouissance
immédiate de l'existence et de l'action, dont le bonheur
serait l'idéal achèvement. Il y a un point où nous sentons
immédiatement notre existence, où la vie en s'exerçant jouit
d'elle-même. Là il n'y a plus, semble-t-il, une simple impulsion
mécanique exercée par l'extérieur: c'est un dedans et
non un dehors, c'est le côté psychique, non mécanique.
D'autre part, il n'y a pas là non plus une conception abstraite
d'un bien à venir, d'une fin proprement dite: il y a possession
concrète et sans intermédiaire d'une existence qui se sent
précisément agir, il y a bonheur élémentaire. C'est quelque
chose d'analogue, peut-être, à l'ενεργεια à l'εντελεχεια d'Aristote.
La résistance à ce bien-être immédiatement inhérent à
l'être et à la vie, voilà sans doute ce qui produit l'effort;
quand l'effort est conscient de ses moyens de satisfaction et
les conçoit d'avance, il devient tendance à une fin. L'effort intérieur,
à son tour, se manifeste par le mouvement extérieur.
Le mouvement ne serait ainsi que la surface de l'effort,
qui lui-même ne serait que le bien-être élémentaire luttant
pour se maintenir. Or, là où il y a être et bien-être
immédiat, il doit y avoir quelque chose de ce que nous nommons
affranchissement des obstacles, délivrance, activité en
possession de soi, liberté. Le bien-être élémentaire peut être
appelé une liberté élémentaire; le bonheur parfait serait
parfaite liberté: il impliquerait une existence ou une activité
vraiment absolue, ab soluta, c'est-à-dire ne rencontrant
au dehors de soi rien qui pût lui faire obstacle.
Nous ne nous dissimulons pas le caractère hypothétique de
ces spéculations sur le fond des choses. Sous ce rapport
comme sous tous les autres, l'idée de liberté est essentiellement
problématique, ainsi que celle de l'absolu avec
laquelle elle vient toujours se confondre; mais elle n'en est pas
moins le foyer idéal vers lequel semblent converger nos deux
conceptions du mécanisme extérieur et du désir intérieur. Ces
deux perspectives différentes tendent vers un même centre,
qui serait le bien-être immédiat, non plus une série médiate
de déplacements dans l'espace ou de moyens échelonnés
dans le temps en vue d'une fin préconçue. Devant ces
questions, le métaphysicien se trouve dans le même embarras
que le physicien auquel on demande si le mouvement a lieu
par choc au contact ou par action à distance: ces deux modes
de communication du mouvement sont également incompréhensibles,
et il est probable qu'ils sont également faux.
De même, le métaphysicien n'a que deux manières de se
264
figurer l'action: tantôt il se la figure comme un mécanisme
qu'on pousse en quelque sorte par derrière; alors toute activité
devient extérieure et le fond universel est inerte,—mystère
incompréhensible; tantôt il se figure l'action comme
une recherche de fins ou un attrait, et alors toute activité
redevient intérieure sans qu'on puisse concevoir d'action
extérieure;—autre mystère, où s'est perdue la pensée de
Leibnitz. Pourtant, l'homme croit entrevoir au plus profond
de lui-même l'immédiat; est-ce illusion? La joie du moins
n'est pas illusoire, et il semble bien que la joie, la jouissance,
le bien-être suppose une possession actuelle, immédiate, de
l'être par l'être, de l'action par l'action, de la vie par la vie,
de la pensée par la pensée. C'est ainsi que le métaphysicien
arrive à pressentir, par des conceptions éminemment problématiques,
une sorte de liberté comme condition de toute
félicité.
Si ce n'est point là la réalité actuelle, c'est du moins l'idéal
que nous arrivons à nous proposer, à désirer, à réaliser progressivement
par le désir même que nous en avons. Le terme
du désir, n'est-ce pas en effet d'être affranchi du désir
même, c'est-à-dire de l'effort, pour jouir librement de la félicité?
Et d'autre part, n'avons-nous pas vu que le désir, qui se
retrouve au fond de l'idée, tend à réaliser son objet en le
concevant?
265
CHAPITRE TROISIÈME
RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LA FORMATION
DE LA CONNAISSANCE.—THÉORIE DE LA PROJECTION DU MOI
I. Les fonctions intellectuelles, au point de vue subjectif.—En tendant à l'universalité,
elles tendent à satisfaire le désir de liberté.—Abstraction, généralisation,
affirmation, induction et croyance.
II. Explication du passage à l'objectif, puis du passage à l'universel, par un développement
du désir et du vouloir.—Projection du moi.
La tendance du désir à sa propre satisfaction, et à cette
satisfaction totale de l'être qui supposerait la liberté, fait le
fond de toute notre vie mentale. Cette tendance organise le
déterminisme même en vue de la liberté. Suivons-la donc
dans les diverses manifestations de la vie mentale: la connaissance,
l'art, l'amour, enfin la moralité.
Nous allons d'abord montrer le rôle du désir de la liberté
dans la formation de la connaissance.
I.—Penser, selon nous, n'est autre chose que sentir,
désirer, vouloir, mouvoir, avec le sentiment de son action
et des bornes qu'elle rencontre. Supposez un courant qui se
sentirait et se verrait lui-même marcher, par une conscience
permanente de son action ou par une sorte de transparence
intérieure, et qui en même temps aurait la conscience de
ses propres limites ou de ses propres rives, vous aurez l'image
du désir devenu intelligence.
En se concentrant dans une direction déterminée, la force
consciente renferme sa réaction dans des limites: l'abstraction
n'est que la conscience de cette direction exclusive du
désir.
Quant à la généralisation, la chose à laquelle elle correspond,
par exemple la couleur en général, ne peut se représenter
266
comme objet et matériellement. Rien de moins général
que le mot couleur, abstrait parmi les sons et extrait de leur
nombre; rien aussi de moins général que l'image du bleu ou
du blanc, extraite et abstraite parmi les autres; mais ce qui est
général et relativement illimité, c'est moi qui abstrais, et j'ai
d'autant mieux conscience de mon pouvoir indéfini que je
réduis à une plus grande simplicité l'objet de ma représentation.
Plus je vide cet objet et le dépouille, plus j'ajoute à la
plénitude de mon pouvoir intellectuel. Quoi de plus vide en
soi que le mot couleur? C'est le son cou et le son leur, voilà tout.
J'applique ce mot à l'image du blanc, du bleu, du rouge: que
lui importe? il n'est que ce que je le fais, et je le fais mobile,
changeant, passif; je le traiterai à merci sans qu'il résiste, et
ma puissance gagnera tout ce que je lui aurai enlevé. Avec son
aide je passerai aisément d'une couleur à l'autre, d'autant plus
léger que mon bagage sera moins lourd. Il n'en serait pas de
même si je voulais appliquer l'image du bleu à celle du rouge:
la première, ayant encore trop de choses qui lui appartiennent
en propre, me résisterait comme par une force opposée à la
mienne. Aussi je tâche de ne retenir des sensations et des
images que ce qui est strictement nécessaire pour empêcher
ma pensée d'être complètement subjective; je les dépouille le
plus possible, je les appauvris, je les efface: en les diminuant,
je diminue l'action de l'extérieur sur moi ou ma passivité au
profit de mon activité, et plus je me débarrasse ainsi des
entraves, plus le champ est libre pour ma pensée. La généralité
que je crois voir alors dans l'objet est simplement la liberté
intellectuelle que je me suis donnée à moi-même. Un boulet
de mille kilogrammes, auquel je suis attaché par une chaîne,
exclut toute généralité en me retenant à un point fixe; un
boulet de vingt kilogrammes est en quelque sorte plus général,
parce que je puis le traîner avec moi en divers lieux, non sans
effort; un boulet d'un kilogramme est bien plus général encore,
et plus encore celui de quelques centigrammes. A vrai dire,
ce n'est pas le poids que je traîne qui est général, c'est ma
puissance de me mouvoir; le poids est au contraire une limite
à l'extension de cette puissance. Voilà pourquoi je m'allège
autant qu'il est possible, changeant les sensations en images,
les images en mots, les mots en chiffres ou en lettres; je ne
retiens que la quantité de contre-poids nécessaire pour maintenir
en équilibre ma pensée.
L'élan par lequel je tends à persévérer dans une direction
quelconque, à maintenir et à continuer mon action intelligente
diffère-t-il de ce qu'on appelle l'affirmation? Dès que j'agis
267
avec le sentiment ou la conscience de mon acte et des modifications
qu'il subit, on peut dire déjà que j'affirme; car mon
action, en même temps qu'elle est faite et sentie, est pour moi
affirmée. Nous ne franchissons pas encore le subjectif: à ce
point de vue, affirmer et agir avec la conscience de son acte
sont même chose.
En fait, toute action passe aux organes et devient mouvement;
les limites apparaissent alors avec la résistance, dans le
sentiment complexe de l'effort. Moins mon expérience est
grande, c'est-à-dire moins j'ai senti d'obstacles, et plus j'ai le
sentiment de ma primitive énergie, de mon réservoir de force.
Aussi ma volonté va-t-elle de l'avant avec audace et presque
toujours trop vite; elle anticipe, elle induit, elle croit, en se
fondant sur le sentiment de sa propre activité et de sa vitesse
acquise. C'est ce qui fait que l'enfant et le jeune homme croient
en eux-mêmes et, d'une manière dérivée, croient dans la
persistance des autres choses encore peu nombreuses qu'ils
connaissent.
Les logiciens attribuent d'ordinaire la force de l'induction
à la multiplicité des expériences; mais il faut ici distinguer le
point de vue objectif du point de vue subjectif. Autre chose est
l'énergie subjective de l'acte par lequel nous induisons, autre
chose la valeur objective de cet acte ou sa conformité avec les
objets extérieurs; nous n'en sommes encore qu'au premier
point de vue, et alors la force de notre élan dans l'induction
ou dans l'affirmation n'est nullement proportionnelle au
nombre des expériences. Une seule expérience suffit pour me
faire induire. Je me vois capable alors de continuer ma volonté
et je me crois capable d'en continuer l'exécution, parce que je
ne suppose encore aucun changement dans les causes qui concourent
à cette exécution. La volonté et le désir ressemblent à
la force d'un courant, la croyance inductive ressemble à sa
vitesse. L'une engendre l'autre: croire, au fond, c'est sentir
sa puissance de vouloir et son désir d'agir, c'est en faire à la
fois l'exertion et l'assertion, c'est avoir la conscience d'une
certaine activité intérieure qui ne se manque pas à elle-même
et se traduit par le mouvement. Aussi la croyance accompagne
l'action et peut précéder en ce sens l'expérience extérieure.
Quant à la répétition des expériences, elle fortifie et surtout
justifie la croyance en un cours particulier de choses, en une
certaine résultante de mouvements; elle nous instruit sur les
limites extérieures de notre volonté et nous en trace pour ainsi
dire le dessin. L'expérience détermine et endigue le courant
du vouloir primitif, qui ne demandait qu'à s'épandre indéfiniment
268
et qui garde la conscience permanente de son
effort.
Quand notre volonté ne rencontrd aucune raison de douter,
en d'autres termes quand elle se meut dans une voie sans rencontrer
d'obstacle, cette faculté d'exercer sans échec sa puissance
répond à ce que Descartes nomme l'évidence, qu'il
n'a point définie suffisamment. L'évidence, après tout, se
réduit pour nous à notre énergie ou conviction intérieure.
«Je suis certain de telle chose,» ou «telle chose est évidente,»
équivaut à dire: «Je veux et me meus librement
dans cette direction, je marche dans une voie entièrement
libre.» Traduire en paroles ses pensées et convictions, c'est
simplement traduire ses actions et ses mouvements; et il
semble que toutes nos démonstrations finissent par se réduire
à celle de Diogène, qui affirmait le mouvement en marchant.
Les choses évidentes sont les voies dans lesquelles je n'ai
jamais trouvé d'obstacle; quand j'ajoute que je n'en trouverai
jamais dans l'avenir, je n'affirme point une chose que je
sais (mot qui conviendrait seulement à une immédiate et
parfaite conscience), mais j'affirme une chose que je crois et
induis, c'est-à-dire un mouvement que je continue, une direction
dans laquelle je persévère. Le savoir a un fond pratique
dont il est la formule. Ce fond pratique n'est pas le libre
arbitre, la volonté indifférente qui choisirait entre des affirmations
contraires; mais il est le désir, l'action, le vouloir tel
que nous l'avons défini plus haut, comme tendance radicale
à dépasser toutes bornes.
Quand nous prononçons un jugement sur des choses qui ne
dépendent pas de nous, plus sera grande dans leur réalisation
la part des antécédents extérieurs, plus nous serons
exposés aux échecs et aux erreurs de toutes sortes. Une proposition
certaine est donc celle qui porte sur des choses que nous
pouvons réaliser; or les choses que nous pouvons réaliser sont
celles qui dépendent le plus de nous, ou même exclusivement
de nous, par conséquent les choses les plus dépendantes de
notre volonté. «Je désire, je veux» est la chose la plus certaine,
parce qu'elle exprime simplement ma volonté même,
mon désir dominant et sa direction intérieure. «Le soleil est
chaud,» exprimera une chose certaine, s'il dépend de moi de
me mettre en présence du soleil par une série de mouvements
et de déterminer occasionnellement la sensation de chaleur;
mais, comme ici tout n'est pas déterminé par mon désir, la
part de l'incertitude se montre: il faut que l'action et les mouvements
du soleil achèvent mon action et mes mouvements
269
propres, il faut que le soleil d'hier reparaisse demain, il faut
que j'y croie préalablement avant de dire «le soleil est chaud».
Si tout pouvait dépendre de moi, je tiendrais pour ainsi dire à
ma disposition la vérité des choses avec leur réalité; mais les
jugements que je porte sur l'extérieur sont toujours conditionnels
au point de vue objectif, parce qu'ils n'ont pas leur condition
unique dans ma subjectivité. Néanmoins il dépend de
moi, en augmentant la part de mon action propre, d'augmenter
aussi ma certitude; plus j'agis et me meus, plus je
sais, et Aristote avait raison de dire: «Savoir, c'est faire.»
On peut dire encore:—Savoir de science absolue, ce serait
être idéalement libre; car je n'aurais le droit d'affirmer absolument
que ce qui dépendrait absolument de ma liberté. Là se
trouverait le seul véritable à priori, puisque la liberté serait
antérieure à ses actes et ne dépendrait que d'elle-même. C'est
là un type pour nous irréalisable, et pourtant, ainsi entendue,
l'idéale liberté est au bout du déterminisme même, qui est le
propre domaine de la science.
II.—Maintenant, comment passons-nous à l'objectif, à
l'affirmation d'autres êtres, d'autres causes, et même de l'universelle
existence, des causes? Ce passage, objet de tant de
controverses, a lieu, selon nous, en vertu d'un déploiement
du désir et de l'activité volontaire, où se retrouve la tendance
à la liberté, et à l'indépendance. La volonté, en s'exerçant, a
conscience de choses voulues par elle ou, si l'on préfère,
désirées par elle, et d'autres choses qu'elle n'a pas voulues ou
désirées. Si, par exemple, j'éprouve une douleur, ma volonté
a conscience d'une limite à son développement, et d'une
limite qu'elle n'a pas voulue. Voici donc, sur la première
partie de la ligne que ma volonté suit, des modifications avec
la volonté, ou actions; sur la seconde, des modifications
sans la volonté, ou passions, et même des passions douloureuses.
L'exécution n'est point adéquate à la volition et au
désir: ce qui avait été voulu se trouve en fait empêché et
limité. Mais la volonté ne s'arrêtera pas à la limite que rencontre
ainsi son exécution; elle la franchira par une loi de
conservation analogue à celle de la vitesse acquise, et cette loi
prend ici la forme d'un élan spontané. Par là la volonté se
projettera elle-même en quelque sorte sur les modifications
autres que ce qu'elle avait voulu ou désiré. Il en résulte une
sorte de système à quatre termes, ainsi conçus: d'un côté
une volonté restant la même et produisant toujours les mêmes
modifications agréables, désirées par elles; de l'autre côté
270
la même volonté se prolongeant avec d'autres modifications
désagréables:
PREMIER MOMENT
Même vouloir où même désir.
|
Mêmes modifications, agréables.
DEUXIÈME MOMENT
Même vouloir.
|
Autres modifications, désagréables.
La volonté ne s'arrêtera pas à ce système comme s'il était
suffisant et satisfaisant. En effet, c'est une loi du désir, comme
de toute force, de tendre naturellement à maintenir son
identité et sa direction. Or, dans ce système, il y a une sorte
de contradiction: la même volonté consciente, après avoir
coexisté avec les mêmes modifications, voit, tout en restant
la même, se produire d'autres modifications; ce qui
lui donne la conscience du même et de l'autre. En fait, le
contraste de ces modifications,—plaisir d'abord, puis douleur,—est
complet; et je ne vois pas l'antécédent de ce changement
dans ma volonté demeurée la même. Ma volonté
sentante et mouvante, qui tend, comme toute force, à se
rétablir avec la moindre altération possible, continue alors
à se concevoir: dans l'échec que lui fait subir l'obstacle,
elle le franchit en se plaçant derrière l'obstacle même par
la pensée et par l'association des idées. Seulement, elle est
obligée de changer en quelque sorte le signe positif en signe
négatif, le signe moi en signe non-moi, l'identité en différence.
Elle était d'ailleurs en possession préalable de ces
signes, car, avant même de s'objectiver, elle avait acquis
déjà le sentiment de la différence dans la différence de ses
modifications: il lui suffit maintenant de combiner les notions
de différence, de modification et de volonté pour concevoir,
derrière les modifications différentes, une volonté différente.
L'enfant ne tarde pas à projeter ainsi un autre moi derrière
les modifications qui lui sont contraires, à construire en se
dédoublant d'autres volontés opposées à la sienne; il prolonge
le vouloir au delà du pouvoir et ramène le passif à
l'actif. C'est le seul moyen de rétablir l'harmonie dans le
système dont nous avons donné le tableau. Ce système devient
alors le suivant:
271
PREMIER MOMENT
Même volonté ou même désir.
|
Mêmes modifications.
DEUXIÈME MOMENT
Même volonté.
|
Autres modifications (ce qui produit dans la conscience la distinction du même
et de l'autre).
SOLUTION ET TROISIÈME MOMENT
Autres modifications.
|
Autre volonté.
Ce troisième moment est l'application de la distinction du
même et de l'autre, et le rétablissement de la volonté sentante
et motrice avec la moindre altération possible. Ainsi s'opère
le dédoublement qui permet à la volonté de se maintenir
d'accord avec soi tout en s'opposant à soi; de sorte que, par
un phénomène singulier d'optique intérieure, la volonté
consciente ne se divise que pour maintenir son unité; elle ne
conçoit une volonté autre que pour pouvoir le plus possible se
concevoir la même. Telle est, semble-t-il, exprimée en
formules nécessairement abstraites, la construction psychologique
de l'objectivité au sein même du subjectif; et c'est, à
notre avis, le seul mode d'objectivité qui soit possible, puisqu'en
fait nous ne pouvons réellement sortir de nous-mêmes
et de notre conscience. Encore une fois, quand ma volonté en
exertion motrice vient se heurter à un obstacle, outre qu'elle
tend à le surmonter réellement, elle tend encore à le surmonter
idéalement, en se prolongeant par la pensée au delà des
bornes où expire son action effective; le vide que le désir
trouvait à la limite de son action réelle, il le comble avec une
volonté idéale qu'il s'oppose et qui pourtant, en dernière analyse,
est encore lui-même multiplié par soi. Car, après tout,
quand moi je vous conçois, je suis obligé de vous construire,
et de vous construire avec moi-même: vous me
donnez ou m'imposez certaines modifications et sensations
que je ressens, je vous prête mon moi en vous créant pour
ainsi dire à mon image et à ma ressemblance[146].
272
D'après ce qui précède, la conception d'un autre moi, d'une
autre existence, d'une autre volonté, comme celle que l'enfant
place dans sa mère ou dans son père et jusque dans l'objet
matériel qui lui a fait mal, semble être une simple thèse, la
plus élémentaire de toutes. La volonté et le désir,—comme la
nature, dont le désir ou quelque chose d'analogue semble
aussi faire le fond,—«agit par les voies les plus simples,»
c'est-à-dire les plus faciles, les plus agréables et, en ce sens,
les plus indépendantes et les plus libres.
—Mais, dira-t-on, je n'ai encore en face de moi qu'une
seconde volonté (pouvoir de sensibilité et de motricité), une
seconde cause, et à l'état d'hypothèse. Comment en venir à
concevoir une infinité de causes, de mouvements et même de
sensations plus ou moins affaiblies dans ce «non-moi» qui,
au premier abord, est un?—Il faut pour cela se placer soi-même
dans chaque être, et, s'y étant placé, répéter de quelque
manière en lui et pour lui l'acte de «discrimination» que
nous avons accompli pour nous-mêmes. Non seulement notre
volonté, en se concevant double, suit la loi de la moindre
action, mais encore elle fait suivre cette loi à la volonté extérieure,
à la force extérieure qu'elle suppose et se représente:
elle la fait se diviser à l'infini. Je répète la même hypothèse
d'une volonté autre que la mienne, d'une tendance différente
de la mienne, toutes les fois que ma volonté subit une modification
passive et reçoit le mouvement au lieu de le transmettre:
il y a en moi une certaine sensation quand je transmets
le mouvement et une sensation différente quand je le
reçois; j'accole la première à la seconde. Ainsi j'acquiers la
notion d'une pluralité de causes et de forces motrices. Les
objets extérieurs servent simplement de miroir et, par un jeu
de réflexion, en arrêtant ma volonté m'en renvoient l'image,
qui ensuite se multiplie à l'infini dans une perspective sans
fond.
Après avoir conçu une pluralité de causes et d'existences,
je n'ai donc qu'à continuer le mouvement commencé pour en
concevoir une infinité. Nous avons déjà vu comment nous
généralisons et induisons, c'est-à-dire comment nous élevons
d'une certaine manière les choses à l'infini. Objectiver, c'est
supposer une autre volonté; quand j'ai accompli une fois et
mille fois cet acte, j'ai conscience d'une tendance identique à
l'accomplir encore. En objectivant cette tendance, cette puissance
indéfinie qui est en moi et qui demeure indépendante,
je suppose une possibilité indéfinie de causes ou de volontés
et j'arrive, par l'abstraction des limites, à une supposition
273
universelle, à une totalité de causes pour la totalité des effets.—Ce
n'est toujours, direz-vous, qu'une hypothèse.—Je
l'accorde; le principe de causalité métaphysique (qu'on pourrait
aussi bien appeler causalité psychique, pour le distinguer
du principe des conditions ou lois scientifiques), n'est réellement
que la première et la plus élémentaire, par cela même
aussi la plus générale des hypothèses, qui permet à notre
volonté de se maintenir le plus intacte, en concevant un monde
de volontés et de forces. C'est même mieux qu'une hypothèse
intellectuelle: c'est une thèse sans raisonnement, une
position naturelle; ou plutôt c'est une marche naturelle, une
continuation d'action qui se ramène à une continuation de
désir. En définitive, avez-vous vraiment conscience de l'universalité
des causes efficientes, de manière à admettre cette
universalité par une nécessité immédiate? Non; vous posez
idéalement d'autres volontés, et vous partez de là pour
marcher en tous sens; votre succès vous fait alors croire à
une action du dehors, quoiqu'il vienne d'un élan intérieur et
d'une réaction du dedans. C'est le désir d'indépendance et
d'indétermination qui nous fait précisément déterminer toutes
choses par la pensée, dans la mesure compatible avec le
maximum d'indépendance et le minimum d'effort.
Les disciples de Victor Cousin nous objecteront que l'universel
ne saurait procéder de notre causalité particulière, de
notre moi, de notre volonté individuelle.—Pourtant il faut
bien que nous portions en nous de quelque manière ce qu'on
nomme l'universel; il faut que nous trouvions ainsi en nous
le pouvoir de nous dépasser. Pour Victor Cousin, ce pouvoir
était une faculté particulière, la raison, mais une faculté
n'explique rien; même dans la doctrine de Cousin, nous ne
pouvons pas avoir deux «âmes,» et il faut bien qu'en définitive
volonté et raison s'identifient dans la conscience. La
«raison,» sans la sensation et la volonté, est une pure abstraction,
comme l'objet même qu'on lui donne, qui serait je ne
sais quel infini indéterminé; la raison n'est vivante et concrète
que dans le vouloir et le désir. Quant aux idées d'individualité
et d'universalité, elles semblent toutes relatives: la conscience
proprement dite les domine. Là je vois ce qu'il y a de plus
individuel, puisque ma volonté est moi-même; mais là aussi
je trouve la source de l'universel, parce que ma volonté tend
précisément à franchir toute borne et à réaliser un mouvement
perpétuel: elle est une marche perpétuelle en avant, une induction
perpétuelle. Ce que j'appelle moi, qu'il soit réel ou
formel, n'est-ce pas une force emmagasinée qui paraît ne
274
se faire jamais défaut à elle-même et dépasse toujours ses
manifestations présentes dans le temps ou dans l'espace? Qui
dit force et puissance motrice, nous l'avons vu, dit quelque
chose de virtuellement général, non d'une généralité abstraite,
mais en ce sens que ce qui est agissant et mouvant aspire à
dépasser ses bornes. Cette puissance de vouloir et de mouvoir,
les physiciens pourront la comparer à l'expansion indéfinie
des gaz, qui tend à franchir toute sphère limitée. Outre la
perception présente, comme le disait Leibnitz, nous avons
encore une tendance à passer d'une perception aux autres, et
cette tendance est l'appétition. Physiologiquement, nous ne
pouvons pas ne point restituer le mouvement reçu, au moyen
du mouvement par nous transmis. Nos opérations intellectuelles,
principalement la généralisation et l'induction, nous
les avons vues s'expliquer par cette réaction que le sensualisme
a eu le tort de ne pas assez étudier; or, ce pouvoir de réagir,
une fois admis, paraît suffire pour expliquer tout ensemble
la volonté et la «raison.» L'objet conçu par la conscience et
l'objet conçu par ce qu'on nomme la raison ne différent pas en
espèce, mais en degré: dans les deux cas, en effet, il s'agit
d'une puissance que nous concevons comme plus ou moins
indépendante par rapport à son milieu. Ce qu'on appelle perfection
ou infinité n'est qu'une puissance supposée sans obstacle.
«Perfection de l'intelligence» signifie «puissance absolue de
penser»; et «absolu» veut dire «indépendant des obstacles»
ou, en définitive, «libre». De même pour les autres
perfections. Toutes les fois que nous croyons (illusion ou
réalité) avoir conscience d'un vouloir libre et jouissant de son
objet, nous avons le sentiment d'une perfection en nous, de
quelque chose de complet, d'achevé en son genre; nous
n'avons besoin que de généraliser, de multiplier pour ainsi
dire la notion par elle-même, pour imaginer une perfection
idéale, parfaitement parfaite en tout genre, qui nous paraît
alors supposer une liberté infiniment libre: c'est simplement
notre idée de liberté se multipliant et s'élevant à une nouvelle
puissance.
On a vu tout à l'heure comment notre volonté s'objective,
conséquemment se double et se multiplie, par le pouvoir
qu'elle a de franchir ses bornes actuelles; la même tendance
en avant lui permet de s'objectiver sous une forme absolue et
de concevoir, en abstrayant tout obstacle, une activité dégagée
de passivité, un vouloir adéquat à ce qu'il produit, un désir
immédiatement satisfait et jouissant de son objet. La «personne-Dieu,»
comme les autres personnes, est ainsi une projection
275
de notre propre personnalité; mais, tandis que notre
construction des autres personnes humaines est vérifiée par
l'expérience, vérifiée par leur réponse même à notre action, la
personne-Dieu demeure une construction idéale, sans vérification
possible. C'est lui-même, en sa pureté, que le moi conçoit
en concevant l'absolu; ce n'est sans doute pas lui-même dans
son état présent, mais dans sa tendance et dans ce qu'il veut
être; car nous sommes essentiellement, semble-t-il, désir tendant
à la complète satisfaction, volonté tendant à la complète
liberté, et non seulement au bonheur personnel, mais encore
au bonheur universel.
En résumé, ce que nous avons de plus intime, je veux
dire la conscience, est aussi ce qui nous permet de pénétrer
dans l'extérieur. C'est de ce centre que nous pouvons rayonner;
c'est par ce qu'il a de plus essentiel que le sujet qui veut
et désire peut s'objectiver; c'est par ce qu'il a de plus personnel
qu'il peut pénétrer dans l'impersonnel ou l'admettre
en lui-même. Cette pénétrabilité de ce qui nous est le plus
propre et de ce qui semble sous un autre rapport le plus
impénétrable, est le fait dernier que ne peut guère analyser
la pensée logique. A ce point semble s'évanouir cette apparence
d'individualité fermée qui semblait d'abord essentielle
à la conscience et qui en réalité ne lui est pas essentielle,
puisqu'en fait nous concevons autrui, nous concevons
même l'univers. Le «monisme» fondamental se laisse
entrevoir au fond de la volonté consciente; le principe de la
causalité universelle, en son sens métaphysique, n'en est que
la formule abstraite, et l'idée de cause par excellence est identique
à celle de liberté. Cette idée est ce qu'on peut appeler
avec Kant l'idéal problématique de la raison; mais si un tel
idéal est problématique en lui-même, dans son existence
transcendante, il a du moins une première réalisation dans
notre pensée et dans notre désir.
276
CHAPITRE QUATRIÈME
RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LE SENTIMENT
DU BEAU
I. Le sentiment du beau. Caractère désintéressé du jugement et du sentiment esthétiques.
II. Apparence de la liberté dans la beauté même.—Théories de Plotin et de Kant.
III. La grâce comme symbole de la liberté.—Insuffisance du point de vue esthétique
pour établir la réalité de la liberté.
I.—Le jugement et le sentiment esthétiques semblent
essentiellement désintéressés, et Kant a même cru pouvoir
dire qu'en ce sens ils sont libres. N'entendons pas par là une
liberté d'indifférence et d'indétermination, qui serait incompatible
avec la réelle détermination de notre esprit en face
du beau; le sentiment esthétique n'est libre qu'en ce sens
qu'il paraît indépendant de toute contrainte mécanique et de
tout intérêt sensible; en cela il ressemble au sentiment moral.
Quand une chose affecte agréablement mes sens, elle ne me
laisse pas désintéressé: elle excite nécessairement en moi
un effort pour la posséder ou posséder des objets de même
nature, pour continuer ou renouveler mon plaisir: de là naît
l'appétit, ce mouvement de notre sensibilité qui nous porte
vers l'agréable. Il n'en est pas ainsi, selon Kant, devant la
beauté: en sa présence, je tends à me délivrer de tout
appétit, de toute contrainte sensible. Je tends aussi à être
libre de tout calcul d'utilité personnelle et même d'utilité
générale: en jugeant cette seconde sorte d'utilité,
j'attacherais encore un intérêt à l'existence matérielle de
l'objet, ma volonté, serait encore «liée» dans ses sentiments
et dans ses jugements, et ceux-ci envelopperaient, avec cette
finalité, une certaine nécessité. Enfin, d'après Kant, en présence
du beau, la volonté semble se dégager non seulement
de la nécessité mécanique et téléologique, mais même de cette
277
nécessité morale qu'on se fait à soi-même en se liant au
bien par une finalité volontaire. Le sentiment esthétique est
le seul où la volonté se maintienne, comme en une région
intermédiaire, libre des nécessités matérielles sans s'être
encore liée par des nécessités morales. Voilà pourquoi, selon
Kant et Schiller,—dont Spencer a reproduit la pensée,—le
plaisir du beau serait une sorte de jeu supérieur: on agit
pour agir, on pense pour penser, on sent pour sentir, on se
meut pour se mouvoir; en un mot, on exerce ses facultés
sans autre but que d'en sentir le jeu facile, le développement
harmonieux, la vie débordante et sans obstacles, l'exercice
en pleine liberté.
Dans cette théorie, Kant et Schiller ont certainement exagéré
le caractère contemplatif et, en quelque sorte, platonique
de notre amour pour le beau. Le sentiment esthétique a pour
caractère d'intéresser notre être tout entier, les sens et l'intelligence
aussi bien que la volonté, en un mot toutes les fonctions
de la vie. On peut cependant accorder à Kant que le
sentiment du beau, au milieu même du plaisir sensible, est un
commencement de désintéressement intellectuel et volontaire,
une sorte de libération par rapport aux besoins et aux désirs
inférieurs. C'est ce qui fait la moralité de ce sentiment,
quoique en lui-même il n'ait pas pour objet quelque chose de
moral.
II.—Pour produire en nous ce sentiment complexe, qui est
une des formes de la félicité, la beauté même doit avoir en elle
quelque image de ces trois choses en dehors desquelles la
pensée ne peut rien concevoir: la nécessité mécanique, la
finalité, la liberté idéale. Selon l'école platonicienne et surtout
Plotin, la beauté offre d'abord une matière, c'est-à-dire
une diversité soumise aux lois de la nécessité mécanique, puis
une forme qui domine la matière et l'organise, comme la vie
organise le corps qu'elle anime. Aussi, dans toute beauté
sensible, l'être vivant, sentant et conscient, reconnaît quelque
chose d'intime et de sympathique à sa propre nature: il
semble qu'il se retrouve dans les objets extérieurs et
prenne par là conscience de tout ce qu'il contenait. Les harmonies
que font les voix, dit Plotin, donnent à l'intelligence
le sentiment des harmonies qui sont en elle: lorsqu'elle
entend ces harmonies au dehors, la beauté du dedans lui
devient plus sensible. «Quand les sens aperçoivent dans un
objet la forme qui enchaîne, unit et maîtrise une substance
sans forme et par conséquent d'une nature contraire à la
278
sienne, alors l'esprit, réunissant ces éléments simples, les
rapproche, les compare à la forme indivisible qu'il porte
en lui-même, et prononce leur accord, leur affinité, leur
sympathie avec ce type intérieur[147].»—Kant admet également
que la beauté, outre sa matière, suppose une forme
contemplée par nous; de plus, pour être vraiment et objectivement
belle, il faut que cette forme paraisse indépendante
de celui qui juge ou des autres individus. Il faut en outre
qu'elle soit considérée indépendamment: 1o de toute la causalité
mécanique qui sert à la produire; 2o de tout rapport
avec une fin extérieure ou intérieure. En effet, la causalité
mécanique est nécessité; or la beauté vraie, la beauté vivante
disparaît pour nous quand nous ne voyons plus dans un objet
qu'une machine mue par des ressorts, qui pourrait être démontée
sous nos yeux. Quant à la finalité extérieure ou utilité,
elle imprime encore à l'objet un caractère de nécessité. La
finalité intérieure elle-même, ou la perfection, a encore
quelque chose de nécessaire: pour juger de la perfection
d'une chose, il faut que j'aie préalablement l'idée de ce que
doit être cette chose, et que je compare ensuite ce qu'elle
est avec ce qu'elle doit être, sa «réalité sensible» avec sa
«nécessité intelligible.» Par exemple, sachant ce que doit
être un octogone, je déclare parfaite géométriquement toute
figure qui, dans son ordre intérieur, me paraît remplir les
conditions exigées par la définition même; au contraire, selon
Kant, dans la forme que je juge belle il y a bien une concordance
des parties entre elles et avec le tout, mais cette
concordance ne semble pas avoir été déterminée par la conception
raisonnée et abstraite de la chose même: elle n'offre
pas un caractère réfléchi et intentionnel, mais un caractère
en apparence spontané et inspiré. Aussi, quoique la forme de
la finalité se trouve dans l'objet beau et que tout y semble
à la réflexion organisé en vue d'une fin, cette fin, néanmoins,
ne semble pas avoir été conçue abstraitement, pour être
ensuite réalisée: elle semble avoir été atteinte par une spontanéité
de la nature et, dans les œuvres d'art, par une vive
inspiration, où Schelling voit la synthèse de la volonté aveugle
et de la volonté réfléchie. La beauté «pure»,—la seule
proprement belle et sans mélange d'éléments étrangers,—ne
paraissant soumise à aucune condition «mécanique» ou
«téléologique,» exprime donc quelque chose qui semble
échapper tout ensemble à la nécessité physique et à la nécessité
279
finale: voilà pourquoi Kant l'appelle la beauté libre. Toute
beauté qui, au contraire, dépend de certaines conditions
imposées d'avance, soit par la nature physique ou logique,
soit par la destination finale de la chose en qui elle réside, est
une beauté liée et comme attachée à autre chose qu'elle-même.
Dans cette théorie, Kant a sans doute exagéré le caractère
«libre» de la beauté, en voulant l'élever trop complètement
au-dessus de toute finalité, comme il a élevé le sentiment du
beau au-dessus de tout désir. Le beau n'est réellement séparé
ni de l'agréable ni du bon. Dans son esthétique comme dans
sa morale, Kant est trop formaliste; ce qui fait le fond de la
vraie beauté, c'est la vie, et la vie n'est pas une pure forme
où se jouerait l'intelligence: elle est avant tout sensibilité et
volonté. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait point dans la beauté
véritable une certaine apparence de liberté; mais, pour bien
comprendre en quoi cette liberté consiste, il faut considérer
l'élément le plus caractéristique du beau, qui, selon nous, est
la grâce.
III.—Au point de vue mécanique, la grâce suppose le mouvement
facilement accompli et facilement perçu, les lignes
flexibles, continues, arrondies, sans secousse et sans rudesse,
la plus grande exertion de force avec le moins de perte et
de dépense possible. Au point de vue physiologique, elle
exclut tout ce qui sent l'effort, le labeur de la réflexion, la
sujétion de la volonté; elle exige l'aisance naturelle, le plus
grand effet avec les moindres moyens, en un mot, l'inspiration
en apparence spontanée qui trouve sans chercher. La
grâce est la surabondance d'une activité qui a plus qu'il ne
lui est nécessaire pour réaliser un mouvement ou pour
atteindre une fin, et qui semble vouloir se répandre au delà
de toutes limites. Il y a par cela même dans la grâce une
image de l'infini et de l'absolu, et c'est ce qui fait qu'on la
nomme «divine.» Au point de vue moral, la liberté étant le
principe de la libéralité, la grâce est un don, et un don désintéressé:
le gracieux est gratuit. Enfin la gratuité, la surabondance
et la fécondité créatrice étant le propre de l'amour, la
grâce est aimante ou paraît aimer, selon la pensée de Schelling;
et c'est là ce qui la rend aimable[148]. Kant disait que la
beauté est la représentation symbolique de la moralité; on
peut dire plus particulièrement de la grâce qu'elle est, au
point de vue moral, le symbole de la bonté aimante.
280
La grâce, que les anciens appelaient χαρις et qu'ils ne séparaient
point de l'amour, est ce qui, au sein même d'un mécanisme
réellement nécessaire et d'un organisme où les parties
dépendent réellement du tout, exprime et fait entrevoir,
comme dans un songe, un principe affranchi de toute nécessité
matérielle ou formelle: la grâce est, selon nous, l'expression
esthétique de l'idéale liberté.
Nous retrouvons ainsi, avec l'école platonicienne, le bien
dans le beau: «le bien donne aux choses aimées les grâces,
et à ce qui les aime les amours». Ce n'est pas par elle
seule que la forme belle a le pouvoir d'exciter l'amour:
tandis que le regard de l'intelligence embrasse cette forme,
la volonté en franchit les limites et place derrière la forme,
comme le fond dont elle dérive, une volonté vivante, qui
aspire à agir, à s'épanouir, à aimer.
La beauté et surtout la grâce, «plus belle encore que la
beauté», nous invite donc déjà à concevoir un principe
d'action et de détermination spontanée qui serait supérieur
aux fatalités mécaniques; elle est l'intermédiaire entre
le monde matériel et le monde moral. Elle paraît figurer la
liberté idéale de la volonté au moment où celle-ci jouirait
d'elle-même, avant de s'imposer une loi et une règle nécessaire,
une limite et un sacrifice: par cela même la beauté
est une expression de la «vie heureuse», de la félicité.
Lorsque plus tard, par un dernier effort, la liberté semble
s'être élevée au-dessus de toute limite et de tout sacrifice, dans
la plénitude et l'infinité de l'amour d'autrui, elle réunit en soi
la sublimité morale et la grâce morale. S'il y a grâce et
beauté dans l'expansion spontanée de l'innocence, il y a
grâce et sublimité dans le désintéressement sans effort de la
charité.
Le déterminisme scientifique et mécanique, en détruisant
l'illusion de la liberté, tend à détruire le charme moral du
beau et enlève à la beauté de son prix. Cependant, une fois
complété par l'idée de liberté et par le désir qu'elle excite, le
déterminisme moral peut suffire à la rigueur dans le domaine
de l'esthétique. Si l'art, qui est surtout de nature contemplative,
nous fait pressentir une lointaine liberté dont la grâce
est comme un rayon, il ne saurait la montrer dans son foyer
même, ni fournir une raison suffisante pour nous faire affirmer
son existence.
281
CHAPITRE CINQUIÈME
L'IDÉE ET LE DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS L'AMOUR D'AUTRUI
I. Idéal de l'amour.—1o Le sujet aimant nous apparaît comme devant être doué
de volonté et même de volonté libre. 2o L'objet aimé nous apparaît comme
devant être doué de volonté libre. Conclusion: l'amour idéal serait une union de
libertés.
II. Réalité de l'amour.—L'amour réel, en nous, est d'abord un amour nécessaire; mais
nous concevons et désirons un amour libre, et nous agissons sous cette idée, dont
la réalisation absolue demeure invérifiable. Nécessité de passer au point de
vue moral.
Il est quelque chose de moins contemplatif que l'art, c'est
l'amour d'autrui, quelle que soit la forme qu'il prenne.
Élevons-nous donc à ce nouveau point de vue. Illusoire ou
vraie, l'idée de liberté fait-elle le fond de ce que nous nous
représentons comme un amour désintéressé?
I.—L'amour réel est d'abord un amour nécessaire. Il est
l'harmonie des sensibilités, la «sympathie» dont parle l'école
anglaise. Dans cette sorte de contre-coup que les joies ou les
peines d'autrui trouvent en nous-mêmes, la part de la passivité
et de la fatalité est dominante; aussi la sympathie, sous
son air de désintéressement, cache-t-elle encore une sorte
d'intérêt élargi. Deux cours qui battent malgré eux d'un
même battement sympathisent, ils n'aiment pas encore.
Cependant, comme le plaisir ou la douleur résultent d'un
vouloir satisfait ou contrarié, l'union des sensibilités semble
annoncer déjà une union générale et naturelle des volontés.
Supprimez ce commencement de volonté ou d'activité dans
le plaisir même, et vous réduirez la sympathie à un accord de
sensations brutes.
L'harmonie des intelligences est la préparation de l'amour,
282
elle n'est pas encore l'amour même; mais déjà l'union des
désirs et des volontés y est plus évidente. Penser en commun
la vérité, c'est la vouloir en commun, c'est aimer un même
objet qui sera entre les volontés un trait d'union.
Ce qui constitue essentiellement l'amour, c'est l'union
des volontés; non pas seulement leur union avec un objet
conçu et poursuivi en commun, mais leur union entre elles,
qui fait qu'elles se veulent mutuellement. Aimer quelqu'un,
c'est le vouloir, lui, et non autre chose.
Maintenant, jusqu'à quel point cette idée de l'amour est-elle
compatible avec la notion de fatalité? Pour répondre à
cette question, examinons successivement le sujet et l'objet
de l'amour.
En premier lieu, les écoles fatalistes ne peuvent concevoir,
semble-t-il, que cette image incomplète de l'amour qu'Auguste
Comte nommait l'altruisme. L'égoïsme est une inclination
fatale vers le moi comme centre, l'altruisme est une inclination
fatale vers autrui comme centre; mais l'altruisme, au fond et
absolument, n'est pas plus désintéressé que l'égoïsme, auquel
l'école anglaise le ramène. Qu'importe qu'un mouvement soit
un mouvement d'expansion ou de concentration, s'il exprime
toujours la nécessité d'un désir cherchant à se satisfaire? Deux
corps qui s'attirent ne s'aiment pas plus que deux corps qui
se repoussent. C'est pour cela que nous ne pouvons confondre
l'amour avec le besoin. Si je n'aime que par besoin et que ce
dont j'ai besoin, je n'aime que moi-même; mon prétendu
amour est égoïsme, mon désintéressement est intérêt. Pour
que je vous aime, vous, et non pas moi, il faut que je n'aie
pas absolument besoin de vous, que je ne sois pas poussé
fatalement vers vous par un intérêt comme celui que je prends
à ma nourriture et à ma santé. Quel gré pourriez-vous me
savoir pour cette affection prétendue? Aurais-je le droit de
dire que je suis un être aimant, que je vous aime, que je vous
donne mon affection? Le don qu'arrache la nécessité est un
don qu'on se fait à soi-même; et s'il en était toujours ainsi;
loin d'être aimants, nous ne pourrions jamais aimer. Si l'amour
vrai existe, il ne peut commencer qu'avec le consentement de
la volonté et là où cesse la fatalité du besoin; il doit se
montrer avec la liberté d'une nature qui donne parce qu'elle
est riche, et non parce qu'elle est pauvre. Si le désir est «fils
de la Pauvreté et de la Richesse», l'amour en sa pureté idéale
est la Richesse même[149]. Dans le fait, l'être le meilleur en
283
soi et qui a le moins besoin d'autrui est cependant le meilleur
pour les autres; c'est celui qui donne le plus et qui
demande le moins. En nous, à mesure que le besoin et le désir
diminuent, l'amour semble grandir; avec le progrès vers la
liberté croît la libéralité. Le besoin n'est donc que le point de
départ et la condition première dont l'amour aspire à se dégager
de plus en plus comme d'un obstacle. L'enfant n'aime
d'abord sa mère que par besoin; mais déjà, avec son premier
sourire, semble se révéler le premier don d'un amour
désintéressé, la première grâce d'une âme volontairement
bonne. C'est ce qui fait la beauté et le charme du sourire,
aurore de l'intelligence, de la volonté et de l'amour; c'est ce
qui en fait aussi l'irrésistible puissance. Le sourire est le symbole
de l'idéale et parfaite bonté, souverainement libre de
tout besoin et par cela même souverainement libérale, qui,
pour appeler toutes choses à l'existence et à la vie, n'aurait
qu'à laisser entrevoir à travers l'infini sa grâce radieuse.
Tel, selon Platon et Plotin, le Bien en soi engendre l'univers
par son rayonnement, Dieu crée le monde par son éternel
sourire.
Ce don de l'amour qui nous paraît volontaire, nous aimons
nous-mêmes à le faire, et si de plus nous parvenons à nous le
faire rendre, nous nous jugeons ainsi tout à la fois auteurs de
l'amour donné et de l'amour rendu. Par là nous nous sentons
plus actifs, par là aussi plus heureux. Créer l'amour en soi et
hors de soi, c'est créer ce qui seul a une valeur infinie et un
prix inestimable: l'amour volontaire.
La volonté, en effet, est ce qui rend l'objet vraiment
aimable, comme elle rend le sujet aimant; la liberté,
seule capable d'aimer par elle-même ou, en un mot, d'aimer,—car
aime-t-on véritablement si on n'aime pas par
soi-même?—paraît aussi seule digne d'être aimée pour
soi.
Ce n'est donc pas le bien en général, comme l'a cru Platon,
que j'aime en vous, c'est la bonté personnelle que je vous
attribue. La théorie platonicienne aboutit à des conséquences
que Pascal a exprimées sous cette forme originale: «Un
homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je
passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir?
Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui
aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non,
car la petite vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne,
fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour
284
mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non,
car je puis perdre ces qualités sans me perdre, moi. Où
donc est ce moi, s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? Et
comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités,
qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables?
Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne
abstraitement, et quelques qualités qui y fussent?
Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais
personne, mais seulement des qualités.» Quoi qu'en dise
Pascal avec Platon, l'amour s'adresse toujours non à des
qualités générales, mais à des individus, ou à des choses
qu'on individualise et qu'on personnifie, fût-ce par une simple
illusion d'optique. La parole de Montaigne est le contre-pied
de la pensée de Pascal: «Si l'on m'eût demandé pourquoi
je l'aimais, j'aurais répondu:—Parce que c'était lui;—et
si on lui eût demandé pourquoi il m'aimait, il aurait
répondu:—Parce que c'était moi.» Et en effet, l'amour
suppose dans son objet l'élément personnel, la forme de l'individualité:
quand vous aurez énuméré et analysé scientifiquement
toutes les qualités de la personne aimée, vous aurez
énuméré les conditions rationnelles de l'amour, mais vous
n'aurez pas montré la cause réelle et concrète, l'unité synthétique
du caractère, la vie individuelle supérieure à toutes
les abstractions logiques.
Où Pascal est dans le vrai, c'est quand il dit: si je n'aime
une personne que pour sa beauté physique, je n'aime pas cette
personne.—Fragile amour que celui qu'emporterait une maladie!
La beauté extérieure n'est aimable que par la beauté intérieure
qu'elle me laisse entrevoir. Sous l'enveloppe matérielle,
mon esprit cherche l'esprit; séduit surtout par le regard, où
plus qu'ailleurs la pensée brille et se fait visible, il monte
comme dans un rayon de lumière vers l'invisible foyer qui
l'attire. Mais, dans l'esprit même, est-ce à la mémoire, est-ce
au jugement, est-ce à la pure intelligence que s'attache
mon amour? Non, dit Pascal, et il a encore raison. Ces qualités,
il est aussi des maladies qui les enlèvent. Votre mobile
amour disparaîtra-t-il donc avec elles? n'est-il pas allé plus
loin et plus haut se fixer dans quelque centre indestructible où
rien ne lui semble plus pouvoir l'atteindre? Ce centre, qui
n'est pas la pure intelligence, n'est pas non plus la pure puissance;
car cette dernière, par elle-même, peut aussi bien être
terrible qu'aimable. Même quand elle s'unit à l'intelligence,
quand elle est ordre et harmonie, la puissance semble encore
une manifestation extérieure de quelque principe plus
285
intime et plus profond. Quel est donc enfin ce principe
dans lequel seul pourrait se reposer l'amour? Platon l'appelle
le bien; mais ce n'est pas encore assez dire: pour
qu'en aimant le bien en vous, je vous aime, il faut que ce
bien puisse vous être attribué et qu'en définitive il soit vous;
il faut donc qu'à tort ou à raison il m'apparaisse comme un
bien volontaire et conscient, comme un bien qui se veut
lui-même, et qui ne se veut pas seulement pour soi, mais
pour les autres et pour moi. Ce que j'aime en vous, c'est la
volonté consciente du bien, dont le vrai nom est la bonté. Là
je place la personne, là je crois deviner l'unité vivante où
le bien devient vous-même et où vous-même devenez le
bien. Je ne pourrais aimer en vous une liberté indifférente,
abstraction faite du bien, une volonté indéterminée ou une
pure puissance; je ne pourrais non plus aimer en vous un bien
abstrait et neutre, passif et fatal, non voulu par vous, non
accepté par vous, un bien qui ne me semblerait pas vous-même.
C'est donc réellement la volonté du bien ou le bien
voulu qui est pour nous aimable. Mais la volonté du bien, où
s'unissent les deux termes dans une vivante unité, qu'est-ce
autre chose que l'amour même? Donc, en dernière analyse, ce
qui est aimable, c'est ce qui est aimant. Ce que mon amour
cherche par-delà l'organisme visible et, dans la conscience
même, par-delà la pure puissance, par-delà la pure intelligence,
c'est le foyer d'amour où le bien, s'unissant à la volonté,
devient bonté. Moi aussi je veux être voulu par cette bonté,
pour le bien que je puis avoir en moi-même; je veux être aimé
d'elle comme je la veux et comme je l'aime. Je veux qu'elle
soit non seulement volonté du bien, mais volonté de mon
bien. Dans cet échange de l'amour, je n'aperçois plus, même
là où elle pourrait subsister, la fatalité physique, ni la nécessité
logique ou mathématique, encore moins une liberté d'indifférence
et d'indétermination; l'amour, s'il est réalisé quelque
part en sa vérité, doit être ce qu'il y a à la fois de moins
indifférent et de plus libre. Aussi la volonté du bien, là où je
crois l'apercevoir, m'inspire la plus parfaite certitude, comme
si elle était la plus sûre des déterminations; et cependant,
c'est ce qui me semble le plus éloigné de la fatalité physique
ou logique. Si je suis certain de celui qui m'aime, c'est
que je crois sa liberté trop maîtresse de soi pour être détournée
par des accidents extérieurs. J'aime, je suis aimé;
c'est pour la bonté que j'aime, et c'est pour ma bonté que
je suis aimé; dès lors, emporté dans un monde idéal, je
ne songe plus ni à la matière, ni à l'espace, ni à la mort,
286
et je me repose avec bonheur dans l'éternité de l'amour.
Ainsi le véritable amour, considéré dans son type intelligible,
ne peut s'adresser qu'à des personnes, et de plus, c'est
la liberté réelle ou apparente de la personne qui fait à nos yeux
tout le prix de l'amour; en aimant, nous désirons être aimé,
et dans ce retour de bienveillance de la part d'un être que nous
supposons libre, mais nullement indifférent et indéterminé,
nous croyons voir comme une grâce qu'il nous fait. Aussi la
première et la plus précieuse des qualités chez l'être aimé,
c'est qu'il nous aime. Que ne pardonne-t-on pas à celui qui
est aimant? Une foule de petits défauts, qui choqueraient
dans un inconnu, peuvent sembler charmants dans la personne
aimée et aimante. Pourtant, si on n'aimait dans cette
personne que les qualités abstraites et l'esthétique, non la
bonne volonté, ces défauts devraient sembler aussi laids
chez elle que chez d'autres. Quand même quelqu'un que
nous aimons perdrait toutes ses qualités, en conservant cette
seule qualité de nous aimer, ne l'aimerions-nous pas encore?
Peut-être même l'aimerions-nous davantage, parce que nous
espérerions le ramener au bien; car on semble aimer davantage
quelqu'un lorsqu'il a besoin de vous, et l'amour, cette
source de vie surabondante, préfère donner que recevoir.
Enfin un être incorrigible, mais qui vous aimerait, serait
encore aimable, au moins pour vous. Telle une mère aime le
fils qui lui cause de la tristesse et même du désespoir. Il
n'est point de laideur matérielle ni même morale que ne
transfigure le sourire divin de l'amour. Donc, non seulement
je puis aimer un être qui veut le bien, mais encore qui l'a
voulu, qui le voudra peut-être, et même ne le veut pas, surtout
s'il m'aime. Mon amour cherche l'amour et, encore une
fois, non pas tant un amour qui veuille le bien en général
qu'un amour qui me veuille, moi. Ce n'est point là à mes yeux
de l'égoïsme: c'est la conviction du prix inestimable qui
appartient à l'amour et qui lui vient principalement du don de
soi-même. Nous pressentons vaguement que le vrai fond de
l'être, c'est la volonté aimante, et que ce qui est le plus nous-mêmes
est aussi ce que nous pouvons le plus donner à autrui.
Pascal a beau dire qu'il serait injuste d'aimer la personne,
quelques qualités qui y fussent, l'être aimant a toujours
quelque chose d'aimable; et s'il m'aime, moi, c'est surtout
pour moi qu'il est aimable. C'est en ne l'aimant pas que je
serais injuste, non en l'aimant, car toute grâce appelle gratitude.
Supprimez cet idéal de la liberté dans l'amour, ramenez-le
287
à une nécessité brute, à une fatalité matérielle ou intellectuelle,
vous aurez détruit l'objet de l'affection. Ce qui est
fatal en vous, c'est ce qui est produit par autre chose que
vous-même, c'est ce qui est vraiment autre que vous. Si je
n'aime en vous que ces choses étrangères, je ne vous aime
pas vous-même; pour que ma volonté vous veuille, il faut
qu'elle veuille votre volonté; il faut de plus que votre volonté
soit vraiment la vôtre, comme ma volonté est la mienne.
Quelle reconnaissance aurais-je pour un automate dont
l'amour serait la résultante d'un mécanisme, et même pour
un «automate spirituel?» Il aurait beau me suivre partout
et graviter autour de moi, je ne lui en saurais aucun
gré et je ne le payerais d'aucun retour. Je pourrais encore
moins l'aimer le premier, faire vers lui les premiers pas.
Dans cette machine, rien, absolument rien ne m'attirerait.
Elle pourrait avoir toutes les qualités géométriques, mécaniques,
physiques; il lui manquerait toujours la vie, l'activité,
une personnalité plus ou moins ébauchée, un moi
enfin, de quelque nature qu'il soit, auquel mon amour puisse
se prendre, et dont il puisse recevoir un retour qui ne lui
semble pas purement fatal.
Quand l'objet de mon affection n'est pas une personne douée
de raison et de volonté, il faut au moins qu'il soit à mes yeux
un individu. J'aime dans l'animal une personnalité encore
incomplète, mais qui fait effort pour se développer, une personnalité
à demi virtuelle, à demi réelle. Le chien que j'aime
et qui m'aime n'est pas un automate; en l'aimant, je lui
fais une sorte de grâce consciente, quoique non arbitraire,
puisque ses qualités motivent mon affection; et en m'aimant,
il me semble qu'il me fait aussi une grâce, quelque étrange
que la chose paraisse. Il y a en lui spontanéité et un commencement
d'indépendance; il sait qu'il m'aime et il veut m'aimer,—science
et volonté qui n'ont pas besoin de se formuler nettement
pour être réelles. De même, dans la plante, je vois une
individualité qui fait effort pour se développer, une ébauche de
l'animal, qui est lui-même une ébauche de l'homme. Je m'intéresse
à cet être qui veut vivre, qui veut agir, qui semble chercher
à sentir et à penser, qui paraît même quelquefois sensible.
Je l'aime parce qu'il est lui, parce qu'il possède un moi en
germe, et je ne saurais demeurer complètement indifférent à
son sort. S'il dépendait de moi de le faire arriver à cette vie
plus complète, à cette sensibilité, à cette pensée, à ce bien
qu'il désire d'un désir vague et inconscient, je le ferais. C'est
donc encore la volonté du bien que j'aime en lui. Quand j'ai
288
donné mes soins à la plante et que je l'ai aidée dans son développement,
quand elle a ensuite prodigué ses fruits et ses fleurs
comme un retour à mes soins, je l'aime véritablement. Que les
esprits superficiels sourient, je crois voir dans les fleurs qu'elle
m'a données une certaine grâce qu'elle m'a faite. Un matérialisme
exclusif aura beau dire: «fatalité, pur choc d'atomes,
pur automate,» il doit y avoir là autre chose que la nécessité
brute; il y a là au moins ce principe inexpliqué, la
vie, qui enveloppe dans ses puissances une pensée et une
volonté; il y a là une dialectique en action, un enfantement
laborieux qui semble vouloir produire la personnalité. Aussi
j'aime la fleur d'un réel amour; le poète qui lui prête une
âme, la femme qui s'éprend comme le poète pour une fleur,
ont, après tout, une idée plus vraie de la vie universelle que
le partisan du mécanisme exclusif, qui la croit semblable aux
rouages inertes d'une machine. Que le savant combine ses
molécules et place l'une à droite, l'autre à gauche, la nature
intime de ces molécules lui sera toujours inconnue; qu'il
démontre ses théorèmes, la partie vraiment démonstrative
de sa science ne roulera toujours que sur des rapports extérieurs
et se jouera autour des choses; c'est à lui, s'il croit
avoir tout expliqué et trouvé le dernier mot de la vie, c'est à
lui, dis-je, et non au poète, qu'on pourra demander:—Qu'est-ce
que cela prouve?
Si donc la sympathie humaine peut s'étendre à tous les
êtres, c'est que tous les êtres nous semblent des volontés, au
moins en puissance, enveloppant quelque chose d'indéfini,
des forces grosses de la vie, de la pensée et de l'amour.—Mysticisme,
dira-t-on. Qu'importe? L'humanité tout entière
est mystique à ce compte. Est-ce que le sentiment universel,
dont la vraie poésie n'est que l'expression sublime, a jamais
vu en toutes choses des théorèmes ou des automates?
De même, ce que le croyant aime en son Dieu, ce n'est
pas seulement une collection abstraite de qualités et de perfections.
Tant qu'il conçoit Dieu de cette manière, comme
une abstraction idéale ou comme une formule, il ne
l'aime pas; ou, s'il l'aime, c'est qu'il conçoit la perfection
comme une virtualité réalisable et en voie de réalisation dans
le monde: le panthéiste aimera le Dieu qui se développe
dans le temps et dans l'espace vers l'idéal inaccessible; il
aimera le Dieu vivant, qui sera pour lui l'univers. Quand cet
amour de l'homme pour le divin atteint-il son plus haut degré?
N'est-ce pas lorsqu'il se représente son Dieu comme la liberté
souveraine et souverainement aimante, qui lui a donné l'être
289
sans y être forcée, et qui se donne perpétuellement à tous?
C'est le bien volontaire, en un mot, que nous aimons toujours;
ce qui ne veut pas dire le bien arbitraire, agissant avec
indifférence, sans raison intelligible et bonne pour prendre un
parti plutôt qu'un autre. Le bien en soi, dont Platon élève
l'idée au-dessus de tout, doit être conscient et libre, bon pour
soi et par soi, bon aussi pour les autres. Platon l'a entrevu;
mais le terme de Bien qu'il employait, το αγαθον, n'indiquait pas
assez le côté personnel de la perfection morale, dont le vrai
nom est bonté. La bonté est ce qui concentre en soi le plus de
choses et ce qui en répand le plus au dehors: une bonté
achevée serait la liberté même. L'acte de bonté ou de désintéressement
libre, idéal moral que l'homme se propose et
qui est le «suprême aimable,» πρωτον φιλον offre ce double
caractère d'individualité et d'universalité: il est à la fois ce
qu'il y a de plus personnel, puisqu'il vient du moi, et de
plus impersonnel, puisqu'il est le don de soi à autrui.
On croit que ce qui constitue le plus essentiellement un être
est aussi le plus incommunicable aux autres; et néanmoins,
nous l'avons vu, en aimant quelqu'un, c'est lui-même que
nous voulons: notre affection, franchissant tout ce qui est extérieur
et étranger, sans s'arrêter même à l'intelligence, va jusqu'à
cette volonté personnelle qui est proprement le moi. En
vous aimant, c'est quelque chose de moi que je donne, c'est
moi-même que je voudrais donner tout entier, et c'est aussi
vous-même que je veux. Je sens qu'il est des obstacles, matériels
et même intellectuels, qui empêchent mon individualité
de se confondre avec une autre individualité, et pourtant
c'est là ce que je voudrais. Je ne dis pas que je voudrais
cesser d'être moi pour devenir une autre personne, ou qu'elle
cessât d'être soi pour devenir moi; mais je voudrais être
moi et elle tout ensemble, je voudrais être deux et un: en un
mot, me donner tout entier et me retrouver tout entier.
Est-ce là une illusion de l'amour, un vœu chimérique contre
lequel doivent à jamais prévaloir les lois de l'impénétrabilité
physique, ou de la pluralité mathématique, ou de l'opposition
logique? Quelle vaine chose alors que l'amour! Comme il
serait faux de dire qu'on aime! Car, encore une fois, on
n'aime que si on donne, et on ne donne véritablement que si
on donne une chose qui ne vous est pas étrangère, une chose
qui vous appartient réellement; on ne donne donc que si on
donne quelque chose de soi et, en dernière analyse, que si on
se donne soi-même. Tout don de choses extérieures au moi
ne suffit ni à l'aimant ni à l'aimé. Même quand je donne un
290
objet extérieur, encore faut-il que j'aie fait à son égard
quelque acte de bonne volonté qui vienne de moi;
et à vrai dire, c'est cet acte que je donne. L'objet qui passe de
ma main dans la vôtre n'en est que le signe matériel et le
visible symbole; il perdrait tout son prix s'il ne représentait
pas ma volonté intime et un don de moi-même. Si vous me
rendez froidement le même objet, sans y rien mettre de votre
cœur, nous sommes quittes sans doute, selon l'expression
vulgaire; mais cela veut dire que nous restons à part l'un de
l'autre, chacun dans son moi, sans aucune union affectueuse.
Si nous nous étions aimés véritablement, nous ne serions
jamais quittes: la dette de l'amour ne s'acquitte pas, elle se
paye avec de l'amour et par là ne fait que s'accroître
encore.
Aussi le véritable amour est-il un don qui ne pourra jamais
se reprendre, parce qu'il ne le voudra jamais. Donner n'est
pas prêter; donner enveloppe en son idée quelque chose
d'absolu: l'amour vrai ne peut donc être conçu que sous
l'idée de l'éternité. Quelle profanation du nom sacré de
l'amour, si l'on disait à quelqu'un: je vous aime pour une
année, pour un jour, pour une heure! Peut-on à la fois se
donner et se retenir, en marquant d'avance le terme où ce
don prétendu gratuit réclamera sa dette intéressée? Égoïsme
qui se pare des couleurs du désintéressement, esclavage qui
usurpe le rang de la liberté. Non, aimer,—s'il y a quelque
chose de tel en ce monde,—c'est faire effort pour s'affranchir
du temps et pour créer un ordre moral supérieur à la
vicissitude des choses matérielles. Si donc le véritable
désintéressement est à la portée de l'homme qui le conçoit
et qui y aspire, il doit constituer la suprême liberté:
aimer, selon la pensée profonde d'un poète arabe, c'est
mourir à la vie égoïste pour vivre de la vie universelle, qui
est seule vraiment libre.
C'est un bien que la mort mette un terme aux nécessités de la vie,
Et cependant la vie tremble devant la mort;
C'est ainsi qu'un cœur tremble devant l'amour,
Comme s'il avait devant lui la menace de la mort:
Car où s'éveille l'amour, meurt
Le moi, ce sombre despote;
Tu le laisses expirer dans la nuit,
Et libre tu respires dans la lumière du matin
[150].
291
II.—L'amour désintéressé que nous venons de décrire
n'est peut-être qu'un haut idéal dont l'actuelle réalisation
est impossible à vérifier. Toutefois, l'amour existe au
moins en idée, et est-ce là un mode si méprisable d'existence?
Faut-il répéter que l'idée n'est pas quelque chose de mort
et de stérile? Elle est un motif, mieux que cela, une action
déjà réelle d'un être intelligent, une démarche, un mouvement.
L'idée de l'amour désintéressé ne se contente pas d'un
rôle passif: ambitieuse, elle voudrait être tout dans l'homme
et même dans l'univers. Nous pensons qu'il serait meilleur
d'aimer conformément à l'idéal que nous concevons, et nous
aspirons à aimer de cette manière; par cela même nous nous
dirigeons déjà en quelque façon vers l'idéal. En concevant
l'amour désintéressé, le pur égoïsme a honte de soi, il se revêt
d'autres couleurs, il n'est plus le même qu'auparavant: il s'est
embelli de la pensée de ce qu'il désire. Ce n'est encore, sans
doute, qu'une transformation extérieure; mais le progrès ne
s'arrête pas là. Il nous arrive d'agir réellement sous l'idée de
l'amour d'autrui: il y a des êtres qui se dévouent ou semblent
se dévouer; il y a de nobles actions que nous n'oserions
traiter d'égoïstes, et qui, quand nous en sommes l'objet, nous
inspirent une vive reconnaissance; il y a donc des actes
conformes, au moins en apparence, à l'idéal de l'amour.
On peut se demander, il est vrai, si ces actions qui semblent
désintéressées ne sont pas toujours des modifications
de l'égoïsme. Le même objet peut être envisagé sous deux
aspects contraires: comme dit Jean-Paul, la mer est sublime
ou ridicule selon ce que le spectateur lui oppose dans son
esprit. Vous pouvez croire que le désintéressement est la
forme la plus raffinée de l'égoïsme, ou au contraire que
l'égoïsme renferme en lui un germe de désintéressement
qui s'ignore[151]. De là résulte pour le philosophe cette alternative:
ou placer au fond de l'égoïsme le désintéressement,—ou
placer au fond du désintéressement l'égoïsme. Nous
voilà amenés devant la grande question métaphysique, qui
porte non seulement sur des faits, mais encore sur l'essence
même de notre volonté. Et on ne pourra la résoudre entièrement
par la seule analyse psychologique. Une telle analyse
ne saurait établir la certitude du désintéressement; car, êtres
imparfaits que nous sommes, nous pouvons et devons toujours
nous défier de nous-mêmes et nous dire:—Suis-je
bien sûr d'aimer? suis-je bien sûr d'être aussi complètement
292
désintéressé que je voudrais l'être?—Nous demeurerons
donc toujours en face de ce doute final:—Peut-être mon
désintéressement est-il encore un intérêt inconscient. Doute
salutaire d'ailleurs, car il oblige la volonté à agir sans cesse,
à aller toujours plus loin et plus haut. Se trouvant toujours
inférieure à l'idée qu'elle porte en soi, elle fait effort pour
l'égaler et tend ainsi à se développer d'une manière indéfinie.
En même temps que le problème est métaphysique, il est
moral; on peut même dire qu'il est, par excellence, le problème
moral. Aussi est-ce au point de vue de la moralité que
nous devons enfin nous placer pour chercher si l'amour idéal
est réalisable. Dans l'ordre moral, aimer n'est plus seulement
une joie et un bonheur, c'est une nécessité sans laquelle il
n'y aurait ni vraie justice, ni vraie fraternité. La question, ici,
prend donc un caractère plus impérieux et appelle une solution
plus pratique.
293
CHAPITRE SIXIÈME
PART DE L'IDÉE DE LIBERTÉ DANS LA CONCEPTION DE LA MORALITÉ.
CONSTRUCTION DES IDÉES DIRECTRICES DE LA MORALE
I. Introduction de l'idée de liberté dans l'idéal moral.—La liberté comme fond de
l'idéal moral ou fin de la moralité. Identité de la liberté et du désintéressement.
Conciliation du platonisme, du christianisme et du kantisme.
II. La liberté comme forme de la moralité et condition nécessaire pour la réalisation
de l'idéal moral.
III. Construction des idées directrices de la morale. Substitution de l'idéal persuasif
à l'impératif catégorique.
I.—Essayons d'abord de construire l'idéal moral comme
nous avons construit celui de l'amour désintéressé, sans nous
demander si la réalité répond à l'idée.
Nous avons vu comment Socrate, Platon, les Stoïciens, les
Alexandrins, accordèrent à l'amour du bien une puissance
irrésistible. On retrouve une théorie analogue dans les spéculations
des théologiens sur la grâce, sur l'amour de Dieu inspiré
par Dieu même. C'est la forme supérieure du déterminisme.
Dans cette forme, comme dans toutes les autres, nous
avons déjà rétabli l'idée de la liberté[152]. Dès lors, au lieu de
prendre pour idéal moral un bien abstrait, plutôt vrai et
beau que bon, το αγαθεν, l'homme aspire à réaliser un bien actif
et personnel, une bonté vraiment libre.
La tendance des moralistes modernes est, en effet, de considérer
la liberté comme faisant partie de la fin suprême,
comme exprimant non pas la forme du bien, mais le fond
même du bien et ce qu'il renferme de meilleur. C'est ce que
les stoïciens avaient déjà entrevu; c'est ce que le christianisme
a enseigné plus ou moins explicitement. Avec Kant, dans
la conception de la moralité idéale, le rôle de l'idée de liberté
devient dominant. Mais Kant a fait de la liberté une forme
294
plus négative que positive, et de la loi morale une loi également
trop négative et trop formelle: Kant est formaliste à
l'excès[153]. L'universalité de la loi est une catégorie rationnelle
à laquelle on n'arrive qu'après des abstractions successives.
A vrai dire, ce n'est pas l'universel qui est le
premier objet de la volonté morale, mais plutôt la personnalité:
le problème moral se pose véritablement en posant
face à face deux moi, deux volontés, la nôtre et celle d'autrui.
Il ne s'agit pas d'une loi abstraite, mais de personnes vivantes,
et à vrai dire d'individualités que nous nous figurons
libres. Sans doute, comme nous le verrons tout à l'heure, la
conduite d'une personne à l'égard d'une autre peut renfermer
virtuellement et en germe une loi d'universalité: la
maxime de cette conduite, abstraite des deux termes individuels,
peut devenir une loi universelle; il importe cependant
de ne pas confondre la conséquence avec le principe.
Dire tout d'abord que le bien est l'universel, ce serait se
contenter d'un cadre vide et d'une considération toute formelle
de quantité. Kant a beau nous affirmer ensuite que le
cadre enveloppe quelque chose de réel et même la réalité
suprême, comment le savoir? Si nous le croyons, c'est que
nous avons rempli préalablement ce cadre par quelque idée
plus concrète et plus vivante. L'universalité n'a de valeur que
par ce qu'elle contient.
Quel est donc ce contenu de la moralité? Est-ce un bien renfermé
en soi ou est-ce un bien qui soit bon pour tous? Est-ce
l'universalité de l'égoïsme ou est-ce l'universalité de l'amour?
Pour répondre, il faut examiner tout ce qu'implique la liberté,
car, nous l'avons vu, l'idéal est liberté; c'est de là que nous
devons partir dans notre déduction.
La liberté apparaît d'abord comme l'indépendance à l'égard
de ceci et de cela, comme un pouvoir de choisir entre n'importe
quels objets, comme une indétermination relativement à tels
et tels motifs déterminés. De là le côté négatif de la liberté,
qu'on a cherché à ériger en absolu sous le nom de libre arbitre.
Mais ce n'est là, évidemment, qu'un moyen pour la volonté de
s'opposer à tout le reste, de se replier sur elle-même et d'emmagasiner
sa force propre, afin de ne pas dépendre purement
et simplement des motifs extérieurs. On ne saurait admettre
que l'idéal de la liberté consiste dans cette indépendance toute
négative et dans cette sorte d'indéterminisme qui se mettrait
295
au-dessus des raisons. La vraie liberté agit selon des raisons.
L'indépendance positive, et non pas seulement négative, doit
elle-même avoir un contenu positif. Elle ne doit être indéterminée
que par rapport à tels ou tels motifs inférieurs et extérieurs;
mais, en elle-même, elle doit être la détermination par
un motif supérieur et intérieur: elle doit porter en soi, avoir
sa raison d'être, sa propre lumière.
L'unique question est donc de savoir comment la volonté se
délivre des mobiles asservissants, pour se déterminer par
ceux qui sont conformes à sa direction normale. Or, la volonté
peut être déterminée par une idée plus ou moins étroite ou
large. Par exemple, elle peut céder à l'impulsion du moment
présent ou embrasser l'avenir, et on a toujours considéré
comme plus libre la volonté qui sait se maîtriser dans le présent
en vue du bien futur: suî compos. La volonté peut même,
nous l'avons vu, agir en une certaine mesure «sous l'idée de
l'éternité,» c'est-à-dire avec l'intention d'atteindre un bien qui
ne soit pas borné à tel ou tel temps: elle peut se proposer, par
exemple, une affection éternelle, soit qu'en fait la nature
même des choses comporte, soit qu'elle ne comporte pas la
réalisation de ce haut idéal. Tous les philosophes ont regardé
comme un affranchissement pour la volonté de s'élever au-dessus
des considérations de temps. Parmi les dimensions
mêmes du temps, il en est une dont nous essayons principalement
de nous affranchir par la pensée et par la volonté: c'est
le passé. Nous tendons à ne pas répéter simplement ce qui a
été, à ne pas dépendre entièrement de ce que nous avons fait,
à trouver dans l'idée même de l'avenir une force de réaction
contre le passé, en un mot, à réaliser un véritable progrès qui
ne soit pas une simple imitation de soi-même. A défaut d'une
création ex nihilo, nous tentons une création par l'idée. En
un mot, nous ne voulons pas être épuisés par ce qui fut et par
ce qui est, nous voulons dominer le temps écoulé pour faire
exister le temps futur. C'est là encore pour nous une des
figurations de la liberté; il est même des philosophes qui ont
vu la liberté tout entière dans ce pouvoir de rompre en quelque
sorte avec le passé. Quelle que soit la mesure dans laquelle
nous pouvons réaliser cette idée, toujours est-il que, dans les
occasions où il faut prendre l'initiative, elle devient une de nos
idées directrices.
Nous tendons à nous affranchir des considérations de lieu
comme des considérations de temps. Tout en agissant sur un
certain point de l'étendue, l'homme peut cependant se proposer
une action qui soit indépendante des bornes de l'espace et qui
296
s'étende au monde entier: il peut vouloir, selon la parole
stoïque, se faire citoyen du monde, civis totius mundi. Nous
concevons l'immensité de l'univers, donc nous pouvons agir
sous cette idée et la faire entrer parmi les idées directrices de
nos actes: c'est là encore une sorte de libération que l'humanité
a toujours rêvée sous des formes plus ou moins symboliques.
Outre les bornes du temps et de l'espace, nous tendons à
dépasser les bornes plus concrètes et plus réelles de notre
propre corps et des corps qui nous entourent. La «matière»,
avec son déterminisme mécanique, a toujours semblé un
obstacle à l'idéale liberté. Quoiqu'il ne faille pas se figurer un
bouleversement possible des lois mécaniques du monde, on
peut cependant concevoir qu'un déterminisme encore inférieur
et extérieur soit subordonné à un déterminisme plus
intime et plus vivant. C'est déjà une libération que de s'affranchir
d'une nécessité par une autre qui surpasse la première:
un être déterminé par ses mobiles intérieurs sera toujours
considéré comme plus libre qu'une machine déterminée
par des ressorts extérieurs; et de même, un être intelligent
déterminé par des idées, par des motifs réfléchis, sera toujours
considéré comme plus libre que la brute déterminée par ses
appétits instinctifs. Agir pour une fin consciente, quelque explicable
d'ailleurs que soit un tel acte par ses raisons, c'est
être plus libre que d'agir aveuglément et mécaniquement.
Aussi l'humanité entière a-t-elle vu dans la recherche des fins
une forme de liberté.
Parmi les fins elles-mêmes, celles qui ont toujours paru les
plus conformes à la liberté idéale, ce sont les fins intellectuelles,
les idées, et parmi ces fins, les plus universelles.
D'abord, l'idée la plus large et la plus universelle correspond
au plus grand nombre possible de déterminations particulières:
elle les résume en quelque sorte, comme un symbole
algébrique, grâce à sa généralité supérieure, résume une
bien plus grande quantité de choses ou de rapports qu'une
formule arithmétique. Agir en vue d'une loi universelle,
comme le veut Kant, c'est donc certainement faire preuve
d'une liberté plus grande et d'une activité moins bornée que
d'agir uniquement pour le particulier, sous l'immédiate influence
de la sensation. Toutefois, ne l'oublions point, ce n'est
pas comme pure forme que vaut alors la loi, c'est comme
exprimant le fond à la fois le plus vaste et le plus concret
possible, qui n'est autre que la totalité des individus auxquels
la loi est applicable. Agir pour tous les individus, voilà la véritable
297
liberté; car, c'est celle qui implique la plus grande indépendance
par rapport à toutes les bornes de l'espace, du temps,
du corps et de l'individualité même.
Comme, d'ailleurs, nous ne pouvons pas directement atteindre
tous les individus, la question se particularise de fait
entre plusieurs individus ou entre plusieurs groupes: humanité,
patrie, famille. Le plus souvent, c'est une relation entre deux
personnes, ou entre une personne et un groupe. Mais, quelque
particuliers que soient les termes de la relation, l'être intelligent
peut agir à la fois selon les particularités et indépendamment
de ces particularités; il tient compte des circonstances,
et cependant il se propose un bien universel qui n'est pas tout
entier dépendant de ces circonstances.
Pour qu'une telle action soit possible, il faut qu'en une certaine
façon nous puissions franchir la sphère de notre individualité
propre, de notre moi égoïste. Or, on l'a vu, nous la
franchissons d'abord par la pensée, puisqu'en fait nous arrivons
à concevoir autrui. Il y a donc dans notre «monade»
des fenêtres sur le dehors, malgré le mot de Leibnitz. En
second lieu, notre existence n'est pas plus séparée du tout
que notre pensée. Il y a en nous-mêmes quelque chose qui
ne semble pas uniquement borné à nous-mêmes et dont les
métaphysiciens ont proposé des formules symboliques sous
le nom d'essence universelle, d'être présent à chacun et à tous.
Peut-être comprendra-t-on que la contradiction entre le moi
et le tous n'est qu'apparente, si on réfléchit qu'en fait nous
coexistons: nous ne sommes pas des atomes séparés par un
vide, puisque nous communiquons ensemble. L'égoïsme métaphysique,
consistant à croire que je suis le seul être et la
seule conscience qui existe, est aussi absurde qu'il est logiquement
irréfutable. Enfin, en troisième lieu, si nous avons
des points communs par notre pensée et par notre être, il
n'est pas irrationnel d'admettre que ma volonté radicale
touche aussi par son centre à votre volonté radicale, et qu'il
y a une union possible des volontés. Dès lors, l'égoïsme
moral n'est pas une nécessité démontrée. La plus grande
approximation de la liberté serait précisément l'acte opposé à
l'égoïsme, l'acte qui, tout en sortant du fond même de notre
individualité, aurait pour fin l'universalité des individus et
dépasserait ainsi infiniment par son objet les bornes de notre
individuation proprement dite. Cet idéal, il convient de lui
donner le nom que la philosophie moderne a adopté: liberté
morale. L'idée d'une telle liberté, en se concevant elle-même
avec une force de plus en plus grande, peut devenir réellement
298
supérieure à n'importe quelle force particulière et déterminante,
à n'importe quoi autre motif ou mobile moins profond,
parce qu'elle est la réflexion de la conscience portant tout ensemble
sur le fond du moi et sur le fond de tous, en un mot
sur ce qu'il y a de plus personnel et de plus impersonnel. Par
rapport à une telle idée, quelque incomplète d'ailleurs qu'elle
demeure chez l'homme, tout peut prendre pratiquement une
valeur inférieure, tout peut s'anéantir en quelque sorte comme
le fini devant l'infini. Le progrès de cette idée et du sentiment
qui l'accompagne, c'est le progrès de la moralité, qui est
identique au progrès de la liberté.
La liberté ne se réalise donc que dans la détermination par
l'idée d'un bien de plus en plus universel; la liberté est le
désintéressement.
Mais, qu'est-ce que se désintéresser,—si on veut appeler la
chose d'un nom encore plus positif et plus vivant,—sinon
aimer? Nous l'avons vu, en effet, tant que la volonté est renfermée
dans la sphère du moi, tant qu'elle reste égoïste à
quelque degré, tant qu'elle n'aime pas, son activité est dépendante
de certaines limites, et cette dépendance ne peut s'expliquer
que par la domination des penchants sensibles et des
besoins matériels sur la volonté. Celle-ci, en sa liberté idéale,
n'aurait pas plus de raison pour être égoïste et «jalouse» que
le dieu de Platon: αγαθω δε ουδεις περι ουδενος εγγινεται ψθονος
Aussi, loin d'être envieuse, une volonté entièrement libre
voudrait le bien d'autrui, et par conséquent serait tout aimante.
La pleine liberté et la pleine libéralité du vouloir, si
elle était possible quelque part, voilà le fond de l'infinité réelle,
de l'infinité morale, dont l'infinité mathématique ou même
métaphysique n'est que l'image.
Ainsi conçu, l'idéal de la liberté n'est plus une idée neutre;
c'est ce que Platon appelait «l'universelle essence,» et par là
il n'entendait point une abstraction, mais l'unité fondamentale
des êtres, inséparable de la variété vivante des êtres. L'objet
idéal qu'une volonté vraiment libre prendrait pour fin de
ses actes, encore une fois, c'est tous les êtres dans leur
unité. Dès lors, nous pouvons dire que la liberté est l'amour
d'autrui s'étendant à tous. Et l'amour de quoi dans autrui?
L'amour de cette même volonté, capable à son tour de désintéressement,
d'amour, de liberté. Ainsi, le vrai fond qui peut
remplir la notion trop vide de l'universel, c'est une certaine
union des personnes qui n'est autre que l'union de l'amour.
Kant a trop partagé l'opinion selon laquelle l'amour d'autrui
est un sentiment tout fatal, une inclination qui n'enveloppe
299
rien de proprement moral ou de volontaire, une inclination
purement passionnelle ou «pathologique». Aussi la
morale, selon lui, ne peut nous ordonner d'aimer nos semblables,
d'aimer le bien même, mais seulement d'agir comme
si nous aimions; la justice extérieure est seule, pour Kant, un
devoir catégorique, et la charité ne devient un objet de vraie
obligation que dans sa manifestation extérieure, non dans son
intime foyer.—«Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain
comme toi-même.—Ce précepte, dit Kant, exige, à titre
d'ordre, du respect pour une loi qui commande l'amour et
qui ne laisse pas à notre choix le soin d'en faire ou de n'en
pas faire notre principe de conduite. Mais l'amour de Dieu
est impossible comme inclination, comme amour pathologique,
car Dieu n'est pas un objet des sens. Quant à l'amour
des hommes, il est sans doute possible à ce point de vue,
mais il ne peut être ordonné, car il n'est au pouvoir d'aucun
homme d'aimer quelqu'un par ordre. Dans ce noyau de
toutes les lois il ne peut donc être question que de l'amour
pratique[154].» Kant ne semble pas avoir saisi dans toute
son étendue l'idéal de la fraternité morale. «Les désirs, dit-il,
et les inclinations, reposent sur des causes physiques[155];
mais l'amour n'est-il conçu par nous, en son idée, que comme
une inclination nécessaire et un désir?—Nous l'ayons vu, si
l'amour idéal exclut l'indifférence et cette liberté d'indétermination
que Descartes appelait le plus bas degré de la liberté, il
n'exclut pas cette liberté supérieure qui consisterait à se déterminer
soi-même, quoique non indifféremment: loin de là, la
libre union des volontés constituerait, au-dessus du rapport
des sensibilités, au-dessus du rapport des intelligences, la
vraie et seule réalisation de cet idéal qu'on appelle l'amour.
Telle est aussi la véritable universalité; entendue en un
sens plus que logique et plus que quantitatif, l'universalité
est la perfection de la liberté même; la liberté ne pourrait être
parfaite que si elle était universellement réalisée chez tous les
êtres. Voilà pourquoi je ne m'estime pas vraiment et complètement
libre tant que les autres ne le sont pas, tant qu'il reste
une servitude devant moi: Pour que je sois parfaitement libre,
il faut que tous le soient. Et de même, pour que je sois parfaitement
heureux, il faut que tous le soient. C'est en ce sens
que ma liberté personnelle est universelle. En d'autres termes,
il y aurait identité des libertés de tous dans la parfaite liberté
300
d'un seul. C'est dire encore que la plénitude de la liberté serait
l'amour pleinement satisfait.
On arrive à la même conséquence, si on considère quelle est
la nature du déterminisme. Le déterminisme est une réciprocité
d'action entre tous les êtres, qui fait que l'un dépend de
l'autre et est solidaire de l'autre; le déterminisme est donc universel.
Par cela même, un entier affranchissement du déterminisme
ne serait pas seulement une liberté bornée à un individu;
car, en vertu du déterminisme universellement réciproque,
une liberté tout ensemble isolée et complète est chose impossible.
La libération de l'une est donc liée à celle des autres. Un
seul être ne peut entièrement se délivrer du déterminisme,
tous les êtres à la fois pourraient s'en délivrer. La liberté
idéale, qui est comme la limite commune à laquelle tendent
toutes les libérations partielles, apparaît ainsi de nouveau
comme une liberté universelle, conséquemment comme une
fraternité universelle.
Concluons. L'amour étant la fin que la moralité se propose
et le fond du bien moral,—dont l'universalité des préceptes
n'est que la forme logique,—on peut dire que la liberté, au
sens positif du mot et non plus au sens négatif, fait le
fond même du bien, car elle se réalise dans l'amour et ne fait
qu'un avec l'amour même. La liberté n'est donc pas seulement
la forme de la moralité, elle en est l'essence, elle est la moralité
même.
II.—Maintenant, la fin étant posée,—fraternité universelle
et liberté universelle,—par quel moyen cette fin pourra-t-elle
être atteinte?
La méthode morale, comme la méthode de la science et
comme celle de l'art, tend à l'unité. Mais notre science, on
s'en souvient, ne réussit qu'à unir les choses par des lois tout
extérieures dans le temps et dans l'espace, lois dont le mouvement
est la réalisation visible: la science n'obtient ainsi qu'une
identité de séquences ou de concomitances entre des choses
qui demeurent absolument diverses. Quant à la méthode de
l'art naturel, que nous plaçons au fond des choses par une
conception de finalité en grande partie subjective, elle produit
l'organisation avec la vie, et semble relier une variété de
moyens à une fin intérieure plus ou moins pressentie; c'est
donc un lien supérieur au précédent, qui donne à la variété,
sans la détruire, la forme de l'individualité. Cependant les
individus, une fois posés l'un en face de l'autre, forment encore
comme autant de mondes distincts. L'unité vraie et parfaite
301
est si peu réalisée par le déterminisme intérieur de la vie,—comme
par le déterminisme extérieur du mouvement,—que
l'histoire de la vie est celle d'un combat dans lequel le plus
fort l'emporte sur les autres et subsiste à leurs dépens. La
lutte pour la vie et la sélection naturelle assurent le triomphe
à l'organisme qui a réalisé intérieurement la plus grande
somme de désirs et de puissances prenant la forme de la
spontanéité. Ce mode de sélection se poursuit jusque dans les
sociétés humaines, tant qu'on demeure au point de vue de
l'utilité. Les lois de la science utilitaire par excellence, de
l'économie politique, nous montrent la même lutte pour la vie
que l'histoire naturelle. Il se produit des antagonismes naturels
entre l'accroissement de la population et les subsistances,
selon la loi de Malthus; des antagonismes entre la rente du sol
et le travail, selon la loi de Ricardo; des antagonismes entre
le travail du passé ou la violence du passé, emmagasinés
dans le capital, et le travail présent, réduit parfois à l'alternative
de, l'asservissement ou de la faim. Les harmonies
économiques, opposées par Bastiat aux contradictions économiques
de Proudhon, sont des harmonies idéales, que
la justice humaine peut seule réaliser, mais que la mécanique
et la vie ne sauraient réaliser par elles-mêmes. La mécanique
naturelle ne connaît que les lois générales, les genres
et les espèces; elle ne connaît pas les individus, qu'elle
sacrifie à son fonctionnement régulier et aveugle. Quant à
la vie, elle subordonne, elle aussi, les membres au corps,
et les membres du corps social au corps lui-même. Pouvons-nous
donc nous contenter des lois de la causalité mécanique
ou de la finalité sensible, et nous abandonner à leur
jeu fatal pour réaliser entièrement l'idéal de la fraternité?—Que
ces lois préparent le rapprochement des êtres intelligents
et sentants, qu'elles réalisent même ce rapprochement
sur un nombre croissant de points, c'est ce qui est incontestable;
mais il est certain aussi que, ni dans le présent ni
dans l'avenir, une complète réconciliation des intérêts n'est
possible par cette voie entre les hommes. Il y aura toujours
des circonstances où se posera ce problème:—Mon bonheur et
le bonheur d'autrui étant contraires, comment agir? comment
trouver dans les lois de l'intérêt une raison déterminante du
désintéressement? Socrate aura beau répéter que nous ne
devons jamais mettre notre bonheur en opposition avec celui
des autres, parce qu'en réalité tous les biens ne font qu'un
dans le bien suprême, et que bien pour moi, bien pour vous,
bien en soi, sont dans le fond une seule et même chose.—On
302
pourra toujours répondre que cette unité est un simple
idéal: au point de vue de la réalité présente elle est fausse;
au point de vue de la réalité future, elle est invérifiable par
l'expérience et indémontrable par la raison.
A quels principes, en effet, à quelles lois essayerez-vous
d'emprunter cette démonstration? Est-ce aux lois du mécanisme
physique? Démontrez donc, apodictiquement, que la
série de nécessités mécaniques qui aboutirait à mon propre
bonheur et celle qui aboutirait au vôtre finissent par se rencontrer
au même point. Démontrez que le mécanisme de la
nature ne peut satisfaire mon intérêt final que si j'identifie
mon intérêt avec le vôtre. Démontrez par exemple que, si j'ai
le choix entre la mort et une trahison, le mécanisme de la
nature fait de la mort mon plus grand intérêt. Pour cela, il
faudrait prouver mécaniquement l'immortalité de mon mécanisme
et son harmonie finale avec le vôtre, ce qui est chimérique.
Nous ne connaissons pas tous les éléments et toutes
les lois de la nature: nous ne savons pas en définitive si la
machine du monde peut fonctionner sans écraser les uns entre
ses rouages au profit des autres. Aussi le fatalisme purement
matérialiste et mécaniste ne pourra-t-il jamais considérer
l'acte de désintéressement que comme une sublime folie,
comme une manière de satisfaire sa nature plus rare, mais
peut-être moins sensée que celle du vulgaire.
Puisque vous ne pouvez démontrer par la causalité mécanique
l'identité des bonheurs, invoquerez-vous l'ordre des
causes finales? Assurément, au point de vue spéculatif, l'unité
de tous les biens dans le bien est le «suprême désirable;» mais,
pour qu'une chose reste pratiquement le suprême désirable,
encore faut-il qu'elle soit possible; or nous ignorons si cette
unité de tous les biens dans le bien est réalisable, et à plus
forte raison si elle est réelle. Le certain, c'est mon intérêt; l'incertain,
c'est l'identité finale de mon intérêt avec le vôtre. Si
cette identité se trouve être chimérique, le vrai désirable sera
mon bonheur personnel. Sans doute mon bonheur pourra
encore avoir pour condition le vôtre; mais ce sera par la prédominance
en moi des penchants métaphysiques et rationnels,
ou des penchants sympathiques et sociaux, ou des penchants
esthétiques. En satisfaisant à votre profit ma nature de logicien
et d'artiste, je n'aurai pas fait un acte de réel désintéressement
ou de réelle moralité.
Ainsi, entre la série de moyens qui a pour fin mon bonheur
et la série de moyens qui a pour fin le vôtre, il reste un
intervalle et une solution de continuité; comme leur coïncidence
303
finale m'est inconnue et qu'elles sont actuellement divergentes,
le seul moyen de les faire coïncider dès à présent
serait un acte vraiment gratuit et désintéressé. Vous ne démontrerez
jamais que vous et moi et tous les autres nous
sommes un; je ne puis donc être uni à vous que par moi-même[156].
Il faut pour cela que l'ordre des termes soit renversé
et que je puisse dire: votre bien devient mon bien parce
que je le veux, et non pas: je veux votre bien parce qu'il est
mon bien. En d'autres termes, il faut que ce qui change
votre bien en mon bien soit l'initiative de ma volonté
libre, et non la conséquence d'un rapport nécessaire, soit
de causalité mécanique, soit de finalité sensible. Je ne puis
confondre mon bien avec le vôtre que par un acte d'amour
qui n'est ni forcé ni purement logique, mais inspiré par l'idée
même de la liberté comme fond de la moralité. Dans cet
acte, c'est une idée supérieure au déterminisme qui tend à se
réaliser et, en une certaine mesure, se réalise.
L'amour, on le voit, ne peut avoir d'autre moyen que l'amour
même; la liberté, en tant qu'essentiellement identique à
l'amour volontaire, est donc à elle-même son moyen comme
sa fin. Les conditions diverses de la liberté sont des degrés
divers de la liberté. C'est en commençant à aimer
qu'on devient capable d'aimer davantage; c'est par une première
délivrance qu'on devient capable de se délivrer entièrement;
c'est le bien déjà accompli qui est l'instrument du bien à
accomplir. Tout ce qui nous élève au-dessus du moi, tout ce qui
nous en détache à quelque degré, tout ce qui nous désintéresse,
depuis la simple pensée d'autrui et du bien d'autrui
jusqu'à la volonté effective du bien d'autrui, est un moyen de
la liberté morale.
Dès lors, la morale se trouve tout entière suspendue à la
possibilité d'un désintéressement progressif, c'est-à-dire d'un
dégagement de la liberté au sein du déterminisme même. Elle
suppose que la liberté n'est pas en essentielle opposition avec
la nature, que le vrai désintéressement n'est pas impossible
à réaliser de plus en plus, que l'égoïsme n'est pas l'unique
fond de l'activité et l'essence de la volonté même. En un mot,
une certaine liberté en puissance, comme pouvoir de désintéressement
graduel, voilà la condition et le moyen nécessaire
pour réaliser un idéal véritablement moral.
III.—L'union idéale de tous les êtres, qui réclame un lien
304
supérieur au mécanisme des forces et des intérêts, prend pour
notre esprit deux formes principales, selon qu'elle est plus ou
moins complète. Nous voudrions d'abord être égaux, puis
nous voudrions être frères. La nature ignore l'égalité: elle est
fondée tout entière sur le rapport du plus au moins, de la
supériorité à l'infériorité. Le mouvement suppose l'excès d'une
force sur une autre. La vie suppose aussi la domination d'une
force centrale sur les autres, dont cette force se sert instinctivement
comme d'organes pour elle-même. Dans le mécanisme
brut, tyrannie absolue; dans l'organisme vivant, monarchie
plus ou moins constitutionnelle; nulle part la nature
n'est républicaine. Nos intelligences sont inégales; nos bonheurs
ne sont égaux et équivalents qu'à un point de vue
abstrait; dans la réalité concrète, il y aura toujours cette
inégalité énorme, que votre bonheur est le vôtre et non pas le
mien. Pour établir entre nous le rapport d'égal à égal, il faut
donc que je vous conçoive, ainsi que moi, par rapport à une
même fin idéale, sous l'idée de liberté. C'est seulement dans
cette idée et par cette idée que la substitution de ma personne
à la vôtre est possible et que je puis dire: «Ne fais pas à un
autre ce que tu ne voudrais pas qu'il te fit.» Cette réciprocité
des volontés, conçues comme tendant au même idéal de
liberté, constitue la justice, dont la proportion mathématique
n'est que le symbole abstrait: je veux relativement
à vous ce que vous voulez relativement à moi. En dehors
de cette idéale égalité des libertés, le droit n'est plus
qu'une force majeure, un intérêt majeur, une sagesse majeure,
toujours un rapport de supériorité, jamais un rapport
d'égalité[157].
Mais l'égalité du droit est encore un rapport trop extérieur
entre les hommes: elle laisse subsister une certaine opposition
des individualités, elle ne réalise ou ne protège que la liberté individuelle.
L'acte de fraternité, au contraire, tend à réaliser la
liberté universelle. Par cet acte, s'il était possible, je voudrais
être un avec vous; je ne me contenterais plus de poser votre
liberté égale à la mienne; je les unirais toutes deux en les
subordonnant, sans les détruire, à un troisième terme qui est
leur commun idéal: la société universelle des libertés, au sein
de laquelle disparaîtraient tout antagonisme, tout égoïsme,
toute servitude.
Il y a d'ailleurs de la fraternité dans le droit même et de
l'amour dans le respect; mais le droit n'est qu'un commencement
305
d'union par l'égalité: la fraternité seule pourrait consommer
l'unité morale de tous les êtres.
De ce point de vue supérieur apparaissent sous un jour
nouveau les principes de la morale, dont le dernier fondement
devient la notion de libre fraternité.
La traduction en langage réfléchi du vouloir spontané qui
est notre fonction essentielle et notre direction normale serait
la formule suivante:—Je veux la libre union de tous les
êtres, l'universelle bonté et l'universel bonheur.
Quand notre volonté arrive, par la réflexion, à la conscience
claire d'elle-même et de sa direction normale, la formule qui
exprime le mieux cet état est la suivante:—L'universelle
bonté devant être une union libre, je veux la vouloir librement.
C'est là ce qu'on désigne, en termes plus ou moins impropres,
sous les noms d'obligation morale ou de loi morale;
mais, par cette loi, il ne faut pas entendre une nécessité
imposée du dehors: c'est une nécessité que nous nous imposons,
expression détournée d'une liberté qui se prendrait elle-même
pour objet. On caractérise donc mal la moralité en disant
que nous sommes obligés; il faudrait dire que nous nous
obligeons. Nous ne trouvons pas une loi toute faite, nous nous
en faisons une nous-mêmes. Kant, tout en enseignant l'autonomie
de la volonté, ou plutôt de la raison, ne paraît pas donner
une exacte notion du bien moral quand il l'appelle l'impératif
catégorique et qu'il lui prête un caractère de nécessité
rationnelle. Une loi qui n'apparaîtrait que comme impérative,
sans rien de plus, ne serait encore qu'une règle négative et
limitative de la liberté, un joug propre à lui imposer une mesure
et des bornes, propre à réaliser un ordre mathématique
et logique plutôt qu'un ordre vraiment moral. Le côté par
lequel la perfection idéale se manifeste comme règle ou loi ne
répond pas à notre idée d'une vraie infinité, qui pénétrerait
en toutes choses sans les limiter et sans être limitée par elles.
Pour que je conçoive et accepte sans réserve un bien idéalement
infini, il faut qu'il m'apparaisse non seulement comme
impératif, mais comme persuasif: le bien doit être pour moi
non seulement suprême loi ou justice, mais suprême amour
ou charité. Si je ne voyais rien de positivement bon et d'aimable
dans le bien dont je fais mon idéal, si je n'y voyais pas
le règne universel de la bonté libre, je n'y verrais rien non
plus de respectable. Respecter, c'est encore aimer; commander,
c'est encore persuader. Ce qu'on n'aime absolument pas,
ce en quoi on ne trouve pas l'attrait de quelque bonté positive
306
et personnelle, de quelque libre amour, le respecte-t-on? Et ce
qui, tout en commandant, ne persuade point, ne demeure-t-il
pas extérieur, étranger, comme une nécessité gênante et inintelligible?
A vrai dire, il n'y aurait qu'un commandement catégorique
et sans réplique possible, c'est celui qu'un amour
vraiment libre se ferait à lui-même, à l'appel de l'objet aimé.
Nous sommes nous-mêmes le pouvoir législatif, et c'est par un
libre suffrage que nous changeons l'idéal en loi. Une obligation
morale doit donc être d'abord érigée librement en obligation;
c'est là son essence, méconnue d'ordinaire et transformée en
nécessité. L'idéale bonté doit se faire aimer librement des êtres
bons: elle n'est pas simplement la limite morale qui défend
à mon intérêt d'aller plus loin; elle est l'illimité qui m'invite
à franchir toutes limites, y compris celles du moi, par mon
intelligence, par ma volonté et mon amour[158].
La libre adhésion à cette idéale société d'êtres libres, égaux
et frères, qui pourrait seule fonder ce qu'on nomme l'obligation
morale, fonderait aussi la seule sanction vraiment morale.
Si le bien en soi, comme dit Platon, n'était pas bon pour
nous, et nous laissait en dehors de lui-même, comment
répondrait-il à notre idée d'infinité? Il y a là une contradiction
que nous ne pouvons lever qu'en nous représentant
et en désirant un triomphe final du bien dans l'univers. Sans
cet accomplissement, qui n'est que la bonté et la fraternité
victorieuses de toutes les limites, la «loi», règle intellectuelle
et restrictive, resterait étrangère à nous-mêmes, autre
que nous, semblable à ce sublime terrible dont parle Kant.
Elle se poserait en face de nous, s'opposerait à nous, et
nous limiterait pour jamais par un sacrifice sans compensation.
De notre côté, nous pourrions nous poser en face d'elle,
nous opposer même à elle, comme une puissance capable d'arrêter
la sienne. Ce ne serait plus là le bien vraiment idéal et
complet, même pour la raison, qui conçoit quelque chose au-delà,
franchit ces limites et va à l'infini. Dans la société idéale
des êtres il faudrait qu'il y eût partout amour et retour, réponse
à l'amour par l'amour même. Alors l'universelle bonté produirait
l'universel bonheur. Ainsi conçu, le bien suprême devient
pour moi non l'impératif, mais le persuasif. Toute puissance
qui triomphe en me limitant et malgré moi, se limite par là
elle-même, car cette victoire de nécessité suppose résistance
dans l'objet et effort dans le sujet: c'est encore le domaine de
la limitation mutuelle des forces. Mais la vraie et définitive victoire
307
serait consentie, voulue par le vaincu lui-même. Alors,
il y aurait liberté pure des deux côtés: la liberté de l'un,
loin d'empêcher la parfaite liberté de l'autre, la réclamerait
au contraire. Supposez réalisée une société d'êtres vraiment
libres et aimants, les amours se limiteront-ils, se détruiront-ils?
Non, la grandeur de l'un appellera la grandeur de
l'autre. Ce seront deux termes d'autant plus réels et distincts
qu'ils seront plus unis, deux puissances qui agiront dans le
même sens, d'autant plus harmonieuses que chacune sera plus
forte, plus libre, plus réelle en son individualité. On aura mieux
le droit de dire alors qu'elles sont deux, puisque chacune se
manifeste par une activité plus énergique; et d'autre part on
aura mieux le droit de dire qu'elles ne sont qu'un, puisqu'elles
se confondent en s'aimant. Tel serait le vrai règne de la liberté,
qui échapperait aux oppositions ou aux antinomies de
la matière et de son mécanisme. Nous voyons maintenant comment
pourrait être atteinte cette parfaite unité que poursuivent
également la science, l'art et la morale. Platon l'a dit: «La
seule chose qui lie tout le reste, c'est le bien;» mais le bien
idéal, pour être le vrai bien, devrait se réaliser en tous les êtres
par amour et liberté.
La théorie qui rétablit ainsi la liberté dans le bien idéal et
dans l'amour de ce bien est le complément naturel des doctrines
de Socrate, de Platon, d'Aristote et du christianisme
sur l'attrait du Bien suprême. Selon Platon, c'est la réminiscence
et l'amour du divin qui fait naître les ailes de l'âme; selon
Aristote, c'est l'amour du divin qui meut le monde entier: le divin
attire à lui toutes choses par persuasion[159]. De même, selon
le christianisme primitif, l'attrait du bien est la vraie grâce morale:
cette grâce, au lieu de détruire tout d'abord ma liberté,
me fait au contraire désirer d'être libre, parce que je conçois
l'absolue liberté comme un caractère du bien et que je tends
à réaliser en moi un bien digne de ce nom. Si, lorsque
j'aime, le bien faisait tout sans moi, je ne serais plus rien,
pas même un pur effet ou un pur instrument, car il n'y a
pas de pur instrument: tout moyen est aussi un agent, et
toute passion est une action. Le bien doit donc être déterminant
en ce sens qu'il propose le but de l'acte; mais mon
activité doit être aussi déterminante pour sa part, en ce qu'elle
produit l'acte lui-même. Tel serait, en effet, le règne de la bonté
308
universelle et de la fraternité réciproque. Si cet idéal était
jamais réalisé, il y aurait partout comme un appel de l'amour
et une réponse de l'amour: la réponse serait partout sûre,
certaine, infaillible; l'appel ayant lieu partout, il serait certain
que la réponse aurait lieu. Mais cette certitude ne reposerait
pas sur un seul des termes; ce ne serait pas l'appel de
l'un qui ferait complètement et absolument la réponse de
l'autre, car alors il ne ferait que se répondre à lui-même ou,
pour mieux dire, il n'y aurait que lui. Son appel n'aurait pas
de sens; il serait un appel dans le vide, un appel à rien. Donc,
l'infaillible certitude de la réponse n'enlèverait pas à celle-ci
sa valeur propre et son initiative. L'impuissance de répondre
produite par les nécessités extérieures ayant disparu, il serait
certain que la réponse de l'amour aurait lieu. Cela serait certain
non parce que cela serait forcé, ou par une nécessité logique,
mais parce que cela serait raisonnable et bon. L'être
aimant qui appellerait serait bon, la réponse de l'autre être
serait bonne: ces deux biens, ainsi mis comme en présence
l'un de l'autre, se répondraient l'un à l'autre par une certitude
de bonté. De ce que vous pouvez aimer, on ne saurait
logiquement conclure que vous voudrez et aimerez en effet;
car la conclusion dépasserait les prémisses. On ne peut pas
non plus l'affirmer en vertu d'une coaction physique qui vous
laisserait tout passif, car alors le second terme s'absorberait
dans le premier. Si pourtant nous croyons que l'amour, au
cas où il serait dégagé de tout obstacle, répondrait aussitôt à
l'amour, cette croyance n'a plus son fondement que dans la
bonté de l'amour même, que dans la liberté supposée parfaite
chez tous les êtres.
Ainsi, à tous les points de vue, semblent coïncider l'amour
de la parfaite liberté et la liberté même. Entre l'idée de la
liberté et la liberté, entre le désir de la liberté et la liberté,
une différence subsistait toujours, mais l'amour moral ne peut
s'accommoder de cette différence: la liberté est le fond, la
forme et la condition de la charité vraie. Ou l'amour moral est
une illusion, ou il est une réalité; et, dans ce dernier cas, croire
à la réalité de son amour, c'est s'attribuer un pouvoir de liberté.
Cette croyance implicite à la présence d'un germe de liberté
au sein même du déterminisme, nous la retrouvons au
fond de tout acte moral, de tout acte de justice et principalement
de tout acte de fraternité.
309
CHAPITRE SEPTIÈME
LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ.—LA LIBERTÉ EST-ELLE
CONCILIABLE AVEC LE DÉTERMINISME? 1o DANS LA RÉALISATION
DU BIEN IDÉAL; 2o DANS LA RÉALISATION DU MAL
I. Les antinomies de la responsabilité.—De l'imputabilité ou attribution des
actes au moi.—Nécessité d'un lien entre le moi et ses actes. Absence de
ce lien dans l'indéterminisme.—Nécessité d'un lien entre le moi et la cause
universelle.—L'idéal moral doit être supérieur aux idées d'indéterminisme et
de déterminisme.
II. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du
bien idéal.—Pour qu'il y ait liberté dans l'amour du bien, est-il nécessaire
qu'il y ait un réel indéterminisme dans la volonté.—La multiplicité des objets
de vouloir contraires augmente-t-elle ou diminue-t-elle par le progrès de la
liberté.—Comment la puissance du plus fonde la puissance du moins et en
détruit en même temps l'exercice.—Comparaison entre l'impossibilité d'une action
par manque de puissance et son impossibilité par excès de puissance.
Déterminisme moral de Socrate et de Platon.—La science du souverain bien,
admise par eux, n'est qu'un idéal.—Part de l'opinion et de l'amour dans l'accomplissement
du bien.—Conclusion: la détermination morale et la liberté.
III. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la réalisation
du mal moral.
Examen de la doctrine qui admet à la fois la liberté dans le bien et l'absence
de liberté dans le mal.—Raisons en faveur de cette doctrine.—Ses
conséquences: suppression du mal absolu, de la haine, du démérite absolu, de
la punition expiatoire, de la damnation.
Raisons défavorables à la doctrine précédente: excuse qu'elle fournit à
l'individu pour ses propres fautes. Conclusion: nature relative de nos idées
sur l'individualité et l'universel.—Règles pratiques qui en dérivent.
I.—Les antinomies de la responsabilité morale.
La responsabilité est l'attribution des actes au moi, attribution
non plus seulement logique, mais morale. D'une part,
dans l'hypothèse de la nécessité il n'y a pas de vrai moi, pas
de réelle individualité; l'attribution des actes à un moi responsable
semble donc incompatible avec la thèse des nécessitaires.
D'autre part, elle n'est pas moins incompatible avec
l'antithèse de la liberté d'indétermination ou du libre arbitre.
310
D'abord, l'état d'indifférence est chimérique, surtout en
face de cette suprême alternative: dévouement ou égoïsme, bien
ou mal. Tout pour moi ou tout pour les autres, être tout ou n'être
rien: voilà la terrible question dont Hamlet n'apercevait qu'un
faible symbole quand il s'interrogeait avec inquiétude sur la
vie et sur la mort. Qu'est-ce que la vie physique ou la mort
physique devant le problème moral qui se pose au sein des
consciences? Mais, quand même la liberté d'indifférence serait
possible, elle ne produirait pas une suffisante attribution au
moi. En effet, si chaque moi est en lui-même une volonté indifférente,
en quoi se distinguera-t-il des autres moi, volontés
également indifférentes, de manière à devenir le sujet d'un attribut
propre? Toute distinction est une détermination; quelle
distinction déterminée peut-il y avoir entre une chose indéterminée
et une autre qui l'est également, entre un x et un x?
L'attribution au moi responsable, cette sorte d'individuation
morale, ne commencera qu'avec les déterminations différentes
qui sortiront de ces volontés indifférentes. Mais, si ces déterminations
sont elles-mêmes arbitraires, si elles sont un hasard
inexplicable qui peut être suivi d'autres hasards également
inexplicables, qu'y aura-t-il dans cette suite incohérente de déterminations
qui puisse constituer une individualité distincte
des autres et moralement responsable de son choix personnel?
L'idée même du choix, qui est l'acte essentiel d'un moi libre
et responsable, apparaît comme incompatible tout ensemble
avec les notions opposées de volonté indéterminée et de volonté
déterminée. D'une part, il est vrai, pour nous représenter
le choix, nous sommes obligés de nous figurer deux choses
possibles à la volonté individuelle qui se détermine; car si, en
dernière analyse, nous affirmons qu'une seule ligne de conduite
est possible, le choix volontaire semblera simplement une
sélection dynamique par le triomphe de l'inclination la plus
forte, ou une sélection intellectuelle par la prévalence de l'idée
du plus grand bien; et comme les idées elles-mêmes correspondent
à des forces, le théorème du parallélogramme des
forces sera l'unique et suffisante explication du phénomène.—Mais,
d'autre part, supposons deux choses également possibles,
et une volonté qui se détermine pour l'une plutôt que
pour l'autre indépendamment des inclinations et des idées, ou
contrairement aux inclinations et aux idées. Pour avoir la part
du choix et de la responsabilité il faudra, semble-t-il, mettre
de côté tout ce qui pourrait s'expliquer par l'influence de ces
inclinations et de ces idées; il faudra supposer qu'une chose
contraire est possible par le choix d'une puissance supérieure,
311
qui n'est plus ni l'intelligence, ni la sensibilité, et qui constitue
le moi ou la personne. Mais alors ce choix a lieu dans une
sorte de région obscure où les divers possibles, perdant leur
spécification sensible et intellectuelle, deviennent indifférents,
neutres et même impersonnels. Les déterminations imprévues
qui sortent ensuite de cette indétermination peuvent-elles bien
s'appeler choix? L'idée de choix ou d'arbitre n'enveloppe-t-elle
pas celle de comparaison intellectuelle et de conformité
finale au résultat de cette comparaison? Si la fatalité n'est pas
un choix, le hasard n'en est pas un, et le passage de deux
contraires possibles à un acte déterminé apparaît comme un
coup de hasard dès qu'on abstrait les raisons tirées des inclinations
et des idées. Choisir indifféremment, choisir arbitrairement,
choisir autrement que selon ses motifs, ses mobiles
et son caractère, c'est choisir sans choix. La thèse et l'antithèse
semblent ici équivalentes au fond et également inadmissibles.
Un dévouement arbitraire ne se comprend pas plus qu'un dévouement
mécanique. Ainsi, quand nous voulons définir le
choix personnel, d'où résulte la responsabilité, nous trouvons
que la puissance d'un seul contraire et celle de plusieurs contraires
sont des notions inadéquates.
C'est qu'à vrai dire l'imputabilité suppose un lien de mon
action avec moi-même, et il n'y a point de lien, semble-t-il, entre
une chose déterminée et une chose indéterminée; or, la liberté
d'indifférence et le libre arbitre laissent bien subsister des conséquents
déterminés, qui sont les effets appréciables de la volonté,
et ils admettent même des antécédents déterminés, qui
sont les motifs de la volonté; mais à ces antécédents ne se lie
pas telle action plutôt que telle autre. Dès lors l'action qui se
produit, considérée dans son principe, n'est plus reliée à
rien; la liberté arbitraire et pour ainsi dire ambiguë à laquelle
on la relie aurait pu tout aussi bien produire le contraire. Le
lien semble, par une de ses extrémités, attaché au vide; c'est-à-dire
qu'au fond, il n'est point attaché. Nous arrivons ainsi à
cette antinomie nouvelle: l'action liée de toutes parts ne
paraît plus action, mais passion, et n'est plus imputable;
d'autre part, si l'un des bouts n'est pas lié, l'action, par ce
côté-là, abstraction faite de tout le reste, n'est pas plus ceci que
cela et paraît s'évanouir dans l'indétermination.
Aussi Leibnitz disait-il, en donnant d'ailleurs une forme
trop logique à sa pensée psychologique, qu'il doit toujours y
avoir un lien de l'attribut, fût-il le plus accidentel en apparence,
avec le sujet auquel il appartient. Appartenir, c'est
être la propriété, le propre d'un sujet; l'acte libre ne fait pas
312
partie de l'«essence», et pourtant il doit être, sous quelque
rapport, propre à l'être qui l'accomplit; sans cela je ne pourrais
dire que mon acte est mien. «Dans toute proposition
affirmative véritable,—nécessaire ou contingente, universelle
ou singulière,—la notion du prédicat est comprise en
quelque façon dans celle du sujet: prædicatum inest subjecto;
ou bien je ne sais ce que c'est que la vérité[160].»
Serait-il vrai, par exemple, que j'accomplis tel voyage, si ce
voyage était un accident entièrement détaché de ma personne?
L'action ne me serait pas plus imputable et attribuable, à moi,
que le mouvement d'un corps n'est attribuable à l'espace où
il se meut et avec lequel il n'a qu'un rapport accidentel,
extrinsèque, passager. De plus, quand je passerais d'une action
à l'autre, ou plutôt, quand en moi une action succéderait à
l'autre, comme en un réceptacle indifférent, on n'aurait
aucune raison de dire que c'est le même moi, et non un autre
moi, qui fait l'action[161].
Outre la nécessité de quelque relation qui unisse mes actes
à moi-même comme cause pour fonder l'imputabilité, il faut
aussi admettre une relation qui les unisse au tout. Ce lien est
plus indispensable encore dans l'hypothèse théiste: c'est le
problème des rapports de la liberté responsable avec la cause
omnipotente et avec la providence des théologiens ou des spiritualistes.
Il est clair que ceux-ci n'ont jamais pu trouver une
chaîne ininterrompue capable de relier les deux termes, c'est-à-dire
la diversité des personnes libres et l'unité féconde de la
313
cause première d'où ils les font sortir. Mais ce qu'on peut dire,
c'est que, dans n'importe quel système, on doit admettre un
lien quelconque entre les êtres et l'Être. Pour le moraliste, ce
lien ne doit pas être une fatalité qui détruirait de fait le second
terme en lui enlevant, avec l'activité et l'imputabilité, toute existence
propre: si d'ailleurs la cause première faisait tout, elle ne
ferait rien. Mais d'autre part, l'indétermination du libre arbitre
suspendu entre les possibles détacherait entièrement le second
terme du premier et supprimerait toute liaison avec l'univers.
Ici encore, il faudrait une relation capable de fonder la «certitude»
et la «vérité métaphysique» sans détruire l'imputabilité
morale. C'est pour cela que Leibnitz déclarait nécessaire
un lien entre la cause universelle et le moi, comme entre le
moi et ses actions imputables; mais Leibnitz s'est représenté
ce lien d'une manière trop intellectuelle: il semble considérer
l'individualité, et aussi l'univers, comme une notion logique
qui se développe en ses conséquences. C'est un lien plus que
logique sans doute, plus même qu'intellectuel, qui serait ici
nécessaire pour fonder l'unité d'un monde vraiment moral.
Nous venons de voir que l'acte imputable, considéré dans
son rapport avec la cause individuelle et la cause universelle,
exclut également la nécessité et la liberté d'indifférence ou
même le libre arbitre. Considérez-le maintenant dans son rapport
avec sa fin, il vous apparaîtra de nouveau comme devant
être supérieur à ces deux contraires.
Ce que nous blâmons ou louons moralement dans un acte
et ce qui fonde à nos yeux la responsabilité morale, c'est l'intention.
Or l'intention est la fin poursuivie, et la fin est tout à
la fois une idée et un sentiment, un motif et un mobile. Si
cette fin agit avec une nécessité mécanique, elle est moins
une fin qu'une cause qui vous pousse par derrière, et il n'y a
pas de responsabilité. D'autre part, supprimez toute raison intentionnelle,
faites sortir l'action comme un coup de foudre
d'une nuit impénétrable, et vous pourrez encore constater que
cet accident, sans but comme sans loi, vous est utile ou nuisible,
mais vous ne pourrez plus lui donner aucune qualification
morale. Je suis devant vous, vous m'êtes parfaitement indifférent,
je ne vous aime ni ne vous déteste, je suis aussi indéterminé
par rapport au bien et au mal, soit que je puisse choisir
sans raison (liberté d'indifférence) ou choisir contre les raisons
(libre arbitre); et voilà que, tout d'un coup, de ma complète
indétermination jaillit cette détermination étrange: vous tuer.
Je ne le fais pas par une intention égoïste, ce qui serait une
314
raison et une fin; ni pour me donner à moi-même une émotion
nouvelle et bizarre, ce qui serait une raison; ni pour me
donner le spectacle de ma liberté ou de mon arbitraire, ce qui
serait encore une raison. Non; alors que j'aurais pu faire aussi
bien mille autres choses indifférentes, ou une autre chose que
je jugeais et sentais meilleure dans ma délibération, je tire du
néant cette action imprévue et que personne n'aurait pu prévoir.
Assurément, c'est là pour vous chose fâcheuse; mais
qu'y a-t-il dans mon action de moral ou d'immoral que vous
puissiez m'imputer? On me traitera de fou, non d'homme
méchant; encore le fou agit-il sous l'influence des passions
dominantes, ou sous des impulsions physiques qui expliquent
ses actes. Quant à moi, je serai un vivant mystère,
insondable et irresponsable comme les décrets de Jéhovah,
et pourquoi pas adorable comme eux?
De même, si, au lieu d'être dans un état d'indifférence
absolue à votre égard, je suis en parfait équilibre entre mon
affection pour vous et ma haine pour vous, et si de cette
mutuelle neutralisation des mobiles sort, sans intention et
sans fin déterminable, un acte de violence, cet acte incompréhensible,
considéré en lui-même, aura-t-il moins de valeur
morale qu'un acte de bonté absolument arbitraire? Malheureux
hasard! pourrez-vous dire; et non pas: Méchant homme!
Si nous louons un individu, c'est pour avoir l'idée dominante
du bien, l'amour dominant du bien, le plaisir dominant
du bien, en un mot la détermination au bien comme fin. Quand
un acte a été accompli, nous demandons tout d'abord, pour
pouvoir le juger, quels en ont été les motifs, les intentions, et
quel était le caractère de l'individu; s'il n'y a pas d'explication,
notre jugement d'imputabilité n'a plus de prise. Un
homme agissant sans motifs, ou contre ses motifs, ou faisant
sortir du néant ses motifs par un commencement absolu,
échappe à l'appréciation morale, comme une valeur indéterminée
échappe à l'appréciation mathématique. Tous ses actes
se valent en eux-mêmes et ne se distinguent que par leurs
conséquences agréables ou désagréables; chacun d'eux est
absolu, il se suffit, il se refuse à votre jugement, il vous impose
le silence.
Les jugements sociaux s'évanouiraient avec les jugements
moraux, s'ils s'adressaient à ce terme indéterminable: la volonté
arbitraire, ou encore l'intelligence arbitraire se créant
des motifs imprévus et faisant jaillir en quelque sorte des volitions
sans source intérieure. Vivant en bonne amitié avec un
homme de ce genre, vous ne pourriez jamais savoir s'il ne se
315
livrera pas, dans les effusions mêmes de l'amitié, aux plus surprenantes
et aux plus dangereuses fantaisies, s'il ne se créera
pas à lui-même des motifs et des mobiles imprévus et imprévisibles,
soit qu'il exerce sa toute-puissance sur la décision, soit
qu'il l'exerce sur la délibération: il serait exactement dans le
même cas que ces maniaques qui raisonnent, parlent et agissent
comme tout le monde, sauf à éprouver de temps en temps
des accès imprévus de folie furieuse: ils vous feront des promesses,
signeront des contrats, vous donneront mille preuves
d'amitié et de sagesse, mais vous ferez bien d'être toujours
sur vos gardes et de ne compter sur rien. Croit-on les fous
plus responsables que les sages parce qu'ils peuvent agir sans
motifs ou contre leurs motifs, ou encore se fabriquer des motifs
inattendus?
Le droit, qui est comme la garantie sociale de la responsabilité
individuelle, ne saurait se fonder sur le respect d'une
pareille puissance, plus propre à justifier la crainte et les
moyens de défense légitime que tout autre sentiment à son
égard. L'éducation de la famille et les lois de l'État n'auraient
pour but que de faire reculer le plus loin possible cette puissance
fantasque et redoutable, afin de lui substituer une
volonté régulière ou une intelligence régulière, qui se manifestât
par des déterminations rationnelles et conséquemment
imputables. A celui qui posséderait cette liberté arbitraire, on
conseillerait de la laisser dormir dans le coin le plus reculé de
son être, et de ne jamais s'en servir.
D'une part, donc, il n'y a de moral et d'imputable au moi
dans l'action que ce qui semble indépendant de la puissance
intrinsèque des motifs ou des penchants; d'autre part, ce qui
est indépendant de la puissance des motifs semble une puissance
qui échappe en soi à toute qualification morale et à toute
imputabilité. Ce qui vient de mon caractère et de ma nature
déterminée paraît venir d'une nécessité que je subis; et ce qui
n'est pas lié à mon caractère, paraît un accident ou un hasard
sans moralité. Toutes les difficultés qui précèdent viennent
donc se résumer, en dernière analyse, dans cette alternative
vraiment terrible pour la pensée:—Un acte ne pourrait être
vraiment moral qu'en tant qu'il serait libre et conséquemment
absolu en lui-même: sic volo; voilà, à ce qu'il semble, la condition
de la responsabilité personnelle; eh bien, s'il est absolu,
son caractère moral semble aussitôt s'évanouir, et on ne voit
pas comment serait responsable une volonté qui peut dire: «Je
veux ce que je veux, je suis ce que je suis.» La moralité semble
316
une relation, une loi, un rapport incompatible avec l'acte de
volonté absolue.
Métaphysiquement, la question de la responsabilité morale
vient se confondre avec cette question:—Quel est le fond
de l'individualité? Quel est son lien de causalité et son lien
de finalité avec l'universel, avec le principe absolu d'où
tout dérive?—Le passage volontaire du moi au non-moi, de
l'égoïsme au désintéressement, de l'individu à l'universel, postulat
d'un ordre vraiment moral, a son analogue dans le passage
du subjectif à l'objectif que présuppose l'ordre intellectuel.
La connaissance suppose que, demeurant en nous-mêmes, nous
sortons cependant de nous-mêmes par la pensée; l'impossibilité
d'expliquer ce passage à l'objectif et à l'universel ne saurait
en justifier la négation[162]. L'action transitive d'une force sur
une autre suppose encore un passage analogue, parfaitement
inexplicable, et dont néanmoins le mouvement nous offre la
visible réalisation. Le déterminisme, admettant que ce qui a
lieu dans une chose est déterminé par ce qui a lieu dans une
autre et même dans toutes les autres, suppose un passage
quelconque de l'une aux autres; il n'échappe donc pas à la difficulté
et fait le même postulat sous une autre forme. Enfin, le
passage de la cause radicale et universelle,—qu'elle soit
transcendante ou immanente,—à tous les effets qui composent
le monde, semble réclamer le même pouvoir de se communiquer,
de se donner sans se perdre.
Sans prétendre résoudre entièrement des antinomies qui
tiennent à la relativité de nos notions sur le fond même de
l'activité individuelle, nous devons cependant chercher jusqu'à
quel point le déterminisme et la liberté peuvent, sans contradiction,
être conçus comme conciliables, d'abord dans la réalisation
du bien, puis dans celle du mal. Dans l'ordre moral
comme dans l'ordre métaphysique, peut-on admettre un lien
qui enchaîne et unisse sans confondre? Peut-on éviter à la fois
ce qui n'est que déterminé et ce qui n'est qu'indéterminé, pour
subordonner ces deux choses à la notion plus compréhensive
d'un pouvoir déterminant et, en ce sens, responsable, qui,
dans son idéal, serait dégagé des relations et fins inférieures,
mais poserait volontairement les relations et fins supérieures?
317
II.—Le déterminisme et ta liberté sont-ils conciliables
dans la réalisation du bien moral.
Tant que l'être n'a pas de raison pour ne point répondre à
cette sorte d'appel que lui adresse le bien idéal, la réponse
affirmative de la volonté est certaine. Cette certitude empêche-t-elle:
1o la liberté, 2o la responsabilité? En un mot, pour qu'il
y ait indépendance et imputabilité du bien, est-il nécessaire
qu'il y ait au fond de la volonté un indéterminisme réel et
absolu?
I. Selon nous, il y a deux sortes de certitudes, l'une fondée
sur l'effet calculable de la contrainte extérieure ou de la nécessité
proprement dite; l'autre fondée sur l'effet attendu de la
spontanéité intérieure en l'absence de raisons capables de s'opposer
au développement de cette spontanéité. Dans ce dernier
cas on pourrait compter sur la liberté, sans qu'elle fût cependant
nécessitée par rien. La liberté, idéal d'indépendance
et de détermination par soi, n'est une indétermination que
relativement à certaines nécessités inférieures; en elle-même
elle comporte, à mesure qu'elle se réalise, une plus grande
certitude et une plus grande unité de direction. Le progrès
de la moralité est un progrès dans l'indépendance de la volonté
à l'égard des antécédents particuliers, parce que la dépendance
de la volonté à l'égard de l'idée du tout s'accroît: par
cela même diminue le libre arbitre comme pouvoir de choisir
indéterminable. La doctrine vulgaire du libre arbitre prend
pour l'essentiel de la liberté ce qui n'en est que l'accidentel, à
savoir la multiplicité des objets de vouloir réellement possibles;
elle croit que, plus on peut vouloir de choses opposées,
plus on est libre; mais c'est là une illusion d'optique.
Si le sage ajoute à la force de sa volonté en l'exerçant, en la perfectionnant,
il ajoute aussi à son unité et à sa certitude; il a
tout à la fois plus de liberté et plus de détermination au bien.
Les partisans de l'indéterminisme nous feront l'objection suivante:—Le
sage ne peut, il est vrai, exercer son libre arbitre
que dans la région du bien, mais, parce qu'il ne saurait retomber
dans les régions inférieures, il n'en résulte pas que, à la
hauteur où il se tient, il n'ait pas une plus grande liberté des
contraires. Si les crimes sont exclus de son choix, il reste, dans
le domaine des bonnes actions, un champ assez large pour son
libre arbitre. Au lieu de s'exercer entre des contraires très
318
opposés l'un à l'autre, dévouement ou trahison, sincérité ou
parjure, le choix s'exercera entre des degrés ou des nuances
du bien. En un mot, le nombre des objets de choix s'accroîtra,
bien que parmi ces objets ceux de l'ordre inférieur
aient disparu. A mesure que l'intelligence s'agrandit, elle
connaît plus de choses et plus de différences entre les choses;
ce qui se confondait en un point, s'allonge en une ligne dont
les diverses parties sont discernables. Il doit en résulter une
sphère d'action plus large pour la liberté de choix entre les
contraires, bien que cette liberté se soit enlevé à elle-même le
pouvoir de choisir certains actes inférieurs.—
Nous répondrons que cette conception du libre arbitre confond
la connaissance d'un grand nombre d'objets avec la connaissance
de leur valeur. Le progrès intellectuel me fait connaître,
il est vrai, plus de choses; mais, en même temps, il me
les fait ramener de plus en plus à l'unité du bien. Les points
plus nombreux que ma vue embrasse sont loin d'avoir tous la
même valeur: connaissant plus de choses différentes et contraires
intellectuellement, je connais moins de choses indifférentes
par rapport au bien; je vois mieux ce qui est comparativement
meilleur et superlativement le meilleur. Or, le
superlatif implique la notion d'unité: dans une grande multiplicité
d'objets, le meilleur ne peut pas être lui-même multiple,
il est un. Dès lors, à mesure que mon pouvoir libre augmente
d'intensité, le nombre d'objets que je puis effectivement vouloir
diminue; lorsque la liberté sera à son maximum, il n'y
aura plus qu'un seul objet de vouloir possible, et conséquemment
il n'y aura plus de libre arbitre proprement dit. Choisir,
c'est ramener les choses à une unité supérieure, c'est prendre
une chose entre plusieurs, c'est de plusieurs en faire une. Au
point où il n'y a plus qu'une chose, toute nouvelle réduction
à l'unité est impossible, précisément parce que la puissance
de réduire à l'unité y a atteint son maximum et son point de
repos.
De cette manière, l'impuissance résulterait de la puissance
même, et la détermination augmenterait avec l'intensité
de l'action. Par exemple, il m'est impossible de vouloir la
mort d'un de mes amis; mais cette impossibilité tient à un
accroissement, non à une diminution de ma puissance. Au
lieu de chercher la liberté idéale dans le pouvoir de faire
plusieurs choses, qui est le libre arbitre traditionnel, il faudrait
appeler libre celui qui se rend à lui-même impossible
le contraire de ce qu'il fait. La vraie liberté consiste à avoir
assez de puissance pour pouvoir tout faire, assez d'intelligence
319
et assez d'amour pour ne pouvoir faire qu'une
chose: la meilleure. Si les obstacles qui nous empêchent de
voir distinctement le bien disparaissent, notre spontanéité,
admise par hypothèse, se dirigera vers le bien en droite ligne;
les lignes autres que la ligne droite ne résultent donc point
de la spontanéité, mais d'une contrainte produite par des obstacles
intérieurs ou extérieurs. De même, quand un mobile
matériel dévie de la ligne droite, cette déviation est la résultante
de deux causes, d'abord de son mouvement propre,
spontané peut-être, puis d'une action étrangère. On voit que
la puissance du plus fonde et détruit tout ensemble la puissance
du moins. En un sens, celui qui peut faire mieux est
capable aussi de faire moins bien, comme celui qui peut
soulever un lourd fardeau peut en soulever un moindre; la
puissance du plus fonde donc la puissance du moins. Mais
en même temps elle la détruit; car, en fait, la puissance de
faire mieux, une fois tout obstacle disparu, se réalisera seule,
et l'acte inférieur demeurera une simple possibilité. En effet,
il n'y aura, par hypothèse, aucune raison pour que celui qui
peut faire le meilleur fasse le moins bon, et il y aura au contraire
une raison pour faire le meilleur, à savoir le bien même:
c'est donc certainement le meilleur qui sera réalisé. A ce nouveau
point de vue, le moins deviendra impossible, et la puissance
du moins sera annulée. Mais autre chose est l'impuissance
réelle qui dérive de ce qu'on ne peut atteindre un but,
et autre chose l'impossibilité rationnelle qui dérive de ce qu'on
peut le dépasser; l'une vient d'un manque de force, l'autre
d'un excédent de force. A vrai dire, la première seule est une
impuissance, la seconde est une puissance supérieure; c'est
par une réelle impuissance que je ne puis voir les étoiles trop
éloignées de moi, ou que je ne puis résoudre un problème
trop difficile; c'est par une puissance supérieure que je ne
puis faire telle action vile ou ridicule. Là l'objet dépasse ma
puissance, ici c'est ma puissance qui dépasse l'objet. Dans le
premier cas, je subis évidemment une nécessité; pourquoi,
dans le second cas, cette puissance qui domine un objet inférieur
ne serait-elle pas la liberté même, conciliable avec la
détermination certaine? A coup sûr, si c'est là une nécessité,
ce ne sera plus une nécessité du même genre que l'autre,
physique ou logique; ce sera une nécessité morale qui viendra
de ce que la puissance du bien et de l'amour, n'ayant
rien qui la neutralise, passe par elle-même à l'acte, avec une
certitude qu'elle produit elle-même et qu'elle ne subit
pas. C'est là cette certitude de bonté dont nous avons
320
parlé déjà, et que l'on confond à tort avec la nécessité.
Entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance
et son impossibilité par excès de puissance, il y a encore
une différence essentielle. Quand le moins existe, le plus
n'existe pas par cela même, car il n'est aucunement contenu
dans le moins; mais celui qui réalise le plus, ou le meilleur,
réalise d'une certaine manière le moins, parce que le moins
est contenu dans le plus. Ce qu'il y a de positif dans le degré
inférieur d'une chose, ne disparaît pas dans le degré supérieur,
mais, selon les expressions de l'école platonicienne, y
subsiste éminemment. Cela est clair d'abord dans le domaine
de la quantité. Si je réalise cent, je réalise cinquante; mais je
le réalise deux fois et non une seule; au lieu de le réaliser à
part et exclusivement, je l'enveloppe dans un surplus. Si je
fais cent pas dans l'espace, j'en fais par cela même d'abord
cinquante, puis cinquante en outre. Ici la puissance du moins
devient palpable, parce qu'elle se réalise à part, et qu'elle est
un des moments de l'action totale: j'ai fait à un certain
moment cinquante pas, ni plus ni moins, avant d'achever la
somme des cent pas que je voulais faire. Mais si, ma puissance
augmentant, je puis d'un seul bond franchir les cent pas qui
me sont proposés, le nombre cinquante ne sera qu'un moment
fugitif et insaisissable de l'action intégrale. Pourtant, comme
on ne peut occuper à la fois plusieurs points, la réalisation,
séparée de la moitié existera encore avant la réalisation du tout.
Supposez enfin qu'en un instant indivisible je pusse franchir
un espace divisible: les éléments du tout ne seraient plus
séparés; ils n'en existeraient pas moins dans le tout, distincts
pour l'intelligence quoique indivisibles dans le temps. Passez
maintenant de la quantité à l'intensité et à la force proprement
dite: les différents degrés de la faiblesse, qui n'est qu'une
force limitée, ne trouvent-ils pas leur réalisation positive,
quoique non exclusive et négative, dans la force supérieure
qui a sa limite plus loin, et bien mieux encore dans la
force suprême qui, par hypothèse, n'aurait pas de limite?
Enfin l'amour d'un bien supérieur ne renferme-t-il pas tout
ce qu'aurait de réel l'amour d'un bien inférieur? Si je
vous aime assez pour sauver votre vie par la mienne, vous
direz que je ne puis pas me contenter de vous donner un faible
secours, voisin de l'indifférence, que je suis incapable d'assister
presque passif au malheur qui vous menace. Mais est-ce
là impuissance en moi; ou plutôt mon amour d'autrui, par cela
même qu'il réalise la plénitude du dévouement, ne réalise-t-il
pas tout ce qui se trouverait dans un dévouement inférieur et
321
partiel? Vous pouvez bien alors me mettre au défi d'éprouver
pour vous un amour faible et vulgaire; mais à vrai dire, en
vous donnant le tout, je vous donne la partie; dans ma libéralité
qui ne s'arrête pas aux limites d'une demi-affection, ne
reconnaîtrez-vous pas la surabondance d'un pouvoir indépendant
que j'ai le droit d'appeler liberté?
On dit qu'un jour Apollon défia Jupiter au jeu de l'arc.
Faisant placer le but à une grande distance, il l'atteignit du
premier coup avec une merveilleuse adresse; puis il passa
son arc à Jupiter. Les dieux sourirent, pensant que pour
Jupiter même la victoire allait être difficile. Mais le Père du
monde, se levant, fit un pas: et ce pas gigantesque l'avait
porté bien au delà du but. «Eh quoi! comment veux-tu que
je lance une flèche contre un but si rapproché? Un seul pas me
suffit pour l'atteindre.»
Dans le déterminisme moral, tel que Socrate et Platon l'ont
entendu, on explique la direction vers le bien, direction à la
fois déterminée et libre, par des considérations qui ne sont
pas sans analogie avec celles que nous proposions tout à
l'heure, mais qui, comme celles de Leibnitz, sont trop purement
intellectuelles[163]. Selon Socrate et Platon, l'action se
mesure à la puissance, la puissance à la science, et on vaut par
ce qu'on sait. Seulement, l'acte, la puissance, la science et le
bien même peuvent être «ambigus», ou de double usage,
quand ils se trouvent parmi les genres inférieurs de la dialectique,
non dans le genre suprême ou dans la suprême fin. S'il
est des sciences et des arts dont on peut faire un mauvais usage,
c'est que les biens qui en sont l'objet peuvent être subordonnés
à un bien supérieur, réel ou imaginaire. Mais quand on est
parvenu, dans l'échelle dialectique des moyens et des fins, jusqu'au
sommet où réside la connaissance du bien suprême, on
voit s'évanouir cette duplicité et cette ambiguïté qui, sur les degrés
inférieurs, permettait un double usage, tantôt bon, tantôt
mauvais.—Pourtant, dira-t-on, l'homme injuste préfère par
la volonté son bien propre au souverain bien qu'il connaît.—C'est
qu'alors, répond Socrate, il juge son bien propre meilleur
que le souverain bien, c'est-à-dire que ce qu'il y a de
meilleur: donc, ou il ignore que le souverain bien est ce
qu'il y a de meilleur, et alors vous lui attribuez faussement la
science du souverain bien; ou il sait que c'est vraiment là le
meilleur, et alors il ne peut rien penser ni faire de meilleur.
322
La série des biens, des connaissances, des puissances et des
actes, forme un angle dont les côtés demeurent doubles, jusqu'à
ce qu'on soit parvenu à ce sommet où la connaissance
une du souverain bien, qui est un, ne laisse plus qu'une seule
manière d'agir.
Telle est la doctrine de Socrate. Ce dernier a le mérite
d'avoir conçu plus fortement que tout autre l'idéal du bien
universel comme étant la parfaite unité de tous les biens sans
restriction, y compris mon bien même, et il ajoute avec raison
que celui pour qui ce bien universel serait un objet de science
absolue ne pourrait pas ne pas l'aimer, ne pas le vouloir.
Mais il oublie que, en fait, le souverain bien n'est jamais pour
nous qu'une idée, dont la réalité ne peut être un objet de
science. J'entrevois la grandeur et la beauté de cette idée,
et s'il n'y avait pas d'autres raisons pour entrer en balance, je
n'hésiterais point à la suivre; mais souvent il faut sacrifier ce
qui est certain à ce qui me semble incertain, la réalité présente
à une conception qui ne sera peut-être jamais réalisée, le moi
à un idéal mystérieux, qui n'est peut-être qu'une création de
ma pensée. C'est alors que le moi se pose, avec son bien
individuel, en face du bien universel, et il doute. Cette unité
de la pensée et de l'être, de l'idéal et du réel, que Socrate et
Platon affirmaient avec une si noble énergie, c'est précisément
ce qu'on est réduit à aimer et à vouloir sans le voir. En vain
la «raison» affirme que cette unité des biens dans l'absolu
est nécessaire et qu'elle doit être. Elle doit être, oui; mais
sera-t-elle?—Voilà le doute suprême que la pensée de l'homme
peut toujours élever sur le triomphe final de son objet dans la
réalité. Les vérités réductibles à quelque chose de fini et de
déterminé, que ma pensée circonscrit et embrasse par voie de
déduction, ne laissent aucune prise au doute; mais les vérités
relatives au triomphe du bien dans le temps indéfini ou à la
réalité actuelle du bien dans quelque existence infinie, sont
des inductions transcendantes où il y a toujours du mystère.
Pour notre logique, le fini seul est un objet mesurable et déterminable
de tout point.
Par conséquent, dans cette idée de Socrate et de Platon:
unité des biens au sein du bien universel, il y a une part à
l'opinion, à la δοξα, en même temps qu'à la science, à l'επιστημη.
C'est ce que Socrate et Platon n'ont pas vu. Ils méprisent la
croyance et ne s'aperçoivent pas que, logiquement inférieure
à la science, elle peut lui être moralement supérieure, comme
expression de notre caractère personnel. Dans la croyance, en
effet, il y a quelque chose qui vient de notre moi, de notre
323
individualité même: l'entendement n'est plus seul, la sensibilité
et la volonté interviennent. Quand ce grand dilemme
se pose: le bien idéal sera-t-il ou ne sera-t-il pas?—il faut
que ma volonté et mon désir joignent leur action à celle de
l'intelligence. L'idéal semble dire à chacun de nous:—Ta
raison me conçoit et croit m'entrevoir en même temps que la
nature me cache et me voile; y a-t-il en toi assez d'amour du
bien pour venir vers moi sans être sûr de m'atteindre?—Une
bonne action est toujours un acte d'amour et une spéculation
rationnellement risquée; c'est une adhésion au bien
idéal toute différente de celle qui nous est arrachée par un
axiome de géométrie: elle semble accordée par nous plutôt
qu'imposée par son objet. Nous ne disons pas: Je sais que mon
bien est dans le bien universel; nous disons: je crois. Parfois
nous ajoutons: Je crois de toutes les forces de mon âme;
expression profonde dans sa simplicité. Je ne crois pas à un
axiome de géométrie de toutes mes forces, mais plutôt par la
force des choses: je subis la vérité géométrique, il semble que
je fais en partie ma croyance au bien. Si donc les Socratiques
disent: Ce que vous croyez le vrai bien, vous l'accomplissez;
on peut leur répondre qu'il faut déjà aimer et vouloir le vrai
bien pour y croire.
Il n'en résulte pas que cette part de l'opinion et de l'amour
dans le bien soit une part de libre arbitre proprement dit,
comme l'ont soutenu les criticistes français et des cartésiens
plus ou moins fidèles à Descartes. S'il y a indétermination
partielle dans l'intelligence de celui qui croit, parce que l'objet
de sa croyance n'est pas objet de science positive, il n'y a pas
pour cela indétermination dans sa volonté.
Mais d'autre part, cette détermination intérieure n'est pas
absolument inconciliable avec une certaine liberté. Une volonté
qui va certainement et infailliblement à l'universel, une volonté
qui aime universellement, est libre en ce sens qu'elle ne dépend
plus du moi égoïste: désintéressée, elle est aussi délivrée. Si,
par hypothèse, le fond des choses est précisément la tendance à
un vouloir universel, il en résultera que, quand nous voulons
et aimons universellement, nous manifestons notre radicale
unité avec cette volonté qui est la racine commune de toute
existence.
C'est là une supposition métaphysique, à coup sûr; mais
précisément nous sommes dans la région des hypothèses,
non de la science comme l'entendait Socrate, et on peut dire
que l'acte de moralité est lui-même une hypothèse en action,
324
la plus généreuse de toutes parce qu'elle est la plus aléatoire[164].
Concluons que la détermination morale et la liberté, au vrai
sens du mot, sont conciliables dans la moralité et dans
l'amour de l'individu pour l'universel. L'idéal de la liberté est
absolument identique à l'idéal de la moralité. Cet idéal sera-t-il
jamais pleinement réalisé dans une action humaine, c'est
un problème; mais, ce qui est incontestable, c'est que nous
pouvons nous rapprocher de cet idéal, et que le progrès moral
consiste dans ce rapprochement même.
II.—La liberté ainsi entendue est parfaitement compatible
avec l'imputabilité du bien,—nous ne parlons pas encore du
mal. Quand l'idée de l'universel, l'idée du tout, l'idée du principe
qui agit éternellement au fond de tous les êtres, devient
mon idée directrice, mon idée-force, mon moteur, je ne vois pas
pourquoi vous ne m'appelleriez pas bon, moi, dis-je, et pourquoi
vous me refuseriez la dose d'imputabilité, de responsabilité,
de dignité à laquelle j'ai raisonnablement droit. Sans
doute, tout en faisant la part de mon moi, je ne dois pas la
faire trop grande, ni exclusive, ni prendre tout pour moi.
Car, précisément, mon activité personnelle se trouve ici, par
hypothèse, unifiée avec l'activité universelle: on peut donc
dire que c'est l'idée du tout ou, si l'on préfère, l'action du
tout qui se manifeste en moi; je suis lui, il est moi dans
l'acte de moralité pure (je ne sais si quelqu'un aura l'orgueil
de prétendre l'avoir réalisé). Rêver une liberté plus grande
que celle-là, c'est demander le moins en croyant demander
le plus: c'est vouloir mettre un moi absolument individuel à
la place du principe universel qui se déploie réellement en
vous comme en moi; c'est s'ériger en une sorte de petit dieu,
s'attribuant son acte de bonté par un fiat absolu et absolument
inexplicable.
Aussi, quoique les symboles religieux ne soient pas des
raisons philosophiques, on peut pourtant reconnaître, jusque
dans des mystères souvent absurdes, le vague pressentiment
d'une idée vraie au point de vue psychologique ou métaphysique.
Or, toutes les religions, ou à peu près, en louant
l'homme de bien, ont mis une restriction à l'imputabilité absolue
et individuelle qu'il pourrait réclamer; toutes ont vu là
un orgueil insoutenable, un réel égoïsme au moment même
où on se prétend désintéressé. Toutes ont fait, avec Platon,
325
dans la bonté du sage ou du saint, 1o la part des heureuses
circonstances extérieures, de la chance, de la fortune,
τυχη; 2o la part d'une action intérieure qui, tout en étant
l'action de l'individu, n'est cependant pas exclusivement son
acte, mais est encore attribuée à l'influence d'un principe universel,
immanent à l'univers: qu'on l'appelle l'Unité, le Tout-un,
le grand Tout, la Raison universelle, la Volonté universelle,
le Noumène, Dieu, ou de tout autre nom. C'est ce qu'on
retrouve symbolisé jusque dans le dogme choquant de la
grâce;—si ce dogme est choquant, ce n'est point parce qu'il
attribue le bon vouloir de l'individu à un bon vouloir qui lui
serait tout ensemble supérieur et intérieur; c'est parce qu'on
représente ce bon vouloir lui-même comme je ne sais quoi
d'arbitraire, comme une élection, comme un libre arbitre.
D'où une double inconséquence: 1o on veut éviter l'arbitraire
de la volonté humaine, et on ne fait que le déplacer en le
transportant en Dieu; 2o cette élection arbitraire, qui de plus
n'est que l'élection «d'un petit nombre d'élus,» se trouve
être une limitation de la bonté chez un être auquel on attribue
une bonté illimitée: contradiction manifeste qu'aucune subtilité
théologique ne pourra lever. Tout cela vient de ce qu'on
prête au bien idéal une existence transcendante et une réalisation
éternelle, ce qui rend inexplicable l'imperfection manifeste
du monde. Supposez au contraire une volonté du bien
immanente à l'univers, mais non absolument réalisée et satisfaite,
une volonté en action et en progrès dans le monde, vous
pourrez admettre que l'homme est libre quand il agit et veut
dans le sens de la volonté radicale, dans le sens universel;
alors, en vertu du monisme essentiel, ce qu'il veut est son
vouloir et est, en même temps, le vouloir universel; pour
parler mythologiquement, sa liberté est grâce. Il mérite donc
d'être loué et aimé, sans pourtant avoir le droit de prétendre
à un mérite absolu et exclusivement individuel. C'est là sans
doute, encore une fois, une supposition métaphysique; mais,
c'est aussi la traduction exacte, croyons-nous, de la pensée
directrice des actes moraux.
Ainsi comprise en un sens supérieur, la liberté redevient
la conscience de la nécessité morale suprême, non d'une
nécessité extérieure et mécanique, mais d'un vouloir immanent,
intelligible dans son évolution et cependant spontané
en sa source. Cette conception est comme le résidu de tous les
grands systèmes métaphysiques, de toutes les grandes religions
et de toutes les grandes doctrines morales; c'est la
figuration en langage humain du dernier et impénétrable
326
fond des choses. Si l'univers n'est pas un ensemble de petits
cailloux inertes qui se choquent mécaniquement, s'il y a
au-dessous ou au-dessus de la multiplicité infinie une unité
quelconque, X, la seule formule symbolique qui semble pouvoir
nous donner une valeur approchée de cet X, c'est
l'identité finale de la vraie liberté d'un seul avec la vraie
liberté de tous, l'unité finale des volontés dans une volonté
universelle, en un mot, l'amour universalisé. Cette formule
est en même temps une conciliation approximative (peut-il y
en avoir d'autres pour nous?) de la liberté morale et de la
nécessité morale.
III.—La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme
dans la réalisation du mal moral
Le doute sur la réconciliation finale de tous les biens, y compris
mon bien propre, dans un bien universel, tel est le terme
de la spéculation intellectuelle. Pratiquement, ce doute qui est
dans la pensée se résout en une décision de fait, en une affirmation
ou en une négation symbolisant ma croyance. Si je
préfère le moi et la certitude du bien présent à l'idée problématique
du bien universel, je retire à l'idéal le concours
de ma volonté, et au lieu de dire: L'univers avant moi, je dis:
Moi avant l'univers.—Le doute de l'intelligence résolu par la
volonté en une négation pratique, est ce qu'on nomme le mal
moral.
Y a-t-il là un mal complet? Non. Après tout, en voulant
mon bien et mon bonheur, je veux encore quelque chose de
bon. Le moi que j'affirme et que je préfère, il a aussi sa valeur;
il a même, peut-être, une valeur inestimable; il réalise déjà
en partie l'idée d'absolu, et l'action égoïste est un effort pour
la réaliser davantage: je veux me suffire à moi-même, trouver
tout mon bien en moi-même; je veux être comme un dieu.
C'est encore une certaine perfection que je veux. Il y a donc
quelque chose de raisonnable et de bon dans l'acte même de
celui qui affirme son moi et le préfère à tout le reste, car il
préfère le certain à l'incertain, et ce qu'il s'efforce de réaliser
ainsi, c'est toujours l'idée de liberté, mais sous sa forme immédiate,
individuelle et passagère. Il ferme, pour ainsi dire, la
main sur la portion d'être et de jouissance puisée au grand
océan, et qui, comme l'eau, va s'échapper entre ses doigts.
327
Maintenant se présente la plus grande difficulté que renferme
la «métaphysique des mœurs.» Quand un homme
réalise le moins bon et s'y arrête, n'est-ce pas qu'il n'a pu
réaliser le mieux, ni aller plus loin? Et cette impuissance n'est
plus l'expression détournée d'un excès de puissance, comme
lorsque nous disions: celui qui peut le mieux, peut physiquement
et logiquement le moins bon, mais est incapable
moralement de l'accomplir et, en fait, ne l'accomplit jamais.
Celui qui a réellement fait le mal, n'a-t-il pas dû être dans la
réelle impuissance de bien faire?
C'est cette considération qui donne lieu à une dernière
forme du déterminisme, qu'on pourrait appeler le déterminisme
du mal. On aurait tort de confondre ce système avec ceux qui
ne laissent aucune place possible à la liberté ni pour le bien,
ni pour le mal, au sein de la nécessité universelle. Cherchons
d'abord les raisons favorables, puis les raisons défavorables à
ce déterminisme du mal.
On peut dire que le mal, contraire du bien, doit être aussi le
contraire de la liberté: il doit venir d'un obstacle interposé
entre la liberté et son but, entre l'amour et son objet. Nous attribuons
le bien à l'amour, et nous plaçons dans cet amour la vraie
liberté; mais en quoi est-il nécessaire de donner pour pendant
à l'amour la haine, au mérite le démérite, à l'admiration pour
les bons la colère contre les méchants? Qu'est-ce que la haine,
sinon un amour contrarié, un amour trahi et trompé, semblable
à ces Grecs qui, selon Platon, prenaient le fantôme d'Hélène
pour l'Hélène véritable? La haine est une maladie où nous
subissons quelque fatalité et dont le paroxysme est une folie
furieuse; l'amour, cette santé, cette sagesse de l'âme, est seul
vraiment libre. Une force, considérée en soi, a telle direction,
et pourtant elle dévie; si c'est sa force propre qui explique sa
direction normale, c'est une force étrangère qui la fait dévier.
Pareillement, la haine peut être la déviation fatale d'un amour
libre en lui-même, qui, si l'obstacle venait à disparaître, manifesterait
de nouveau sa liberté. En quoi consisterait la véritable
méchanceté? A vouloir le mal uniquement pour le mal
et en tant que mal; or, encore une fois, le mal n'est tel que
relativement à un bien supérieur, et on ne peut rien vouloir
qui soit un mal absolu. Le mal n'est voulu que comme moyen
de quelque bien, qui est sur le moment même l'objet d'un désir
dominant. La méchanceté d'autrui, par une illusion d'optique,
nous semble libre; nous accusons alors la personne, nous la
haïssons; mais, loin d'être haïssable, le vrai moi est essentiellement
aimable, parce qu'il est essentiellement volonté et
328
sans doute, par cela même, volonté du bien. Si vous alliez
au fond de ce cœur qui vous semble mériter la haine, vous y
verriez, avec la vie, palpiter encore la bonne volonté. Votre
haine se changerait alors en pitié, parce qu'au lieu d'une
volonté à la fois libre et mauvaise, comme celle que vous
imaginiez, vous ne trouveriez qu'une volonté malade, entravée,
esclave, et pourtant amoureuse de la liberté; dans votre
haine aveugle, vous confondiez le prisonnier avec la prison.
La pitié même n'est plus assez à l'égard de celui qui tout à
l'heure vous paraissait à la fois haineux et haïssable; vous lui
devez l'amour. «Aimez ceux qui vous haïssent.» Voilà le
vrai précepte. Mais pourriez-vous les aimer s'ils n'avaient rien
en eux d'aimable? et seraient-ils aimables s'ils n'étaient pas
aimants, loin d'être ces hommes haineux que vous vous étiez
d'abord représentés? Au lieu de les accuser, prenez-vous-en
plutôt à vous-même et dites:—Je ne suis pas encore assez
bon ni assez aimant, puisque je ne suis pas encore assez
aimé.
Dans cette doctrine, avec la réalité de la méchanceté et de
la haine semble disparaître la réalité du démérite, c'est-à-dire
de cette liberté responsable attribuée au mal, qui produit l'indignation.
Il n'y a plus démérite positif, mais seulement
absence de mérite dans la mesure même où la volonté est restreinte
et asservie. Cela n'empêche pas le mérite inhérent au bien
de subsister, puisque, par hypothèse, le bien est toujours libre
et que la bonne volonté appelle un retour de la bonne volonté.
Dire que l'homme vertueux mérite, c'est dire que la bonne
volonté lui veut du bien en retour du bien qu'il a voulu. Le
mérite n'est pas ce rapport abstrait qu'imagine une morale
vulgaire; c'est un rapport de volonté à volonté, de personne
à personne, un rapport de reconnaissance et conséquemment
d'amour moral, qui consiste en ce que celui qui aime doit être
aimé. Le bonheur, prix de l'amour, doit en être la satisfaction;
or, l'amour n'est satisfait que s'il produit chez les autres
un amour égal à lui-même; l'amour ne peut donc se payer
qu'avec de l'amour: voilà le prix qu'il mérite. Cette conception
du mérite ne fait que reproduire l'idée d'où découle toute
la morale de la liberté: c'est qu'une liberté placée, par hypothèse,
en face d'une autre liberté, une bonne volonté placée
en face d'une bonne volonté, l'aimera certainement, et néanmoins
librement.
Quant au démérite, peut-on admettre la doctrine qui en fait
une sorte de droit à la malveillance et au malheur? Le bien
appelle le bien; mais le mal, ce bien inférieur, appelle aussi le
329
bien. Si la bonne volonté est nécessaire à l'égard des meilleurs,
elle est encore plus nécessaire à l'égard des moins bons. Le
démérite est donc la nécessité d'un bien, et non d'un mal, pour
l'homme vicieux; ou, si le mal est alors nécessaire, ce n'est
que comme moyen d'un bien, à défaut d'un moyen meilleur.
Tel, dit Platon, le médecin cause parfois de la douleur
au malade en vue de sa guérison. Mais le mal n'appelle pas
pour compensation le mal, selon la loi barbare du talion que
l'humanité prête encore à Dieu même sous le nom d'expiation
ou de vengeance divine. Il n'y a pas d'expiation, ni même de
punition proprement dite; on ne neutralise pas le mal en
ajoutant un second mal au premier, mais on triomphe du mal
à force de bien. Toute douleur infligée, toute répression qui
n'est pas un bienfait et un acte de bonne volonté, devient blâmable.
La force ne peut être employée que comme moyen de
défense personnelle; croire à un Dieu qui emploie la force, lui
qui ne devrait pas avoir besoin de se défendre, c'est se faire
une idole à l'image de l'homme.
Avec la réalité de la mauvaise volonté disparaît toute possibilité
de damnation. Celui qui éprouverait véritablement,
comme l'imaginent les théologiens, la «haine de Dieu» et
ferait librement le mal pour le mal, celui-là, tant que durerait
cet état, semblerait réaliser la conception théologique du dam;
et si, par une hypothèse absurde, une volonté libre dans le
mal s'obstinait éternellement à vouloir le mal, elle réaliserait
le Satan de la Bible. Mais, peut-on dire aux théologiens,
pour que votre Dieu soit possible, faut-il donc que Satan le
soit? faut-il que Dieu même, pour être libre, puisse être à son
choix Satan ou Dieu? faut-il enfin que nous, pour être libres,
nous puissions être aussi, à notre choix, divins ou sataniques?
L'attribution de la liberté au mal, que vous donnez pour pendant
à la liberté du bien, est un reste de ce long culte des
contraires et de ce dualisme qui produisit Ormudz et Ahrimane,
Dieu et Satan, la bonne volonté éternelle et la mauvaise
volonté éternelle. De nos jours, Satan détrôné doit
emporter dans sa chute toutes les conceptions de haine, de
méchanceté libre, de démérite positif, de vengeance, d'expiation,
de damnation. Vous tenez à conserver Dieu, soit; mais
vous ne devez pas tenir à l'existence d'un ennemi qui s'opposerait
à sa bonté. Vous voulez que l'amour subsiste avec toute
sa liberté, sa beauté, sa dignité, son mérite, sa récompense
d'amour; mais, si la haine ou la malice libre n'est qu'une
apparence, regretterez-vous de voir se changer votre colère
en pitié?
330
Tels sont les arguments favorables à la doctrine qui admet
tout ensemble la liberté dans le bien et l'absence de liberté
dans le mal.
La preuve que cette doctrine est vraie en grande partie, c'est
qu'elle est celle que nous devons appliquer au jugement des
autres: n'est-ce pas à ce point de vue élevé que les grandes
âmes se sont toujours placées pour apprécier les actions d'autrui?
Voici maintenant la contre-partie de cette doctrine.
Si l'indulgence est légitime envers nos semblables, elle
est dangereuse à l'égard de nous-mêmes. Le juste, quand il
s'agit de peser ses propres actions, change entièrement de
poids et de mesure, et semble raisonner d'après des principes
absolument contraires aux précédents: le bien qu'il a fait,
il refuse de se l'attribuer, et il s'attribue le mal. S'il a bien
fait, à l'en croire, il n'a aucun mérite, il n'a fait que suivre
une heureuse inspiration, un élan de la «nature» ou un
élan de la «grâce.» Comme il s'accuse, au contraire,
quand il a mal fait! Avec quelle énergie il réclame sa part de
liberté et de responsabilité! Il ne veut pas être irresponsable
du mal, il en appelle sur sa tête toutes les conséquences, il
veut le remords, il veut l'expiation. C'est un sentiment que
nous avons tous éprouvé après avoir mal agi: nous ne voulons
pas que l'on nous excuse, nous ne voulons pas que l'on nous
plaigne en nous disant que nous n'avons point été libres et
que nous n'aurions pu agir autrement. N'avoir pas assez
aimé! voilà ce que nous nous reprochons avec une indicible
amertume, comme s'il avait dépendu de nous d'aimer davantage.
Nous ne pouvons pas nous pardonner, et nous nous
condamnons en quelque sorte nous-mêmes à un éternel
remords, que nous diminuerons indéfiniment à force d'amour
sans cependant l'effacer jamais. Sans doute nous ne nous
attribuons pas alors une liberté d'indifférence proprement
dite: nous ne croyons pas que nous aurions pu agir autrement
si nous n'avions éprouvé que le même degré d'amour;
mais nous nous persuadons que ce degré aurait pu être supérieur,
nous raisonnons comme si l'amour était une force
indéfiniment et librement expansible, une puissance spontanée
qui, en limitant son acte, peut placer la limite plus ou moins
loin, au prix d'un effort plus ou moins grand, mais toujours
possible. L'amour, à ce point de vue, serait responsable de
ses propres défaillances, provoquées sans doute, mais non imposées
par les fatalités extérieures.
Jusqu'à quel point ces sentiments naturels et instinctifs seraient-ils
331
justifiables dans l'hypothèse d'un déterminisme absolu?—Nous
l'avons déjà fait voir, le remords n'est pas détruit
entièrement par l'hypothèse du déterminisme, et les paradoxes
de Spinoza, qui condamne ce sentiment, sont des exagérations
même dans sa théorie fataliste. Le remords, en effet, est
toujours utile pour nous faire prendre conscience du désordre
où notre âme s'est trouvée: les maladies morales se distinguent
des autres en ce qu'on les guérit d'autant mieux qu'on
les connaît plus et qu'on en souffre davantage. En outre,
quand on rétablit dans la question l'élément négligé par les
fatalistes,—la persuasion de la liberté,—on obtient une combinaison
d'idées plus voisine encore de la réalité même. Un
homme a-t-il mal agi avec la persuasion qu'il aurait pu bien
agir, il ne saurait trop déplorer un tel genre de maladie,
qui offre toutes les apparences de la malice proprement dite
ou du mal moral. Le déterminisme peut même aller plus loin
encore. L'idée de la liberté tendant à réaliser son objet, et
la persuasion engendrant la force, celui qui a fait le mal en
se croyant libre de faire le bien avait réellement dans la main
le premier anneau d'une série d'actes opposés à ceux qu'il a
choisis: c'est là une raison de plus pour qu'il déplore son acte.
Mais le déterminisme, arrivé à ce point, semble parvenu à
l'extrême limite qu'il peut atteindre. Ses adversaires lui objecteront
que celui qui a mal fait avait les moyens de bien faire,
excepté un cependant, dont l'absence a tout fait manquer. Or,
ajouteront-ils, ce moyen dépendait-il, oui ou non, de l'agent
moral? S'il en dépendait, celui qui a mal fait avait tous les
moyens de bien faire. S'il n'en dépendait pas, l'impossibilité
de faire autrement était en soi complète, malgré la présence
de toutes les autres conditions secondaires. Bien plus, cette
impossibilité subsiste et subsistera tant que quelque heureux
retour de la fortune n'aura pas rétabli la volonté égarée dans
une direction meilleure. Peu importe, disaient les stoïciens,
qu'un chien se noie au fond de l'eau ou près de la surface,
s'il se noie; et ils en concluaient l'égalité de tous les vices.
De même, que celui qui est dans le mal soit près du bien ou
en soit loin, toujours est-il que, selon le déterminisme du mal,
il ne pouvait pas faire le bien et n'est absolument pas responsable
de sa faute. Sans doute il vaut mieux être près du bord
et le savoir, car cette pensée même peut augmenter le courage
et la force de celui qui se noie; mais si, en dernière analyse,
son effort est impuissant en vertu de quelque condition qui ne
dépende pas de lui, il n'y a point de responsabilité vraie, et le
remords n'est plus que le regret de l'inévitable. Or, s'il est conforme
332
à la «charité» socratique et évangélique de dégager le
plus possible la responsabilité des autres, est-il conforme à la
moralité personnelle de dégager sa propre responsabilité et
d'admettre une doctrine qui semble, en définitive, nous déclarer
innocents dans les actes où nous nous croyons coupables?
Le déterminisme vient donc se heurter de nouveau contre le
sentiment, vrai ou faux, de la responsabilité morale: il ne
suffit pas, semble-t-il, que nous soyons responsables en aimant
le bien, il faudrait aussi que nous fussions responsables en
n'aimant pas assez le bien. Si le positif de l'amour vient de
nous et si les obstacles à l'amour viennent du dehors, il faudrait
pourtant que la mesure établie entre les deux fût en
quelque façon notre œuvre, et que l'obstacle pût être plus ou
moins reculé par nous.
La raison de toutes ces antinomies relatives à la responsabilité
du bien et du mal, c'est que nous ignorons la nature
dernière de l'individualité, et conséquemment sa vraie puissance.
Si l'individualité est un simple phénomène, nous ignorons
assurément la nature de ce phénomène et, en général,
du phénomène; nous ignorons pourquoi et comment il y a
plusieurs phénomènes, plusieurs êtres au moins apparents, au
lieu de l'unité, pourquoi il y a changement au lieu de l'immobilité.
A plus forte raison, si l'individualité a un fond original
et substantiel, si la distinction des êtres a une valeur
plus qu'illusoire, nous ignorons ce qui individualise l'être,
jusqu'à quel point chacun s'oppose à tous, sans cependant se
séparer de tous, enfin quelles sont les limites de notre puissance
morale: Quid nequeas, quid non.
De là deux conceptions rivales de la liberté: l'une qui en
fait un attribut de l'individuel, l'autre qui en fait un attribut
de l'universel. Toutes deux ont leurs raisons et probablement
leur vérité relative. D'une part, si nous sommes libres, c'est,
semble-t-il, en tant que notre action individuelle ne s'abîme
pas dans celle de l'univers et que, relativement au tout, nous
conservons une certaine indépendance qui constitue notre être
propre. D'autre part, la science nous montre tellement dépendants
de l'univers, que notre liberté se trouve à la fin solidaire
de la liberté des autres et que, pour être réelle, elle
impliquerait l'universelle liberté. De cette antinomie, à laquelle
se ramènent toutes celles qui concernent la responsabilité,
on peut conclure que la vraie liberté n'est probablement ni un
attribut de la seule individualité ni un attribut de la seule totalité,
mais un pouvoir qui, s'il existe, a sa racine au delà de
333
chacun et de tous dans quelque principe commun de l'individualité
et de l'universalité. Or, un tel principe est pour nous
ce qu'il y a de plus indéterminable. A tous les points de vue,
la nature de l'individualité et son rapport à l'universel restent
donc indéterminés pour la pensée humaine.
S'il y a là un sujet de modestie intellectuelle, il y a aussi un
sujet de confiance morale. En effet, c'est le rapport seul de
l'individuel à l'universel qui, s'il était connu comme nécessaire,
nous riverait définitivement à un déterminisme inflexible;
puisque, au contraire, ce rapport reste indéterminé
pour notre pensée, il rend concevable, par voie détournée, une
certaine spontanéité radicale du moi individuel. Nous ne pouvons
savoir si cette spontanéité existe réellement, ni comment
elle existe, mais enfin nous la concevons comme possible ou,
si l'on préfère, comme non impossible. Dès lors, le déterminisme
voit de nouveau se poser devant lui la limite idéale et
problématique que nous lui avons mainte fois assignée; sous
sa forme dernière, qui est la fatalité du mal, il aboutit au
même point d'interrogation que sous ses autres formes. Notre
ignorance invincible du rapport entre l'individuel et l'universel
fonde théoriquement la valeur pratique de l'idée de
liberté, en nous empêchant de considérer cette idée comme
certainement illusoire et comme déguisant une fatalité certaine.
Les doctrines adverses se trouvent alors réconciliées
à la fois dans l'ignorance métaphysique du fond dernier des
choses et dans la connaissance des effets pratiques produits
par l'idée de liberté. Si nous ne comprenons pas comment le
dernier fond des êtres pourrait être une spontanéité radicale,
nous ne comprenons pas davantage comment il serait une
nécessité radicale, car qu'est-ce que la nécessité, sinon un
rapport, et comment un rapport peut-il être je ne sais quoi de
dernier et d'absolu? Nous ne pouvons donc savoir s'il ne reste
point, au delà de tout ce qui est, un idéal non réalisé et cependant
réalisable, un principe de devenir et de progrès, une
sorte de fond auquel la réalité actuelle peut puiser ce qui
deviendra la réalité future. Le temps même, nous l'avons vu,
ne se conçoit pas dans l'hypothèse d'une pure répétition, d'une
pure identité, stérile comme l'être de Parménide. Si l'individu
n'est pas une pure apparence, s'il touche par quelque point
au fond même de la réalité, si enfin ce fond est plus riche que
ses formes actuelles, s'il peut donner plus que la réalité n'a
encore pris, peut-être l'individu n'est-il pas incapable de contribuer
à modifier pour sa part l'état de l'univers, tel que cet
état résulte des phénomènes antécédents; peut-être en s'appuyant
334
sur l'idée même de liberté, l'individu n'est-il pas incapable
de prendre un élan pour aller au bien idéal, par cela
même pour sortir du mal réel; peut-être ainsi l'individualité
consciente renferme-t-elle une spontanéité radicale, quoique
réglée en son évolution, qui échapperait en sa source à tous les
calculs fondés uniquement sur le déterminisme mécanique.
Peut-être même, si l'infinité existe en toutes choses, le calcul
est-il par essence impuissant à saisir autre chose que des limites
plus ou moins artificiellement déterminées au sein de ce qui
est réellement illimité et indéterminable. Nous ne savons donc
pas ce qui nous est définitivement possible ou impossible, ni
ce qui aurait été possible ou impossible dans telle circonstance
donnée.
Quand on s'élève jusqu'à cette idée d'une puissance radicale
enveloppant l'infini,—idée par rapport à laquelle les
autres deviennent comme des asymptotes incapables d'atteindre
ce dont elles se rapprochent,—on ne s'étonne plus des fluctuations
perpétuelles de nos jugements humains sur la responsabilité
du bien et du mal et sur le pouvoir des contraires. Si
nous nous attribuons l'honneur du bien accompli par nous,
c'est, semble-t-il, en tant que nous nous concevons, par notre
fond, identiques à l'être universel, identiques au tout dont nous
sommes les membres. Si nous nous attribuons le déshonneur
du mal accompli par nous, c'est en tant que nous nous concevons
comme une partie plus ou moins distincte du tout, comme
une individualité plus ou moins différente des autres et divisée
d'avec l'universel. Nous plaçons en nous deux moi, l'un individuel,
l'autre universel, l'un qui constitue tel homme en tel
temps et en tel lieu, l'autre qui embrasse l'univers dans tous
les temps et dans tous les lieux: c'est tantôt à l'un, tantôt à
l'autre que nous rapportons le mérite ou le démérite d'une
action. Le rapport caché de l'un et du multiple, de l'universel
et de l'individuel, est ce qui a suscité tous les symboles métaphysiques
et tous les dogmes religieux. Symboles et dogmes
ne sont point des solutions: ils ne sont que la traduction de la
difficulté en formules nouvelles, les unes abstraites, les autres
sensibles et mythiques. A vrai dire, notre notion de l'individualité
est toujours relative et inadéquate: elle se relie nécessairement
à celle d'universalité. Il y a donc présomption pour
l'homme à vouloir marquer exactement dans sa pensée la part
qui revient à l'individu, à vouloir ainsi exercer une sorte de
justice distributive. Nous ne pouvons juger absolument ni les
autres personnes, ni notre propre personne, car nous ne pouvons
ni descendre dans la conscience d'autrui, ni même descendre
335
jusqu'au dernier fond de notre propre conscience pour
mesurer notre force de volonté. Pourquoi donc tant discuter
sur le moi et le toi, sur le mien et le tien, sur mon mérite ou
votre mérite? C'est là une sorte d'égoïsme quand il s'agit de
nous, une sorte d'orgueil quand il s'agit des autres.
Scientifiquement et pratiquement, nous sommes obligés,
dans un problème insondable pour la métaphysique, de substituer
à la réalité inconnaissable les idées et leur force, qui
sont connaissables, mais qui n'en sont, pour ainsi dire, que
des équivalents indéfiniment extensibles. Traduits dans le langage
des idées-forces, la responsabilité morale et le remords
ont un sens intelligible. La responsabilité apparaît comme une
idée qui tend à se réaliser elle-même: elle est l'idéal conçu,
désiré, aimé, qui s'attribue une force efficace et qui, en conséquence,
n'accepte pas sa propre défaillance pratique comme
absolument et définitivement nécessaire, cette défaillance fût-elle
explicable par des nécessités physiques et mentales, d'ailleurs
relatives. Le jugement moral est une sorte de négation
jetée par l'idée au fait, un non que la pensée de l'idéal oppose
à toute réalité qui la contredit. C'est à ce point de vue qu'il
devient vrai de dire, avec Kant, que la considération du temps
perd sa valeur pour celui qui juge moralement une action.
Quand nous concevons l'universel, le tout, notre pensée tend
à devenir indépendante du temps: cette indépendance est un
des fondements du repentir. On se souvient de ce que dit
Kant à ce sujet. Le repentir, ne pouvant empêcher ce qui a
été fait de l'avoir été, est pratiquement vide, et cependant il est
moralement légitime, car la pensée, quand il s'agit du bien
universel et idéal, ne demande qu'une chose: le fait nous
appartient-il comme action? et, dans ce cas, que cette action
soit depuis longtemps passée, il n'importe; la raison y lie
toujours moralement la même douleur.—Nous irons plus loin
encore que Kant et nous dirons:—Quand la pensée se place
au point de vue universel et tend ainsi à dépasser la sphère du
temps, elle n'a même pas besoin de se demander «si le fait
nous appartient comme action,» ni si nous aurions pu, nous,
faire le contraire; elle ne s'arrête pas à la question d'individualité
ni même de liberté individuelle; elle laisse de côté
les spéculations sur le possible et l'impossible. Elle condamne
le fait comme contraire à l'idéal, quel que soit celui qui l'a
accompli et à quelque nécessité qu'il ait cédé, parce qu'elle
s'attribue à elle-même la suprématie et l'indépendance: c'est
cette indépendance de la pensée, même devant le fait fatal,
336
qui commence la liberté pratique. La pensée est un germe de
liberté, en ce sens qu'elle conçoit l'universel amour au milieu
même de la mêlée qui entrechoque les égoïsmes individuels,
et que cette idée, n'étant pas sans force efficace, tend à nous
rendre indépendants de fait et à nous faire régler nos actions
conformément à elle-même. La question des individualités
disparaît à cette hauteur: que ce soit vous ou moi qui fassiez
mal, qu'importe?—«J'ai mal à votre poitrine,» j'ai mal à
votre conscience. J'accepte jusqu'à un certain point la solidarité
du mal fait par vous, comme j'accepte la responsabilité du
mal que j'ai fait, et cela, malgré les nécessités apparentes ou
réelles auxquelles nous avons cédé: le mal nécessaire est toujours
le mal, le mal passé est toujours actuel, le mal individuel
est toujours universel.
Le sentiment de responsabilité et de solidarité n'en prend
pas moins une vivacité supérieure quand c'est en moi et par
moi que s'est produit le mal moral. Alors, c'est le même sujet
intelligent qui conçoit l'idéal et qui se voit réellement en contradiction
avec cet idéal. De plus, il se demande s'il n'aurait
pas pu, par l'intermédiaire de l'idée et de l'amour, trouver en
soi un moyen de réaliser le mieux. La force de l'idée devient
ainsi force de résistance, révolte contre soi-même; et l'effort
contre soi, n'est-ce pas la suprême douleur?
Maintenant, si, au lieu d'avoir présente à l'esprit une
action passée, vous avez présente à l'esprit une action à venir,
l'antinomie est moins éloignée de sa solution, au moins dans
l'ordre scientifique et pratique. En effet, ce n'est plus une
chose inutile et «vide» que de songer à l'avenir et de s'y
attribuer la responsabilité du mal comme du bien, car ici la
pensée de ma responsabilité dans le mal peut empêcher le
mal d'être fait. Cette idée n'est pas pratiquement illusoire,
puisqu'elle agit. Elle ne l'est pas non plus scientifiquement,
puisque la force des idées et de l'amour est pour nous incalculable,
progressive, indéfiniment susceptible d'accroissement.
Enfin, au point de vue métaphysique, ne pouvant savoir ce
qu'est notre individualité et son rapport avec l'universel, nous
avons le droit d'admettre qu'il n'existe pas une antinomie insoluble
entre la réalité fondamentale et cette responsabilité
que nous prenons, que nous voulons avoir, que nous nous
imposons; c'est un fardeau que nous mettons sur nos épaules,
toujours glorieux alors même que nous succombons parfois
sous le faix.
De là dérivent pour nous, en quelque sorte, trois règles de
conduite morale et intellectuelle qui résument tout ce qui précède.
337
1o Il faut pratiquement agir comme si nous étions responsables
du bien et aussi du mal. 2o Il faut scientifiquement
soutenir que cette idée de notre responsabilité tend à se réaliser
elle-même. 3o Il faut métaphysiquement soutenir qu'il
n'y a pas contradiction démontrée entre cette idée active de
notre responsabilité morale et la réalité dernière, où notre individualité
s'unit à toutes les autres individualités, et où nous
devenons, pour notre part, solidaires du monde entier. C'est
parce que nous sommes un avec l'univers et cependant distincts
des autres que nous pouvons être responsables dans
notre volonté radicale. L'idée de liberté est l'expression
connaissable de l'inconnaissable fondement du moi, du
toi et du tous. Cette idée, jointe à l'impossibilité d'en démontrer
théoriquement la contradiction avec le réel, sert de fondement
à notre liberté pratique, par la force qu'elle développe
en nous et qui modifie la direction primitive du déterminisme.
Les antinomies spéculatives auxquelles donne lieu la notion de
responsabilité expriment notre ignorance du rapport qui relie
l'individu à l'universel. Notre pensée, à sa manière, s'élève
au-dessus de cette opposition, puisqu'elle conçoit à la fois l'individu
et l'univers; notre volonté doit aussi la dépasser et, dans
le jugement moral comme dans l'acte moral, elle doit, en une
certaine mesure, faire abstraction des personnes; elle doit se
désintéresser de la question des individualités et des imputabilités,
non par dédain de l'individu, mais, au contraire, par
respect de l'individualité et par conscience des limites imposées
à notre science. Pour nous en tenir à ce qui est certain,
condamnons et repoussons le mal partout où il se manifeste,
mais surtout en nous, où il devient plus présent, plus immédiat,
où il devient nous-même; aimons le bien partout où il se
montre, mais surtout chez les autres, où il est un bien vivant
et un objet d'amour personnel.
338
CONCLUSION
I. Mouvement de la philosophie moderne en Allemagne, en Angleterre et en France.
II. Résumé de la méthode suivie pour la recherche d'une conciliation. Moyens-termes
scientifiques intercalés entre les doctrines adverses.
III. Inductions métaphysiques.—Problème final et nécessité de le résoudre moralement
par l'action.
I.—L'accord progressif des doctrines doit se faire moins
par la destruction des systèmes que par leur superposition
en un plus vaste édifice, dont les diverses assises se soutiennent
au lieu de se nuire. Ces diverses assises ne sont, en
somme, que nos propres puissances intérieures projetées à
l'origine des choses: intelligence, sensibilité, volonté. Les
systèmes métaphysiques ont beau chercher à connaître ce
qui est réellement et indépendamment de nous, nous ne pouvons
nous représenter ce qui est que d'après ce que nous
sommes. De là la philosophie de l'intelligence, la philosophie
de la sensibilité, la philosophie de la volonté, l'une intellectualiste,
l'autre esthétique au sens étymologique du mot,
l'autre morale.
La première assise de l'édifice philosophique est formée par
tout ce que le matérialisme contient de positif sur les conditions
nécessaires des choses, que Socrate et Platon appelaient
μηχαναι αιτιαι αναγκαιαι. La liaison mécanique des phénomènes,
d'où résulte la stabilité de l'univers, est l'objet même de l'intelligence
ou de la science. Nous ne connaissons et comprenons
que ce que nous expliquons par la logique appliquée à la
quantité et au mouvement, c'est-à-dire par la mathématique
universelle et le mécanisme universel. Mais n'y a-t-il rien de
plus? C'est ce que soutiennent les purs matérialistes. Pour
eux, l'explication de l'univers est toute simple: c'est comme
un vaste jeu de dés ou de dominos qui, en s'ajustant par
leurs bouts similaires, selon des combinaisons mathématiques,
forment des dessins de toute sorte. Il reste à savoir ce
que sont en eux-mêmes les dés, les molécules, les atomes.
Ce jeu de surfaces satisfait l'intelligence abstraite, mais il
339
n'explique même pas le fait de sentir, la simple sensation. Or,
il faut bien qu'il y ait sous l'intellectuel du sensible proprement
dit, sous le formel du réel. Et cette réalité, nous ne
pouvons la comprendre que par analogie avec ce que nous
appelons sentir, désirer. De là la tendance à placer dans les
choses, comme face interne et vraiment psychique, non plus
physique, quelque chose d'analogue à nos sensations, à nos
plaisirs, à nos douleurs, à nos désirs. «Le mouvement est
un désir,» disaient Aristote et Platon.
La seconde assise de la construction philosophique, c'est
donc le sensible, dont le mécanique ou, ce qui revient au
même, l'intellectuel pur n'est que le dehors. Cette assise
fut ajoutée par Socrate, Platon, Aristote, mais ils ne purent
s'empêcher de se figurer encore le sensible sous forme intellectuelle,
comme tendance à une fin plus ou moins entrevue
par une intelligence, comme finalité proprement dite. S'appuyant
sur ce que le plaisir, fond de la sensation, semble la
conscience d'une harmonie, ils ont cru que l'harmonie était
un concours de moyens vers une fin. Cette finalité n'était,
nous l'avons fait voir, que du mécanisme retourné,—conception
encore plus subjective que le mécanisme pur. C'était
une sorte d'art humain placé dans les choses et ajouté à la
science. Mais, quelque contestable que soit le mode de représentation
finaliste et esthétique, quand on le transporte ainsi
dans l'univers, ce qui demeure incontestable, c'est qu'on ne
peut pas faire du réel avec du logique pur ou du mécanique
pur, parce qu'alors il n'y aurait plus que des rapports abstraits
sans termes concrets; et le concret, c'est ce que nous saisissons
en le sentant. Il n'y a pas d'autre moyen pour nous d'entrer
en possession du réel que de sentir: c'est ce que Kant a parfaitement
montré, et c'est ce que les anciens ou, parmi les
modernes, les cartésiens avaient trop oublié.
Une fois rétablie la sensation au dedans du réel, que l'intelligence
parcourt du dehors, il reste encore un point de vue
qui paraît supérieur aux précédents: c'est celui de l'activité
primitive, de la volonté radicale, fond de nos idées de cause,
d'inconditionnel, d'absolu, de liberté. C'est vers ce point de
vue que tend à s'élever la morale proprement dite, car la morale
a pour objet la volonté même et le but le plus haut que la
volonté puisse poursuivre.
Les anciens, cependant, firent toujours rentrer la morale
dans la science ou dans l'art, sans assigner à la moralité une
sphère qui lui fût absolument propre. L'éthique était pour eux
la science du bien ou l'art du bien; et par ce bien, nous
340
l'avons vu, ils entendaient quelque chose d'impersonnel ou de
neutre, qui était la vérité, l'utilité, la beauté, sans être encore
proprement la bonté. Or, la vérité n'est que la nécessité logique;
l'utilité n'est que la nécessité en quelque sorte sensible,
vitale et, si l'on veut, «finale». Quant à la beauté et à la grâce,
elles ne font encore qu'éveiller l'idée d'un principe supérieur
à la nécessité et dominant l'organisme visible. La vraie liberté
idéale, qui serait l'absolu même, et la vraie moralité idéale,
qui ne serait plus un bien abstrait, mais une bonté vivante,
furent cependant entrevues par Platon et par les Alexandrins,
comme par l'Inde, par la Perse, par la Judée. Avec le christianisme,
elle s'éleva au rang d'une idée directrice et rénovatrice.
Ce principe, obscurci et mutilé par la théologie romaine, rétabli
dans l'ordre social par la France, proposé par elle comme
idéal au monde sous les noms de liberté, d'égalité et de fraternité,
semble enfin arriver de nos jours à la conscience de
lui-même dans l'ordre philosophique. Kant et ses successeurs
ont tous conçu la philosophie comme l'explication des choses à
un triple point de vue, celui de la connaissance, celui de la sensibilité
et celui de la volonté. Le mécanisme universel, tel que
Descartes l'avait représenté, tel que Leibnitz l'avait accepté
comme loi de la connaissance scientifique, fut l'objet propre
de la Critique de la raison pure: l'organisation vivante et les
lois internes du désir furent celui de la Critique du jugement
téléologique et esthétique; enfin, Kant ajouta à ces deux
premiers objets l'idéal nouveau d'une moralité qui serait vraiment
à elle-même sa raison, sans recevoir sa loi ni des nécessités
logiques et mécaniques, ni des nécessités sensibles et
esthétiques. Par là, au lieu de subordonner la volonté à l'utile,
à l'agréable, ou même à un bien abstrait, Kant voulut faire
procéder le bien réel de la volonté même, qui, étant autonome,
serait enfin libre. Mais Kant fit encore de la liberté un principe
trop abstrait, la raison universelle; il fit de la loi une catégorie
trop abstraite, trop logique, trop formelle, celle de l'universalité;
il rejeta au second rang l'amour ou la charité, dont
il semblait encore confondre l'idée typique avec le désir et le
sentiment fatal. Malgré son formalisme excessif, il n'en a pas
moins fait voir que l'idéale liberté doit être introduite au
sommet de la philosophie comme une notion à part, dont la
logique et l'art, la pensée et le sentiment ne sauraient remplir
entièrement le contenu, et qui symbolise pour nous le suprême
principe de l'action. Après Kant, la philosophie allemande
maintint à la fois ces trois catégories de la nécessité,
de la finalité immanente et de la liberté idéale. Déjà Leibnitz,
341
avec Platon et Aristote, avait remarqué que les causes efficientes
et les causes finales, les mouvements et les appétitions
sont la même série prise en deux sens inverses; l'école
de Kant n'eut qu'à développer cette conception pour réduire
en un seul système l'universelle logique et l'art universel de
la nature, où elle vit la double expression d'un principe un et
inconditionnel. Hegel lui-même maintint la liberté idéale au
troisième moment de l'évolution métaphysique, mais seulement
comme l'unité finale du grand Tout. Schelling, dans sa
dernière philosophie, et après lui Schopenhauer, placèrent au-dessus
du logique et au-dessus du sensible la volonté comme
principe des choses. En cette volonté Schopenhauer reconnut
la liberté nouménale, où son pessimisme voudrait nous faire
rentrer par l'anéantissement de toute existence matérielle et
intellectuelle. Enfin les disciples de Schopenhauer ont donné à
la volonté supra-consciente le nom de l'Inconscient, et ils en
ont fait dériver le mécanisme et la finalité universelle, avec
la perspective d'une délivrance finale par le nirvâna.
En France, à l'école sensualiste, tout entière absorbée dans
le mécanisme des sensations, succéda Maine de Biran, qui
rétablit dans l'homme et dans la nature le dynamisme de la
vie, mais sous la forme douteuse de la force motrice. Maine
de Biran rêva, lui aussi, au-dessus de la logique et de l'art,
une sphère de liberté idéale, dont il n'eut qu'un sentiment
trop mystique. L'influence de ses idées, d'abord mutilées par
Victor Cousin, reparut ensuite: plus d'un philosophe français
s'est accordé avec Maine de Biran et avec la philosophie allemande
pour supposer, au-dessus du mécanisme logique et
de la réalité sensible, une région de liberté qui serait en même
temps celle de l'amour compris en son vrai sens. Par là, tout
en s'inspirant de la philosophie évangélique et de la philosophie
germanique, la philosophie française ne faisait pourtant
que revenir à la tradition cartésienne. Descartes, en effet, avait
déjà élevé au-dessus du mécanisme matériel une pensée qui,
elle-même, lui semblait subordonnée à la liberté. Descartes
avait même fait consister cette liberté dans une volonté indéterminée
et indéterminable. La subordination de la pensée
à la volonté, selon lui, existait non seulement dans l'homme,
mais en Dieu même. Pascal, à son tour, admit trois ordres:
l'un où tout est mouvement, l'autre où tout est pensée, l'autre
où règne la «charité.» Enfin l'idée non plus mystique, mais
pratique, de la liberté individuelle, avec celle du droit qui
s'y rattache, puis l'idée de fraternité universelle, avec celle
d'association qui en dérive, devinrent les conceptions dominantes
342
de la philosophie française au dix-huitième siècle, de
la Révolution française et des écoles politiques de notre époque
qui ont développé les principes de la Révolution. C'est aux
Français que Kant et Fichte empruntèrent, en grande partie,
leur métaphysique du droit et leur philosophie de la liberté
dans l'ordre social. Si on songe de plus à l'influence jadis
exercée par Descartes sur Leibnitz, on reconnaîtra que la
France n'avait qu'à conserver et à développer, dans l'ordre
philosophique, sa propre tradition, pour s'accorder sur plus
d'un point capital avec les écoles allemandes. On peut ajouter
que l'idée directrice de la France, étant celle de liberté et par
cela même de fraternité, est l'idée directrice de l'humanité
même: notre idée nationale est précisément l'idée humaine[165].
La philosophie allemande, au contraire, s'en est
tenue de préférence, dans le domaine social et politique, aux
catégories de la nécessité logique et mécanique, de la science
et de la force. Abandonnant à la sphère mystique de la religion
la liberté idéale et «intelligible,» elle a cherché surtout
son modèle pratique dans le mécanisme de la matière ou dans
les lois de l'organisme vivant. L'unité qu'elle semble aujourd'hui
poursuivre dans l'ordre social est celle qui subordonne
les moyens aux fins comme les effets aux causes, les parties
au tout, l'individu à l'État, les États faibles aux États forts,
les races prétendues inférieures aux races supérieures: la
science et l'art y priment la morale. Si un peuple vaut surtout
par son idée directrice, et si l'idée de liberté ou de
fraternité est la vraie puissance à laquelle appartient l'avenir,
quelles que soient, dans le présent, les apparences contraires,
ce n'est pas à l'Allemagne, c'est à la France qu'appartiendra
sans doute la plus haute victoire.
L'Angleterre, dans l'ordre philosophique, a surtout étudié
jusqu'ici le mécanisme des phénomènes ou des sensations.
Cependant, ses plus récents philosophes admettent, sous l'enveloppe
extérieure des choses, un dynamisme interne, dont
la forme expérimentale est l'énergie musculaire; c'est là une
conception qui n'est pas sans analogie avec la doctrine de
Biran. En même temps, les penseurs anglais qui s'élèvent à
des vues systématiques représentent l'universelle évolution,
à la fois mécanique par l'extérieur et psychique par l'intérieur,
comme le «symbole» d'une réalité absolue et inconditionnelle,
qui est pour nous l'Inconnaissable. Il n'est pas difficile de
343
reconnaître dans ce principe le noumène de Kant. Tel est,
selon M. Spencer, l'indestructible fondement des spéculations
qui se retrouvent dans toutes les philosophies et dans
toutes les religions. Le nom que M. Spencer donne à la réalité
persistante et éternelle, c'est la Force,—non la force à nous
connue, mais la force inconnue et inconnaissable. Il n'y a pas
grande différence entre cette Force universelle et la Volonté
universelle de Schopenhauer; comme, de plus, elle est «absolue»
et «inconditionnée,» tout en étant «conditionnante,»
on pourrait lui donner sans inconvénient, avec la philosophie
allemande, le nom également symbolique de liberté, qui
exprime simplement en langage humain l'antithèse de l'activité
primitive avec le conditionné et le nécessité. Mais les Anglais
n'aiment pas ce mot, du moins en métaphysique et en morale.
Dans leur physique des mœurs, ils ne font même pas figurer la
liberté comme idéal, comme puissance de désintéressement et
de vouloir universel. A l'exemple des Anciens, ils ramènent la
morale tout entière à la science ou à l'art, sans se demander
si elle n'exprimerait pas, au moins «symboliquement»,
quelque idéal supérieur. Il en résulte que, dans l'ordre social,
la liberté demeure pour eux un moyen, non une fin: elle n'a
de valeur que comme le plus utile instrument du bien-être
individuel ou collectif. C'est au fond l'idée de l'utile qui est
pour eux, dans la pratique, l'idée directrice. Malgré leur libéralisme
si sincère, ils ne comprennent guère l'idéal moral
d'une liberté absolument désintéressée, qui serait par elle-même
sacrée et aimable. La notion de la moralité proprement
dite disparaît à leurs yeux comme principe à part et original;
l'éthique n'est plus qu'une science ou un art analogue aux
autres, simple extension de la physiologie, de l'hygiène et de
la sociologie.
Le défaut commun des divers systèmes métaphysiques dont
nous venons de faire l'esquisse rapide, c'est, si nous ne nous
trompons, le vide ou l'hiatus qu'ils laissent subsister entre la
réalité et l'idéal, entre le relatif et l'«absolu,» entre le phénomène
et le «noumène,» entre le connaissable et l'«inconnaissable.»
La région de l'idéal demeure, soit un domaine
mystique et transcendant, livré aux rêves de la foi, soit une
nuit impénétrable dont ne peut nous venir rien d'utile pour la
connaissance ou pour l'action. La liberté intelligible des Allemands
est aussi oisive que les dieux d'Epicure; elle n'est que
la totalité de l'univers ou l'unité dont le tout dérive, et on ne
voit pas comment elle peut descendre dans l'homme. De même,
l'inconnaissable et l'inconditionnel des Anglais est un X dont
344
il n'y a plus à s'occuper, même en morale, une fois qu'on l'a
placé, énigme insoluble, au commencement du livre de la
science. Le déterminisme règne, exclusivement et sans restriction,
sur la pratique comme sur la théorie. Seule, la philosophie
française de nos jours s'efforce de maintenir, surtout
en morale, une liberté plus pratique et moins transcendante,
mais elle la représente sous la forme antiscientifique du libre
arbitre. De là, entre la morale et la science, une opposition
inconciliable.
Un problème se pose donc à notre époque: ne pourrait-on
conserver la liberté, au moins comme idéal, dans la théorie,
et donner à cet idéal un rôle actif, humain, individuel, de manière
à réconcilier, sur le plus vaste terrain possible, le déterminisme
et la liberté?—C'est pour contribuer à cette conciliation
progressive que nous avons cherché, dans le livre qu'on
vient de lire, à rapprocher peu à peu les systèmes adverses.
II.—Toutes les doctrines métaphysiques relatives à la nature
de l'activité aboutissent également à quelque notion ultime
et incompréhensible à laquelle elles subordonnent le reste.
Si on abstrait ce que les notions dernières des systèmes ont de
différent, on aura peut-être un résidu commun. Or, dans la
question qui nous occupe, les éléments ultimes des systèmes
nous ont paru être la notion d'une activité indéterminée, celle
d'une activité déterminée et celle d'une activité déterminante;
en d'autres termes, l'indifférence, la nécessité, la liberté.
Mais l'indéterminé n'est qu'une notion secondaire, qui
suppose une notion supérieure: nous l'avons vu, une cause
n'est indéterminée que par rapport aux causes étrangères,
ou par rapport aux effets qu'elle produit, en ce sens qu'elle
n'est pas déterminée par eux; elle n'est pas pour cela en
elle-même indétermination absolue. Le système de l'indifférence
a donc pour résidu l'idée d'une puissance qui ne serait
pas déterminée, mais déterminerait ses propres actes, c'est-à-dire,
au fond, l'idée de l'indépendance, de la liberté. Quant
au système de la nécessité, il faut savoir d'abord s'il s'agit
une nécessité relative et empirique, ou d'une nécessité absolue
et métaphysique. Rien n'empêche, nous l'avons vu, d'admettre
la nécessité comme loi des effets ou des moyens,
c'est-à-dire d'admettre que les effets sont déterminés par
une cause supérieure, et que les moyens sont déterminés par
la fin: cette conception des effets et des moyens comme
conditionnés ou nécessités, chacun par rapport aux autres
et tous par rapport à une cause supérieure, n'exclut pas la
345
possibilité de la liberté dans la cause même. Bien plus, si
par hypothèse la cause est libre, il faudra précisément que cette
dépendance complète existe dans les effets. Le vrai fatalisme
est celui qui soutient que le dernier mot des choses n'est pas
seulement une nécessité relative, laquelle pourrait dépendre
encore de quelque liberté radicale, mais une nécessité absolue
et radicale elle-même. Or, ce principe suprême dont
les fatalistes font la loi et l'unité de l'univers, est une puissance
nécessitante, déterminante, sorte de destin qui nous
offre encore pour résidu un je ne sais quoi dont dépend tout
le reste. Ainsi, la nécessité ne peut exclure toute liberté que
si elle s'érige en absolu, et elle ne peut s'ériger en absolu
que si elle se confond pour nous avec l'indépendance. En un
mot, le déterminé et le non-déterminé semblent avoir pour
principe le déterminant. Une idée plus ou moins vague d'indépendance
et de liberté, idée problématique d'ailleurs et
comme parabolique, se trouve être ainsi l'élément dernier des
systèmes. On devait s'y attendre, puisque cette idée est le
produit dernier de notre pensée même: le principe de causalité
métaphysique n'en est que l'expression abstraite.
L'idée de liberté, comme elle nous a paru être au fond de ce
qu'on nomme la «raison», nous a paru être aussi au fond de
la conscience. A ce point de vue, elle est déjà moins abstraite
et moins négative: elle est ce que nous désignons par le mot
moi, marque de notre personnalité en face des choses extérieures,
en face de l'univers. Par une intuition naturelle ou par
une illusion naturelle, nous nous représentons notre activité
propre sous l'idée de liberté: il nous semble qu'il y a en nous
une indépendance individuelle qui consiste, non pas à
exclure toute dépendance sous quelque rapport que ce soit,
mais à s'affranchir progressivement de toutes les dépendances;
c'est une puissance indéfinie, sinon infinie, qui nous semble
pouvoir surmonter successivement tous les obstacles.
Cette idée de liberté, où coïncident la «raison» et la «conscience»
mal à propos séparées par tant de psychologues,
est-elle finalement démentie ou vérifiée par l'observation et
par les lois de la nature, soit physiques, soit psychologiques?—Telle
est la question fondamentale où se concentre tout le
débat entre les systèmes adverses.
Nous avons rétabli d'abord, dans le domaine même des faits
psychologiques, un élément essentiel dont l'oubli rendait suspects
d'erreur tous les raisonnements des déterministes: l'influence
exercée par l'idée même de la liberté. Cette idée, entre
la liberté et la nécessité, est évidemment un intermédiaire.
346
Quelle qu'en soit la valeur objective, qu'on y voie le plus sublime
produit de la nécessité ou l'obscure conscience d'une
liberté réelle, il est incontestable que cette idée existe et agit
dans tous les esprits: elle offre donc aux déterministes et à
leurs adversaires un terrain commun où ils peuvent déjà
se rencontrer. Et ce terrain est celui des faits ou de l'expérience,
de ce qu'on appelle la connaissance positive, qui exprime
les relations vérifiables des choses, non leur essence
absolue.
Dans cette sphère de l'expérience, la notion de liberté nous
a paru en premier lieu une idée-force, qui produit son effet
sur le mécanisme même de nos actes, selon la loi de causalité
empirique.
Cette loi,—qui est plutôt la loi des effets que celle des
causes,—est un rapport de détermination universelle et réciproque,
qui fait que la détermination d'une chose dépend de
la détermination de toutes les autres. Dans le déterminisme
universel, il n'y a aucun vide, aucune solution de continuité,
rien de fluide: tout est solide, plein, résistant. Enserrés dans
ce monde, nous sommes attachés de toutes parts comme par
les «clous de la nécessité»; nous ne paraissons pas seulement
emprisonnés, mais comprimés et écrasés entre les murs
de notre prison; nous ne pouvons faire un mouvement que
si notre prison même, c'est-à-dire l'univers entier, se meut
avec nous et nous entraîne avec le reste. A cette condition
seulement tout est un, parce que tout se tient; à cette condition
seulement le monde peut devenir l'objet d'une pensée
une. Il semble donc que la pensée, avec l'universel déterminisme,
ait imposé aux choses la loi tyrannique de la fatalité.
Tel est le premier moment de la dialectique. Pourtant, malgré
la prison qui m'écrase, je trouve une force de résistance dans
l'idée même de liberté. Quand j'agis sous cette idée, avec la
persuasion que les murs de ma prison peuvent reculer et me
permettre un mouvement, ils reculent en effet. Il est vrai que
je les retrouve plus loin, mais, là encore, ils semblent de nouveau
être mobiles et céder à la force de l'idée. Cette idée de
liberté fait donc reculer devant elle les obstacles, et on ne
saurait d'avance indiquer, dans l'expérience, une limite intérieure
que je ne puisse franchir par la réaction de l'idée sur
cette limite même. Bien plus, quand j'accomplis certains actes,
je me figure que les murs de la prison intérieure tombent et
que l'espace s'ouvre devant moi.
—Illusion, diront les déterministes; les murs existent encore.—Peut-être,
mais il en est de cette question comme du
347
problème relatif à l'infinité du monde. Quelqu'un pourrait soutenir
que, si j'allais assez loin, je rencontrerais les «murailles
du monde»; mais si, en fait, je ne les rencontre jamais, les
choses se passent pratiquement comme si ces bornes n'existaient
pas.
Par là nous obtenons une liberté relative qui peut se concilier
avec le déterminisme relatif. N'est-ce encore simplement
qu'une nécessité prenant la forme de la liberté, ou est-ce la liberté
prenant la forme de la nécessité?—Question qui concerne
l'absolu des choses, et qui doit être réservée jusqu'au
moment des spéculations métaphysiques. Tant que, dans
l'ordre même de la pratique, il ne deviendra pas nécessaire de
prendre un parti sur la nature absolue des objets, nous pourrons
admettre d'un commun accord une certaine liberté de fait
due à l'idée même de la liberté. En d'autres termes, le déterminisme
intellectuel se change inévitablement en une sorte de
liberté intellectuelle sous l'idée directrice de liberté[166].
La liberté nous a paru, en second lieu, un objet de désir,
conséquemment une fin directrice dont l'influence s'exerce
sur nos actes, les règle, y introduit l'harmonie. A ce point
de vue, nous avons obtenu une sorte de liberté sensible et
esthétique: l'évolution de nos désirs prend, elle aussi, la
forme de la liberté quand nous désirons la liberté même. Ici
l'indépendance psychologique compatible avec le déterminisme
se rapproche davantage d'une liberté vraie, parce que
le dynamisme intérieur des désirs et des sentiments enveloppe
une plus évidente spontanéité que le mécanisme extérieur.
La détermination mécanique n'est que le prolongement
du passé; la détermination finaliste a lieu par l'idée et le désir
d'une fin à venir. Il ne faut pas croire pour cela, ni qu'elle
fasse éclater le mécanisme par une rupture intérieure, ni
qu'elle se développe en dehors. Non, elle se développe du
dedans même: l'«appétition» se révèle peu à peu comme le
fond du mécanisme devenu conscient de son propre ressort et
de sa propre direction. La finalité est la sensibilité et l'activité
réfléchies sur elles-mêmes par l'intermédiaire de l'intelligence;
elle est la pensée et le désir d'un état à venir, qui,
ainsi, «devient»; mais cette pensée et ce désir d'un état futur
sont actuels; ils sont produits eux-mêmes par la conscience de
l'état présent, qui, à son tour, sort du passé. Il n'en est pas
moins vrai qu'il y a un progrès du point de vue mécaniste au
point de vue finaliste. Dans le déterminisme exclusivement
348
mécaniste et matérialiste, chaque phénomène est l'expression
nécessaire de tous les faits extérieurs ou mouvements qui ont
été, rien de plus; dans le déterminisme finaliste, le phénomène
est l'expression d'un certain principe intérieur toujours
présent, qui a fait être le passé et produira l'avenir par la conscience
même qu'il acquiert de soi. Le passé, en tant que série
de phénomènes mécaniques, n'est plus alors l'expression adéquate
du principe qui l'a produit, et l'avenir n'est plus simplement
la reproduction mécanique du passé: il y a, dans
l'avenir et dans le présent même, quelque chose de plus que
dans les phénomènes extérieurs et mouvements du passé;
il y a un fond interne qui ne s'est pas épuisé dans les formes
antécédentes et qui enveloppe, non un passé toujours répété,
mais un avenir vraiment à venir, conséquemment progressif.
Quoi qu'il en soit de la finalité hors de nous, il demeure incontestable
que, dans notre conscience au moins, le désir de la
liberté réalise une sorte de finalité immanente, supérieure au
mécanisme brut comme la vie est supérieure à ses propres
organes[167].
En troisième lieu, la liberté nous a paru un objet d'amour
moral. Ici, le sujet et l'objet ne semblent plus séparés par une
aussi grande distance qu'aux autres moments de l'évolution
intérieure. L'idée abstraite de liberté semblait trop éloignée
d'une liberté réelle; le désir actif de la liberté, quoique plus
voisin, semblait encore loin de son objet; dans l'amour de la
liberté, le sujet et l'objet tendent à se confondre. En étudiant la
notion morale de l'amour désintéressé et universel, nous avons
trouvé que l'amour d'autrui ne serait réel qu'autant qu'il
serait libre. Maintenant, l'amour vrai, le vrai désintéressement
est-il réel en nous? On ne peut le démontrer. Mais à coup
sûr, si le déterminisme subsiste encore dans notre amour
du bien universel, du moins y a-t-il pris tellement la forme
de la liberté que nous pouvons à peine distinguer cette forme
du fond même[168].
Considérée dans ce triple rôle, l'idée de liberté nous a fourni
une méthode d'approximation indéfinie vers la liberté réelle.
Et cette méthode peut être acceptée même par les partisans de
la nécessité. Nous y avons trouvé quelque chose d'analogue,
en son genre, à la méthode infinitésimale de Leibnitz, qui
fournit aux mathématiciens une approximation indéfinie, parce
qu'elle permet de diminuer indéfiniment, au-dessous de
349
toute quantité donnée, la différence de la variable et de sa
limite.
La vraie et complète liberté envelopperait quelque chose
d'absolu, et l'absolu, étant inexplicable, ne peut être l'objet
d'une connaissance proprement dite. Donc, la liberté fût-elle
certaine, on ne pourrait l'expliquer en elle-même, mais seulement
dans ses effets. D'autre part, si ces effets sont explicables,
c'est que, étant déterminés les uns par les autres et
par leur cause supérieure, ils forment un mécanisme ou un
organisme, dont on peut déterminer les ressorts ou les fonctions;
ils forment conséquemment un déterminisme. C'est à
ce point de vue que nous avons essayé une explication scientifique
des formes communes de la liberté et du déterminisme.
Cette explication remplit une lacune considérable dans les
deux systèmes adverses. La doctrine de la nécessité, en effet,
avait besoin de se compléter en montrant comment le déterminisme
arrive à prendre l'apparence de la liberté; la doctrine
de la liberté, à son tour, devait se compléter en montrant
comment la liberté prend l'apparence du déterminisme: par là
les deux systèmes devaient aller au-devant l'un de l'autre.
Résumons en un tableau les différents degrés que nous
avons parcourus dans cette conciliation progressive, opérée sur
le domaine de la science proprement dite.
I. Point de départ métaphysique (et invérifiable) des doctrines nécessitaires:
Nécessité absolue au fond des choses.
II. Développement scientifique du déterminisme, dans le domaine de la
nécessité relative.
1o Déterminisme mécaniste et intellectualiste, fondé sur l'influence nécessitante
des idées et des mouvements qui y correspondent. (Démocrite, Hobbes,
Spinoza, Leibnitz, etc.)
2o Déterminisme finaliste, fondé sur l'influence nécessitante des désirs. (Platon,
les stoïciens, Leibnitz, etc.)
3o Déterminisme moral, fondé sur l'influence nécessitante de l'amour du bien.
(Socrate, Platon, les stoïciens, Leibnitz, Spinoza.)
Point culminant atteint jusqu'ici par le déterminisme dans son développement
historique: La nécessité morale, telle que l'ont admise les platoniciens, les stoïciens,
les spinozistes, les théologiens de la grâce.
III.—Progrès nouveaux que nous avons fait faire au déterminisme, et nouveaux
moyens-termes que nous y avons introduits:
1o Rectification du déterminisme mécaniste et intellectualiste par l'introduction
de l'idée de liberté et de son influence.—L'idée de liberté est
l'équivalent de la liberté dans l'ordre mécanique.
2o Rectification du déterminisme finaliste par le désir de la liberté.—Le
désir de la liberté est l'équivalent de la liberté dans l'ordre téléologique
et esthétique.
3o Rectification du déterminisme moral par l'amour de la liberté.—L'amour
de la liberté est l'équivalent de la liberté dans l'ordre moral.
Point culminant vers lequel nous avons dirigé le déterminisme:
Idéal d'une liberté vraiment morale, qui serait pour l'individu un pouvoir
absolu de se déterminer d'une manière désintéressée en vue de l'universel. La
liberté morale serait ainsi identique à l'amour moral.
Cette série, reprise en sens inverse, représente les rectifications
successives que nous avons introduites dans la doctrine
qui admet tout d'abord, au fond de l'être, la liberté.
I. Point de départ métaphysique (et invérifiable) des partisans de la liberté:
Liberté absolue en elle-même et absolument déterminante.
II. Développement scientifique du système et transformations que nous lui avons
fait subir:
1o Liberté se déterminant par l'amour de la liberté universelle. Elle prend
alors la forme du déterminisme moral, tel que nous l'avons rectifié en introduisant
la liberté parmi les objets d'amour.
2o Liberté se déterminant par le désir de la liberté. Elle produit intérieurement
un organisme de moyens en vue d'une fin; c'est l'équivalent de la
nécessité téléologique, telle que nous l'avons rectifiée en introduisant la
liberté parmi les objets de désir.
3o Liberté se déterminant par l'idée de la liberté. Elle produit intérieurement
un mécanisme d'idées et de mouvements. Ce mécanisme équivaut à la nécessité
physique et intellectuelle, telle que nous l'avons rectifiée en introduisant
parmi les idées et les forces l'idée-force de liberté.
III. Effets de la liberté:
1o Actes d'amour, ayant la forme du déterminisme moral non rectifié, tel que
l'ont soutenu Socrate, Platon, etc.
2o Désirs, ayant la forme du déterminisme téléologique ordinaire.
3o Idées, ayant la forme du déterminisme mécaniste ou intellectualiste ordinaire.
Terme final auquel doit tendre la doctrine de la liberté pour se réconcilier
avec la science:—Déterminisme universel des phénomènes, objet de la
science.
Grâce à l'intercalation de ces moyens-termes successifs, on
voit que les deux systèmes adverses coïncident dans toute la
partie vraiment scientifique qui s'étend entre ces deux extrêmes:
nécessité absolue et liberté absolue.
III.—Si maintenant nous nous élevons au point de vue
métaphysique, quelles sont les conclusions qui semblent ressortir
de la précédente analyse? A ce point de vue supérieur,
le déterminisme mécanique, le déterminisme physiologique
et le déterminisme sociologique apparaissent comme les
simples formes ou les enveloppes d'une évolution qui doit
avoir un principe plus intime. Ne voir que ces formes externes
du déterminisme, c'est se mettre dans l'impossibilité
d'expliquer tout le contenu de l'action mentale et morale, car
351
la conscience est, en elle-même, plus que mécanique, plus
que physiologique, plus que sociologique. Il faut tout au
moins, comme nous l'avons fait, s'élever à un déterminisme
idéaliste ou, si l'on préfère, idéel: il faut accorder une certaine
force efficace aux idées, non plus seulement à ces relations
changeantes dans le temps et dans l'espace que nous
appelons mouvements. Dans ce déterminisme idéel, l'idée
du moi passible, en prenant conscience de soi par une réflexion
progressive, étend de plus en plus profondément son
influence: elle rend le moi actuel de plus en plus indépendant
de ce monde dont il fut d'abord une expression particulière
et une résultante[169]. Nécessaire d'abord sous tous les rapports,
la détermination humaine paraît alors s'affranchir à
l'égard des nécessités mécaniques, physiologiques, sociales,
pour se rattacher à des nécessités supérieures, qui elles-mêmes
sont plus voisines d'un idéal de liberté et de moralité.
Ainsi se réalise un indéterminisme relatif, compatible
avec le déterminisme: le tissu des choses offre la flexibilité
de la vie intérieure, non plus la rigidité d'une machine où
les rouages sont tous extérieurs. Le déterminisme s'assouplit
indéfiniment; il s'amincit en une relation d'idées à idées,
encore déterminée sans doute, mais pourtant subtile et fluide:
c'est d'abord la relation de l'idée du moi donné à l'idée du
moi possible, puis la relation de ces deux idées à celle de
l'universel. Vue du dehors, cette relation tout intellectuelle
apparaît comme une solution de continuité: elle semble produire
une déchirure dans le tissu matériel de l'action, en
tant que ce tissu est considéré mécaniquement comme une
énergie qui se conserve (mv2), ou physiologiquement comme
une quantité de force nerveuse qui circule, ou sociologiquement
comme une rencontre particulière de lois générales et
sociales. Mais au dedans, l'harmonie subsiste entre toutes
les formes de l'existence: tout est régulier et concordant;
seulement, le grand ressort est devenu intellectuel au lieu de
rester physique.
Ce déterminisme des idées, à son tour, quelque profond
qu'il soit, n'est pas encore, pour le métaphysicien, adéquat
au fond de la réalité, parce que l'idée est encore une forme
de la conscience. Cette forme doit recouvrir quelque chose
de plus fondamental qu'elle-même; elle suppose une énergie
primitive, dont nous avons l'obscur sentiment dans le désir
et dans le vouloir.
352
Le fond de la conscience, le psychique, voilà ce qui est
vraiment irréductible au mécanisme physique, physiologique,
sociologique. L'idée de liberté, c'est précisément la
réflexion de la conscience sur soi par laquelle elle se conçoit
comme dépassant, en son fond, toutes ses formes particulières.
Dès lors la question métaphysique vient se concentrer
sur ce point:—Est-ce dans le conscient et le mental
qu'il faut placer l'action et la réalité, dont les forces
mécaniques et physiologiques seraient elles-mêmes des dérivés
et des manifestations inférieures; ou faut-il, au contraire,
faire du mental une pure fantasmagorie, un «reflet,»
une ombre du physique? Tout change évidemment selon
l'orientation qu'on donne au courant des phénomènes et
à leur déterminisme: les uns placent l'origine de ce courant
dans le matériel et le mécanique, les autres la placent dans
le mental. En ce dernier cas, le pôle prétendu négatif devient
le pôle positif. Les deux systèmes diversement orientés
coïncident par le milieu; mais la divergence se produit
quand il s'agit de savoir si c'est le mécanique qui est positif
et le mental négatif, ou si c'est le contraire.
Selon nous, dans ce dernier problème, l'avantage reste au
mental. En premier lieu, sans le mental nous ne concevrions
même pas le physique, dont la représentation est faite d'états
de conscience. En second lieu, le déterminisme mental lui-même,
a sa limite dans la conscience, dont il ne parvient pas à
expliquer le fond et dont il explique seulement les formes
ou les relations extérieures. En troisième lieu, une limite analogue
et toute mentale s'impose à la science de la nature, qui
n'atteint que les phénomènes et leurs rapports, non l'être
et l'action. Cette limite apparaît d'abord dans l'ordre de la
causalité. Précisément parce que les liens de cause à effet établis
par la science ont un caractère de nécessité, ils expriment
non l'absolu, mais des relations, et ils sont eux-mêmes relatifs;
les lois nécessaires de la science sont les lois nécessaires
de ce qu'on a justement appelé la relativité de notre connaissance;
les modernes confondent à tort ce que les anciens
avaient soin de séparer, le nécessaire et l'absolu: le nécessaire
est le déterminisme même, l'absolu en est la limite
idéale. Si donc nous déclarons tout nécessaire et relatif dans
notre connaissance, c'est que nous concevons par antithèse
une réalité qui ne serait plus ni relative, ni déterminée, mais
absolue et déterminante dans l'ordre de la causalité: cette
réalité serait la vraie cause, qui ne peut se concevoir sans
353
une forme physique et qui ne ferait qu'un avec la liberté[170].
De même, dans l'ordre de la finalité, les nécessités sont encore
relatives: nous les subordonnons à l'idée d'une réalité qui suffirait
au reste et se suffirait à elle-même: ce serait la «fin
absolue», identique encore à la liberté[171]. Enfin, dans l'ordre
moral, la vraie moralité serait la puissance (plus que physique)
de se déterminer en vue de l'universel, d'une manière
désintéressée, avec la conscience de son indépendance par rapport
à toute cause étrangère. La pensée aboutit donc par
toutes les voies à un même idéal; elle impose une même
limite à toutes les formes du déterminisme, et l'«au delà»
qu'elle conçoit, elle ne peut se le représenter que comme l'affranchissement
de cette activité mentale qui semble faire le
fond de toute conscience. A ces divers points de vue, le moral
est supérieur au physique.
Ce n'est pas tout. Puisque l'idéal moral peut être ainsi
conçu par la réalité, puisque de plus cet idéal, en se concevant
lui-même, se réalise progressivement et pénètre en nous,
le métaphysicien peut en induire qu'il n'est pas une pure chimère.
La réalité n'est pas en contradiction absolue avec une
liberté progressive: elle enveloppe une puissance de liberté,
c'est-à-dire d'union consciente avec le tout et d'affranchissement
moral. Le vrai vouloir, dès qu'il n'est plus empêché,
entravé par les fatalités du dehors, se manifeste comme désir
d'union, d'équilibre, de paix, ou, si l'on veut, d'amour mutuel
et de mutuel bonheur. Par cela même, c'est un bon vouloir,
ou tout au moins c'en est le germe.
Si un matérialisme brut et un fatalisme absolu au fond des
choses étaient pour le métaphysicien vérité démontrée, la
perspective ouverte par l'idée de liberté deviendrait illusoire
en tant qu'indéfinie et illimitée; il ne resterait que la perspective
d'un déterminisme de plus en plus mobile, automoteur
par la conscience de soi-même, sorte d'image et de substitut
de la liberté. Mais le matérialisme absolu n'est pas démontré;
la simple possibilité d'une liberté supérieure, le simple
«peut-être,» suffit déjà à rendre la personne humaine sacrée
pour soi, sacrée pour autrui, jusqu'au jour problématique où
le matérialisme aura prouvé qu'il connaît le fond absolu des
choses, qu'il est la science absolue[172]. Si une telle science est
impossible, il reste permis de croire que le fond des choses
est une activité tendant vers la liberté, vers l'amour, vers le
354
bonheur. Le métaphysicien ne peut se représenter cette activité
sous les formes passives de la matière extérieure; il ne peut
non plus concevoir la liberté à laquelle elle tend comme une
chose qu'on trouverait toute faite et toute déterminée; il
est donc obligé de se représenter la volonté comme un principe
vivant qui se fait et se détermine lui-même par la
pensée, par le désir, par l'amour, et qui est tout entier dans
l'action: «Au commencement, dit Goethe, était l'action.»
Nous arrivons au vrai et dernier problème métaphysique.
Nous avons montré que, par le progrès de la liaison des faits
entre eux, puis des faits avec les idées, puis des idées entre elles,
puis des idées particulières avec l'idée de l'univers et de son
unité, l'homme pouvait réaliser une liberté croissante; mais
l'unité de l'univers, fin du vouloir, est-elle dès à présent une
réalité? est-elle un principe transcendant antérieur à l'évolution
même du monde et qui la règle, qui la détermine
d'avance, qui produit par cela même une prédétermination,
une prédestination universelle, comme la providence des
théologiens? Ou, au contraire, l'unité de l'univers est-elle
seulement un idéal, c'est-à-dire le résultat imparfait encore et
progressivement réalisable des destinées individuelles? En un
mot, la volonté universelle est-elle déjà faite, ou se fait-elle?
et, si elle n'est pas faite, est-il certain qu'elle se fera?
Selon nous, l'unité du monde est un idéal, et un idéal problématique.
Réaliser la liberté absolue hors de la nature, dans
une divinité transcendante, c'est déplacer le problème sans
le résoudre, c'est doubler l'être, comme Platon, pour l'expliquer,
et c'est aussi doubler la difficulté. Bien plus, c'est,
semble-t-il, la rendre insoluble par les termes mêmes: car,
si la liberté absolue était déjà réalisée quelque part, elle le
serait partout et en tout, elle n'aurait plus rien à faire: une
liberté absolue, réelle et parfaite à la fois, ne pourrait trouver
ni en soi ni hors de soi aucune borne à son action,
à son entier épanouissement[173]. La catégorie de l'existence
réelle ne semble donc point convenir à l'idée de la liberté:
celle-ci ne peut être conçue par nous, en sa perfection, que
sous la catégorie de l'idéal, en son imperfection, que sous
celle du devenir. Autant est inintelligible une bonne volonté
parfaite et parfaitement puissante, qui cependant n'arrive pas
à réaliser ce qu'elle veut, autant il est plausible d'admettre
au fond de la nature une bonne volonté soumise au temps,
355
et qui ne peut réaliser que progressivement ce à quoi elle
aspire.
Puisque l'unité du monde n'est qu'un idéal, il n'est pas
certain que cet idéal soit jamais réalisé. Il y a, aux yeux
de l'homme, possibilité de progrès pour les êtres qui
composent le monde, parce que la réalité actuelle ne lui paraît
pas adéquate à toute la réalité possible, ni à la réalité que lui-même
conçoit; mais il n'y a pas certitude de progrès. Le sort
du monde est donc incertain pour l'homme; celui-ci ne saurait
assigner d'avance jusqu'à la fin la courbe de la destinée
universelle, d'autant que cette courbe est réellement sans fin
et que l'infinité échappe à ses calculs.—Cette incertitude
existe-t-elle non seulement pour l'homme, mais pour n'importe
quelle intelligence, fût-ce l'intelligence universelle?—Peut-être,
si l'intelligence n'embrasse pas tout, n'épuise pas l'infinité
et vient, en quelque sorte, se heurter à un fond inconnaissable
qui la dépassera toujours.—Mais ce fond, en
admettant qu'il existe, est-il lui-même indéterminé ou déterminé?—Comment
répondre, puisque l'intelligence ne saisit
que la détermination et conçoit l'indéterminé par une voie
toute négative, indirecte, bâtarde, comme une sorte de négation
d'elle-même? Un tel problème est insoluble en vertu même
des lois de l'intelligence, et l'intelligence ne le pose que pour
se poser une limite à elle-même. Cette limite hypothétique est
pratiquement utile, parce qu'elle laisse concevoir, au delà
du réel, une possibilité problématique qui peut être une
possibilité de progrès indéfini. Dans cette incertitude,
soit relative à nous, soit absolue, nous n'avons que deux
partis à prendre: nous contenter du réel ou essayer de réaliser
l'idéal, à nos risques et périls, avec l'espoir que la nature
pourra fournir autant et plus que notre pensée peut concevoir.
Dans cette dernière hypothèse, le monde serait une vaste
société, une république universelle en voie de formation.
Au début, guerre universelle des forces, fatalité brutale,
mêlée infinie des êtres s'entrechoquant sans se connaître, par
une sorte de malentendu et d'aveuglement; puis organisation
progressive, qui permet le dégagement des consciences et par
cela même des volontés; union progressive des êtres se reconnaissant
peu à peu pour frères. La mauvaise volonté
serait transitoire et naîtrait, soit des nécessités mécaniques,
soit de l'ignorance intellectuelle; la bonne volonté, au contraire,
serait permanente, radicale, normale, et viendrait du
fond même de l'être. La dégager en soi, ce serait s'affranchir
356
du passager et de l'individuel au profit du permanent et
de l'universel. Ce serait devenir vraiment libre et par cela
même ce serait devenir aimant. La lutte pour la vie est la
formule de la nature, l'union pour la vie est la formule de
l'idéal, mais l'une n'est peut-être que le premier moment
d'une évolution dont l'autre est le dernier. Je suis au milieu
de nécessités sans nombre: mais enfin, si par quelque côté je
suis, c'est sans doute que, par ce côté, je domine les nécessités
extérieures. Je ressemble à un homme qui, au milieu des
flots qui le ballottent, parvient cependant à lever la tête au-dessus
des vagues; s'il surnage, il vit; s'il est englouti, il est
mort. Je surnage par l'idée et le désir de l'universelle liberté.
Le problème relatif à la nature absolue de l'être,—liberté ou
nécessité,—n'intéresserait que la spéculation métaphysique si
la science et l'art pouvaient absorber en eux toute la morale. La
science «positive,» en effet, se réduit à la science relative: si
donc elle était tout, parler de liberté serait chose absurde.
Quant à la pratique, «positive,» lorsqu'elle n'a pour objet
que l'utile, elle nous laisse encore en pleine relativité, et la
liberté absolue est ici ce qu'il y a de plus inutile. C'est seulement
dans l'ordre moral que le doute spéculatif relativement
à la nature dernière de l'activité devient un objet de trouble
et d'inquiétude: car, en vertu même de notre théorie sur
l'influence des idées, la pratique morale devra changer selon
l'idée spéculative de la liberté morale. Quand, pour constituer
la science, l'esprit a lié les choses par une relation nécessaire,
le monde semble achevé et tout y paraît réduit à l'unité;
mais, dès que la question morale se pose et que notre intérêt
se trouve en formelle contradiction avec l'intérêt d'autrui,
cette apparente unité du monde de la science se divise, se
dissout, laisse apercevoir un abîme entre les intérêts individuels.
L'unité physique n'empêche pas la division morale de
subsister, la combinaison mécanique des molécules est encore
une collision de forces, le concert organique des êtres vivants
est encore une lutte pour la vie. Une dernière unité manque
au système de l'univers: c'est celle que les êtres seuls pourraient
produire en s'unissant l'un à l'autre et en identifiant
leur intérêt personnel avec le bien universel[174]. Dans tout problème
vraiment moral, là où l'utilitarisme cesse de fournir la
solution de l'antinomie entre notre bonheur et le bonheur de
tous, nous sommes mis en demeure de prendre parti pour
357
l'unité physique ou pour l'unité morale du monde, pour le
règne de la force ou pour le règne du droit et de la fraternité,
qui serait aussi le règne de la liberté. Il faut agir
alors comme si la liberté était réalisable ou comme si elle
était irréalisable; il faut faire une affirmation ou une négation
pratique et symbolique de la liberté.
Pour que l'affirmation pratique de la liberté fût elle-même
conforme à ce que son objet exige, il faudrait qu'elle fût
libre. L'affirmation certaine de la liberté, en effet, supposerait
une conscience certaine de la liberté; cette conscience, à son
tour, n'existerait que dans un acte certain de désintéressement
ou de vraie «charité,» seule réalisation complète de la liberté
véritable. La charité ne peut se prouver que par ses œuvres,
la liberté ne peut se prouver que par l'action, où elle se réalise
en se concevant, où elle se conçoit en se réalisant. Toute
démonstration purement logique irait contre son objet en
voulant faire dépendre l'indépendance de quelque autre
chose, en voulant rendre nécessaire la liberté. Et de même,
si on voulait démontrer par quelle nécessité j'aime autrui,
on aurait démontré par quelle nécessité je n'aime pas. Les
clartés de la logique abstraite ou de la mécanique, tournées
vers le dehors, seraient ici des obscurités. L'amour désintéressé,
s'il existe, ne pourra se voir et s'affirmer lui-même
qu'en se voulant et en se créant lui-même. Prends garde, ô
Psyché trop curieuse! la lampe que tes mains tiennent, alimentée
par les choses extérieures, n'a qu'une flamme propre
à éclairer l'extérieur: devant elle l'amour s'évanouit; si tu
veux voir l'amour, regarde dans ton cœur.
Aussi, tant que notre volonté n'aime pas, tant qu'elle
n'existe que pour elle-même, elle peut douter d'elle-même,
par une sorte de faiblesse apparente qui contient peut-être
le secret de sa force morale; en voulant se poser seule,
dans un isolement égoïste, il semble que la liberté arrive
à se détruire: c'est peut-être qu'elle est, par essence, universelle.
Mais notre confiance croît dans notre liberté quand
elle devient nécessaire pour les autres, nécessaire pour le
dévouement, nécessaire pour l'amour. C'est alors, c'est en
se donnant à autrui, que la liberté se trouve le mieux elle-même.
Par une étonnante union des contraires dans la
sphère morale, le seul acte où je pourrais vraiment prendre
possession de ma personnalité, ce serait celui où je me
rendrais le plus impersonnel; l'acte où je serais le plus
libre, ce serait celui où je m'attacherais à autrui: c'est seulement
si je puis renoncer à moi-même que je serai enfin moi-même.
358
L'individualité la plus haute serait, ainsi la plus haute
universalité, et la suprême exaltation des personnes serait
la suprême union des personnes. Par l'acte moral de dévouement,
nous travaillons à cette union progressive, à cette
pénétration mutuelle des volontés, à cette sorte de république
où tous seraient libres, égaux et frères. Avons-nous
la certitude que notre dévouement ne sera pas vain? Avons-nous
même la certitude que notre désintéressement est réel,
ou réellement libre? Non; cependant nous agissons, et cette
action dans l'incertitude est peut-être elle-même une forme
supérieure du désintéressement. La plus problématique des
idées spéculatives, celle de liberté, vient se confondre avec
l'acte le plus pratique de la moralité. Où cesse la science
doit commencer la métaphysique, et surtout cette métaphysique
en action, plus profonde peut-être que la métaphysique
abstraite, cette poésie de la vie, plus inspirée peut-être
que la science: vertu, dévouement, amour d'autrui.
En définitive, plus les écoles positivistes et utilitaires de
notre époque nous montrent dans toutes les actions la part
de l'instinctif égoïsme, même sous les formes supérieures de
l'«altruisme,» plus éclate le contraste de la réalité mieux connue
avec l'idéal vraiment moral que l'humanité s'obstine à
poursuivre. Cet idéal existe tout au moins dans l'intelligence,
et nous avons maintenant le droit de dire que, de là, il peut
passer dans les actes. Le philosophe antique qui fut le plus
épris du monde des idées, Platon, n'avait donc pas tort
d'opposer à la Nécessité l'Intelligence, et de croire qu'on devient
peu à peu semblable à l'idéal que l'on contemple.
Prométhée semble fixé pour jamais au dur rocher de la
matière: les liens de la Nécessité l'enveloppent de toutes
parts; il regarde autour de lui et ne voit rien qui puisse faire
tomber ses chaînes; sa première pensée est une pensée de
découragement, ses premières paroles sont des plaintes:
«Éther immense, vents à l'aile rapide, sources des fleuves,
innombrables ondulations des flots de la mer, voyez comment
les dieux traitent un dieu!» Il semble que le jour qui
doit terminer ce supplice ne se lèvera jamais.—Pourtant,
dans ce corps captif une pensée habite qui ne connaît point
de bornes, qui soumet toutes choses, même l'avenir, à ses
propres lois, qui pénètre les secrets de la nécessité même, qui
domine le temps, l'espace et le nombre, séjour de servitude,
et qui entrevoit l'infini, sphère de liberté. L'idée de liberté
est l'étincelle inextinguible ravie au foyer des dieux. A
359
cette idée répond un désir que rien de borné ne peut satisfaire;
mais ce désir insatiable, qui l'ait le supplice de Prométhée,
prépare aussi sa délivrance: le dieu esclave porte déjà la
liberté dans sa pensée et dans son cœur. La nécessité, du jour
où elle a été comprise par l'intelligence, commence à être
vaincue: savoir comment les liens sont noués, c'est savoir
aussi comment on peut les dénouer. L'un après l'autre, en
effet, Prométhée les dénoue: par la science, par les arts, il
semble rendre ses chaînes plus flexibles et recouvrer peu à
peu la liberté de ses mouvements. Néanmoins, ses liens ont
beau devenir de plus en plus ténus et presque invisibles, il les
retrouve par la réflexion, il les retrouve toujours. En même
temps qu'il s'y voit enveloppé, il y voit aussi tous les autres
hommes: il voit s'agiter, il voit souffrir ceux qui ont reçu le
feu du ciel; il entend autour de lui non pas seulement les
gémissements de la nature, mais ceux de l'humanité, océan
dont les plaintes répondent aux siennes; il s'oublie en entendant
la voix de ses frères; en apercevant les chaînes où ils se
débattent, il ne voit plus celles dont il est lui-même entouré;
sa pensée et son cœur volent vers eux: il voudrait
les secourir. Un dernier et inflexible lien le retient encore;
un infranchissable obstacle le sépare de ceux qu'il voudrait
sauver par son propre sacrifice. Pourtant, la merveille que la
pensée et le désir cherchaient en vain, un suprême élan de
l'amour paraît l'avoir accomplie: en voulant faire tomber les
chaînes de ses frères, Prométhée a fait tomber les siennes;
il est près d'eux, il est à eux, il est en eux: autant qu'il est
possible à l'homme, il est libre.
FIN
361
TABLE DES MATIÈRES
Préface |
v |
PREMIÈRE PARTIE |
RECHERCHE D'UNE CONCILIATION PRATIQUE ET DE SES LIMITES |
CHAPITRE PREMIER |
L'IDÉE DE LIBERTÉ, MOYEN TERME PRATIQUE ENTRE LES
DOCTRINES CONTRAIRES.—GENÈSE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ |
I. Genèse de l'idée de liberté. |
|
II. Puissance pratique créée en nous par l'idée de liberté et par la
persuasion que nous sommes pratiquement libres.—Evolution à
laquelle le déterminisme est ainsi amené dans la pratique. |
1 |
CHAPITRE DEUXIÈME |
LE DESTIN ABSOLU ET SON IDENTITÉ PRATIQUE AVEC LE HASARD
ABSOLU.—PREMIÈRE INFLUENCE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ |
Le destin absolu, première idée d'une liberté inconditionnelle.
Résultats pratiques de cette idée. Critique du sophisme paresseux.—Le
hasard absolu.—Résultats moraux du fatalisme absolu. |
19 |
CHAPITRE TROISIÈME |
JUSQU'OÙ PEUT ALLER LA CONCILIATION DU DÉTERMINISME
ET DE LA LIBERTÉ DANS L'ORDRE PHYSIQUE ET DANS L'ORDRE SOCIAL |
|
I. Rapports de l'homme avec la nature extérieure.—Conduite de
l'automate spirituel devant la nature. |
|
II. Rapports de l'homme avec la vérité conçue par son intelligence.
L'automate spirituel pourrait-il chercher le vrai et délibérer sur
le meilleur? |
|
III. Rapports de l'homme avec ses semblables. Comment les automates
spirituels se conduiraient-ils les uns à l'égard des autres?—Valeur
des preuves de la liberté qu'on prétend tirer des menaces
et des prières, des conseils et des ordres.—Argument du
pari.—Arguments tirés de la confiance que nous avons dans la
liberté de nos semblables. Analyse des idées de promesse et de
contrat. |
|
IV. L'ordre social dans le déterminisme et dans la doctrine de la
liberté. Le contrat social. Valeur des preuves du libre arbitre
tirées de l'existence des lois sociales et de leur sanction. Responsabilité
et imputabilité légales. |
|
V. Le droit social dans le déterminisme. |
24 |
CHAPITRE QUATRIÈME |
RECHERCHE D'UNE CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ
DANS L'ORDRE MORAL. LIMITES DE CETTE CONCILIATION |
I. Possibilité d'un accord sur les séries de moyens et de fins secondaires
par lesquels peut être atteinte la fin morale. |
|
II. Jusqu'à quel point la conception de la fin suprême ou du bien
est-elle modifiée par les différentes manières de concevoir la
volonté? |
|
III. La morale idéale, une fois construite, peut-elle être réalisée par
la volonté dans l'hypothèse déterministe? |
47 |
DEUXIÈME PARTIE |
RECHERCHE D'UNE CONCILIATION THÉORIQUE ET DE SES LIMITES |
LIVRE PREMIER |
Examen critique de l'indéterminisme et du déterminisme. |
CHAPITRE PREMIER |
AVONS-NOUS CONSCIENCE DE L'ACTIVITÉ ET DE LA LIBERTÉ |
I. Avons-nous conscience de l'action, dans son contraste avec la
passion. |
|
II. Avons-nous conscience de la puissance, dans son contraste avec
les actes particuliers. |
|
III. Avons-nous conscience du moi, comme centre commun de
l'action et de la puissance. |
67 |
CHAPITRE DEUXIÈME |
L'INDÉTERMINISME PSYCHOLOGIQUE.—LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE |
I. L'indétermination partielle dans la sensibilité et dans l'intelligence.
Équilibre artificiel et prévalence artificielle des idées. |
|
II. L'indétermination dans la volonté. Critique de Reid.
|
|
III. Comment la détermination succède à l'indétermination.—Peut-on
choisir avec réflexion entre deux choses indifférentes, et où
finit la part de la liberté dans ce choix? Expériences psychologiques.
Analyse des faits de caprice et d'obstination. |
93 |
CHAPITRE TROISIÈME |
LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE
DANS L'INDÉTERMINISME SPIRITUALISTE |
I. Quatre manières différentes de se représenter le rapport des
motifs à la volition. |
|
II. Examen des efforts du spiritualisme pour distinguer le libre
arbitre de la liberté d'indifférence.—Avons-nous conscience du
libre arbitre, soit comme fait, soit comme condition supérieure
aux faits.—Artifice du clinamen infinitésimal qu'on pourrait
imaginer. Son insuffisance. |
107 |
CHAPITRE QUATRIÈME |
LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE
DANS L'INDÉTERMINISME PHÉNOMÉNISTE |
I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste. |
II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme phénoméniste. |
III. Conséquences psychologiques.—L'indéterminisme de la pensée
et du jugement dans la délibération.—Prétendue impossibilité
de la certitude dans le déterminisme. |
117 |
CHAPITRE CINQUIÈME |
L'INDÉTERMINISME MÉCANIQUE |
I. Hypothèse d'une direction du mouvement dans l'espace sans
création de force. |
|
II. Hypothèse d'un équilibre et d'une bifurcation d'intégrales. |
III. Hypothèse d'une rupture d'équilibre par une force infiniment
petite. |
IV. Hypothèse d'un emploi du temps laissant place à l'indétermination. |
138 |
CHAPITRE SIXIÈME |
L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS L'ORDRE DU TEMPS |
I. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les
attentes égales dans les jeux de hasard. |
|
II. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les
lois de la statistique. |
|
III. Critique de l'idée de contingence des possibles. |
163 |
CHAPITRE SEPTIÈME |
LE PRINCIPE DU DÉTERMINISME ET SA LIMITE DANS L'IDÉE DE LIBERTÉ |
I. Principe du déterminisme intellectualiste et mécaniste.—L'intelligibilité
universelle et ses conditions: universalité des
lois, permanence de la quantité de matière phénoménale, réciprocité
universelle des phénomènes.—Réduction de ces trois
principes à celui de la causalité phénoménale.—Comment un
même principe, selon Kant, rend à la fois possible l'intellection
dans le sujet pensant, l'intelligibilité dans l'objet pensé.—Insuffisance
de ce principe pour expliquer la réalité du sujet et
celle de l'objet. |
|
II. Principe du déterminisme dynamiste.—L'équivalence mécanique
n'exclut pas le progrès intérieur et psychique.—Idée de
la causalité efficiente.—Que la notion de temps n'est plus aussi
intimement liée à cette idée.—Comment nous tendons à la dépasser
en nous élevant du successif au simultané et du simultané
au permanent. |
|
III. Limite du déterminisme.—Valeur relative et symbolique du
déterminisme.—L'idée de «liberté supérieure au temps.»—Définition
de cette idée.—Son caractère problématique.—Son
identité avec celle d'absolu. |
181 |
CHAPITRE HUITIÈME |
L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS LE MONDE INTEMPOREL |
I. La liberté dans le monde intemporel, selon Kant. |
|
II. Critique de la liberté intemporelle et transcendante admise par
Kant et Schopenhauer. |
|
III. Conclusion. Nécessité d'une synthèse de la liberté et du déterminisme
dans l'ordre immanent. |
199 |
LIVRE DEUXIÈME |
Recherche d'une synthèse théorique. |
CHAPITRE PREMIER |
FORCE EFFICACE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ SELON LA THÉORIE
DES IDÉES-FORCES |
I. Notion synthétique de la liberté psychologique.—Recherche de
la notion où pourraient coïncider, dans ce qu'ils ont de positif,
le système de la détermination et celui de l'indifférence. |
II. Idéal métaphysique de l'acte libre.—L'acte libre doit avoir la
liberté et pour fin et pour cause.—Mécanisme et organisme de
la liberté, que nous cherchons à réaliser. |
|
III. L'évolution vers la liberté et ses trois moments.—Evolution
nécessaire pour arriver à produire des actes ayant comme fin
l'idée de liberté. |
|
IV. L'idée-force de liberté comme complément du naturalisme.—Objections
et réponses.—L'idée de liberté, équivalent et substitut
de la liberté dans l'ordre logique, mathématique et mécanique. |
|
V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.—Introduction
d'un nouvel élément dans les théories de Leibnitz et
de Kant. |
|
VI. L'idée de liberté et l'idée de l'avenir.—Influence des idées du
temps et de l'avenir sur le déterminisme. Réaction de l'idée sur
le fait et de la prévision sur l'action. |
221 |
CHAPITRE DEUXIÈME |
PUISSANCE EFFICACE DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ.—I. LIBERTÉ ET
SÉLECTION NATURELLE.—II. LIBERTÉ ET FINALITÉ IMMANENTE |
I. Liberté et sélection naturelle. Application des théories de Lamarck
et de Darwin. |
|
II. Liberté et finalité. Substitution du déterminisme des causes
finales au déterminisme des causes efficientes. Organisme produit
par le désir de liberté. |
|
III. Caractère relatif du mécanisme et de la finalité.—Leur impuissance
à exprimer le fond de l'activité universelle.—Félicité
et liberté. |
252 |
CHAPITRE TROISIÈME |
RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LA FORMATION
DE LA CONNAISSANCE.—THÉORIE DE LA PROJECTION DU MOI |
I. Les fonctions intellectuelles, au point de vue subjectif.—En
tendant à l'universalité, elles tendent à satisfaire le désir de liberté.
Abstraction, généralisation, affirmation, induction et croyance. |
|
II. Explication du passage à l'objectif, puis du passage à l'universel,
par un développement du désir et du vouloir.—Théorie de la
projection du moi. |
265 |
CHAPITRE QUATRIÈME |
RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LE SENTIMENT
DU BEAU |
I. Le sentiment du beau. Caractère désintéressé du jugement et du
sentiment esthétiques. |
II. Apparence de la liberté dans la beauté même.—Théories de
Plotin et de Kant. |
III. La grâce comme symbole de la liberté.—Insuffisance du point
de vue esthétique pour établir la réalité de la liberté. |
276 |
CHAPITRE CINQUIÈME |
ET LE DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS L'AMOUR D'AUTRUI |
I. Idéal de l'amour.—1o Le sujet aimant nous apparaît comme
devant être doué de volonté et même de volonté libre. 2o L'objet
aimé nous apparaît comme devant être doué de volonté libre. Conclusion:
l'amour idéal serait une union de libertés. |
|
II. Réalité de l'amour.—L'amour réel, en nous, est d'abord un
amour nécessaire; mais nous concevons et désirons un amour
libre, et nous agissons sous cette idée, dont la réalisation absolue
demeure invérifiable. Nécessité de passer au point de vue moral. |
281 |
CHAPITRE SIXIÈME |
PART DE L'IDÉE DE LIBERTÉ DANS LA CONCEPTION DE LA MORALITÉ;
CONSTRUCTION DES IDÉES DIRECTRICES DE LA MORALE |
I. Introduction de l'idée de liberté dans l'idéal moral. La liberté
comme fond de l'idéal moral ou fin de la moralité. Identité de la
liberté et du désintéressement. Conciliation du platonisme, du
christianisme et du kantisme. |
|
II. La liberté comme forme de la moralité et condition nécessaire
pour la réalisation de l'idéal moral. |
|
III. Construction des idées directrices de la morale. Substitution
de l'idéal persuasif à l'impératif catégorique. |
293 |
|
CHAPITRE SEPTIÈME |
LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ.—LA LIBERTÉ EST-ELLE CONCILIABLE
AVEC LE DÉTERMINISME? 1o DANS LA RÉALISATION DU BIEN IDÉAL; 2o DANS
LA RÉALISATION DU MAL |
I. Les antinomies de la responsabilité.—De l'imputabilité ou
attribution des actes au moi.—Nécessité d'un lien entre le moi
et ses actes. Absence de ce lien dans l'indéterminisme.—Nécessité
d'un lien entre le moi et la cause universelle.—L'idéal
moral doit être supérieur aux idées d'indéterminisme et de déterminisme. |
|
II. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la
réalisation du bien idéal?—Pour qu'il y ait liberté dans l'amour
du bien, est-il nécessaire qu'il y ait un réel indéterminisme dans
la volonté.—Là multiplicité des objets de vouloir contraires
augmente-t-elle ou diminue-t-elle par le progrès de la liberté.—Comment
la puissance du plus fonde la puissance du moins et en
détruit en même temps l'exercice.—Comparaison entre l'impossibilité
d'une action par manque de puissance et son impossibilité
par excès de puissance. |
|
Déterminisme moral de Socrate et de Platon.—La science du
souverain bien, admise par eux, n'est qu'un idéal.—Part de
l'opinion et l'amour dans l'accomplissement du bien.—Conclusion.—La
détermination morale et la liberté. |
|
III. La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans la
réalisation du mal moral. |
|
Examen de la doctrine qui admet à la fois la liberté dans le bien
et l'absence de liberté dans le mal.—Raisons en faveur de cette
doctrine.—Ses conséquences: suppression du mal absolu, de la
haine, du démérite absolu, de là punition expiatoire, de la
damnation. |
|
Raisons défavorables à la doctrine précédente: excuse qu'elle
fournit à l'individu pour ses propres fautes. |
|
Conclusion: nature relative de nos idées sur l'individualité et
l'universel.—Règles pratiques qui en dérivent. |
300 |
CONCLUSION |
I. Mouvement de la philosophie moderne en Allemagne, en Angleterre
et en France. |
II. Résumé de la méthode suivie pour la recherche d'une conciliation.
Moyens-termes scientifiques intercalés entre les doctrines adverses. |
III. Inductions métaphysiques.—Problème final et nécessité de le
résoudre moralement par l'action. |
338 |
End of Project Gutenberg's La Liberté et le Déterminisme, by Alfred Fouillée
*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA LIBERTÉ ET LE DÉTERMINISME ***
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