The Project Gutenberg EBook of Le Cote de Guermantes,Troisieme Partie by Marcel Proust This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Le Cote de Guermantes, Troisieme Partie Author: Marcel Proust Release Date: October 14, 2004 [EBook #13743] Last Updated: November 20, 2017 Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE COTE DE GUERMANTES *** Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team From images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr LE COTE DE GUERMANTES OEUVRES DE MARCEL PROUST _nrf_ _A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_ DU COTE DE CHEZ SWANN (_2 vol._). A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (_3 vol._). LE COTE DE GUERMANTES (_3 vol._). SODOME ET GOMORRHE (_2 vol._). LA PRISONNIERE (_2 vol._). ALBERTINE DISPARUE. LE TEMPS RETROUVE (_2 vol._.). PASTICHES ET MELANGES. LES PLAISIRS ET LES JOURS. CHRONIQUES. LETTRES A LA N.R.F. MORCEAUX CHOISIS. UN AMOUR DE SWANN (_edition illustree par Laprade_). _Collection in-8 "A la Gerbe"_ OEUVRES COMPLETES (_18 vol._). MARCEL PROUST A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU VIII LE COTE DE GUERMANTES (_TROISIEME PARTIE_) _nrf_ GALLIMARD Les jours qui precederent mon diner avec Mme de Stermaria me furent, non pas delicieux, mais insupportables. C'est qu'en general, plus le temps qui nous separe de ce que nous nous proposons est court, plus il nous semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus breves ou simplement parce que nous songeons a le mesurer. La papaute, dit-on, compte par siecles, et peut-etre meme ne songe pas a compter, parce que son but est a l'infini. Le mien etant seulement a la distance de trois jours, je comptais par secondes, je me livrais a ces imaginations qui sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne pouvoir faire achever par la femme elle-meme (ces caresses-la precisement, a l'exclusion de toutes autres). Et en somme, s'il est vrai qu'en general la difficulte d'atteindre l'objet d'un desir l'accroit (la difficulte, non l'impossibilite, car cette derniere le supprime), pourtant pour un desir tout physique, la certitude qu'il sera realise a un moment prochain et determine n'est guere moins exaltante que l'incertitude; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute rend intolerable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle fait de cette attente un accomplissement innombrable et, par la frequence des representations anticipees, divise le temps en tranches aussi menues que ferait l'angoisse. Ce qu'il me fallait, c'etait posseder Mme de Stermaria, car depuis plusieurs jours, avec une activite incessante, mes desirs avaient prepare ce plaisir-la, dans mon imagination, et ce plaisir seul, un autre (le plaisir avec une autre) n'eut pas, lui, ete pret, le plaisir n'etant que la realisation d'une envie prealable et qui n'est pas toujours la meme, qui change selon les mille combinaisons de la reverie, les hasards du souvenir, l'etat du temperament, l'ordre de disponibilite des desirs dont les derniers exauces se reposent jusqu'a ce qu'ait ete un peu oubliee la deception de l'accomplissement; je n'eusse pas ete pret, j'avais deja quitte la grande route des desirs generaux et m'etais engage dans le sentier d'un desir particulier; il aurait fallu, pour desirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la grande route et prendre un autre sentier. Posseder Mme de Stermaria dans l'ile du Bois de Boulogne ou je l'avais invitee a diner, tel etait le plaisir que j'imaginais a toute minute. Il eut ete naturellement detruit, si j'avais dine dans cette ile sans Mme de Stermaria; mais peut-etre aussi fort diminue, en dinant, meme avec elle, ailleurs. Du reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont prealables a la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles le commandent, et aussi le lieu; et a cause de cela font revenir alternativement, dans notre capricieuse pensee, telle femme, tel site, telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions dedaignes. Filles de l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit ou on trouve la paix a leur cote, et d'autres, pour etre caressees avec une intention plus secrete, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont legeres et fuyantes autant qu'elles. Sans doute deja, bien avant d'avoir recu la lettre de Saint-Loup, et quand il ne s'agissait pas encore de Mme de Stermaria, l'ile du Bois m'avait semble faite pour le plaisir parce que je m'etais trouve aller y gouter la tristesse de n'en avoir aucun a y abriter. C'est aux bords du lac qui conduisent a cette ile et le long desquels, dans les dernieres semaines de l'ete, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas encore parties, que, ne sachant plus ou la retrouver, et si meme elle n'a pas deja quitte Paris, on erre avec l'espoir de voir passer la jeune fille dont on est tombe amoureux dans le dernier bal de l'annee, qu'on ne pourra plus retrouver dans aucune soiree avant le printemps suivant. Se sentant a la veille, peut-etre au lendemain du depart de l'etre aime, on suit au bord de l'eau fremissante ces belles allees ou deja une premiere feuille rouge fleurit comme une derniere rose, on scrute cet horizon ou, par un artifice inverse a celui de ces panoramas sous la rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent a la toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du volume, nos yeux passant sans transition du parc cultive aux hauteurs naturelles de Meudon et du mont Valerien ne savent pas ou mettre une frontiere, et font entrer la vraie campagne dans l'oeuvre du jardinage dont ils projettent bien au dela d'elle-meme l'agrement artificiel; ainsi ces oiseaux rares eleves en liberte dans un jardin botanique et qui chaque jour, au gre de leurs promenades ailees, vont poser jusque dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la derniere fete de l'ete et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce royaume romanesque des rencontres incertaines et des melancolies amoureuses, et on ne serait pas plus surpris qu'il fut situe hors de l'univers geographique que si a Versailles, au haut de la terrasse, observatoire autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style de Van der Meulen, apres s'etre ainsi eleve en dehors de la nature, on apprenait que la ou elle recommence, au bout du grand canal, les villages qu'on ne peut distinguer, a l'horizon eblouissant comme la mer, s'appellent Fleurus ou Nimegue. Et le dernier equipage passe, quand on sent avec douleur qu'elle ne viendra plus, on va diner dans l'ile; au-dessus des peupliers tremblants, qui rappellent sans fin les mysteres du soir plus qu'ils n'y repondent, un nuage rose met une derniere couleur de vie dans le ciel apaise. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique, mais dans sa divine enfance restee toujours couleur du temps et qui oublie a tout moment les images des nuages et des fleurs. Et apres que les geraniums ont inutilement, en intensifiant l'eclairage de leurs couleurs, lutte contre le crepuscule assombri, une brume vient envelopper l'ile qui s'endort; on se promene dans l'humide obscurite le long de l'eau ou tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous etonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas reveille. Alors on voudrait d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on peut se croire loin. Mais dans cette ile, ou meme l'ete il y avait souvent du brouillard, combien je serais plus heureux d'emmener Mme de Stermaria maintenant que la mauvaise saison, que la fin de l'automne etait venue. Si le temps qu'il faisait depuis dimanche n'avait a lui seul rendu grisatres et maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait--comme d'autres saisons les faisaient embaumes, lumineux, italiens,--l'espoir de posseder dans quelques jours Mme de Stermaria eut suffi pour faire se lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la veille s'etait eleve meme a Paris, non seulement me faisait songer sans cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais comme il etait probable que, bien plus epais encore que dans la ville, il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais qu'il ferait pour moi de l'ile des Cygnes un peu l'ile de Bretagne dont l'atmosphere maritime et brumeuse avait toujours entoure pour moi comme un vetement la pale silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est jeune, a l'age que j'avais dans mes promenades du cote de Meseglise, notre desir, notre croyance confere au vetement d'une femme une particularite individuelle, une irreductible essence. On poursuit la realite. Mais a force de la laisser echapper, on finit par remarquer qu'a travers toutes ces vaines tentatives ou on a trouve le neant, quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence a degager, a connaitre ce qu'on aime, on tache a se le procurer, fut-ce au prix d'un artifice. Alors, a defaut de la croyance disparue, le costume signifie la suppleance a celle-ci par le moyen d'une illusion volontaire. Je savais bien qu'a une demi-heure de la maison je ne trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlace a Mme de Stermaria, dans les tenebres de l'ile, au bord de l'eau, je ferais comme d'autres qui, ne pouvant penetrer dans un couvent, du moins, avant de posseder une femme, l'habillent en religieuse. Je pouvais meme esperer d'ecouter avec la jeune femme quelque clapotis de vagues, car, la veille du diner, une tempete se dechaina. Je commencais a me raser pour aller dans l'ile retenir le cabinet (bien qu'a cette epoque de l'annee l'ile fut vide et le restaurant desert) et arreter le menu pour le diner du lendemain, quand Francoise m'annonca Albertine. Je fis entrer aussitot, indifferent a ce qu'elle me vit enlaidi d'un menton noir, celle pour qui a Balbec je ne me trouvais jamais assez beau, et qui m'avait coute alors autant d'agitation et de peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais a ce que celle-ci recut la meilleure impression possible de la soiree du lendemain. Aussi je demandai a Albertine de m'accompagner tout de suite jusqu'a l'ile pour m'aider a faire le menu. Celle a qui on donne tout est si vite remplacee par une autre, qu'on est etonne soi-meme de donner ce qu'on a de nouveau, a chaque heure, sans espoir d'avenir. A ma proposition le visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait tres bas, jusqu'aux yeux, sembla hesiter. Elle devait avoir d'autres projets; en tout cas elle me les sacrifia aisement, a ma grande satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance a avoir avec moi une jeune menagere qui saurait bien mieux commander le diner que moi. Il est certain qu'elle avait represente tout autre chose pour moi, a Balbec. Mais notre intimite, meme quand nous ne la jugeons pas alors assez etroite, avec une femme dont nous sommes epris cree entre elle et nous, malgre les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens sociaux qui survivent a notre amour et meme au souvenir de notre amour. Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen et un chemin vers d'autres, nous sommes tout aussi etonnes et amuses d'apprendre de notre memoire ce que son nom signifia d'original pour l'autre etre que nous avons ete autrefois, que si, apres avoir jete a un cocher une adresse, boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement a la personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait la et celui du bac qui traversait la Seine. Certes, mes desirs de Balbec avaient si bien muri le corps d'Albertine, y avaient accumule des saveurs si fraiches et si douces que, pendant notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux, secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup se fut trompe, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que mon diner avec Mme de Stermaria ne me conduisit a rien, j'eusse donne rendez-vous pour le meme soir tres tard a Albertine, afin d'oublier pendant une heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma curiosite avait jadis suppute, soupese tous les charmes dont il surabondait maintenant, les emotions et peut-etre les tristesses de ce commencement d'amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j'avais pu supposer que Mme de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur le premier soir, je me serais represente ma soiree avec elle d'une facon assez decevante. Je savais trop bien par experience comment les deux stades qui se succedent en nous, dans ces commencements d'amour pour une femme que nous avons desiree sans la connaitre, aimant plutot en elle la vie particuliere ou elle baigne qu'elle-meme presque inconnue encore,--comment ces deux stades se refletent bizarrement dans le domaine des faits, c'est-a-dire non plus en nous-meme, mais dans nos rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais cause avec elle, hesite, tentes que nous etions par la poesie qu'elle represente pour nous. Sera-ce elle ou telle autre? Et voici que les reves se fixent autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous avec elle, qui suivra bientot, devrait refleter cet amour naissant. Il n'en est rien. Comme s'il etait necessaire que la vie materielle eut aussi son premier stade, l'aimant deja, nous lui parlons de la facon la plus insignifiante: "Je vous ai demande de venir diner dans cette ile parce que j'ai pense que ce cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien de special a vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien humide et que vous n'ayez froid.--Mais non.--Vous le dites par amabilite. Je vous permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid, pour ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous ramenerai de force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume." Et sans lui avoir rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus une certaine facon de regarder, mais ne pensant qu'a la revoir. Or, la seconde fois (ne retrouvant meme plus le regard, seul souvenir, mais ne pensant plus malgre cela qu'a la revoir) le premier stade est depasse. Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du confort du restaurant, nous disons, sans que cela etonne la personne nouvelle, que nous trouvons laide, mais a qui nous voudrions qu'on parle de nous a toutes les minutes de sa vie: "Nous allons avoir fort a faire pour vaincre tous les obstacles accumules entre nos coeurs. Pensez-vous que nous y arriverons? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison de nos ennemis, esperer un heureux avenir?" Mais ces conversations, d'abord insignifiantes, puis faisant allusion a l'amour, n'auraient pas lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se donnerait des le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de convoquer Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soiree. C'etait inutile, Robert n'exagerait jamais et sa lettre etait claire! Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'etais preoccupe. Nous fimes quelques pas a pied, sous la grotte verdatre, quasi sous-marine, d'une epaisse futaie sur le dome de laquelle nous entendions deferler le vent et eclabousser la pluie. J'ecrasais par terre des feuilles mortes, qui s'enfoncaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de ma canne des chataignes piquantes comme des oursins. Aux branches les dernieres feuilles convulsees ne suivaient le vent que de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant, elles tombaient a terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec joie combien, si ce temps durait, l'ile serait demain plus lointaine encore et en tout cas entierement deserte. Nous remontames en voiture, et comme la bourrasque s'etait calmee, Albertine me demanda de poursuivre jusqu'a Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles mortes, en haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une sorte de section conique pratiquee dans le ciel laissait voir la superposition rose, bleue et verte, etaient tout prepares a destination de climats plus beaux. Pour voir de plus pres une deesse de marbre qui s'elancait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait lui etre consacre, l'emplissait de la terreur mythologique, moitie animale, moitie sacree de ses bonds furieux, Albertine monta sur un tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-meme, vue ainsi d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit ou les grains de son cou apparaissaient a la loupe de mes yeux approches, mais ciselee et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes heureuses de Balbec avaient passe leur patine. Quand je me retrouvai seul chez moi, me rappelant que j'avais ete faire une course l'apres-midi avec Albertine, que je dinais le surlendemain chez Mme de Guermantes, et que j'avais a repondre a une lettre de Gilberte, trois femmes que j'avais aimees, je me dis que notre vie sociale est, comme un atelier d'artiste, remplie des ebauches delaissees ou nous avions cru un moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai pas que quelquefois, si l'ebauche n'est pas trop ancienne, il peut arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une oeuvre toute differente, et peut-etre meme plus importante que celle que nous avions projetee d'abord. Le lendemain, il fit froid et beau: on sentait l'hiver (et, de fait, la saison etait si avancee que c'etait miracle si nous avions pu trouver dans le Bois deja saccage quelques domes d'or vert). En m'eveillant je vis, comme de la fenetre de la caserne de Doncieres, la brume mate, unie et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du sucre file. Puis le soleil se cacha et elle s'epaissit encore dans l'apres-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il etait encore trop tot pour partir; je decidai d'envoyer une voiture a Mme de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la forcer a faire la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle ou je lui demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je m'etendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris. Au-dessus des rideaux, il n'y avait plus qu'un mince lisere de jour qui allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule profond du plaisir, et dont j'avais appris a Balbec a connaitre le vide sombre et delicieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant, pendant que tous les autres etaient a diner, je voyais sans tristesse le jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientot, apres une nuit aussi courte que les nuits du pole, il allait ressusciter plus eclatant dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai a bas de mon lit, je passai ma cravate noire, je donnai un coup de brosse a mes cheveux, gestes derniers d'une mise en ordre tardive, executes a Balbec en pensant non a moi mais aux femmes que je verrais a Rivebelle, tandis que je leur souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et restes a cause de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement mele de lumieres et de musique. Comme des signes magiques ils l'evoquaient, bien plus le realisaient deja; grace a eux j'avais de sa verite une notion aussi certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi complete que celles que j'avais a Combray, au mois de juillet, quand j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais, dans la fraicheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil. Aussi n'etait-ce plus tout a fait Mme de Stermaria que j'aurais desire voir. Force maintenant de passer avec elle ma soiree, j'aurais prefere, comme celle-ci etait ma derniere avant le retour de mes parents, qu'elle restat libre et que je pusse chercher a revoir des femmes de Rivebelle. Je me relavai une derniere fois les mains, et dans la promenade que le plaisir me faisait faire a travers l'appartement, je me les essuyai dans la salle a manger obscure. Elle me parut ouverte sur l'antichambre eclairee, mais ce que j'avais pris pour la fente illuminee de la porte qui, au contraire, etait fermee, n'etait que le reflet blanc de ma serviette dans une glace posee le long du mur, en attendant qu'on la placat pour le retour de maman. Je repensai a tous les mirages que j'avais ainsi decouverts dans notre appartement et qui n'etaient pas qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un chien, a cause du jappement prolonge, presque humain, qu'avait pris un certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la porte du palier ne se refermait d'elle-meme tres lentement, sur les courants d'air de l'escalier, qu'en executant les hachures de phrases voluptueuses et gemissantes qui se superposent au choeur des Pelerins, vers la fin de l'ouverture de _Tannhaeuser_. J'eus du reste, comme je venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une nouvelle audition de cet eblouissant morceau symphonique, car un coup de sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au cocher qui me rapportait la reponse. Je pensais que ce serait: "Cette dame est en bas", ou "Cette dame vous attend." Mais il tenait a la main une lettre. J'hesitai un instant a prendre connaissance de ce que Mme de Stermaria avait ecrit, qui tant qu'elle avait la plume en main aurait pu etre autre, mais qui maintenant etait, detache d'elle, un destin qui poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer. Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant, quoiqu'il maugreat contre la brume. Des qu'il fut parti, j'ouvris l'enveloppe. Sur la carte: Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitee avait ecrit: "Je suis desolee, un contretemps m'empeche de diner ce soir avec vous a l'ile du Bois. Je m'en faisais une fete. Je vous ecrirai plus longuement de Stermaria. Regrets. Amities." Je restai immobile, etourdi par le choc que j'avais recu. A mes pieds etaient tombees la carte et l'enveloppe, comme la bourre d'une arme a feu quand le coup est parti. Je les ramassai, j'analysai cette phrase. "Elle me dit qu'elle ne peut diner avec moi a l'ile du Bois. On pourrait en conclure qu'elle pourrait diner avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscretion d'aller la chercher, mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi." Et cette ile du Bois, comme depuis quatre jours ma pensee y etait installee d'avance avec Mme de Stermaria, je ne pouvais arriver a l'en faire revenir. Mon desir reprenait involontairement la pente qu'il suivait deja depuis tant d'heures, et malgre cette depeche, trop recente pour prevaloir contre lui, je me preparais instinctivement encore a partir, comme un eleve refuse a un examen voudrait repondre a une question de plus. Je finis par me decider a aller dire a Francoise de descendre payer le cocher. Je traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle a manger; tout d'un coup mes pas cesserent de retentir sur le parquet comme ils avaient fait jusque-la et s'assourdirent en un silence qui, meme avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation d'etouffement et de claustration. C'etaient les tapis que, pour le retour de mes parents, on avait commence de clouer, ces tapis qui sont si beaux par les heureuses matinees, quand parmi leur desordre le soleil vous attend comme un ami venu pour vous emmener dejeuner a la campagne, et pose sur eux le regard de la foret, mais qui maintenant, au contraire, etaient le premier amenagement de la prison hivernale d'ou, oblige que j'allais etre de vivre, de prendre mes repas en famille, je ne pourrais plus librement sortir. --Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore cloues, me cria Francoise. J'aurais du allumer. On est deja a la fin de _sectembre_, les beaux jours sont finis. Bientot l'hiver; au coin de la fenetre, comme sur un verre de Galle, une veine de neige durcie; et, meme aux Champs-Elysees, au lieu des jeunes filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls. Ce qui ajoutait a mon desespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c'etait que sa reponse me faisait supposer que pendant qu'heure par heure, depuis dimanche, je ne vivais que pour ce diner, elle n'y avait sans doute pas pense une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage d'amour qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait deja voir a ce moment-la et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se l'etait rappelee, elle n'eut pas sans doute attendu la voiture que je ne devais du reste pas, d'apres ce qui etait convenu, lui envoyer, pour m'avertir qu'elle n'etait pas libre. Mes reves de jeune vierge feodale dans une ile brumeuse avaient fraye le chemin a un amour encore inexistant. Maintenant ma deception, ma colere, mon desir desespere de ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma sensibilite de la partie, fixer l'amour possible que jusque-la mon imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert. Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli, de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous differents, et auxquels nous n'avons ajoute du charme et un furieux desir de les revoir que parce qu'ils s'etaient au dernier moment derobes? A l'egard de Mme de Stermaria c'etait bien plus et il me suffisait maintenant, pour l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvelees ces impressions si vives mais trop breves et que la memoire n'aurait pas sans cela la force de maintenir dans l'absence. Les circonstances en deciderent autrement, je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais c'aurait pu etre elle. Et une des choses qui me rendirent peut-etre le plus cruel le grand amour que j'allais bientot avoir, ce fut, en me rappelant cette soiree, de me dire qu'il aurait pu, si de tres simples circonstances avaient ete modifiees, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria; applique a celle qui me l'inspira si peu apres, il n'etait donc pas--comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le croire--absolument necessaire et predestine. Francoise m'avait laisse seul dans la salle a manger, en me disant que j'avais tort d'y rester avant qu'elle eut allume le feu. Elle allait faire a diner, car avant meme l'arrivee de mes parents et des ce soir, ma reclusion commencait. J'avisai un enorme paquet de tapis encore tout enroules, lequel avait ete pose au coin du buffet, et m'y cachant la tete, avalant leur poussiere et mes larmes, pareil aux Juifs qui se couvraient la tete de cendres dans le deuil, je me mis a sangloter. Je frissonnais, non pas seulement parce que la piece etait froide, mais parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il le dire, le leger agrement duquel on ne cherche pas a reagir) est cause par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte a goutte, comme une pluie fine, penetrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir. Tout d'un coup j'entendis une voix: --Peut-on entrer? Francoise m'a dit que tu devais etre dans la salle a manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions diner quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un brouillard a couper au couteau. C'etait, arrive du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer, Robert de Saint-Loup. J'ai dit (et precisement c'etait, a Balbec, Robert de Saint-Loup qui m'avait, bien malgre lui, aide a en prendre conscience) ce que je pense de l'amitie: a savoir qu'elle est si peu de chose que j'ai peine a comprendre que des hommes de quelque genie, et par exemple un Nietzsche, aient eu la naivete de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle et en consequence de se refuser a des amities auxquelles l'estime intellectuelle n'eut pas ete liee. Oui, cela m'a toujours ete un etonnement de voir qu'un homme qui poussait la sincerite avec lui-meme jusqu'a se detacher, par scrupule de conscience, de la musique de Wagner, se soit imagine que la verite peut se realiser dans ce mode d'expression par nature confus et inadequat que sont, en general, des actions et, en particulier, des amities, et qu'il puisse y avoir une signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de l'incendie du Louvre. J'en etais arrive, a Balbec, a trouver le plaisir de jouer avec des jeunes filles moins funeste a la vie spirituelle, a laquelle du moins il reste etranger, que l'amitie dont tout l'effort est de nous faire sacrifier la partie seule reelle et incommunicable (autrement que par le moyen de l'art) de nous-meme, a un moi superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-meme, mais trouve un attendrissement confus a se sentir soutenu sur des etais exterieurs, hospitalise dans une individualite etrangere, ou, heureux de la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-etre en approbation et s'emerveille de qualites qu'il appellerait defauts et chercherait a corriger chez soi-meme. D'ailleurs les contempteurs de l'amitie peuvent, sans illusions et non sans remords, etre les meilleurs amis du monde, de meme qu'un artiste portant en lui un chef-d'oeuvre et qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgre cela, pour ne pas paraitre ou risquer d'etre egoiste, donne sa vie pour une cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour lesquelles il eut prefere ne pas la donner etaient des raisons desinteressees. Mais quelle que fut mon opinion sur l'amitie, meme pour ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualite si mediocre qu'elle ressemblait a quelque chose d'intermediaire entre la fatigue et l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse a certaines heures devenir precieux et reconfortant en nous apportant le coup de fouet qui nous etait necessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en nous-meme. J'etais bien eloigne certes de vouloir demander a Saint-Loup, comme je le desirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de Rivebelle; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria ne voulait pas etre efface si vite, mais, au moment ou je ne sentais plus dans mon coeur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut comme une arrivee de bonte, de gaite, de vie, qui etaient en dehors de moi sans doute mais s'offraient a moi, ne demandaient qu'a etre a moi. Il ne comprit pas lui-meme mon cri de reconnaissance et mes larmes d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux d'ailleurs qu'un de ces amis--diplomate, explorateur, aviateur ou militaire--comme l'etait Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour la campagne et de la pour Dieu sait ou, semblent faire tenir pour eux-memes, dans la soiree qu'ils nous consacrent, une impression qu'on s'etonne de pouvoir, tant elle est rare et breve, leur etre si douce, et, du moment qu'elle leur plait tant, de ne pas les voir prolonger davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si naturelle, donne a ces voyageurs le meme plaisir etrange et delicieux que nos boulevards a un Asiatique. Nous partimes ensemble pour aller diner et tout en descendant l'escalier je me rappelai Doncieres, ou chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites salles a manger oubliees. Je me souvins d'une a laquelle je n'avais jamais repense et qui n'etait pas a l'hotel ou Saint-Loup dinait, mais dans un bien plus modeste, intermediaire entre l'hotellerie et la pension de famille, et ou on etait servi par la patronne et une de ses domestiques. La neige m'avait arrete la. D'ailleurs Robert ne devait pas ce soir-la diner a l'hotel et je n'avais pas voulu aller plus loin. On m'apporta les plats, en haut, dans une petite piece toute en bois. La lampe s'eteignit pendant le diner, la servante m'alluma deux bougies. Moi, feignant de ne pas voir tres clair en lui tendant mon assiette, pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas, je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout entiere a moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle eut un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir physique me parut exiger, pour etre goute, non seulement cette servante mais la salle a manger de bois, si isolee. Ce fut pourtant vers celle ou dinaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par habitude, par amitie, jusqu'a mon depart de Doncieres. Et pourtant, meme cet hotel ou il prenait pension avec ses amis, je n'y songeais plus depuis longtemps. Nous ne profitons guere de notre vie, nous laissons inachevees dans les crepuscules d'ete ou les nuits precoces d'hiver les heures ou il nous avait semble qu'eut pu pourtant etre enferme un peu de paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues. Quand chantent a leur tour de nouveaux moments de plaisir qui passeraient de meme aussi greles et lineaires, elles viennent leur apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration. Elles s'etendent ainsi jusqu'a un de ces bonheurs types, qu'on ne retrouve que de temps a autre mais qui continuent d'etre; dans l'exemple present, c'etait l'abandon de tout le reste pour diner dans un cadre confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie dormante de toute son energie, de toute son affection, nous communiquer un plaisir emu, bien different de celui que nous pourrions devoir a notre propre effort ou a des distractions mondaines; nous allons etre rien qu'a lui, lui faire des serments d'amitie qui, nes dans les cloisons de cette heure, restant enfermes en elle, ne seraient peut-etre pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule a Saint-Loup, puisque, avec un courage ou il entrait beaucoup de sagesse et le pressentiment que l'amitie ne se peut approfondir, le lendemain il serait reparti. Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de Doncieres, quand nous fumes arrives dans la rue brusquement, la nuit presque complete ou le brouillard semblait avoir eteint les reverberes, qu'on ne distinguait, bien faibles, que de tout pres, me ramena a je ne sais quelle arrivee, le soir, a Combray, quand la ville n'etait encore eclairee que de loin en loin, et qu'on y tatonnait dans une obscurite humide, tiede et sainte de Creche, a peine etoilee ca et la d'un lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette annee, d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs a Rivebelle revus tout a l'heure au-dessus des rideaux, quelles differences! J'eprouvais a les percevoir un enthousiasme qui aurait pu etre fecond si j'etais reste seul, et m'aurait evite ainsi le detour de bien des annees inutiles par lesquelles j'allais encore passer avant que se declarat la vocation invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela fut advenu ce soir-la, cette voiture eut merite de demeurer plus memorable pour moi que celle du docteur Percepied sur le siege de laquelle j'avais compose cette petite description--precisement retrouvee il y avait peu de temps, arrangee, et vainement envoyee au _Figaro_--des clochers de Martinville. Est-ce parce que nous ne revivons pas nos annees dans leur suite continue jour par jour, mais dans le souvenir fige dans la fraicheur ou l'insolation d'une matinee ou d'un soir, recevant l'ombre de tel site isole, enclos, immobile, arrete et perdu, loin de tout le reste, et qu'ainsi, les changements gradues non seulement au dehors, mais dans nos reves et notre caractere evoluant, lesquels nous ont insensiblement conduit dans la vie d'un temps a tel autre tres different, se trouvant supprimes, si nous revivons un autre souvenir preleve sur une annee differente, nous trouvons entre eux, grace a des lacunes, a d'immenses pans d'oubli, comme l'abime d'une difference d'altitude, comme l'incompatibilite de deux qualites incomparables d'atmosphere respiree et de colorations ambiantes? Mais entre les souvenirs que je venais d'avoir, successivement, de Combray, de Doncieres et de Rivebelle, je sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance qu'il y aurait entre des univers differents ou la matiere ne serait pas la meme. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle m'apparaissaient ciseles mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle, il m'eut fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide, compacte, fraichissante et sonore, la substance jusque-la analogue au gres sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idees qui m'etaient apparues s'enfuirent. Ce sont des deesses qui daignent quelquefois se rendre visibles a un mortel solitaire, au detour d'un chemin, meme dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout dans le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais des qu'on est deux elles disparaissent, les hommes en societe ne les apercoivent jamais. Et je me trouvai rejete dans l'amitie. Robert en arrivant m'avait bien averti qu'il faisait beaucoup de brouillard, mais tandis que nous causions il n'avait cesse d'epaissir. Ce n'etait plus seulement la brume legere que j'avais souhaite voir s'elever de l'ile et nous envelopper Mme de Stermaria et moi. A deux pas les reverberes s'eteignaient et alors c'etait la nuit, aussi profonde qu'en pleins champs, dans une foret, ou plutot dans une molle ile de Bretagne vers laquelle j'eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la cote de quelque mer septentrionale ou on risque vingt fois la mort avant d'arriver a l'auberge solitaire; cessant d'etre un mirage qu'on recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on lutte, de sorte que nous eumes, a trouver notre chemin et a arriver a bon port, les difficultes, l'inquietude et enfin la joie que donne la securite--si insensible a celui qui n'est pas menace de la perdre--au voyageur perplexe et depayse. Une seule chose faillit compromettre mon plaisir pendant notre aventureuse randonnee, a cause de l'etonnement irrite ou elle me jeta un instant. "Tu sais, j'ai raconte a Bloch, me dit Saint-Loup, que tu ne l'aimais pas du tout tant que ca, que tu lui trouvais des vulgarites. Voila comme je suis, j'aime les situations tranchees", conclut-il d'un air satisfait et sur un ton qui n'admettait pas de replique. J'etais stupefait. Non seulement j'avais la confiance la plus absolue en Saint-Loup, en la loyaute de son amitie, et il l'avait trahie par ce qu'il avait dit a Bloch, mais il me semblait que de plus il eut du etre empeche de le faire par ses defauts autant que par ses qualites, par cet extraordinaire acquis d'education qui pouvait pousser la politesse jusqu'a un certain manque de franchise. Son air triomphant etait-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque embarras en avouant une chose que nous savons que nous n'aurions pas du faire? traduisait-il de l'inconscience? de la betise erigeant en vertu un defaut que je ne lui connaissais pas? un acces de mauvaise humeur passagere contre moi le poussant a me quitter, ou l'enregistrement d'un acces de mauvaise humeur passagere vis-a-vis de Bloch a qui il avait voulu dire quelque chose de desagreable meme en me compromettant? Du reste sa figure etait stigmatisee, pendant qu'il me disait ces paroles vulgaires, par une affreuse sinuosite que je ne lui ai vue qu'une fois ou deux dans la vie, et qui, suivant d'abord a peu pres le milieu de la figure, une fois arrivee aux levres les tordait, leur donnait une expression hideuse de bassesse, presque de bestialite toute passagere et sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-la, qui sans doute ne revenaient qu'une fois tous les deux ans, eclipse partielle de son propre moi, par le passage sur lui de la personnalite d'un aieul qui s'y refletait. Tout autant que l'air de satisfaction de Robert, ses paroles: "J'aime les situations tranchees" pretaient au meme doute, et auraient du encourir le meme blame. Je voulais lui dire que si l'on aime les situations tranchees, il faut avoir de ces acces de franchise en ce qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux depens des autres. Mais deja la voiture s'etait arretee devant le restaurant dont la vaste facade vitree et flamboyante arrivait seule a percer l'obscurite. Le brouillard lui-meme, par les clartes confortables de l'interieur, semblait jusque sur le trottoir meme vous indiquer l'entree avec la joie de ces valets qui refletent les dispositions du maitre; il s'irisait des nuances les plus delicates et montrait l'entree comme la colonne lumineuse qui guida les Hebreux. Il y en avait d'ailleurs beaucoup dans la clientele. Car c'etait dans ce restaurant que Bloch et ses amis etaient venus longtemps, ivres d'un jeune aussi affamant que le jeune rituel, lequel du moins n'a lieu qu'une fois par an, de cafe et de curiosite politique, se retrouver le soir. Toute excitation mentale donnant une valeur qui prime, une qualite superieure aux habitudes qui s'y rattachent, il n'y a pas de gout un peu vif qui ne compose ainsi autour de lui une societe qu'il unit, et ou la consideration des autres membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici, fut-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnes de musique; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se passe aux seances de musique de chambre, aux reunions ou on cause musique, au cafe ou l'on se retrouve entre amateurs et ou on coudoie les musiciens de l'orchestre. D'autres epris d'aviation tiennent a etre bien vus du vieux garcon du bar vitre perche au haut de l'aerodrome; a l'abri du vent, comme dans la cage en verre d'un phare, il pourra suivre, en compagnie d'un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les evolutions d'un pilote executant des loopings, tandis qu'un autre, invisible l'instant d'avant, vient atterrir brusquement, s'abattre avec le grand bruit d'ailes de l'oiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait pour tacher de perpetuer, d'approfondir, les emotions fugitives du proces Zola, attachait de meme une grande importance a ce cafe. Mais elle y etait mal vue des jeunes nobles qui formaient l'autre partie de la clientele et avaient adopte une seconde salle du cafe, separee seulement de l'autre par un leger parapet decore de verdure. Ils consideraient Dreyfus et ses partisans comme des traitres, bien que vingt-cinq ans plus tard, les idees ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme de prendre dans l'histoire une certaine elegance, les fils, bolchevisants et valseurs, de ces memes jeunes nobles dussent declarer aux "intellectuels" qui les interrogeaient que surement, s'ils avaient vecu en ce temps-la, ils eussent ete pour Dreyfus, sans trop savoir beaucoup plus ce qu'avait ete l'Affaire que la comtesse Edmond de Pourtales ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs deja eteintes au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du cafe qui devaient etre plus tard les peres de ces jeunes intellectuels retrospectivement dreyfusards etaient encore garcons. Certes, un riche mariage etait envisage par les familles de tous, mais n'etait encore realise pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce riche mariage desire a la fois par plusieurs (il y avait bien plusieurs "riches partis" en vue, mais enfin le nombre des fortes dots etait beaucoup moindre que le nombre des aspirants), de mettre entre ces jeunes gens quelque rivalite. Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup etant reste quelques minutes a s'adresser au cocher afin qu'il revint nous prendre apres avoir dine, il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engage dans la porte tournante dont je n'avais pas l'habitude, je crus que je ne pourrais pas arriver a en sortir. (Disons en passant, pour les amateurs d'un vocabulaire plus precis, que cette porte tambour, malgre ses apparences pacifiques, s'appelle porte revolver, de l'anglais _revolving door_.) Ce soir-la le patron, n'osant pas se mouiller en allant dehors ni quitter ses clients, restait cependant pres de l'entree pour avoir le plaisir d'entendre les joyeuses doleances des arrivants tout illumines par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal a arriver et la crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialite de son accueil fut dissipee par la vue d'un inconnu qui ne savait pas se degager des volants de verre. Cette marque flagrante d'ignorance lui fit froncer le sourcil comme a un examinateur qui a bonne envie de ne pas prononcer le _dignus es intrare_. Pour comble de malchance j'allai m'asseoir dans la salle reservee a l'aristocratie d'ou il vint rudement me tirer en m'indiquant, avec une grossierete a laquelle se conformerent immediatement tous les garcons, une place dans l'autre salle. Elle me plut d'autant moins que la banquette ou elle se trouvait etait deja pleine de monde (et que j'avais en face de moi la porte reservee aux Hebreux qui, non tournante celle-la, s'ouvrant et se fermant a chaque instant, m'envoyait un froid horrible). Mais le patron m'en refusa une autre en me disant: "Non, monsieur, je ne peux pas gener tout le monde pour vous." Il oublia d'ailleurs bientot le dineur tardif et genant que j'etais, captive qu'il etait par l'arrivee de chaque nouveau venu, qui, avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog (l'heure du diner etait depuis longtemps passee), devait, comme dans les vieux romans, payer son ecot en disant son aventure au moment ou il penetrait dans cet asile de chaleur et de securite, ou le contraste avec ce a quoi on avait echappe faisait regner la gaiete et la camaraderie qui plaisantent de concert devant le feu d'un bivouac. L'un racontait que sa voiture, se croyant arrivee au pont de la Concorde, avait fait trois fois le tour des Invalides; un autre que la sienne, essayant de descendre l'avenue des Champs-Elysees, etait entree dans un massif du Rond-Point, d'ou elle avait mis trois quarts d'heure a sortir. Puis suivaient des lamentations sur le brouillard, sur le froid, sur le silence de mort des rues, qui etaient dites et ecoutees de l'air exceptionnellement joyeux qu'expliquaient la douce atmosphere de la salle ou excepte a ma place il faisait chaud, la vive lumiere qui faisait cligner les yeux deja habitues a ne pas voir et le bruit des causeries qui rendait aux oreilles leur activite. Les arrivants avaient peine a garder le silence. La singularite des peripeties, qu'ils croyaient uniques, leur brulaient la langue, et ils cherchaient des yeux quelqu'un avec qui engager la conversation. Le patron lui-meme perdait le sentiment des distances: "M. le prince de Foix s'est perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin", ne craignit-il pas de dire en riant, non sans designer, comme dans une presentation, le celebre aristocrate a un avocat israelite qui, tout autre jour, eut ete separe de lui par une barriere bien plus difficile a franchir que la baie ornee de verdures. "Trois fois! voyez-vous ca", dit l'avocat en touchant son chapeau. Le prince ne gouta pas la phrase de rapprochement. Il faisait partie d'un groupe aristocratique pour qui l'exercice de l'impertinence, meme a l'egard de la noblesse quand elle n'etait pas de tout premier rang, semblait etre la seule occupation. Ne pas repondre a un salut; si l'homme poli recidivait, ricaner d'un air narquois ou rejeter la tete en arriere d'un air furieux; faire semblant de ne pas connaitre un homme age qui leur aurait rendu service; reserver leur poignee de main et leur salut aux ducs et aux amis tout a fait intimes des ducs que ceux-ci leur presentaient, telle etait l'attitude de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle attitude etait favorisee par le desordre de la prime jeunesse (ou, meme dans la bourgeoisie, on parait ingrat et on se montre mufle parce qu'ayant oublie pendant des mois d'ecrire a un bienfaiteur qui vient de perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier), mais elle etait surtout inspiree par un snobisme de caste suraigu. Il est vrai que, a l'instar de certaines affections nerveuses dont les manifestations s'attenuent dans l'age mur, ce snobisme devait generalement cesser de se traduire d'une facon aussi hostile chez ceux qui avaient ete de si insupportables jeunes gens. La jeunesse une fois passee, il est rare qu'on reste confine dans l'insolence. On avait cru qu'elle seule existait, on decouvre tout d'un coup, si prince qu'on soit, qu'il y a aussi la musique, la litterature, voire la deputation. L'ordre des valeurs humaines s'en trouvera modifie, et on entre en conversation avec les gens qu'on foudroyait du regard autrefois. Bonne chance a ceux de ces gens-la qui ont eu la patience d'attendre et de qui le caractere est assez bien fait--si l'on doit ainsi dire--pour qu'ils eprouvent du plaisir a recevoir vers la quarantaine la bonne grace et l'accueil qu'on leur avait sechement refuses a vingt ans. A propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l'occasion s'en presente, qu'il appartenait a une coterie de douze a quinze jeunes gens et a un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze a quinze avait cette caracteristique, a laquelle echappait, je crois, le prince, que ces jeunes gens presentaient chacun un double aspect. Pourris de dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs, malgre tout le plaisir que ceux-ci avaient a leur dire: "Monsieur le Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc..." Ils esperaient se tirer d'affaire au moyen du fameux "riche mariage", dit encore "gros sac", et comme les grosses dots qu'ils convoitaient n'etaient qu'au nombre de quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la meme fiancee. Et le secret etait si bien garde que, quand l'un d'eux venant au cafe disait: "Mes excellents bons, je vous aime trop pour ne pas vous annoncer mes fiancailles avec Mlle d'Ambresac", plusieurs exclamations retentissaient, nombre d'entre eux, croyant deja la chose faite pour eux-memes avec elle, n'ayant pas le sang-froid necessaire pour etouffer au premier moment le cri de leur rage et de leur stupefaction: "Alors ca te fait plaisir de te marier, Bibi?" ne pouvait s'empecher de s'exclamer le prince de Chatellerault, qui laissait tomber sa fourchette d'etonnement et de desespoir, car il avait cru que les memes fiancailles de Mlle d'Ambresac allaient bientot etre rendues publiques, mais avec lui, Chatellerault. Et pourtant, Dieu sait tout ce que son pere avait adroitement conte aux Ambresac contre la mere de Bibi. "Alors ca t'amuse de te marier?" ne pouvait-il s'empecher de demander une seconde fois a Bibi, lequel, mieux prepare puisqu'il avait eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c'etait "presque officiel", repondait en souriant: "Je suis content non pas de me marier, ce dont je n'avais guere envie, mais d'epouser Daisy d'Ambresac que je trouve delicieuse." Le temps qu'avait dure cette reponse, M. de Chatellerault s'etait ressaisi, mais il songeait qu'il fallait au plus vite faire volte-face en direction de Mlle de la Canourque ou de Miss Foster, les grands partis nš 2 et nš 3, demander patience aux creanciers qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens auxquels il avait dit aussi que Mlle d'Ambresac etait charmante que ce mariage etait bon pour Bibi, mais que lui se serait brouille avec toute sa famille s'il l'avait epousee. Mme de Soleon avait ete, allait-il pretendre, jusqu'a dire qu'elle ne les recevrait pas. Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc..., ils semblaient des gens de peu, en revanche, etres doubles, des qu'ils se trouvaient dans le monde, ils n'etaient plus juges d'apres le delabrement de leur fortune et les tristes metiers auxquels ils se livraient pour essayer de le reparer. Ils redevenaient M. le Prince, M. le Duc un tel, et n'etaient comptes que d'apres leurs quartiers. Un duc presque milliardaire et qui semblait tout reunir en soi passait apres eux parce que, chefs de famille, ils etaient anciennement princes souverains d'un petit pays ou ils avaient le droit, de battre monnaie, etc... Souvent, dans ce cafe, l'un baissait les yeux quand un autre entrait, de facon a ne pas forcer l'arrivant a le saluer. C'est qu'il avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invite a diner un banquier. Chaque fois qu'un homme entre, dans ces conditions, en rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de mille francs, ce qui n'empeche pas l'homme du monde de recommencer avec un autre. On continue de bruler des cierges et de consulter les medecins. Mais le prince de Foix, riche lui-meme, appartenait non seulement a cette coterie elegante d'une quinzaine de jeunes gens, mais a un groupe plus ferme et inseparable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On ne les invitait jamais l'un sans l'autre, on les appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble a la promenade, dans les chateaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que, d'autant plus qu'ils etaient tous tres beaux, des bruits couraient sur leur intimite. Je pus les dementir de la facon la plus formelle en ce qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c'est que plus tard, si l'on apprit que ces bruits etaient vrais pour tous les quatre, en revanche chacun d'eux l'avait entierement ignore des trois autres. Et pourtant chacun d'eux avait bien cherche a s'instruire sur les autres, soit pour assouvir un desir, ou plutot une rancune, empecher un mariage, avoir barre sur l'ami decouvert. Un cinquieme (car dans les groupes de quatre on est toujours plus de quatre) s'etait joint aux quatre platoniciens qui l'etaient plus que tous les autres. Mais des scrupules religieux le retinrent jusque bien apres que le groupe des quatre fut desuni et lui-meme marie, pere de famille, implorant a Lourdes que le prochain enfant fut un garcon ou une fille, et dans l'intervalle se jetant sur les militaires. Malgre la maniere d'etre du prince, le fait que le propos fut tenu devant lui sans lui etre directement adresse rendit sa colere moins forte qu'elle n'eut ete sans cela. De plus, cette soiree avait quelque chose d'exceptionnel. Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance d'entrer en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir repondre d'un air rogue et a la cantonade a cet interlocuteur qui, a la faveur du brouillard, etait comme un compagnon de voyage rencontre dans quelque plage situee aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes. "Ce n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve pas." La justesse de cette pensee frappa le patron parce qu'il l'avait deja entendu exprimer plusieurs fois ce soir. En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il entendait ou lisait a un certain texte deja connu et sentait s'eveiller son admiration s'il ne voyait pas de differences. Cet etat d'esprit n'est pas negligeable car, applique aux conversations politiques, a la lecture des journaux, il forme l'opinion publique, et par la rend possibles les plus grands evenements. Beaucoup de patrons de cafes allemands admirant seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la France, l'Angleterre et la Russie "cherchaient" l'Allemagne, ont rendu possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas eclate. Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer a expliquer les actes des peuples par la volonte des rois, doivent la remplacer par la psychologie de l'individu mediocre. En politique, le patron du cafe ou je venais d'arriver n'appliquait depuis quelque temps sa mentalite de professeur de recitation qu'a un certain nombre de morceaux sur l'affaire Dreyfus. S'il ne retrouvait pas les termes connus dans les propos d'un client ou les colonnes d'un journal, il declarait l'article assommant, ou le client pas franc. Le prince de Foix l'emerveilla au contraire au point qu'il laissa a peine a son interlocuteur le temps de finir sa phrase. "Bien dit, mon prince, bien dit (ce qui voulait dire, en somme, recite sans faute), c'est ca, c'est ca", s'ecria-t-il, dilate, comme s'expriment les _Mille et une nuits_, "a la limite de la satisfaction". Mais le prince avait deja disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend meme apres les evenements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur souper; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, a cause du caractere anormal du jour, n'hesiterent pas a s'installer a deux tables dans la grande salle, et se trouverent ainsi fort pres de moi. Tel le cataclysme avait etabli meme de la petite salle a la grande, entre tous ces gens stimules par le confort du restaurant, apres leurs longues erreurs dans l'ocean de brume, une familiarite dont j'etais seul exclu, et a laquelle devait ressembler celle qui regnait dans l'arche de Noe. Tout a coup, je vis le patron s'inflechir en courbettes, les maitres d'hotel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux a tous les clients. "Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de Saint-Loup", s'ecriait le patron, pour qui Robert n'etait pas seulement un grand seigneur jouissant d'un veritable prestige, meme aux yeux du prince de Foix, mais un client qui menait la vie a grandes guides et depensait dans ce restaurant beaucoup d'argent. Les clients de la grande salle regardaient avec curiosite, ceux de la petite helaient a qui mieux mieux leur ami qui finissait de s'essuyer les pieds. Mais au moment ou il allait penetrer dans la petite salle, il m'apercut dans la grande. "Bon Dieu, cria-t-il, qu'est-ce que tu fais la, et avec la porte ouverte devant toi", dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui courut la fermer en s'excusant sur les garcons: "Je leur dis toujours de la tenir fermee." J'avais ete oblige de deranger ma table et d'autres qui etaient devant la mienne, pour aller a lui. "Pourquoi as-tu bouge? Tu aimes mieux diner la que dans la petite salle? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron.--A l'instant meme, M. le Marquis, les clients qui viendront a partir de maintenant passeront par la petite salle, voila tout." Et pour mieux montrer son zele, il commanda pour cette operation un maitre d'hotel et plusieurs garcons, et tout en faisant sonner tres haut de terribles menaces si elle n'etait pas menee a bien. Il me donnait des marques de respect excessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaient pas commence des mon arrivee, mais seulement apres celle de Saint-Loup, et pour que je ne crusse pas cependant qu'elles etaient dues a l'amitie que me montrait son riche et aristocratique client, il m'adressait a la derobee de petits sourires ou semblait se declarer une sympathie toute personnelle. Derriere moi le propos d'un consommateur me fit tourner une seconde la tete. J'avais entendu au lieu des mots: "Aile de poulet, tres bien, un peu de champagne; mais pas trop sec", ceux-ci: "J'aimerais mieux de la glycerine. Oui, chaude, tres bien." J'avais voulu voir quel etait l'ascete qui s'infligeait un tel menu. Je retournai vivement la tete vers Saint-Loup pour ne pas etre reconnu de l'etrange gourmet. C'etait tout simplement un docteur, que je connaissais, a qui un client, profitant du brouillard pour le chambrer dans ce cafe, demandait une consultation. Les medecins comme les boursiers disent "je". Cependant je regardais Robert et je songeais a ceci. Il y avait dans ce cafe, j'avais connu dans la vie, bien des etrangers, intellectuels, rapins de toute sorte, resignes au rire qu'excitaient leur cape pretentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements maladroits, allant jusqu'a le provoquer pour montrer qu'ils ne s'en souciaient pas, et qui etaient des gens d'une reelle valeur intellectuelle et morale, d'une profonde sensibilite. Ils deplaisaient--les Juifs principalement, les Juifs non assimiles bien entendu, il ne saurait etre question des autres--aux personnes qui ne peuvent souffrir un aspect etrange, loufoque (comme Bloch a Albertine). Generalement on reconnaissait ensuite que, s'ils avaient contre eux d'avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des gestes theatraux et saccades, il etait pueril de les juger la-dessus, ils avaient beaucoup d'esprit, de coeur et etaient, a l'user, des gens qu'on pouvait profondement aimer. Pour les Juifs en particulier, il en etait peu dont les parents n'eussent une generosite de coeur, une largeur d'esprit, une sincerite, a cote desquelles la mere de Saint-Loup et le duc de Guermantes ne fissent pietre figure morale par leur secheresse, leur religiosite superficielle qui ne fletrissait que les scandales, et leur apologie d'un christianisme aboutissant infailliblement (par les voies imprevues de l'intelligence uniquement prisee) a un colossal mariage d'argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque facon que les defauts des parents se fussent combines en une creation nouvelle de qualites, regnait la plus charmante ouverture d'esprit et de coeur. Et alors, il faut bien le dire a la gloire immortelle de la France, quand ces qualites-la se trouvent chez un pur Francais, qu'il soit de l'aristocratie ou du peuple, elles fleurissent--s'epanouissent serait trop dire car la mesure y persiste et la restriction--avec une grace que l'etranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les qualites intellectuelles et morales, certes les autres les possedent aussi, et s'il faut d'abord traverser ce qui deplait et ce qui choque et ce qui fait sourire, elles ne sont pas moins precieuses. Mais c'est tout de meme une jolie chose et qui est peut-etre exclusivement francaise, que ce qui est beau au jugement de l'equite, ce qui vaut selon l'esprit et le coeur, soit d'abord charmant aux yeux, colore avec grace, cisele avec justesse, realise aussi dans sa matiere et dans sa forme la perfection interieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c'est une jolie chose quand il n'y a pas de disgrace physique pour servir de vestibule aux graces interieures, et que les ailes du nez soient delicates et d'un dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les fleurs des prairies, autour de Combray; et que le veritable _opus francigenum_, dont le secret n'a pas ete perdu depuis le XIIIe siecle, et qui ne perirait pas avec nos eglises, ce ne sont pas tant les anges de pierre de Saint-Andre-des-Champs que les petits Francais, nobles, bourgeois ou paysans, au visage sculpte avec cette delicatesse et cette franchise restees aussi traditionnelles qu'au porche fameux, mais encore creatrices. Apres etre parti un instant pour veiller lui-meme a la fermeture de la porte et a la commande du diner (il insista beaucoup pour que nous prissions de la "viande de boucherie", les volailles n'etant sans doute pas fameuses), le patron revint nous dire que M. le prince de Foix aurait bien voulu que M. le marquis lui permit de venir diner a une table pres de lui. "Mais elles sont toutes prises, repondit Robert en voyant les tables qui bloquaient la mienne.--Pour cela, cela ne fait rien, si ca pouvait etre agreable a M. le marquis, il me serait bien facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses qu'on peut faire pour M. le marquis!--Mais c'est a toi de decider, me dit Saint-Loup, Foix est un bon garcon, je ne sais pas s'il t'ennuiera, il est moins bete que beaucoup." Je repondis a Robert qu'il me plairait certainement, mais que pour une fois ou je dinais avec lui et ou je m'en sentais si heureux, j'aurais autant aime que nous fussions seuls. "Ah! il a un manteau bien joli, M. le prince", dit le patron pendant notre deliberation. "Oui, je le connais", repondit Saint-Loup. Je voulais raconter a Robert que M. de Charlus avait dissimule a sa belle-soeur qu'il me connut et lui demander quelle pouvait en etre la raison, mais j'en fus empeche par l'arrivee de M. de Foix. Venant pour voir si sa requete etait accueillie, nous l'apercumes qui se tenait a deux pas. Robert nous presenta, mais ne cacha pas a son ami qu'ayant a causer avec moi, il preferait qu'on nous laissat tranquilles. Le prince s'eloigna en ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volonte de celui-ci de la brievete d'une presentation qu'il eut souhaitee plus longue. Mais a ce moment Robert semblant frappe d'une idee subite s'eloigna avec son camarade, apres m'avoir dit: "Assieds-toi toujours et commence a diner, j'arrive", et il disparut dans la petite salle. Je fus peine d'entendre les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc heritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu a Balbec et qui m'avait donne des preuves si delicates de sympathie pendant la maladie de ma grand'mere. L'un pretendait qu'il avait dit a la duchesse de Guermantes: "J'exige que tout le monde se leve quand ma femme passe" et que la duchesse avait repondu (ce qui eut ete non seulement denue d'esprit mais d'exactitude, la grand'mere de la jeune princesse ayant toujours ete la plus honnete femme du monde): "Il faut qu'on se leve quand passe ta femme, cela changera de sa grand'mere car pour elle les hommes se couchaient." Puis on raconta qu'etant alle voir cette annee sa tante la princesse de Luxembourg, a Balbec, et etant descendu au Grand Hotel, il s'etait plaint au directeur (mon ami) qu'il n'eut pas hisse le fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion etant moins connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mecontentement du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me promis, des que j'irais a Balbec, d'interroger le directeur de l'hotel de facon a m'assurer qu'elle etait une invention pure. En attendant Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du pain. "Tout de suite, monsieur le baron.--Je ne suis pas baron, lui repondis-je.--Oh! pardon, monsieur le comte!" Je n'eus pas le temps de faire entendre une seconde protestation, apres laquelle je fusse surement devenu "monsieur le marquis"; aussi vite qu'il l'avait annonce, Saint-Loup reapparut dans l'entree tenant a la main le grand manteau de vigogne du prince a qui je compris qu'il l'avait demande pour me tenir chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me deranger, il avanca, il aurait fallu qu'on bougeat encore ma table ou que je changeasse de place pour qu'il put s'asseoir. Des qu'il entra dans la grande salle, il monta legerement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour en longeant le mur et ou en dehors de moi n'etaient assis que trois ou quatre jeunes gens du Jockey, connaissances a lui qui n'avaient pu trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils electriques etaient tendus a une certaine hauteur; sans s'y embarrasser Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle; confus qu'elle s'exercat uniquement pour moi et dans le but de m'eviter un mouvement bien simple, j'etais en meme temps emerveille de cette surete avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige; et je n'etais pas le seul; car encore qu'ils l'eussent sans doute mediocrement goute de la part d'un moins aristocratique et moins genereux client, le patron et les garcons restaient fascines, comme des connaisseurs au pesage; un commis, comme paralyse, restait immobile avec un plat que des dineurs attendaient a cote; et quand Saint-Loup, ayant a passer derriere ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y avanca en equilibre, des applaudissements discrets eclaterent dans le fond de la salle. Enfin arrive a ma hauteur, il arreta net son elan avec la precision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et s'inclinant, me tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne, qu'aussitot apres, s'etant assis a cote de moi, sans que j'eusse eu un mouvement a faire, il arrangea, en chale leger et chaud, sur mes epaules. --Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a quelque chose a te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais chez lui demain soir. --Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je dine chez ta tante Guermantes. --Oui, il y a un gueuleton a tout casser, demain, chez Oriane. Je ne suis pas convie. Mais mon oncle Palamede voudrait que tu n'y ailles pas. Tu ne peux pas te decommander? En tout cas, va chez mon oncle Palamede apres. Je crois qu'il tient a te voir. Voyons, tu peux bien y etre vers onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le prevenir. Il est tres susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela finit toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu'y diner, tu peux tres bien etre a onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais changer. Elle est si gentille pour ces choses-la et elle peut tout sur le general de Saint-Joseph de qui ca depend. Mais ne lui en parle pas. J'ai dit un mot a la princesse de Parme, ca marchera tout seul. Ah! le Maroc, tres interessant. Il y aurait beaucoup a te parler. Hommes tres fins la-bas. On sent la parite d'intelligence. --Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'a la guerre a propos de cela? --Non, cela les ennuie, et au fond c'est tres juste. Mais l'empereur est pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour nous forcer a ceder. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si nous ne cedons pas. Alors nous cedons. Mais si nous ne cedions pas, il n'y aurait aucune espece de guerre. Tu n'as qu'a penser quelle chose comique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique que le _Deluge_ et le _Goetter Daemmerung_. Seulement cela durerait moins longtemps. Il me parla d'amitie, de predilection, de regret, bien que, comme tous les voyageurs de sa sorte, il allat repartir le lendemain pour quelques mois qu'il devait passer a la campagne et dut revenir seulement quarante-huit heures a Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs); mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de coeur que j'avais ce soir-la y allumaient une douce reverie. Nos rares tete-a-tete, et celui-la surtout, ont fait depuis epoque dans ma memoire. Pour lui, comme pour moi, ce fut le soir de l'amitie. Pourtant celle que je ressentais en ce moment (et a cause de cela non sans quelque remords) n'etait guere, je le craignais, celle qu'il lui eut plu d'inspirer. Tout rempli encore du plaisir que j'avais eu a le voir s'avancer au petit galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait a ce que chacun des mouvements developpes le long du mur, sur la banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle de Saint-Loup peut-etre, mais plus encore dans celle que par la naissance et par l'education il avait heritee de sa race. Une certitude du gout dans l'ordre non du beau mais des manieres, et qui en presence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite a l'homme elegant--comme a un musicien a qui on demande de jouer un morceau inconnu--le sentiment, le mouvement qu'elle reclame et y adapter le mecanisme, la technique qui conviennent le mieux; puis permettait a ce gout de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre consideration, dont tant de jeunes bourgeois eussent ete paralyses, aussi bien par peur d'etre ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de paraitre trop empresses a ceux de leurs amis, et que remplacait chez Robert un dedain que certes il n'avait jamais eprouve dans son coeur, mais qu'il avait recu par heritage en son corps, et qui avait plie les facons de ses ancetres a une familiarite qu'ils croyaient ne pouvoir que flatter et ravir celui a qui elle s'adressait; enfin une noble liberalite qui, ne tenant aucun compte de tant d'avantages materiels (des depenses a profusion dans ce restaurant avaient acheve de faire de lui, ici comme ailleurs, le client le plus a la mode et le grand favori, situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de la domesticite mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement et symboliquement trepignees, pareilles a un chemin somptueux qui ne plaisait a mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec plus de grace et de rapidite; telles etaient les qualites, toutes essentielles a l'aristocratie, qui derriere ce corps non pas opaque et obscur comme eut ete le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme a travers une oeuvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a creee, et rendaient les mouvements de cette course legere que Robert avait deroulee le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux de cavaliers sculptes sur une frise. "Helas, eut pense Robert, est-ce la peine que j'aie passe ma jeunesse a mepriser la naissance, a honorer seulement la justice et l'esprit, a choisir, en dehors des amis qui m'etaient imposes, des compagnons gauches et mal vetus s'ils avaient de l'eloquence, pour que le seul etre qui apparaisse en moi, dont on garde un precieux souvenir, soit non celui que ma volonte, en s'efforcant et en meritant, a modele a ma ressemblance, mais un etre qui n'est pas mon oeuvre, qui n'est meme pas moi, que j'ai toujours meprise et cherche a vaincre; est-ce la peine que j'aie aime mon ami prefere comme je l'ai fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y decouvrir quelque chose de bien plus general que moi-meme, un plaisir qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincerement le croire, un plaisir d'amitie, mais un plaisir intellectuel et desinteresse, une sorte de plaisir d'art?" Voila ce que je crains, aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pense. Il s'est trompe, dans ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aime quelque chose de plus eleve que la souplesse innee de son corps, s'il n'avait pas ete si longtemps detache de l'orgueil nobiliaire, il y eut eu plus d'application et de lourdeur dans son agilite meme, une vulgarite importante dans ses manieres. Comme a Mme de Villeparisis il avait fallu beaucoup de serieux pour qu'elle donnat dans sa conversation et dans ses Memoires le sentiment de la frivolite, lequel est intellectuel, de meme, pour que le corps de Saint-Loup fut habite par tant d'aristocratie, il fallait que celle-ci eut deserte sa pensee tendue vers de plus hauts objets, et, resorbee dans son corps, s'y fut fixee en lignes inconscientes et nobles. Par la sa distinction d'esprit n'etait pas absente d'une distinction physique qui, la premiere faisant defaut, n'eut pas ete complete. Un artiste n'a pas besoin d'exprimer directement sa pensee dans son ouvrage pour que celui-ci en reflete la qualite; on a meme pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la negation de l'athee qui trouve la creation assez parfaite pour se passer d'un createur. Et je savais bien aussi que ce n'etait pas qu'une oeuvre d'art que j'admirais en ce jeune cavalier deroulant le long du mur la frise de sa course; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter a mon profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant moi, les ancetres dedaigneux et souples qui survivaient dans l'assurance et l'agilite, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'etait-ce pas comme des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que nous dussions toujours etre separes, et qu'il me sacrifiait au contraire par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de l'intelligence, avec cette liberte souveraine dont les mouvements de Robert etaient l'image et dans laquelle se realise la parfaite amitie? Ce que la familiarite d'un Guermantes--au lieu de la distinction qu'elle avait chez Robert, parce que le dedain hereditaire n'y etait que le vetement, devenu grace inconsciente, d'une reelle humilite morale--eut decele de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre conscience, non en M. de Charlus chez lequel les defauts de caractere que jusqu'ici je comprenais mal s'etaient superposes aux habitudes aristocratiques, mais chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun qui avait tant deplu a ma grand'mere quand autrefois elle l'avait rencontre chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai diner chez lui, le lendemain de la soiree que j'avais passee avec Saint-Loup. Elles ne m'etaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le premier jour les differences qui separaient la Berma de ses camarades, encore que chez celle-ci les particularites fussent infiniment plus saisissantes que chez des gens du monde, puisqu'elles deviennent plus marquees au fur et a mesure que les objets sont plus reels, plus concevables a l'intelligence. Mais enfin si legeres que soient les nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre veridique comme Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre le salon de Mme Geoffrin, de Mme Recamier et de Mme de Boigne, ils apparaissent tous si semblables que la principale verite qui, a l'insu de l'auteur, ressort de ses etudes, c'est le neant de la vie de salon), pourtant, en vertu de la meme raison que pour la Berma, quand les Guermantes me furent devenus indifferents et que la gouttelette de leur originalite ne fut plus vaporisee par mon imagination, je pus la recueillir, tout imponderable qu'elle fut. La duchesse ne m'ayant pas parle de son mari, a la soiree de sa tante, je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il assisterait au diner. Mais je fus bien vite fixe car parmi les valets de pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils avaient du jusqu'ici me considerer a peu pres comme les enfants de l'ebeniste, c'est-a-dire peut-etre avec plus de sympathie que leur maitre mais comme incapable d'etre recu chez lui) devaient chercher la cause de cette revolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui guettait mon arrivee pour me recevoir sur le seuil et m'oter lui-meme mon pardessus. --Mme de Guermantes va etre tout ce qu'il y a de plus heureuse, me dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous debarrasser de vos frusques (il trouvait a la fois bon enfant et comique de parler le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une defection de votre part, bien que vous eussiez donne votre jour. Depuis ce matin nous nous disions l'un a l'autre: "Vous verrez qu'il ne viendra pas." Je dois dire que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n'etes pas un homme commode a avoir et j'etais persuade que vous nous feriez faux bond. Et le duc etait si mauvais mari, si brutal meme, disait-on, qu'on lui savait gre, comme on sait gre de leur douceur aux mechants, de ces mots "Mme de Guermantes" avec lesquels il avait l'air d'etendre sur la duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui. Cependant me saisissant familierement par la main, il se mit en devoir de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression courante peu claire dans la bouche d'un paysan si elle montre la survivance d'une tradition locale, la trace d'un evenement historique, peut-etre ignores de celui qui y fait allusion; de meme cette politesse de M. de Guermantes, et qu'il allait me temoigner pendant toute la soiree, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois seculaires, d'habitudes en particulier du XVIIIe siecle. Les gens des temps passes nous semblent infiniment loin de nous. Nous n'osons pas leur supposer d'intentions profondes au dela de ce qu'ils expriment formellement; nous sommes etonnes quand nous rencontrons un sentiment a peu pres pareil a ceux que nous eprouvons chez un heros d'Homere ou une habile feinte tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, ou il laissa enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on dirait que nous nous imaginons ce poete epique et ce general aussi eloignes de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique. Meme chez tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des marques de courtoisie dans des lettres ecrites par eux a quelque homme de rang inferieur et qui ne peut leur etre utile a rien, elles nous laissent surpris parce qu'elles nous revelent tout a coup chez ces grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu'il faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus grand scrupule certaines fonctions d'amabilite. Cet eloignement imaginaire du passe est peut-etre une des raisons qui permettent de comprendre que meme de grands ecrivains aient trouve une beaute geniale aux oeuvres de mediocres mystificateurs comme Ossian. Nous sommes si etonnes que des bardes lointains puissent avoir des idees modernes, que nous nous emerveillons si, dans ce que nous croyons un vieux chant gaelique, nous en rencontrons une que nous n'eussions trouvee qu'ingenieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n'a qu'a ajouter a un Ancien qu'il restitue plus ou moins fidelement, des morceaux qui, signes d'un nom contemporain et publies a part, paraitraient seulement agreables: aussitot il donne une emouvante grandeur a son poete, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs siecles. Ce traducteur n'etait capable que d'un livre mediocre, si ce livre eut ete publie comme un original de lui. Donne pour une traduction, il semble celle d'un chef-d'oeuvre. Le passe non seulement n'est pas fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois apres le commencement d'une guerre que des lois votees sans hate peuvent agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans apres un crime reste obscur qu'un magistrat peut encore trouver les elements qui serviront a l'eclaircir; apres des siecles et des siecles, le savant qui etudie dans une region lointaine la toponymie, les coutumes des habitants, pourra saisir encore en elles telle legende bien anterieure au christianisme, deja incomprise, sinon meme oubliee au temps d'Herodote et qui dans l'appellation donnee a une roche, dans un rite religieux, demeure au milieu du present comme une emanation plus dense, immemoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique, emanation de la vie de cour, sinon dans les manieres souvent vulgaires de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je devais la gouter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu plus tard au salon. Car je n'y etais pas alle tout de suite. En quittant le vestibule, j'avais dit a M. de Guermantes que j'avais un grand desir de voir ses Elstir. "Je suis a vos ordres, M. Elstir est-il donc de vos amis? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un homme aimable, ce que nos peres appelaient l'honnete homme, j'aurais pu lui demander de me faire la grace de venir, et le prier a diner. Il aurait certainement ete tres flatte de passer la soiree en votre compagnie." Fort peu ancien regime quand il s'efforcait ainsi de l'etre, le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demande si je desirais qu'il me montrat ces tableaux, il me conduisit, s'effacant gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le chemin, il etait oblige de passer devant, petite scene qui (depuis le temps ou Saint-Simon raconte qu'un ancetre des Guermantes lui fit les honneurs de son hotel avec les memes scrupules dans l'accomplissement des devoirs frivoles du gentilhomme) avait du, avant de glisser jusqu'a nous, etre jouee par bien d'autres Guermantes pour bien d'autres visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise d'etre seul un moment devant les tableaux, il s'etait retire discretement en me disant que je n'aurais qu'a venir le retrouver au salon. Seulement une fois en tete a tete avec les Elstir, j'oubliai tout a fait l'heure du diner; de nouveau comme a Balbec j'avais devant moi les fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'etait que la projection, la maniere de voir particuliere a ce grand peintre et que ne traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de peintures de lui, toutes homogenes les unes aux autres, etaient comme les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eut ete, dans le cas present, la tete de l'artiste et dont on n'eut pu soupconner l'etrangete tant qu'on n'aurait fait que connaitre l'homme, c'est-a-dire tant qu'on n'eut fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant qu'aucun verre colore eut encore ete place. Parmi ces tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde m'interessaient plus que les autres en ce qu'ils recreaient ces illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois en voiture ne decouvrons-nous pas une longue rue claire qui commence a quelques metres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de mur violemment eclaire qui nous a donne le mirage de la profondeur. Des lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincere a la racine meme de l'impression, de representer une chose par cette autre que dans l'eclair d'une illusion premiere nous avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en realite independants des noms d'objets que notre memoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tachait d'arracher a ce qu'il venait de sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent ete de dissoudre cet agregat de raisonnements que nous appelons vision. Les gens qui detestaient ces "horreurs" s'etonnaient qu'Elstir admirat Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde, aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte refait devant le reel (avec l'indice particulier de son gout pour certaines recherches) le meme effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et qu'en consequence, quand il cessait de travailler pour lui-meme, il admirait en eux des tentatives du meme genre, des sortes de fragments anticipes d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par la pensee a l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gene la peinture de Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur vie ils avaient vu, au fur et a mesure que les annees les en eloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester a jamais une horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'a ce que les deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune lecon parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au general et qu'on se figure toujours se trouver en presence d'une experience qui n'a pas de precedents dans le passe. Je fus emus de retrouver dans deux tableaux (plus realistes, ceux-la, et d'une maniere anterieure) un meme monsieur, une fois en frac dans son salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une fete populaire au bord de l'eau ou il n'avait evidemment que faire, et qui prouvait que pour Elstir il n'etait pas seulement un modele habituel, mais un ami, peut-etre un protecteur, qu'il aimait, comme autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement ressemblants--de Venise, a faire figurer dans ses peintures; de meme encore que Beethoven trouvait du plaisir a inscrire en tete d'une oeuvre preferee le nom cheri de l'archiduc Rodolphe. Cette fete au bord de l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La riviere, les robes des femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des autres voisinaient parmi ce carre de peinture qu'Elstir avait decoupe dans une merveilleuse apres-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une femme cessant un moment de danser, a cause de la chaleur et de l'essoufflement, etait chatoyant aussi, et de la meme maniere, dans la toile d'une voile arretee, dans l'eau du petit port, dans le ponton de bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux que j'avais vus a Balbec, l'hopital, aussi beau sous son ciel de lapis que la cathedrale elle-meme, semblait, plus hardi qu'Elstir theoricien, qu'Elstir homme de gout et amoureux du moyen age, chanter: "Il n'y a pas de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hopital sans style vaut le glorieux portail", de meme j'entendais: "La dame un peu vulgaire qu'un dilettante en promenade eviterait de regarder, excepterait du tableau poetique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi, sa robe recoit la meme lumiere que la voile du bateau, et il n'y a pas de choses plus ou moins precieuses, la robe commune et la voile en elle-meme jolie sont deux miroirs du meme reflet, tout le prix est dans les regards du peintre." Or celui-ci avait su immortellement arreter le mouvement des heures a cet instant lumineux ou la dame avait eu chaud et avait cesse de danser, ou l'arbre etait cerne d'un pourtour d'ombre, ou les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixee donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait bientot s'en retourner, les bateaux disparaitre, l'ombre changer de place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les instants, montres a la fois par tant de lumieres qui y voisinent ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles a sujets mythologiques, datant des debuts d'Elstir et dont etait aussi orne ce salon. Les gens du monde "avances" allaient "jusqu'a" cette maniere-la, mais pas plus loin. Ce n'etait certes pas ce qu'Elstir avait fait de mieux, mais deja la sincerite avec laquelle le sujet avait ete pense otait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses etaient representees comme le seraient des etres appartenant a une espece fossile mais qu'il n'eut pas ete rare, aux temps mythologiques, de voir passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier montagneux. Quelquefois un poete, d'une race ayant aussi une individualite particuliere pour un zoologiste (caracterisee par une certaine insexualite), se promenait avec une Muse, comme, dans la nature, des creatures d'especes differentes mais amies et qui vont de compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poete epuise d'une longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontre, touche de sa fatigue, prend sur son dos et ramene. Dans plus d'une autre, l'immense paysage (ou la scene mythique, les heros fabuleux tiennent une place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets a la mer, avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'a la minute qu'il est, grace au degre precis du declin du soleil, a la fidelite fugitive des ombres. Par la l'artiste donne, en l'instantaneisant, une sorte de realite historique vecue au symbole de la fable, le peint, et le relate au passe defini. Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette des invites qui arrivaient avaient tinte, ininterrompus, et m'avaient berce doucement. Mais le silence qui leur succeda et qui durait deja depuis tres longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par m'eveiller de ma reverie, comme celui qui succede a la musique de Lindor tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eut oublie, qu'on fut a table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudre, je ne sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me temoignant du meme respect qu'il eut mis aux pieds d'un roi. Je sentis a son air qu'il m'eut attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais apporte au diner, alors surtout que j'avais promis d'etre a onze heures chez M. de Charlus. Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet de pied persecute par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand je lui demandai des nouvelles de sa fiancee, me dit que justement demain etait le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la journee avec elle, et celebra la bonte de Madame la duchesse) me conduisit au salon ou je craignais de trouver M. de Guermantes de mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie evidemment en partie factice et dictee par la politesse, mais par ailleurs sincere, inspiree et par son estomac qu'un tel retard avait affame, et par la conscience d'une impatience pareille chez tous ses invites lesquels remplissaient completement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on m'avait attendu pres de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa sans doute que prolonger le supplice general de deux minutes ne l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant pousse a reculer si longtemps le moment de se mettre a table, cette politesse serait plus complete si en ne faisant pas servir immediatement il reussissait a me persuader que je n'etais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le diner et si certains invites n'etaient pas encore la, comment je trouvais les Elstir. Mais en meme temps et sans laisser apercevoir ses tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de concert avec la duchesse il procedait aux presentations. Alors seulement je m'apercus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'a ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais ete habitue chez ma mere, a Combray et a Paris, aux facons ou protectrices ou sur la defensive de bourgeoises rechignees qui me traitaient en enfant, un changement de decor comparable a celui qui introduit tout a coup Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient, entierement decolletees (leur chair apparaissait des deux cotes d'une sinueuse branche de mimosa ou sous les larges petales d'une rose), ne me dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme si la timidite seule les eut empechees de m'embrasser. Beaucoup n'en etaient pas moins fort honnetes au point de vue des moeurs; beaucoup, non toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui etaient legeres cette repulsion qu'eut eprouvee ma mere. Les caprices de la conduite, nies par de saintes amies, malgre l'evidence, semblaient, dans le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maitresse de maison etait manie par qui voulait, pourvu que le "salon" fut demeure intact. Comme le duc se genait fort peu avec ses invites (de qui et a qui il n'avait plus des longtemps rien a apprendre), mais beaucoup avec moi dont le genre de superiorite, lui etant inconnu, lui causait un peu le meme genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV les ministres bourgeois, il considerait evidemment que le fait de ne pas connaitre ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du moins pour moi, et, tandis que je me preoccupais a cause de lui de l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils feraient sur moi. Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au moment meme, en effet, ou j'etais entre dans le salon, M. de Guermantes, sans meme me laisser le temps de dire bonjour a la duchesse, m'avait mene, comme pour faire une bonne surprise a cette personne a laquelle il semblait dire: "Voici votre ami, vous voyez je vous l'amene par la peau du cou", vers une dame assez petite. Or, bien avant que, pousse par le duc, je fusse arrive devant elle, cette dame n'avait cesse de m'adresser avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous adressons a une vieille connaissance qui peut-etre ne nous reconnait pas. Comme c'etait justement mon cas et que je ne parvenais pas a me rappeler qui elle etait, je detournais la tete tout en m'avancant de facon a ne pas avoir a repondre jusqu'a ce que la presentation m'eut tire d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait a tenir en equilibre instable son sourire destine a moi. Elle avait l'air d'etre pressee de s'en debarrasser et que je dise enfin: "Ah! madame, je crois bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouves!" J'etais aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indefiniment prolonge, comme un sol diese, pouvait enfin cesser. Mais M. de Guermantes s'y prit si mal, au moins a mon avis, qu'il me sembla qu'il n'avait nomme que moi et que j'ignorais toujours qui etait la pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les raisons de notre intimite, obscures pour moi, lui paraissaient claires. En effet, des que je fus aupres d'elle elle ne me tendit pas sa main, mais prit familierement la mienne et me parla sur le meme ton que si j'eusse ete aussi au courant qu'elle des bons souvenirs a quoi elle se reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris etre son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch, mais ce ne pouvait etre Mme Bloch mere que j'avais devant moi puisque celle-ci etait morte depuis de longues annees. Je m'efforcais vainement a deviner le passe commun a elle et a moi auquel elle se reportait en pensee. Mais je ne l'apercevais pas mieux, a travers le jais translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que le sourire, qu'on ne distingue un paysage situe derriere une vitre noire meme enflammee de soleil. Elle me demanda si mon pere ne se fatiguait pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au theatre avec Albert, si j'etais moins souffrant, et comme mes reponses, titubant dans l'obscurite mentale ou je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour dire que je n'etais pas bien ce soir, elle avanca elle-meme une chaise pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitue les autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'enigme me fut donne par le duc: "Elle vous trouve charmant", murmura-t-il a mon oreille, laquelle fut frappee comme si ces mots ne lui etaient pas inconnus. C'etaient ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, a ma grand'mere et a moi, quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg. Alors je compris tout, la dame presente n'avait rien de commun avec Mme de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai l'espece de la bete. C'etait une Altesse. Elle ne connaissait nullement ma famille ni moi-meme, mais issue de la race la plus noble et possedant la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle avait epouse un cousin egalement princier, elle desirait, dans sa gratitude au Createur, temoigner au prochain, de si pauvre ou de si humble extraction fut-il, qu'elle ne le meprisait pas. A vrai dire, les sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en donner a ma grand'mere, comme a une biche du Jardin d'acclimatation. Mais ce n'etait encore que la seconde princesse du sang a qui j'etais presente, et j'etais excusable de ne pas avoir degage les traits generaux de l'amabilite des grands. D'ailleurs eux-memes n'avaient-ils pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette amabilite, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de bonjours avec la main a l'Opera-comique, avait eu l'air furieux que je la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donne un louis a quelqu'un, pensent qu'avec celui-la ils sont en regle pour toujours. Quant a M. de Charlus, ses hauts et ses bas etaient encore plus contrastes. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des majestes d'une autre sorte, reines qui jouent a la reine, et parlent non selon les habitudes de leurs congeneres, mais comme les reines dans Sardou. Si M. de Guermantes avait mis tant de hate a me presenter, c'est que le fait qu'il y ait dans une reunion quelqu'un d'inconnu a une Altesse royale est intolerable et ne peut se prolonger une seconde. C'etait cette meme hate que Saint-Loup avait mise a se faire presenter a ma grand'mere. D'ailleurs, par un reste herite de la vie des cours qui s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais ou, par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes consideraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent negliges, au moins par l'un d'eux, de la charite, de la chastete, de la pitie et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guere parler a la princesse de Parme qu'a la troisieme personne. A defaut d'etre encore jamais de ma vie alle a Parme (ce que je desirais depuis de lointaines vacances de Paques), en connaitre la princesse, qui, je le savais, possedait le plus beau palais de cette cite unique ou tout d'ailleurs devait etre homogene, isolee qu'elle etait du reste du monde, entre les parois polies, dans l'atmosphere, etouffante comme un soir d'ete sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom compact et trop doux, cela aurait du substituer tout d'un coup a ce que je tachais de me figurer ce qui existait reellement a Parme, en une sorte d'arrivee fragmentaire et sans avoir bouge; c'etait, dans l'algebre du voyage a la ville de Giorgione, comme une premiere equation a cette inconnue. Mais si j'avais depuis des annees--comme un parfumeur a un bloc uni de matiere grasse--fait absorber a ce nom de princesse de Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, des que je vis la princesse, que j'aurais ete jusque-la convaincu etre au moins la Sanseverina, une seconde operation commenca, laquelle ne fut, a vrai dire, parachevee que quelques mois plus tard, et qui consista, a l'aide de nouvelles malaxations chimiques, a expulser toute huile essentielle de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et a y incorporer a la place l'image d'une petite femme noire, occupee d'oeuvres, d'une amabilite tellement humble qu'on comprenait tout de suite dans quel orgueil altier cette amabilite prenait son origine. Du reste, pareille, a quelques differences pres, aux autres grandes dames, elle etait aussi peu stendhalienne que, par exemple, a Paris, dans le quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au nom de Parme qu'a toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser a la Chartreuse ou meurt Fabrice qu'a la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare. Son amabilite tenait a deux causes. L'une, generale, etait l'education que cette fille de souverains avait recue. Sa mere (non seulement alliee a toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse regnante) lui avait, des son age le plus tendre, inculque les preceptes orgueilleusement humbles d'un snobisme evangelique; et maintenant chaque trait du visage de la fille, la courbe de ses epaules, les mouvements de ses bras semblaient repeter: "Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naitre sur les marches d'un trone, tu ne dois pas en profiter pour mepriser ceux a qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louee!) que tu fusses superieure par la naissance et par les richesses. Au contraire, sois bonne pour les petits. Tes aieux etaient princes de Cleves et de Juliers des 647; Dieu a voulu dans sa bonte que tu possedasses presque toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est etablie par les genealogistes depuis l'an 63 de l'ere chretienne; tu as pour belles-soeurs deux imperatrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de te rappeler de si grands privileges, non qu'ils soient precaires (car on ne peut rien changer a l'anciennete de la race et on aura toujours besoin de petrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux nee que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis a tous ceux que la bonte celeste t'a fait la grace de placer au-dessous de toi ce que tu peux leur donner sans dechoir de ton rang, c'est-a-dire des secours en argent, meme des soins d'infirmiere, mais bien entendu jamais d'invitations a tes soirees, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en diminuant ton prestige, oterait de son efficacite a ton action bienfaisante." Aussi, meme dans les moments ou elle ne pouvait pas faire de bien, la princesse cherchait a montrer, ou plutot a faire croire par tous les signes exterieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas superieure aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun cette charmante politesse qu'ont avec les inferieurs les gens bien eleves et a tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces services, indignes des fieres bourgeoises, et que rendent bien volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli professionnel, les anciens domestiques. Deja, en effet, le duc, qui semblait presse d'achever les presentations, m'avait entraine vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom je lui dis que j'avais passe devant son chateau, non loin de Balbec. "Oh! comme j'aurais ete heureuse de vous le montrer", dit-elle presque a voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout penetre du regret de l'occasion manquee d'un plaisir tout special, et elle ajouta avec un regard insinuant: "J'espere que tout n'est pas perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait interesse davantage c'eut ete le chateau de ma tante Brancas; il a ete construit par Mansard; c'est la perle de la province." Ce n'etait pas seulement elle qui eut ete contente de montrer son chateau, mais sa tante Brancas n'eut pas ete moins ravie de me faire les honneurs du sien, a ce que m'assura cette dame qui pensait evidemment que, surtout dans un temps ou la terre tend a passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalite seigneuriale, par des paroles qui n'engagent a rien. C'etait aussi parce qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, a dire les choses qui pouvaient faire le plus de plaisir a l'interlocuteur, a lui donner la plus haute idee de lui-meme, a ce qu'il crut qu'il flattait ceux a qui il ecrivait, qu'il honorait ses hotes, qu'on brulait de le connaitre. Vouloir donner aux autres cette idee agreable d'eux-memes existe a vrai dire quelquefois meme dans la bourgeoisie elle-meme. On y rencontre cette disposition bienveillante, a titre de qualite individuelle compensatrice d'un defaut, non pas, helas, chez les amis les plus surs, mais du moins chez les plus agreables compagnes. Elle fleurit en tout cas tout isolement. Dans une partie importante de l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractere a cesse d'etre individuel; cultive par l'education, entretenu par l'idee d'une grandeur propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connait pas de rivales, sait que par amenite elle peut faire des heureux et se complait a en faire, il est devenu le caractere generique d'une classe. Et meme ceux que des defauts personnels trop opposes empechent de le garder dans leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur gesticulation. --C'est une tres bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de Parme, et qui sait etre "grande dame" comme personne. Pendant que j'etais presente aux femmes, il y avait un monsieur qui donnait de nombreux signes d'agitation: c'etait le comte Hannibal de Breaute-Consalvi. Arrive tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer des convives et quand j'etais entre au salon, voyant en moi un invite qui ne faisait pas partie de la societe de la duchesse et devait par consequent avoir des titres tout a fait extraordinaires pour y penetrer, il installa son monocle sous l'arcade cintree de ses sourcils, pensant que celui-ci l'aiderait beaucoup a discerner quelle espece d'homme j'etais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage precieux des femmes vraiment superieures, ce qu'on appelle un "salon", c'est-a-dire ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilite que venait de mettre en vue la decouverte d'un remede ou la production d'un chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression d'avoir appris qu'a la reception pour le roi et la reine d'Angleterre, la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes d'esprit du faubourg se consolaient malaisement de n'avoir pas ete invitees tant elles eussent ete delicieusement interessees d'approcher ce genie etrange. Mme de Courvoisier pretendait qu'il y avait aussi M. Ribot, mais c'etait une invention destinee a faire croire qu'Oriane cherchait a faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du marechal de Saxe, s'etait presente au foyer de la Comedie-Francaise et avait prie Mlle Reichenberg de venir reciter des vers devant le roi, ce qui avait eu lieu et constituait un fait sans precedent dans les annales des raouts. Au souvenir de tant d'imprevu, qu'il approuvait d'ailleurs pleinement, etant lui-meme autant qu'un ornement et, de la meme facon que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une consecration pour un salon, M. de Breaute se demandant qui je pouvais bien etre sentait un champ tres vaste ouvert a ses investigations. Un instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que j'etais bien jeune pour etre organiste, et M. Widor trop peu marquant pour etre "recu". Il lui parut plus vraisemblable de voir tout simplement en moi le nouvel attache de la legation de Suede duquel on lui avait parle; et il se preparait a me demander des nouvelles du roi Oscar par qui il avait ete a plusieurs reprises fort bien accueilli; mais quand le duc, pour me presenter, eut dit mon nom a M. de Breaute, celui-ci, voyant que ce nom lui etait absolument inconnu, ne douta plus des lors que, me trouvant la, je ne fusse quelque celebrite. Oriane decidement n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien entendu, sans quoi elle l'eut declasse. M. de Breaute commenca donc a se pourlecher les babines et a renifler de ses narines friandes, mis en appetit non seulement par le bon diner qu'il etait sur de faire, mais par le caractere de la reunion que ma presence ne pouvait manquer de rendre interessante et qui lui fournirait un sujet de conversation piquant le lendemain au dejeuner du duc de Chartres. Il n'etait pas encore fixe sur le point de savoir si c'etait moi dont on venait d'experimenter le serum contre le cancer ou de mettre en repetition le prochain lever de rideau au Theatre-Francais, mais grand intellectuel, grand amateur de "recits de voyages", il ne cessait pas de multiplier devant moi les reverences, les signes d'intelligence, les sourires filtres par son monocle; soit dans l'idee fausse qu'un homme de valeur l'estimerait davantage s'il parvenait a lui inculquer l'illusion que pour lui, comte de Breaute-Consalvi, les privileges de la pensee n'etaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit tout simplement par besoin et difficulte d'exprimer sa satisfaction, dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme s'il se fut trouve en presence de quelqu'un des "naturels" d'une terre inconnue ou aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du profit, il tacherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et sans interrompre les demonstrations d'amitie ni pousser comme eux de grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des epices contre des verroteries. Apres avoir repondu de mon mieux a sa joie, je serrai la main du duc de Chatellerault que j'avais deja rencontre chez Mme de Villeparisis, de laquelle il me dit que c'etait une fine mouche. Il etait extremement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil busque, les points ou la peau de la joue s'altere, tout ce qui se voit deja dans les portraits de cette famille que nous ont laisses le XVIe et le XVIIe siecle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa reincarnation en un jeune homme etait sans attrait pour moi. Je lisais le crochet que faisait le nez du duc de Chatellerault comme la signature d'un peintre que j'aurais longtemps etudie, mais qui ne m'interessait plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les laissai s'engager dans l'etau qu'etait une poignee de mains a l'allemande, accompagnee d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms propre a ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que lui-meme signait prince Von, ou, quand il ecrivait a des intimes, Von. Encore cette abreviation-la se comprenait-elle a la rigueur, a cause de la longueur d'un nom compose. On se rendait moins compte des raisons qui faisaient remplacer Elisabeth tantot par Lili, tantot par Bebeth, comme dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes, cependant assez oisifs et frivoles en general, eussent adopte "Quiou" pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit moins ce qu'ils en gagnaient a prenommer un de leurs cousins Dinand au lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner des prenoms les Guermantes procedassent invariablement par la repetition d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la vicomtesse de Velude, lesquelles etaient toutes d'une enorme grosseur, ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en facher le moins du monde et sans que personne songeat a en sourire, tant l'habitude etait ancienne, que "Petite" et "Mignonne". Mme de Guermantes, qui adorait Mme de Montpeyroux, eut, si celle-ci eut ete gravement atteinte, demande avec des larmes a sa soeur: "On me dit que "Petite" est tres mal." Mme de l'Eclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entierement les oreilles, on ne l'appelait jamais que "ventre affame". Quelquefois on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prenom du mari pour designer la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus inhumain du faubourg ayant pour prenom Raphael, sa charmante, sa fleur sortant aussi du rocher signait toujours Raphaela; mais ce sont la seulement simples echantillons de regles innombrables dont nous pourrons toujours, si l'occasion s'en presente, expliquer quelques-unes. Ensuite je demandai au duc de me presenter au prince d'Agrigente. "Comment, vous ne connaissez pas cet excellent Gri-gri", s'ecria M. de Guermantes, et il dit mon nom a M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cite par Francoise, m'etait toujours apparu comme une transparente verrerie, sous laquelle je voyais, frappes au bord de la mer violette par les rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cite antique dont je ne doutais pas que le prince--de passage a Paris par un bref miracle--ne fut lui-meme, aussi lumineusement sicilien et glorieusement patine, le souverain effectif. Helas, le vulgaire hanneton auquel on me presenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde desinvolture qu'il croyait elegante, etait aussi independant de son nom que d'une oeuvre d'art qu'il eut possedee, sans porter sur soi aucun reflet d'elle, sans peut-etre l'avoir jamais regardee. Le prince d'Agrigente etait si entierement depourvu de quoi que ce fut de princier et qui put faire penser a Agrigente, que c'en etait a supposer que son nom, entierement distinct de lui, relie par rien a sa personne, avait eu le pouvoir d'attirer a soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague poesie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer apres cette operation dans les syllabes enchantees. Si l'operation avait eu lieu, elle avait ete en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome de charme a retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se trouvait a la fois le seul homme au monde qui fut prince d'Agrigente et peut-etre l'homme au monde qui l'etait le moins. Il etait d'ailleurs fort heureux de l'etre, mais comme un banquier est heureux d'avoir de nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine repond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient les presentations si longues a raconter mais qui, commencees des mon entree au salon, n'avaient dure que quelques instants, et que Mme de Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: "Je suis sure que Basin vous fatigue a vous mener ainsi de l'une a l'autre, nous voulons que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous fatiguer pour que vous reveniez souvent", le duc, d'un mouvement assez gauche et timore, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on pouvait servir. Il faut ajouter qu'un des invites manquait, M. de Grouchy, dont la femme, nee Guermantes, etait venue seule de son cote, le mari devant arriver directement de la chasse ou il avait passe la journee. Ce M. de Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit faussement que son absence au debut de Waterloo avait ete la cause principale de la defaite de Napoleon, etait d'une excellente famille, insuffisante pourtant aux yeux de certains entiches de noblesse. Ainsi le prince de Guermantes, qui devait etre bien des annees plus tard moins difficile pour lui-meme, avait-il coutume de dire a ses nieces: "Quel malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de Guermantes, mere de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses enfants.--Mais, mon oncle, l'ainee a epouse M. de Grouchy.--Je n'appelle pas cela un mari! Enfin, on pretend que l'oncle Francois a demande la cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restees filles." Aussitot l'ordre de servir donne, dans un vaste declic giratoire, multiple et simultane, les portes de la salle a manger s'ouvrirent a deux battants; un maitre d'hotel qui avait l'air d'un maitre des ceremonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonca la nouvelle: "Madame est servie", d'un ton pareil a celui dont il aurait dit: "Madame se meurt", mais qui ne jeta aucune tristesse dans l'assemblee, car ce fut d'un air folatre, et comme l'ete a Robinson, que les couples s'avancerent l'un derriere l'autre vers la salle a manger, se separant quand ils avaient gagne leur place ou des valets de pied poussaient derriere eux leur chaise; la derniere, Mme de Guermantes s'avanca vers moi, pour que je la conduisisse a table et sans que j'eprouvasse l'ombre de la timidite que j'aurais pu craindre, car, en chasseresse a qui une grande adresse musculaire a rendu la grace facile, voyant sans doute que je m'etais mis du cote qu'il ne fallait pas, elle pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur le mien et le plus naturellement encadre dans un rythme de mouvements precis et nobles. Je leur obeis avec d'autant plus d'aisance que les Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai savant, chez qui on est moins intimide que chez un ignorant; d'autres portes s'ouvrirent par ou entra la soupe fumante, comme si le diner avait lieu dans un theatre de pupazzi habilement machine et ou l'arrivee tardive du jeune invite mettait, sur un signe du maitre, tous les rouages en action. C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait ete ce signe du duc, auquel avait repondu le declanchement de cette vaste, ingenieuse, obeissante et fastueuse horlogerie mecanique et humaine. L'indecision du geste ne nuisit pas pour moi a l'effet du spectacle qui lui etait subordonne. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hesitant et embarrasse etait la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi pour diner et qu'on m'avait attendu longtemps, de meme que Mme de Guermantes avait peur qu'ayant regarde tant de tableaux, on ne me fatiguat et ne m'empechat de prendre mes aises en me presentant a jet continu. De sorte que c'etait le manque de grandeur dans le geste qui degageait la grandeur veritable. De meme que cette indifference du duc a son propre luxe, ses egards au contraire pour un hote, insignifiant en lui-meme mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes ne fut par certains cotes fort ordinaire, et n'eut meme des ridicules d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'etait pas. Mais de meme qu'un fonctionnaire ou qu'un pretre voient leur mediocre talent multiplie a l'infini (comme une vague par toute la mer qui se presse derriere elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient, l'administration francaise et l'eglise catholique, de meme M. de Guermantes etait porte par cette autre force, la politesse aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme de Guermantes n'eut pas recu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais du moment que quelqu'un, comme c'etait mon cas, paraissait susceptible d'etre agrege au milieu Guermantes, cette politesse decouvrait des tresors de simplicite hospitaliere plus magnifiques encore s'il est possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restes la. Quand il voulait faire plaisir a quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi pour faire de lui, ce jour-la, le personnage principal, un art qui savait mettre a profit la circonstance et le lieu. Sans doute a Guermantes ses "distinctions" et ses "graces" eussent pris une autre forme. Il eut fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une promenade avant diner. Telles qu'elles etaient, on se sentait touche par ses facons comme on l'est, en lisant des Memoires du temps, par celles de Louis XIV quand il repond avec bonte, d'un air riant et avec une demi-reverence, a quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il, dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au dela de ce que ce mot signifie. Louis XIV (auquel les entiches de noblesse de son temps reprochent pourtant son peu de souci de l'etiquette, si bien, dit Saint-Simon, qu'il n'a ete qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rediger les instructions les plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs sachent a quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains cas, devant l'impossibilite d'arriver a une entente, on prefere convenir que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain etranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en entrant dans le chateau l'un a precede l'autre; et l'Electeur palatin, recevant le duc de Chevreuse a diner, feint, pour ne pas lui laisser la main, d'etre malade et dine avec lui mais couche, ce qui tranche la difficulte. M. le Duc evitant les occasions de rendre le service a Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frere dont il est du reste tendrement aime, prend un pretexte pour faire monter son cousin a son lever et le forcer a lui passer sa chemise. Mais des qu'il s'agit d'un sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant qu'il s'agit de politesse, change entierement. Quelques heures apres la mort de ce frere, une des personnes qu'il a le plus aimees, quand Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est "encore tout chaud", Louis XIV chante des airs d'operas, s'etonne que la duchesse de Bourgogne, laquelle a peine a dissimuler sa douleur, ait l'air si melancolique, et voulant que la gaiete recommence aussitot, pour que les courtisans se decident a se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions mondaines et concentrees, mais dans le langage le plus involontaire, dans les preoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on retrouvait le meme contraste: les Guermantes n'eprouvaient pas plus de chagrin que les autres mortels, on peut meme dire que leur sensibilite veritable etait moindre; en revanche, on voyait tous les jours leur nom dans les mondanites du _Gaulois_ a cause du nombre prodigieux d'enterrements ou ils eussent trouve coupable de ne pas se faire inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons couvertes de terre, les terrasses que purent connaitre Xenophon ou saint Paul, de meme dans les manieres de M. de Guermantes, homme attendrissant de gentillesse et revoltant de durete, esclave des plus petites obligations et delie des pactes les plus sacres, je retrouvais encore intacte apres plus de deux siecles ecoules cette deviation particuliere a la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralite aux questions de pure forme. L'autre raison de l'amabilite que me montra la princesse de Parme etait plus particuliere. C'est qu'elle etait persuadee d'avance que tout ce qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, etait d'une qualite superieure a tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait ete ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la permission d'envoyer des le lendemain chercher la recette ou regarder l'espece par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages a gros appointements, ayant leur voiture a eux et surtout leurs pretentions professionnelles, et qui se trouvaient fort humilies de venir s'informer d'un plat dedaigne ou prendre modele sur une variete d'oeillets laquelle n'etait pas moitie aussi belle, aussi "panachee" de "chinages", aussi grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de celle-ci, chez tout le monde, cet etonnement devant les moindres choses etait factice et destine a montrer qu'elle ne tirait pas de la superiorite de son rang et de ses richesses un orgueil defendu par ses anciens precepteurs, dissimule par sa mere et insupportable a Dieu, en revanche, c'est en toute sincerite qu'elle regardait le salon de la duchesse de Guermantes comme un lieu privilegie ou elle ne pouvait marcher que de surprises en delices. D'une facon generale d'ailleurs, mais qui serait bien insuffisante a expliquer cet etat d'esprit, les Guermantes etaient assez differents du reste de la societe aristocratique, ils etaient plus precieux et plus rares. Ils m'avaient donne au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouves vulgaires, pareils a tous les hommes et a toutes les femmes, mais parce que prealablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en Parme, des noms. Evidemment, dans ce salon, toutes les femmes que j'avais imaginees comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de meme davantage a la grande majorite des femmes. Mais de meme que Balbec ou Florence, les Guermantes, apres avoir decu l'imagination parce qu'ils ressemblaient plus a leurs pareils qu'a leur nom, pouvaient ensuite, quoique a un moindre degre, offrir a l'intelligence certaines particularites qui les distinguaient. Leur physique meme, la couleur d'un rose special, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair, une certaine blondeur quasi eclairante des cheveux delicats, meme chez les hommes, masses en touffes dorees et douces, moitie de lichens parietaires et de pelage felin (eclat lumineux a quoi correspondait un certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme l'esprit des Mortemart--une certaine qualite sociale plus fine des avant Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient eux-memes), tout cela faisait que, dans la matiere meme, si precieuse fut-elle, de la societe aristocratique ou on les trouvait engaines ca et la, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles a discerner et a suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou plutot encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarte dont les crins depeignes courent comme de flexibles rayons dans les flancs de l'agate-mousse. Les Guermantes--du moins ceux qui etaient dignes du nom--n'etaient pas seulement d'une qualite de chair, de cheveu, de transparent regard, exquise, mais avaient une maniere de se tenir, de marcher, de saluer, de regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils etaient aussi differents en tout cela d'un homme du monde quelconque que celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgre leur amabilite on se disait: n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait leur envie, parce que je possedais des merites que j'ignorais et qu'ils faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore j'ai senti que cette profession de foi n'etait qu'a demi sincere et que chez eux le dedain ou l'etonnement coexistaient avec l'admiration et l'envie. La flexibilite physique essentielle aux Guermantes etait double; grace a l'une, toujours en action, a tout moment, et si par exemple un Guermantes male allait saluer une dame, il obtenait une silhouette de lui-meme, faite de l'equilibre instable de mouvements asymetriques et nerveusement compenses, une jambe trainant un peu soit expres, soit parce qu'ayant ete souvent cassee a la chasse elle imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une deviation a laquelle la remontee d'une epaule faisait contrepoids, pendant que le monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au meme moment ou le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre flexibilite, comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde a jamais la coquille ou le bateau, s'etait pour ainsi dire stylisee en une sorte de mobilite fixee, incurvant le nez busque qui sous les yeux bleus a fleur de tete, au-dessus des levres trop minces, d'ou sortait, chez les femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseignee au XVIe siecle par le bon vouloir de genealogistes parasites et hellenisants a cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils pretendaient quand ils lui donnaient pour origine la fecondation mythologique d'une nymphe par un divin Oiseau. Les Guermantes n'etaient pas moins speciaux au point de vue intellectuel qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'epoux aux idees surannees de "Marie Gilbert" et qui faisait asseoir sa femme a gauche quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle etait de moins bon sang, pourtant royal, que lui), mais il etait une exception et faisait, absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur "gratin" de l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les theories de la duchesse de Guermantes, laquelle a vrai dire a force d'etre Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose d'autre et de plus agreable, mettaient tellement au-dessus de tout l'intelligence et etaient en politique si socialistes qu'on se demandait ou dans son hotel se cachait le genie charge d'assurer le maintien de la vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais evidemment tapi tantot dans l'antichambre, tantot dans le salon, tantot dans le cabinet de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire "Madame la duchesse", a cette personne qui n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller diner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se decolleter pour cela. Le meme genie de la famille presentait a Mme de Guermantes la situation des duchesses, du moins des premieres d'entre elles, et comme elle multimillionnaires, le sacrifice a d'ennuyeux thes-diners en ville, raouts, d'heures ou elle eut pu lire des choses interessantes, comme des necessites desagreables analogues a la pluie, et que Mme de Guermantes acceptait en exercant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller jusqu'a rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du hasard que le maitre d'hotel de Mme de Guermantes dit toujours: "Madame la duchesse" a cette femme qui ne croyait qu'a l'intelligence, ne paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pense a le prier de lui dire "Madame" tout simplement. En poussant la bonne volonte jusqu'a ses extremes limites, on eut pu croire que, distraite, elle entendait seulement "Madame" et que l'appendice verbal qui y etait ajoute n'etait pas percu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle n'etait pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission a donner a son mari, elle disait au maitre d'hotel: "Vous rappellerez a Monsieur le duc..." Le genie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus particulierement intelligents, des Guermantes plus particulierement moraux, et ce n'etaient pas d'habitude les memes. Mais les premiers--meme un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et etait le plus delicieux de tous, ouvert a toutes les idees neuves et justes--traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la meme facon que Mme de Villeparisis, dans les moments ou le genie de la famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et a cause de leur charme plus grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une domestique: "On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est pas commune, elle doit etre la fille de gens bien, elle est certainement restee toujours dans le droit chemin." A ces moments-la le genie de la famille se faisait intonation. Mais parfois il etait aussi tournure, air de visage, le meme chez la duchesse que chez son grand-pere le marechal, une sorte d'insaisissable convulsion (pareille a celle du Serpent, genie carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais ete plusieurs fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand, avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regarde par elle du fond d'une petite cremerie. Ce genie etait intervenu dans une circonstance qui avait ete loin d'etre indifferente non seulement aux Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et, quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'oppose d'eux (c'est meme par sa grand'mere Courvoisier que les Guermantes expliquaient le parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et noblesse comme si c'etait la seule chose qui importat). Non seulement les Courvoisier n'assignaient pas a l'intelligence le meme rang que les Guermantes, mais ils ne possedaient pas d'elle la meme idee. Pour un Guermantes (fut-il bete), etre intelligent, c'etait avoir la dent dure, etre capable de dire des mechancetes, d'emporter le morceau, c'etait aussi pouvoir vous tenir tete aussi bien sur la peinture, sur la musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se faisaient de l'intelligence une idee moins favorable et, pour peu qu'on ne fut pas de leur monde, etre intelligent n'etait pas loin de signifier "avoir probablement assassine pere et mere". Pour eux l'intelligence etait l'espece de "pince monseigneur" grace a laquelle des gens qu'on ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam forcaient les portes des salons les plus respectes, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours par vous en cuire d'avoir recu de telles "especes". Aux insignifiantes assertions des gens intelligents qui n'etaient pas du monde, les Courvoisier opposaient une mefiance systematique. Quelqu'un ayant dit une fois: "Mais Swann est plus jeune que Palamede.--Du moins il vous le dit; et s'il vous le dit soyez sur que c'est qu'il y trouve son interet", avait repondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de deux etrangeres tres elegantes que les Guermantes recevaient, qu'on avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle etait l'ainee: "Mais est-elle meme l'ainee?" avait demande Mme de Gallardon, non pas positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'age, mais comme si, vraisemblablement denuees d'etat civil et religieux, de traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les petites chattes d'une meme corbeille entre lesquelles un veterinaire seul pourrait se reconnaitre. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes, maintenaient d'ailleurs en un sens l'integrite de la noblesse a la fois grace a l'etroitesse de leur esprit et a la mechancete de leur coeur. De meme que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de quelques autres comme les de Ligne, les La Tremoille, etc., tout le reste se confondait dans un vague fretin) etaient insolents avec des gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, precisement parce qu'ils ne faisaient pas attention a ces merites de second ordre dont s'occupaient enormement les Courvoisier, le manque de ces merites leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang tres eleve dans leur province mais brillamment mariees, riches, jolies, aimees des duchesses, etaient pour Paris, ou l'on est peu au courant des "pere et mere", un excellent et elegant article d'importation. Il pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrement propre, recues chez certaines Guermantes. Mais, a leur egard, l'indignation des Courvoisier ne desarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas a frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et un theme d'inepuisables declamations. Des le moment, par exemple, ou la charmante comtesse G... entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de Villebon prenait exactement l'expression qu'il eut du prendre si elle avait eu a reciter le vers: _Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-la._ vers qui lui etait du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avale presque tous les lundis un eclair charge de creme a quelques pas de la comtesse G..., mais sans resultat. Et Mme de Villebon confessait en cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes recevait une femme qui n'etait meme pas de la deuxieme societe, a Chateaudun. "Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si difficile sur ses relations, c'est a se moquer du monde", concluait Mme de Villebon avec une autre expression de visage, celle-la souriante et narquoise dans le desespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eut plutot mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement pas davantage: _Grace aux dieux mon malheur passe mon esperance_. Au reste, anticipons sur les evenements en disant que la "perseverance", rime d'esperance dans le vers suivant, de Mme de Villebon a snober Mme G... ne fut pas tout a fait inutile. Aux yeux de Mme G... elle doua Mme de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que, quand la fille de Mme G..., qui etait la plus jolie et la plus riche des bals de l'epoque, fut a marier, on s'etonna de lui voir refuser tous les ducs. C'est que sa mere, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle avait essuyees rue de Grenelle en souvenir de Chateaudun, ne souhaitait veritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon. Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient etait dans l'art, infiniment varie d'ailleurs, de marquer les distances. Les manieres des Guermantes n'etaient pas entierement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'etaient vraiment, quand on vous presentait a eux, procedaient a une sorte de ceremonie, a peu pres comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main eut ete aussi considerable que s'il s'etait agi de vous sacrer chevalier. Au moment ou un Guermantes, n'eut-il que vingt ans, mais marchant deja sur les traces de ses aines, entendait votre nom prononce par le presentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'etait nullement decide a vous dire bonjour, un regard generalement bleu, toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait pret a vous plonger dans les plus profonds replis du coeur. C'est du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient de plus accroitre par cette inspection l'amabilite du salut qui allait suivre et qui ne vous serait delivre qu'a bon escient. Tout ceci se passait a une distance de vous qui, petite s'il se fut agi d'une passe d'armes, semblait enorme pour une poignee de main et glacait dans le deuxieme cas comme elle eut fait dans le premier, de sorte que quand le Guermantes, apres une rapide tournee accomplie dans les dernieres cachettes de votre ame et de votre honorabilite, vous avait juge digne de vous rencontrer desormais avec lui, sa main, dirigee vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa longueur, avait l'air de vous presenter un fleuret pour un combat singulier, et cette main etait en somme placee si loin du Guermantes a ce moment-la que, quand il inclinait alors la tete, il etait difficile de distinguer si c'etait vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains Guermantes n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne pas se repeter sans cesse, exageraient en recommencant cette ceremonie chaque fois qu'ils vous rencontraient. Etant donne qu'ils n'avaient plus a proceder a l'enquete psychologique prealable pour laquelle le "genie de la famille" leur avait delegue ses pouvoirs dont ils devaient se rappeler les resultats, l'insistance du regard perforateur precedant la poignee de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient posseder. Les Courvoisier, dont le physique etait different, avaient vainement essaye de s'assimiler ce salut scrutateur et s'etaient rabattus sur la raideur hautaine ou la negligence rapide. En revanche, c'etait aux Courvoisier que certaines tres rares Guermantes du sexe feminin semblaient avoir emprunte le salut des dames. En effet, au moment ou on vous presentait a une de ces Guermantes-la, elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, a peu pres selon un angle de quarante-cinq degres, la tete et le buste, le bas du corps (qu'elle avait fort haut jusqu'a la ceinture, qui faisait pivot) restant immobile. Mais a peine avait-elle projete ainsi vers vous la partie superieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arriere de la verticale par un brusque retrait d'une longueur a peu pres egale. Le renversement consecutif neutralisait ce qui vous avait paru etre concede, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait meme pas acquis comme en matiere de duel, les positions primitives etaient gardees. Cette meme annulation de l'amabilite par la reprise des distances (qui etait d'origine Courvoisier et destinee a montrer que les avances faites dans le premier mouvement n'etaient qu'une feinte d'un instant) se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le "corps" de la lettre pouvait contenir des phrases qu'on n'ecrirait, semble-t-il, qu'a un ami, mais c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'etre celui de la dame, car la lettre commencait par: "monsieur" et finissait par: "Croyez, monsieur, a mes sentiments distingues." Des lors, entre ce froid debut et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succeder (si c'etait une reponse a une lettre de condoleance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu a perdre sa soeur, de l'intimite qui existait entre elles, des beautes du pays ou elle villegiaturait, des consolations qu'elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n'etait plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le caractere intime n'entrainait pourtant pas plus d'intimite entre vous et l'epistoliere que si celle-ci avait ete Pline le Jeune ou Mme de Simiane. Il est vrai que certaines Guermantes vous ecrivaient des les premieres fois "mon cher ami", "mon ami", ce n'etaient pas toujours les plus simples d'entre elles, mais plutot celles qui, ne vivant qu'au milieu des rois et, d'autre part, etant "legeres", prenaient dans leur orgueil la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans leur corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu'elles pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu'on eut eu une trisaieule commune sous Louis XIII pour qu'un jeune Guermantes dit en parlant de la marquise de Guermantes "la tante Adam", les Guermantes etaient si nombreux que meme pour ces simples rites, celui du salut de presentation par exemple, il existait bien des varietes. Chaque sous-groupe un peu raffine avait le sien, qu'on se transmettait des parents aux enfants comme une recette de vulneraire et une maniere particuliere de preparer les confitures. C'est ainsi qu'on a vu la poignee de main de Saint-Loup se declancher comme malgre lui au moment ou il entendait votre nom, sans participation de regard, sans adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison speciale--ce qui arrivait du reste assez rarement--etait presente a quelqu'un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tete, devant ce minimum si brusque de bonjour, revetant volontairement les apparences de l'inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir contre lui. Et il etait bien etonne d'apprendre qu'il ou elle avait juge a propos d'ecrire tout specialement au presentateur pour lui dire combien vous lui aviez plu et qu'il ou elle esperait bien vous revoir. Aussi particularises que le geste mecanique de Saint-Loup etaient les entrechats compliques et rapides (juges ridicules par M. de Charlus) du marquis de Fierbois, les pas graves et mesures du prince de Guermantes. Mais il est impossible de decrire ici la richesse de cette choregraphie des Guermantes a cause de l'etendue meme du corps de ballet. Pour en revenir a l'antipathie qui animait les Courvoisier contre la duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de la plaindre tant qu'elle fut jeune fille, car elle etait alors peu fortunee. Malheureusement, de tout temps une sorte d'emanation fuligineuse et _sui generis_ enfouissait, derobait aux yeux, la richesse des Courvoisier qui, si grande qu'elle fut, demeurait obscure. Une Courvoisier fort riche avait beau epouser un gros parti, il arrivait toujours que le jeune menage n'avait pas de domicile personnel a Paris, y "descendait" chez ses beaux-parents, et pour le reste de l'annee vivait en province au milieu d'une societe sans melange mais sans eclat. Pendant que Saint-Loup, qui n'avait guere plus que des dettes, eblouissait Doncieres par ses attelages, un Courvoisier fort riche n'y prenait jamais que le tram. Inversement (et d'ailleurs bien des annees auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n'avait pas grand'chose, faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier reunies des leurs. Le scandale meme de ses propos faisait une espece de reclame a sa maniere de s'habiller et de se coiffer. Elle avait ose dire au grand-duc de Russie: "Eh bien! Monseigneur, il parait que vous voulez faire assassiner Tolstoi?" dans un diner auquel on n'avait point convie les Courvoisier, d'ailleurs peu renseignes sur Tolstoi. Ils ne l'etaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l'on en juge par la duchesse de Gallardon douairiere (belle-mere de la princesse de Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n'ayant pas ete en cinq ans honoree d'une seule visite d'Oriane, repondit a quelqu'un qui lui demandait la raison de son absence: "Il parait qu'elle recite de l'Aristote (elle voulait dire de l'Aristophane) dans le monde. Je ne tolere pas ca chez moi!" On peut imaginer combien cette "sortie" de Mlle de Guermantes sur Tolstoi, si elle indignait les Courvoisier, emerveillait les Guermantes, et, par dela, tout ce qui leur tenait non seulement de pres, mais de loin. La comtesse douairiere d'Argencourt, nee Seineport, qui recevait un peu tout le monde parce qu'elle etait bas bleu et quoique son fils fut un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en disant: "Oriane de Guermantes qui est fine comme l'ambre, maligne comme un singe, douee pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un grand peintre et des vers comme en font peu de grands poetes, et vous savez, comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, sa grand'mere etait Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitieme Oriane de Guermantes sans une mesalliance, c'est le sang le plus pur, le plus vieux de France." Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que recevait Mme d'Argencourt, se representant Oriane de Guermantes, qu'ils n'auraient jamais l'occasion de connaitre personnellement, comme quelque chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse Badroul Boudour, non seulement se sentaient prets a mourir pour elle en apprenant qu'une personne si noble glorifiait par-dessus tout Tolstoi, mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force leur propre amour de Tolstoi, leur desir de resistance au tsarisme. Ces idees liberales avaient pu s'anemier entre eux, ils avaient pu douter de leur prestige, n'osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de Guermantes elle-meme, c'est-a-dire d'une jeune fille si indiscutablement precieuse et autorisee, portant les cheveux a plat sur le front (ce que jamais une Courvoisier n'eut consenti a faire) leur venait un tel secours. Un certain nombre de realites bonnes ou mauvaises gagnent ainsi beaucoup a recevoir l'adhesion de personnes qui ont autorite sur nous. Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l'amabilite dans la rue se composaient d'un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-meme, mais dont on savait que c'etait la maniere distinguee de dire bonjour, de sorte que tout le monde, effacant de soi le sourire, le bon accueil, s'efforcait d'imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en general, et particulierement Oriane, tout en connaissant mieux que personne ces rites, n'hesitaient pas, si elles vous apercevaient d'une voiture, a vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon, laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntes et raides, esquissaient de charmantes reverences, vous tendaient la main comme a un camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d'un coup, grace aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-la un peu creuse et seche, tout ce que naturellement on eut aime et qu'on s'etait efforce de proscrire, la bienvenue, l'epanchement d'une amabilite vraie, la spontaneite. C'est de la meme maniere, mais par une rehabilitation cette fois peu justifiee, que les personnes qui portent le plus en elles le gout instinctif de la mauvaise musique et des melodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et de facile, arrivent, grace a la culture symphonique, a mortifier en elles ce gout. Mais une fois arrivees a ce point, quand, emerveillees avec raison par l'eblouissant coloris orchestral de Richard Strauss, elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d'Auber les motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans une autorite si haute une justification qui les ravit et elles s'enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en ecoutant _Salome_, de ce qui leur etait interdit d'aimer dans _Les Diamants de la Couronne_. Authentique ou non, l'apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc, colportee de maison en maison, etait une occasion de raconter avec quelle elegance excessive Oriane etait arrangee a ce diner. Mais si le luxe (ce qui precisement le rendait inaccessible aux Courvoisier) ne nait pas de la richesse, mais de la prodigalite, encore la seconde dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la premiere, laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, etant donne les principes affiches ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de Villeparisis, a savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est ridicule de se preoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que seuls l'intelligence, le coeur, le talent ont de l'importance, les Courvoisier pouvaient esperer qu'en vertu de cette education qu'elle avait recue de la marquise, Oriane epouserait quelqu'un qui ne serait pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre penseur, qu'elle entrerait definitivement dans la categorie de ce que les Courvoisier appelaient "les devoyes". Ils pouvaient d'autant plus l'esperer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes que je rencontrai chez elle ne lui etaient encore revenues), elle affichait une horreur profonde a l'egard de la societe qui la tenait a l'ecart. Meme quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes qu'elle voyait, elle n'avait pas assez de railleries pour lui parce qu'il etait feru de sa naissance. Mais au moment meme ou il s'etait agi de trouver un mari a Oriane, ce n'etaient plus les principes affiches par la tante et la niece qui avaient mene l'affaire; c'avait ete le mysterieux "Genie de la famille". Aussi infailliblement que si Mme de Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parle que titres de rente et genealogies au lieu de merite litteraire et de qualites du coeur, et comme si la marquise, pour quelques jours avait ete--comme elle serait plus tard--morte, et en biere, dans l'eglise de Combray, ou chaque membre de la famille n'etait plus qu'un Guermantes, avec une privation d'individualite et de prenoms qu'attestait sur les grandes tentures noires le seul G... de pourpre, surmonte de la couronne ducale, c'etait sur l'homme le plus riche et le mieux ne, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain, sur le fils aine du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le Genie de la famille avait porte le choix de l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'evangelique Mme de Villeparisis. Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se moqua meme avec les quelques bourgeois intimes qu'elle avait convies et auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de "couper le cable" des l'annee suivante. Pour mettre le comble au malheur des Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les seules superiorites sociales recommencerent a se debiter chez la princesse des Laumes, aussitot apres le mariage. Et a cet egard, soit dit en passant, le point de vue que defendait Saint-Loup quand il vivait avec Rachel, frequentait les amis de Rachel, aurait voulu epouser Rachel, comportait--quelque horreur qu'il inspirat dans la famille--moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en general, pronant l'intelligence, n'admettant presque pas qu'on mit en doute l'egalite des hommes, alors que tout cela aboutissait a point nomme au meme resultat que si elles eussent professe des maximes contraires, c'est-a-dire a epouser un duc richissime. Saint-Loup agissait, au contraire, conformement a ses theories, ce qui faisait dire qu'il etait dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral, Rachel etait en effet peu satisfaisante. Mais il n'est pas certain que si une personne ne valait pas mieux, mais eut ete duchesse ou eut possede beaucoup de millions, Mme de Marsantes n'eut pas ete favorable au mariage. Or, pour en revenir a Mme des Laumes (bientot apres duchesse de Guermantes par la mort de son beau-pere) ce fut un surcroit de malheur inflige aux Courvoisier que les theories de la jeune princesse, en restant ainsi dans son langage, n'eussent dirige en rien sa conduite; car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit nullement a l'elegance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient que c'etait parce qu'elles n'etaient pas assez intelligentes, et telle riche Americaine qui n'avait jamais possede d'autre livre qu'un petit exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poesies de Parny, pose, parce qu'il etait "du temps", sur un meuble de son petit salon, montrait quel cas elle faisait des qualites de l'esprit par les regards devorants qu'elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait a l'Opera. Sans doute aussi Mme de Guermantes etait sincere quand elle elisait une personne a cause de son intelligence. Quand elle disait d'une femme, il parait qu'elle est "charmante", ou d'un homme qu'il etait tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir d'autres raisons de consentir a les recevoir que ce charme ou cette intelligence, le genie des Guermantes n'intervenant pas a cette derniere minute: plus profond, situe a l'entree obscure de la region ou les Guermantes jugeaient, ce genie vigilant empechait les Guermantes de trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme etait declare savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle horreur, c'etaient des snobs. M. de Breaute, dont le chateau etait tout voisin de Guermantes, ne frequentait que des altesses. Mais il se moquait d'elles et ne revait que vivre dans les musees. Aussi Mme de Guermantes etait-elle indignee quand on traitait M. de Breaute de snob. "Snob, Babal! Mais vous etes fou, mon pauvre ami, c'est tout le contraire, il deteste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire une connaissance. Meme chez moi! si je l'invite avec quelqu'un de nouveau, il ne vient qu'en gemissant." Ce n'est pas que, meme en pratique, les Guermantes ne fissent pas de l'intelligence un tout autre cas que les Courvoisier. D'une facon positive cette difference entre les Guermantes et les Courvoisier donnait deja d'assez beaux fruits. Ainsi la duchesse de Guermantes, du reste enveloppee d'un mystere devant lequel revaient de loin tant de poetes, avait donne cette fete dont nous avons deja parle, ou le roi d'Angleterre s'etait plu mieux que nulle part ailleurs, car elle avait eu l'idee, qui ne serait jamais venue a l'esprit, et la hardiesse, qui eut fait reculer le courage de tous les Courvoisier, d'inviter, en dehors des personnalites que nous avons citees, le musicien Gaston Lemaire et l'auteur dramatique Grandmougin. Mais c'est surtout au point de vue negatif que l'intellectualite se faisait sentir. Si le coefficient necessaire d'intelligence et de charme allait en s'abaissant au fur et a mesure que s'elevait le rang de la personne qui desirait etre invitee chez la princesse de Guermantes, jusqu'a approcher de zero quand il s'agissait des principales tetes couronnees, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau royal, plus le coefficient s'elevait. Par exemple, chez la princesse de Parme, il y avait une quantite de personnes que l'Altesse recevait parce qu'elle les avait connues enfant, ou parce qu'elles etaient alliees a telle duchesse, ou attachees a la personne de tel souverain, ces personnes fussent-elles laides, d'ailleurs, ennuyeuses ou sottes; or, pour un Courvoisier la raison "aime de la princesse de Parme", "soeur de mere avec la duchesse d'Arpajon", "passant tous les ans trois mois chez la reine d'Espagne", aurait suffi a leur faire inviter de telles gens, mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laisse passer son seuil, estimant qu'il en est d'un salon au sens social du mot comme au sens materiel ou il suffit de meubles qu'on ne trouve pas jolis, mais qu'on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre affreux. Un tel salon ressemble a un ouvrage ou on ne sait pas s'abstenir des phrases qui demontrent du savoir, du brillant, de la facilite. Comme un livre, comme une maison, la qualite d'un "salon", pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le sacrifice. Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de Guermantes se contentait depuis des annees du meme bonjour convenable, ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller a leurs fetes, s'en plaignaient discretement a l'Altesse, laquelle, les jours ou M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le ruse seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu'il avait des maitresses, mais compere a toute epreuve en ce qui touchait le bon fonctionnement de son salon (et l'esprit d'Oriane, qui en etait l'attrait principal), repondait: "Mais est-ce que ma femme la connait? Ah! alors, en effet, elle aurait du. Mais je vais dire la verite a Madame, Oriane au fond n'aime pas la conversation des femmes. Elle est entouree d'une cour d'esprits superieurs--moi je ne suis pas son mari, je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre qui sont, elles, tres spirituelles, les femmes l'ennuient. Voyons, Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la marquise de Souvre ait de l'esprit. Oui, je comprends bien, la princesse la recoit par bonte. Et puis elle la connait. Vous dites qu'Oriane l'a vue, c'est possible, mais tres peu je vous assure. Et puis je vais dire a la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est tres fatiguee, et elle aime tant etre aimable que, si je la laissais faire, ce serait des visites a n'en plus finir. Pas plus tard qu'hier soir, elle avait de la temperature, elle avait peur de faire de la peine a la duchesse de Bourbon en n'allant pas chez elle. J'ai du montrer les dents, j'ai defendu qu'on attelat. Tenez, savez-vous, Madame, j'ai bien envie de ne pas meme dire a Oriane que vous m'avez parle de Mme de Souvre. Oriane aime tant votre Altesse qu'elle ira aussitot inviter Mme de Souvre, ce sera une visite de plus, cela nous forcera a entrer en relations avec la soeur dont je connais tres bien le mari. Je crois que je ne dirai rien du tout a Oriane, si la princesse m'y autorise. Nous lui eviterons comme cela beaucoup de fatigue et d'agitation. Et je vous assure que cela ne privera pas Mme de Souvre. Elle va partout, dans les endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons meme pas, de petits diners de rien, Mme de Souvre s'ennuierait a perir." La princesse de Parme, naivement persuadee que le duc de Guermantes ne transmettrait pas sa demande a la duchesse et desolee de n'avoir pu obtenir l'invitation que desirait Mme de Souvre, etait d'autant plus flattee d'etre une des habituees d'un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction n'allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme invitait Mme de Guermantes, elle avait a se mettre l'esprit a la torture pour n'avoir personne qui put deplaire a la duchesse et l'empecher de revenir. Les jours habituels (apres le diner ou elle avait toujours de tres bonne heure, ayant garde les habitudes anciennes, quelques convives), le salon de la princesse de Parme etait ouvert aux habitues, et d'une facon generale a toute la grande aristocratie francaise et etrangere. La reception consistait en ceci qu'au sortir de la salle a manger, la princesse s'asseyait sur un canape devant une grande table ronde, causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dine, ou bien jetait les yeux sur un "magazine", jouait aux cartes (ou feignait d'y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou suppose un personnage marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de s'ouvrir a deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour laisser passage aux visiteurs qui avaient dine quatre a quatre (ou s'ils dinaient en ville escamotaient le cafe en disant qu'ils allaient revenir, comptant en effet "entrer par une porte et sortir par l'autre") pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive a son jeu ou a la causerie, faisait semblant de ne pas voir les arrivantes et ce n'est qu'au moment ou elles etaient a deux pas d'elle, qu'elle se levait gracieusement en souriant avec bonte pour les femmes. Celles-ci cependant faisaient devant l'Altesse debout une reverence qui allait jusqu'a la genuflexion, de maniere a mettre leurs levres a la hauteur de la belle main qui pendait tres bas et a la baiser. Mais a ce moment la princesse, de meme que si elle eut chaque fois ete surprise par un protocole qu'elle connaissait pourtant tres bien, relevait l'agenouillee comme de vive force avec une grace et une douceur sans egales, et l'embrassait sur les joues. Grace et douceur qui avaient pour condition, dira-t-on, l'humilite avec laquelle l'arrivante pliait le genou. Sans doute, et il semble que dans une societe egalitaire la politesse disparaitrait, non, comme on croit, par le defaut de l'education, mais parce que, chez les uns disparaitrait la deference due au prestige qui doit etre imaginaire pour etre efficace, et surtout chez les autres l'amabilite qu'on prodigue et qu'on affine quand on sent qu'elle a pour celui qui la recoit un prix infini, lequel dans un monde fonde sur l'egalite tomberait subitement a rien, comme tout ce qui n'avait qu'une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la politesse dans une societe nouvelle n'est pas certaine et nous sommes quelquefois trop disposes a croire que les conditions actuelles d'un etat de choses en sont les seules possibles. De tres bons esprits ont cru qu'une republique ne pourrait avoir de diplomatie et d'alliances, et que la classe paysanne ne supporterait pas la separation de l'Eglise et de l'Etat. Apres tout, la politesse dans une societe egalitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succes des chemins de fer et l'utilisation militaire de l'aeroplane. Puis, si meme la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une societe ne serait-elle pas secretement hierarchisee au fur et a mesure qu'elle serait en fait plus democratique? C'est fort possible. Le pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus ni Etats, ni armee; les cathedrales exercaient un prestige bien moins grand sur un devot du XVIIe siecle que sur un athee du XXe, et si la princesse de Parme avait ete souveraine d'un Etat, sans doute eusse-je eu l'idee d'en parler a peu pres autant que d'un president de la republique, c'est-a-dire pas du tout. Une fois l'impetrante relevee et embrassee par la princesse, celle-ci se rasseyait, se remettait a sa patience non sans avoir, si la nouvelle venue etait d'importance, cause un moment avec elle en la faisant asseoir sur un fauteuil. Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargee du service d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitues dans un immense hall sur lequel donnait le salon et qui etait rempli de portraits, de curiosites relatives a la maison de Bourbon. Les convives habituels de la princesse jouaient alors volontiers le role de cicerone et disaient des choses interessantes, que n'avaient pas la patience d'ecouter les jeunes gens, plus attentifs a regarder les Altesses vivantes (et au besoin a se faire presenter a elles par la dame d'honneur et les filles d'honneur) qu'a considerer les reliques des souveraines mortes. Trop occupes des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations qu'ils pecheraient peut-etre, ils ne savaient absolument rien, meme apres des annees, de ce qu'il y avait dans ce precieux musee des archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusement qu'il etait orne de cactus et de palmiers geants qui faisaient ressembler ce centre des elegances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation. Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois faire, ces soirs-la, une visite de digestion a la princesse, qui la gardait tout le temps a cote d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais quand la duchesse venait diner, la princesse se gardait bien d'avoir ses habitues et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des visiteurs trop peu choisis deplussent a l'exigeante duchesse. Ces soirs-la, si des fideles non prevenus se presentaient a la porte de l'Altesse, le concierge repondait: "Son Altesse Royale ne recoit pas ce soir", et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la princesse savaient que, a cette date-la, ils ne seraient pas invites. C'etait une serie particuliere, une serie fermee a tant de ceux qui eussent souhaite d'y etre compris. Les exclus pouvaient, avec une quasi-certitude, nommer les elus, et se disaient entre eux d'un ton pique: "Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se deplace jamais sans tout son etat-major." A l'aide de celui-ci, la princesse de Parme cherchait a entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre les personnes desquelles le succes aupres d'elle serait plus douteux. Mais a plusieurs des amis preferes de la duchesse, a plusieurs membres de ce brillant "etat-major", la princesse de Parme etait genee de faire des amabilites, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la princesse de Parme admettait fort bien qu'on put se plaire davantage dans la societe de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle etait bien obligee de constater qu'on s'ecrasait aux "jours" de la duchesse et qu'elle-meme y rencontrait souvent trois ou quatre altesses qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir, a ses thes, les memes tartes aux fraises, il y avait des fois ou elle restait seule toute la journee avec une dame d'honneur et un conseiller de legation etranger. Aussi, lorsque (comme c'avait ete par exemple le cas pour Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journee sans etre alle passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous les deux ans a la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas grande envie, meme pour amuser Oriane, de faire a ce Swann quelconque les "avances" de l'inviter a diner. Bref, convier la duchesse etait pour la princesse de Parme une occasion de perplexites, tant elle etait rongee par la crainte qu'Oriane trouvat tout mal. Mais en revanche, et pour la meme raison, quand la princesse de Parme venait diner chez Mme de Guermantes, elle etait sure d'avance que tout serait bien, delicieux, elle n'avait qu'une peur, c'etait de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas savoir assimiler les idees et les gens. A ce titre ma presence excitait son attention et sa cupidite aussi bien que l'eut fait une nouvelle maniere de decorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine qu'elle etait si c'etait l'une ou l'autre, la decoration de la table ou ma presence, qui etait plus particulierement l'un de ces charmes, secret du succes des receptions d'Oriane, et, dans le doute, bien decidee a tenter d'avoir a son prochain diner l'un et l'autre. Ce qui justifiait du reste pleinement la curiosite ravie que la princesse de Parme apportait chez la duchesse, c'etait cet element comique, dangereux, excitant, ou la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de delices (comme au bord de la mer dans un de ces "bains de vagues" dont les guides baigneurs signalent le peril, tout simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'ou elle sortait tonifiee, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des Guermantes. L'esprit des Guermantes--entite aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes a le posseder--etait une reputation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. Sans doute (une particularite intellectuelle n'usant pas pour se propager des memes modes que la couleur des cheveux ou du teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'etaient pas de son sang, possedaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n'avait pu envahir certains Guermantes par trop refractaires a n'importe quelle sorte d'esprit. Les detenteurs non apparentes a la duchesse de l'esprit des Guermantes avaient generalement pour caracteristique d'avoir ete des hommes brillants, doues pour une carriere a laquelle, que ce fut les arts, la diplomatie, l'eloquence parlementaire, l'armee, ils avaient prefere la vie de coterie. Peut-etre cette preference aurait-elle pu etre expliquee par un certain manque d'originalite, ou d'initiative, ou de vouloir, ou de sante, ou de chance, ou par le snobisme. Chez certains (il faut d'ailleurs reconnaitre que c'etait l'exception), si le salon Guermantes avait ete la pierre d'achoppement de leur carriere, c'etait contre leur gre. Ainsi un medecin, un peintre et un diplomate de grand avenir n'avaient pu reussir dans leur carriere, pour laquelle ils etaient pourtant plus brillamment doues que beaucoup, parce que leur intimite chez les Guermantes faisait que les deux premiers passaient pour des gens du monde, et le troisieme pour un reactionnaire, ce qui les avait empeches tous trois d'etre reconnus par leurs pairs. L'antique robe et la toque rouge que revetent et coiffent encore les colleges electoraux des facultes n'est pas, ou du moins n'etait pas, il n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement exterieure d'un passe aux idees etroites, d'un sectarisme ferme. Sous la toque a glands d'or comme les grands-pretres sous le bonnet conique des Juifs, les "professeurs" etaient encore, dans les annees qui precederent l'affaire Dreyfus, enfermes dans des idees rigoureusement pharisiennes. Du Boulbon etait au fond un artiste, mais il etait sauve parce qu'il n'aimait pas le monde. Cottard frequentait les Verdurin. Mais Mme Verdurin etait une cliente, puis il etait protege par sa vulgarite, enfin chez lui il ne recevait que la Faculte, dans des agapes sur lesquelles flottait une odeur d'acide phenique. Mais dans les corps fortement constitues, ou d'ailleurs la rigueur des prejuges n'est que la rancon de la plus belle integrite, des idees morales les plus elevees, qui flechissent dans des milieux plus tolerants, plus libres et bien vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin ecarlate double d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-a-dire un duc) de Venise enferme dans le palais ducal, etait aussi vertueux, aussi attache a de nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout element etranger, que cet autre duc, excellent mais terrible, qu'etait M. de Saint-Simon. L'etranger, c'etait le medecin mondain, ayant d'autres manieres, d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons ici, afin de ne pas etre accuse par ses collegues de les mepriser (quelles idees d'homme du monde!) s'il leur cachait la duchesse de Guermantes, esperait les desarmer en donnant les diners mixtes ou l'element medical etait noye dans l'element mondain. Il ne savait pas qu'il signait ainsi sa perte, ou plutot il l'apprenait quand le conseil des dix (un peu plus eleve en nombre) avait a pourvoir a la vacance d'une chaire, et que c'etait toujours le nom d'un medecin plus normal, fut-il plus mediocre, qui sortait de l'urne fatale, et que le "veto" retentissait dans l'antique Faculte, aussi solennel, aussi ridicule, aussi terrible que le "juro" sur lequel mourut Moliere. Ainsi encore du peintre a jamais etiquete homme du monde, quand des gens du monde qui faisaient de l'art avaient reussi a se faire etiqueter artistes, ainsi pour le diplomate ayant trop d'attaches reactionnaires. Mais ce cas etait le plus rare. Le type des hommes distingues qui formaient le fond du salon Guermantes etait celui des gens ayant renonce volontairement (ou le croyant du moins) au reste, a tout ce qui etait incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes, avec ce charme indefinissable odieux a tout "corps" tant soit peu centralise. Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitues du salon de la duchesse avait eu la medaille d'or au Salon, que l'autre, secretaire de la Conference des avocats, avait fait des debuts retentissants a la Chambre, qu'un troisieme avait habilement servi la France comme charge d'affaires, auraient pu considerer comme des rates les gens qui n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces "renseignes" etaient peu nombreux, et les interesses eux-memes auraient ete les derniers a le rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu meme de l'esprit des Guermantes: celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de pion, ou bien au contraire de garcon de magasin, tels ministres eminents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours, dont les journaux chantaient les louanges, mais a cote de qui Mme de Guermantes baillait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une maitresse de maison lui avait donne l'un ou l'autre pour voisin? Puisque etre un homme d'Etat de premier ordre n'etait nullement une recommandation aupres de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donne leur demission de la "carriere" ou de l'armee, qui ne s'etaient pas representes a la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours dejeuner et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses, d'ailleurs peu appreciees d'eux, du moins le disaient-ils, qu'ils avaient choisi la meilleure part, encore que leur air melancolique, meme au milieu de la gaite, contredit un peu le bien-fonde de ce jugement. Encore faut-il reconnaitre que la delicatesse de vie sociale, la finesse des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fut-il, quelque chose de reel. Aucun titre officiel n'y valait l'agrement de certains des preferes de Mme de Guermantes que les ministres les plus puissants n'auraient pu reussir a attirer chez eux. Si dans ce salon tant d'ambitions intellectuelles et meme de nobles efforts avaient ete enterres pour jamais, du moins, de leur poussiere, la plus rare floraison de mondanite avait pris naissance. Certes, des hommes d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient superieurs a des hommes de valeur, qu'ils dedaignaient, mais c'est que ce que la duchesse de Guermantes placait au-dessus de tout, ce n'etait pas l'intelligence, c'etait, selon elle, cette forme superieure, plus exquise, de l'intelligence elevee jusqu'a une variete verbale de talent--l'esprit. Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir, l'un comme un pedant, l'autre comme un mufle, malgre tout le savoir de l'un et tout le genie de l'autre, c'etait l'infiltration de l'esprit Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'eut ose presenter ni l'un ni l'autre a la duchesse, sentant d'avance de quel air elle eut accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d'Elstir, l'esprit des Guermantes rangeant les propos pretentieux et prolonges du genre serieux ou du genre farceur dans la plus intolerable imbecillite. Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des Guermantes ne les avait pas gagnes aussi completement qu'il arrive, par exemple, dans les cenacles litteraires, ou tout le monde a une meme maniere de prononcer, d'enoncer, et par voie de consequence de penser, ce n'est pas certes que l'originalite soit plus forte dans les milieux mondains et y mette obstacle a l'imitation. Mais l'imitation a pour conditions, non pas seulement l'absence d'une originalite irreductible, mais encore une finesse relative d'oreilles qui permette de discerner d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes auxquels ce sens musical faisait aussi entierement defaut qu'aux Courvoisier. Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre acception du mot imitation, "faire des imitations" (ce qui se disait chez les Guermantes "faire des charges"), Mme de Guermantes avait beau le reussir a ravir, les Courvoisier etaient aussi incapables de s'en rendre compte que s'ils eussent ete une bande de lapins, au lieu d'hommes et femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le defaut ou l'accent que la duchesse cherchait a contrefaire. Quand elle "imitait" le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient: "Oh! non, il ne parle tout de meme pas comme cela, j'ai encore dine hier soir avec lui chez Bebeth, il m'a parle toute la soiree, il ne parlait pas comme cela", tandis que les Guermantes un peu cultives s'ecriaient: "Dieu qu'Oriane est drolatique! Le plus fort c'est que pendant qu'elle l'imite elle lui ressemble! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu Limoges!" Or, ces Guermantes-la (sans meme aller jusqu'a ceux tout a fait remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges, disaient avec admiration: "Ah! on peut dire que vous le _tenez_" ou "que tu le tiens") avaient beau ne pas avoir d'esprit, selon Mme de Guermantes (en quoi elle etait dans le vrai), a force d'entendre et de raconter les mots de la duchesse ils etaient arrives a imiter tant bien que mal sa maniere de s'exprimer, de juger, ce que Swann eut appele, comme le duc, sa maniere de "rediger", jusqu'a presenter dans leur conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait affreusement similaire a l'esprit d'Oriane et etait traite par eux d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes etaient pour elle non seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le reste de sa famille a l'ecart, et vengeait maintenant par ses dedains les mechancetes que celle-ci lui avait faites quand elle etait jeune fille) allait les voir quelquefois, et generalement en compagnie du duc, a la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites etaient un evenement. Le coeur battait un peu plus vite a la princesse d'Epinay qui recevait dans son grand salon du rez-de-chaussee, quand elle apercevait de loin, telles les premieres lueurs d'un inoffensif incendie ou les "reconnaissances" d'une invasion non esperee, traversant lentement la cour, d'une demarche oblique, la duchesse coiffee d'un ravissant chapeau et inclinant une ombrelle d'ou pleuvait une odeur d'ete. "Tiens, Oriane", disait-elle comme un "garde-a-vous" qui cherchait a avertir ses visiteuses avec prudence, et pour qu'on eut le temps de sortir en ordre, qu'on evacuat les salons sans panique. La moitie des personnes presentes n'osait pas rester, se levait. "Mais non, pourquoi? rasseyez-vous donc, je suis charmee de vous garder encore un peu", disait la princesse d'un air degage et a l'aise (pour faire la grande dame), mais d'une voix devenue factice. "Vous pourriez avoir a vous parler.--Vraiment, vous etes pressee? eh bien, j'irai chez vous", repondait la maitresse de maison a celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient la depuis des annees sans les connaitre pour cela davantage, et qui leur disaient a peine bonjour, par discretion. A peine etaient-ils partis que le duc demandait aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de s'interesser a la qualite intrinseque des personnes qu'il ne recevait pas par la mechancete du destin ou a cause de l'etat nerveux d'Oriane. "Qu'est-ce que c'etait que cette petite dame en chapeau rose?--Mais, mon cousin, vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, nee Lamarzelle.--Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel; s'il n'y avait pas un petit defaut dans la levre superieure, elle serait tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas s'embeter. Oriane? savez-vous a quoi ses sourcils et la plantation de ses cheveux m'ont fait penser? A votre cousine Hedwige de Ligne." La duchesse de Guermantes, qui languissait des qu'on parlait de la beaute d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait compte sans le gout qu'avait son mari pour faire voir qu'il etait parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il croyait se montrer plus serieux que sa femme. "Mais, disait-il tout d'un coup avec force, vous avez prononce le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que, quand j'etais a la Chambre, un discours tout a fait remarquable fut prononce...--C'etait l'oncle de la jeune femme que vous venez de voir.--Ah! quel talent! Non, mon petit", disait-il a la vicomtesse d'Egremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne bougeant pas de chez la princesse d'Epinay, ou elle s'abaissait volontairement a un role de soubrette (quitte a battre la sienne en rentrant), restait confuse, eploree, mais restait quand le couple ducal etait la, debarrassait des manteaux, tachait de se rendre utile, par discretion offrait de passer dans la piece voisine, "ne faites pas de the pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, a la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme d'Epinay (en laissant l'Egremont rougissante, humble, ambitieuse et zelee), nous n'avons qu'un quart d'heure a vous donner." Ce quart d'heure etait occupe tout entier a une sorte d'exposition des mots que la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-meme n'eut certainement pas cites, mais que fort habilement le duc, en ayant l'air de la gourmander a propos des incidents qui les avaient provoques, l'amenait comme involontairement a redire. La princesse d'Epinay, qui aimait sa cousine et savait qu'elle avait un faible pour les compliments, s'extasiait sur son chapeau, son ombrelle, son esprit. "Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez", disait le duc du ton bourru qu'il avait adopte et qu'il temperait d'un malicieux sourire pour qu'on ne prit pas son mecontentement au serieux, "mais, au nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d'avoir une femme aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais calembour qu'elle a fait sur mon frere Palamede, ajoutait-il sachant fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore ce calembour et enchante de faire valoir sa femme. D'abord je trouve indigne d'une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d'assez jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon frere qui est tres susceptible, et si cela doit avoir pour resultat de me facher avec lui, c'est vraiment bien la peine." --Mais nous ne savons pas! Un calembour d'Oriane? Cela doit etre delicieux. Oh! dites-le. --Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus souriant, je suis ravi que vous ne l'ayez pas appris. Serieusement j'aime beaucoup mon frere. --Ecoutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner la replique a son mari etait venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela peut facher Palamede, vous savez tres bien le contraire. Il est beaucoup trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n'a quoi que ce soit de desobligeant. Vous allez faire croire que j'ai dit une mechancete, j'ai tout simplement repondu quelque chose de pas drole, mais c'est vous qui y donnez de l'importance par votre indignation. Je ne vous comprends pas. --Vous nous intriguez horriblement, de quoi s'agit-il? --Oh! evidemment de rien de grave! s'ecriait M. de Guermantes. Vous avez peut-etre entendu dire que mon frere voulait donner Breze, le chateau de sa femme, a sa soeur Marsantes. --Oui, mais on nous a dit qu'elle ne le desirait pas, qu'elle n'aimait pas le pays ou il est, que le climat ne lui convenait pas. --Eh bien, justement quelqu'un disait tout cela a ma femme et que si mon frere donnait ce chateau a notre soeur, ce n'etait pas pour lui faire plaisir, mais pour la taquiner. C'est qu'il est si taquin, Charlus, disait cette personne. Or, vous savez que Breze, c'est royal, cela peut valoir plusieurs millions, c'est une ancienne terre du roi, il y a la une des plus belles forets de France. Il y a beaucoup de gens qui voudraient qu'on leur fit des taquineries de ce genre. Aussi en entendant ce mot de taquin applique a Charlus parce qu'il donnait un si beau chateau, Oriane n'a pu s'empecher de s'ecrier, involontairement, je dois le confesser, elle n'y a pas mis de mechancete, car c'est venu vite comme l'eclair, "Taquin... taquin... Alors c'est Taquin le Superbe!" Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir jete un regard circulaire pour juger de l'esprit de sa femme, le duc qui etait d'ailleurs assez sceptique quant a la connaissance que Mme d'Epinay avait de l'histoire ancienne, vous comprenez, c'est a cause de Tarquin le Superbe, le roi de Rome; c'est stupide, c'est un mauvais jeu de mots, indigne d'Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma femme, si j'ai moins d'esprit, je pense aux suites, si le malheur veut qu'on repete cela a mon frere, ce sera toute une histoire. D'autant plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamede est tres hautain, tres haut et aussi tres pointilleux, tres enclin aux commerages, meme en dehors de la question du chateau, il faut reconnaitre que Taquin le Superbe lui convient assez bien. C'est ce qui sauve les mots de Madame, c'est que meme quand elle veut s'abaisser a de vulgaires a peu pres, elle reste spirituelle malgre tout et elle peint assez bien les gens. Ainsi grace, une fois, a Taquin le Superbe, une autre fois a un autre mot, ces visites du duc et de la duchesse a leur famille renouvelaient la provision des recits, et l'emoi qu'elles avaient cause durait bien longtemps apres le depart de la femme d'esprit et de son impresario. On se regalait d'abord, avec les privilegies qui avaient ete de la fete (les personnes qui etaient restees la), des mots qu'Oriane avait dits. "Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe?" demandait la princesse d'Epinay. --Si, repondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de Sarsina (La Rochefoucauld) m'en avait parle, pas tout a fait dans les memes termes. Mais cela a du etre bien plus interessant de l'entendre raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de l'entendre accompagner par l'auteur. "Nous parlions du dernier mot d'Oriane qui etait ici tout a l'heure", disait-on a une visiteuse qui allait se trouver desolee de ne pas etre venue une heure auparavant. --Comment, Oriane etait ici? --Mais oui, vous seriez venue un peu plus tot, lui repondait la princesse d'Epinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce que la maladroite avait rate. C'etait sa faute si elle n'avait pas assiste a la creation du monde ou a la derniere representation de Mme Carvalho. "Qu'est-ce que vous dites du dernier mot d'Oriane? j'avoue que j'apprecie beaucoup Taquin le Superbe", et le "mot" se mangeait encore froid le lendemain a dejeuner, entre intimes qu'on invitait pour cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. Meme la princesse faisant cette semaine-la sa visite annuelle a la princesse de Parme en profitait pour demander a l'Altesse si elle connaissait le mot et le lui racontait. "Ah! Taquin le Superbe", disait la princesse de Parme, les yeux ecarquilles par une admiration _a priori_, mais qui implorait un supplement d'explications auquel ne se refusait pas la princesse d'Epinay. "J'avoue que Taquin le Superbe me plait infiniment comme redaction" concluait la princesse. En realite, le mot de redaction ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d'Epinay, qui avait la pretention d'avoir assimile l'esprit des Guermantes, avait pris a Oriane les expressions "redige, redaction" et les employait sans beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n'aimait pas beaucoup Mme d'Epinay qu'elle trouvait laide, savait avare et croyait mechante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de "redaction" qu'elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu'elle n'eut pas su appliquer toute seule. Elle eut l'impression que c'etait, en effet, la redaction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans oublier tout a fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne put se defendre d'un tel sentiment d'admiration pour une femme qui possedait a ce point l'esprit des Guermantes qu'elle voulut inviter la princesse d'Epinay a l'Opera. Seule la retint la pensee qu'il conviendrait peut-etre de consulter d'abord Mme de Guermantes. Quant a Mme d'Epinay qui, bien differente des Courvoisier, faisait mille graces a Oriane et l'aimait, mais etait jalouse de ses relations et un peu agacee des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la princesse de Parme avait eu de peine a comprendre Taquin le Superbe et combien il fallait qu'Oriane fut snob pour avoir dans son intimite une pareille dinde. "Je n'aurais jamais pu frequenter la princesse de Parme si j'avais voulu, dit-elle aux amis qu'elle avait a diner, parce que M. d'Epinay ne me l'aurait jamais permis a cause de son immoralite, faisant allusion a certains debordements purement imaginaires de la princesse. Mais meme si j'avais eu un mari moins severe, j'avoue que je n'aurais pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment. Moi j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine a arriver au bout de la visite." Quant a ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l'arrivee de la duchesse les mettait generalement en fuite a cause de l'exasperation que leur causaient les "salamalecs exageres" qu'on faisait pour Oriane. Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas completement la plaisanterie, mais tout de meme a moitie, car il etait instruit. Et les Courvoisier allerent repetant qu'Oriane avait appele l'oncle Palamede "Tarquin le Superbe", ce qui le peignait selon eux assez bien. "Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane? ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En somme, qu'est-ce qu'Oriane? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cedent en rien, ni comme illustration, ni comme anciennete, ni comme alliances. Il ne faut pas oublier qu'au Camp du drap d'or, comme le roi d'Angleterre demandait a Francois Ier quel etait le plus noble des seigneurs la presents: "Sire, repondit le roi de France, c'est Courvoisier." D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restes que les mots les eussent laisses d'autant plus insensibles que les incidents qui les faisaient generalement naitre auraient ete consideres par eux d'un point de vue tout a fait different. Si, par exemple, une Courvoisier se trouvait manquer de chaises, dans une reception qu'elle donnait, ou si elle se trompait de nom en parlant a une visiteuse qu'elle n'avait pas reconnue, ou si un des ses domestiques lui adressait une phrase ridicule, la Courvoisier, ennuyee a l'extreme, rougissante, fremissant d'agitation, deplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement et imperieusement interrogatif: "Est-ce que vous la connaissez?" craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa presence donnat une mauvaise impression a Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au contraire, de tels incidents, l'occasion de recits qui faisaient rire les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on etait oblige de l'envier d'avoir manque de chaises, d'avoir fait ou laisse faire a son domestique une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait, comme on est oblige de se feliciter que les grands ecrivains aient ete tenus a distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs humiliations et leurs souffrances ont ete, sinon l'aiguillon de leur genie, du moins la matiere de leurs oeuvres. Les Courvoisier n'etaient pas davantage capables de s'elever jusqu'a l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un sur instinct aux necessites du moment, en faisait quelque chose d'artistique, la ou l'application purement raisonnee de regles rigides eut donne d'aussi mauvais resultats qu'a quelqu'un qui, voulant reussir en amour ou dans la politique, reproduirait a la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un diner de famille, ou un diner pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur fils, leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet. Une Courvoisier dont le pere avait ete ministre de l'empereur, ayant a donner une matinee en l'honneur de la princesse Mathilde, deduisit par esprit de geometrie qu'elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes elegantes de ses relations, tous les hommes agreables furent impitoyablement bannis, parce que, d'opinion ou d'attaches legitimistes, ils auraient, selon la logique des Courvoisier, pu deplaire a l'Altesse Imperiale. Celle-ci, qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez etonnee quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une pique-assiette celebre, veuve d'un ancien prefet de l'Empire, la veuve du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidelite a Napoleon, leur betise et leur ennui. La princesse Mathilde n'en repandit pas moins le ruissellement genereux et doux de sa grace souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la princesse, et qu'elle remplaca, sans raisonnements _a priori_ sur le bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautes, de toutes les valeurs, de toutes les celebrites qu'une sorte de flair, de tact et de doigte lui faisait sentir devoir etre agreables a la niece de l'empereur, meme quand elles etaient de la propre famille du roi. Il n'y manqua meme pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la princesse, relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la reverence et voulait lui baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du coeur qu'elle put assurer a la duchesse qu'elle n'avait jamais passe une meilleure journee ni assiste a une fete plus reussie. La princesse de Parme etait Courvoisier par l'incapacite d'innover en matiere sociale, mais, a la difference des Courvoisier, la surprise que lui causait perpetuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux l'antipathie, mais l'emerveillement. Cet etonnement etait encore accru du fait de la culture infiniment arrieree de la princesse. Mme de Guermantes etait elle-meme beaucoup moins avancee qu'elle ne le croyait. Mais il suffisait qu'elle le fut plus que Mme de Parme pour stupefier celle-ci, et comme chaque generation de critiques se borne a prendre le contrepied des verites admises par leurs predecesseurs, elle n'avait qu'a dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, etait avant tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans Wagner, pour procurer a la princesse, au prix d'un surmenage toujours nouveau, comme a quelqu'un qui nage dans la tempete, des horizons qui lui paraissaient inouis et lui restaient confus. Stupefaction d'ailleurs devant les paradoxes, proferes non seulement au sujet des oeuvres artistiques, mais meme des personnes de leur connaissance, et aussi des actions mondaines. Sans doute l'incapacite ou etait Mme de Parme de separer le veritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire a la haute valeur intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont ensuite elle etait confondue d'entendre la duchesse lui dire en souriant que c'etait de simples cruches), telle etait une des causes de l'etonnement que la princesse avait toujours a entendre Mme de Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi qui connaissais a cette epoque plus de livres que de gens et mieux la litterature que le monde, je m'expliquai en pensant que la duchesse, vivant de cette vie mondaine dont le desoeuvrement et la sterilite sont a une activite sociale veritable ce qu'est en art la critique a la creation, etendait aux personnes de son entourage l'instabilite de points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour etancher son esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais et ne se genera point de soutenir l'opinion desalterante que la plus belle _Iphigenie_ est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin la veritable _Phedre_ celle de Pradon. Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait epouse un timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, Mme de Guermantes s'inventait un beau jour une volupte spirituelle non pas seulement en decrivant la femme, mais en "decouvrant" le mari. Dans le menage Cambremer par exemple, si elle eut vecu alors dans ce milieu, elle eut decrete que Mme de Cambremer etait stupide, et en revanche, que la personne interessante, meconnue, delicieuse, vouee au silence par une femme jacassante, mais la valant mille fois, etait le marquis, et la duchesse eut eprouve a declarer cela le meme genre de rafraichissement que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire _Hernani_, confesse lui preferer le _Lion amoureux._ A cause du meme besoin maladif de nouveautes arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme modele, une vraie sainte, d'avoir ete mariee a un coquin, un beau jour Mme de Guermantes affirmait que ce coquin etait un homme leger, mais plein de coeur, que la durete implacable de sa femme avait pousse a de vraies inconsequences. Je savais que ce n'etait pas seulement entre les oeuvres, dans la longue serie des siecles, mais jusqu'au sein d'une meme oeuvre que la critique joue a replonger dans l'ombre ce qui depuis trop longtemps etait radieux et a en faire sortir ce qui semblait voue a l'obscurite definitive. Je n'avais pas seulement vu Bellini, Winterhalter, les architectes jesuites, un ebeniste de la Restauration, venir prendre la place de genies qu'on avait dits fatigues simplement parce que les oisifs intellectuels s'en etaient fatigues, comme sont toujours fatigues et changeants les neurastheniques. J'avais vu preferer en Sainte-Beuve tour a tour le critique et le poete, Musset renie quant a ses vers sauf pour de petites pieces fort insignifiantes. Sans doute certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scenes les plus celebres du _Cid_ ou de _Polyeucte_ telle tirade du _Menteur_ qui donne, comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l'epoque, mais leur predilection, justifiee sinon par des motifs de beaute, du moins par un interet documentaire, est encore trop rationnelle pour la critique folle. Elle donne tout Moliere pour un vers de _l'Etourdi,_ et, meme en trouvant le _Tristan_ de Wagner assommant, en sauvera une "jolie note de cor", au moment ou passe la chasse. Cette depravation m'aida a comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle decidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave coeur, mais sot, etait un monstre d'egoisme, plus fin qu'on ne croyait, qu'un autre connu pour sa generosite pouvait symboliser l'avarice, qu'une bonne mere ne tenait pas a ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse avait les plus nobles sentiments. Comme gatees par la nullite de la vie mondaine, l'intelligence et la sensibilite de Mme de Guermantes etaient trop vacillantes pour que le degout ne succedat pas assez vite chez elle a l'engouement (quitte a se sentir de nouveau attiree vers le genre d'esprit qu'elle avait tour a tour recherche et delaisse) et pour que le charme qu'elle avait trouve a un homme de coeur ne se changeat pas, s'il la frequentait trop, cherchait trop en elle des directions qu'elle etait incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par son admirateur et qui ne l'etait que par l'impuissance ou on est de trouver du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de jugement de la duchesse n'epargnaient personne, excepte son mari. Lui seul ne l'avait jamais aimee; en lui elle avait senti toujours un de ces caracteres de fer, indifferent aux caprices qu'elle avait, dedaigneux de sa beaute, violent, d'une volonte a ne plier jamais et sous la seule loi desquels les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de Guermantes poursuivant un meme type de beaute feminine, mais le cherchant dans des maitresses souvent renouvelees, n'avait, une fois qu'ils les avait quittees, et pour se moquer d'elles, qu'une associee durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie, pour une femme que lui M. de Guermantes etait trop heureux d'avoir trouvee, qui couvrait tous ses desordres, recevait comme personne, et maintenait a leur salon son rang de premier salon du faubourg Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-meme; souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il etait fier d'elle. Si, aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus leger argent pour des charites, pour les domestiques, il tenait a ce qu'elle eut les toilettes les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de Guermantes venait d'inventer, relativement aux merites et aux defauts, brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et friand paradoxe, elle brulait d'en faire l'essai devant des personnes capables de le gouter, d'en faire savourer l'originalite psychologique et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles ne contenaient pas d'habitude plus de verite que les anciennes, souvent moins; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu leur conferait quelque chose d'intellectuel qui les rendait emouvantes a communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s'exercer la psychologie de la duchesse etait generalement un intime dont ceux a qui elle souhaitait de transmettre sa decouverte ignoraient entierement qu'il ne fut plus au comble de la faveur; aussi la reputation qu'avait Mme de Guermantes d'incomparable amie sentimentale, douce et devouee, rendait difficile de commencer l'attaque; elle pouvait tout au plus intervenir ensuite comme contrainte et forcee, en donnant la replique pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer; c'etait justement le role ou excellait M. de Guermantes. Quant aux actions mondaines, c'etait encore un autre plaisir arbitrairement theatral que Mme de Guermantes eprouvait a emettre sur elles de ces jugements imprevus qui fouettaient de surprises incessantes et delicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce fut moins a l'aide de la critique litteraire que d'apres la vie politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre quel il pouvait etre. Les edits successifs et contradictoires par lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des valeurs chez les personnes de son milieu ne suffisant plus a la distraire, elle cherchait aussi, dans la maniere dont elle dirigeait sa propre conduite sociale, dont elle rendait compte de ses moindres decisions mondaines, a gouter ces emotions artificielles, a obeir a ces devoirs factices qui stimulent la sensibilite des assemblees et s'imposent a l'esprit des politiciens. On sait que quand un ministre explique a la Chambre qu'il a cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet toute simple a l'homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit le compte rendu de la seance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant remue tout d'un coup, et commence a douter d'avoir eu raison d'approuver le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a ete ecoute au milieu d'une vive agitation et ponctue par des expressions de blame telles que: "C'est tres grave", prononcees par un depute dont le nom et les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentues que, dans l'interruption tout entiere, les mots "c'est tres grave!" tiennent moins de place qu'un hemistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois, quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siegeait a la Chambre, on lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fut surtout destine a la circonscription de Meseglise et afin de montrer aux electeurs qu'ils n'avaient pas porte leurs votes sur un mandataire inactif ou muet: "Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes: "Ceci est grave!" Tres bien! au centre et sur quelques bancs a droite, vives exclamations a l'extreme gauche." Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidelite au sage ministre, mais son coeur est ebranle de nouveaux battements par les premiers mots du nouvel orateur qui repond au ministre: "L'etonnement, la stupeur, ce n'est pas trop dire (vive sensation dans la partie droite de l'hemicycle), que m'ont causes les paroles de celui qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre d'applaudissements)... Quelques deputes s'empressent vers le banc des ministres; M. le Sous-Secretaire d'Etat aux Postes et Telegraphes fait de sa place avec la tete un signe affirmatif." Ce "tonnerre d'applaudissements", emporte les dernieres resistances du lecteur de bon sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une facon de proceder qui en soi-meme est insignifiante; au besoin, quelque fait normal, par exemple: vouloir faire payer les riches plus que les pauvres, la lumiere sur une iniquite, preferer la paix a la guerre, il le trouvera scandaleux et y verra une offense a certains principes auxquels il n'avait pas pense en effet, qui ne sont pas inscrits dans le coeur de l'homme, mais qui emeuvent fortement a cause des acclamations qu'ils dechainent et des compactes majorites qu'ils rassemblent. Il faut d'ailleurs reconnaitre que cette subtilite des hommes politiques, qui me servit a m'expliquer le milieu Guermantes et plus tard d'autres milieux, n'est que la perversion d'une certaine finesse d'interpretation souvent designee par "lire entre les lignes". Si dans les assemblees il y a absurdite par perversion de cette finesse, il y a stupidite par manque de cette finesse dans le public qui prend tout "a la lettre", qui ne soupconne pas une revocation quand un haut dignitaire est releve de ses fonctions "sur sa demande" et qui se dit: "Il n'est pas revoque puisque c'est lui qui l'a demande", une defaite quand les Russes par un mouvement strategique se replient devant les Japonais sur des positions plus fortes et preparees a l'avance, un refus quand une province ayant demande l'independance a l'empereur d'Allemagne, celui-ci lui accorde l'autonomie religieuse. Il est possible d'ailleurs, pour revenir a ces seances de la Chambre, que, quand elles s'ouvrent, les deputes eux-memes soient pareils a l'homme de bon sens qui en lira le compte rendu. Apprenant que des ouvriers en greve ont envoye leurs delegues aupres d'un ministre, peut-etre se demandent-ils naivement: "Ah! voyons, que se sont-ils dit? esperons que tout s'est arrange", au moment ou le ministre monte a la tribune dans un profond silence qui deja met en gout d'emotions artificielles. Les premiers mots du ministre: "Je n'ai pas besoin de dire a la Chambre que j'ai un trop haut sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir recu cette delegation dont l'autorite de ma charge n'avait pas a connaitre", sont un coup de theatre, car c'etait la seule hypothese que le bon sens des deputes n'eut pas faite. Mais justement parce que c'est un coup de theatre, il est accueilli par de tels applaudissements que ce n'est qu'au bout de quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui recevra, en retournant a son banc, les felicitations de ses collegues. On est aussi emu que le jour ou il a neglige d'inviter a une grande fete officielle le president du Conseil municipal qui lui faisait opposition, et on declare que dans l'une comme dans l'autre circonstance il a agi en veritable homme d'Etat. M. de Guermantes, a cette epoque de sa vie, avait, au grand scandale des Courvoisier, fait souvent partie des collegues qui venaient feliciter le ministre. J'ai entendu plus tard raconter que, meme a un moment ou il joua un assez grand role a la Chambre et ou on songeait a lui pour un ministere ou une ambassade, il etait, quand un ami venait lui demander un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins au grand personnage politique que tout autre qui n'eut pas ete le duc de Guermantes. Car s'il disait que la noblesse etait peu de chose, qu'il considerait ses collegues comme des egaux, il n'en pensait pas un mot. Il recherchait, feignait d'estimer, mais meprisait les situations politiques, et comme il restait pour lui-meme M. de Guermantes, elles ne mettaient pas autour de sa personne cet empese des grands emplois qui rend d'autres inabordables. Et par la, son orgueil protegeait contre toute atteinte non pas seulement ses facons d'une familiarite affichee, mais ce qu'il pouvait avoir de simplicite veritable. Pour en revenir a ces decisions artificielles et emouvantes comme celles des politiciens, Mme de Guermantes ne deconcertait pas moins les Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la princesse de Parme, par des decrets inattendus sous lesquels on sentait des principes qui frappaient d'autant plus qu'on s'en etait moins avise. Si le nouveau ministre de Grece donnait un bal travesti, chacun choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la duchesse. L'une pensait qu'elle voudrait etre en Duchesse de Bourgogne, une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de Dujabar, une troisieme en Psyche. Enfin une Courvoisier ayant demande: "En quoi te mettras-tu, Oriane?" provoquait la seule reponse a quoi l'on n'eut pas pense: "Mais en rien du tout!" et qui faisait beaucoup marcher les langues comme devoilant l'opinion d'Oriane sur la veritable position mondaine du nouveau ministre de Grece et sur la conduite a tenir a son egard, c'est-a-dire l'opinion qu'on aurait du prevoir, a savoir qu'une duchesse "n'avait pas a se rendre" au bal travesti de ce nouveau ministre. "Je ne vois pas qu'il y ait necessite a aller chez le ministre de Grece, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque, pourquoi irais-je la-bas, je n'ai rien a y faire", disait la duchesse. --Mais tout le monde y va, il parait que ce sera charmant, s'ecriait Mme de Gallardon. --Mais c'est charmant aussi de rester au coin de son feu, repondait Mme de Guermantes. Les Courvoisier n'en revenaient pas, mais les Guermantes, sans imiter, approuvaient. "Naturellement tout le monde n'est pas en position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d'un cote on ne peut pas dire qu'elle ait tort de vouloir montrer que nous exagerons en nous mettant a plat ventre devant ces etrangers dont on ne sait pas toujours d'ou ils viennent." Naturellement, sachant les commentaires que ne manqueraient pas de provoquer l'une ou l'autre attitude, Mme de Guermantes avait autant de plaisir a entrer dans une fete ou on n'osait pas compter sur elle, qu'a rester chez soi ou a passer la soiree avec son mari au theatre, le soir d'une fete ou "tout le monde allait", ou bien, quand on pensait qu'elle eclipserait les plus beaux diamants par un diademe historique, d'entrer sans un seul bijou et dans une autre tenue que celle qu'on croyait a tort de rigueur. Bien qu'elle fut antidreyfusarde (tout en croyant a l'innocence de Dreyfus, de meme qu'elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu'aux idees), elle avait produit une enorme sensation a une soiree chez la princesse de Ligne, d'abord en restant assise quand toutes les dames s'etaient levees a l'entree du general Mercier, et ensuite en se levant et en demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait commence une conference, montrant par la qu'elle ne trouvait pas que le monde fut fait pour parler politique; toutes les tetes s'etaient tournees vers elle a un concert du Vendredi Saint ou, quoique voltairienne, elle n'etait pas restee parce qu'elle avait trouve indecent qu'on mit en scene le Christ. On sait ce qu'est, meme pour les plus grandes mondaines, le moment de l'annee ou les fetes commencent: au point que la marquise d'Amoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie psychologique, et aussi manque de sensibilite, finissait souvent par dire des sottises, avait pu repondre a quelqu'un qui etait venu la condoleancer sur la mort de son pere, M. de Montmorency: "C'est peut-etre encore plus triste qu'il vous arrive un chagrin pareil au moment ou on a a sa glace des centaines de cartes d'invitations." Eh bien, a ce moment de l'annee, quand on invitait a diner la duchesse de Guermantes en se pressant pour qu'elle ne fut pas deja retenue, elle refusait pour la seule raison a laquelle un mondain n'eut jamais pense: elle allait partir en croisiere pour visiter les fjords de la Norvege, qui l'interessaient. Les gens du monde en furent stupefaits, et sans se soucier d'imiter la duchesse eprouverent pourtant de son action l'espece de soulagement qu'on a dans Kant quand, apres la demonstration la plus rigoureuse du determinisme, on decouvre qu'au-dessus du monde de la necessite il y a celui de la liberte. Toute invention dont on ne s'etait jamais avise excite l'esprit, meme des gens qui ne savent pas en profiter. Celle de la navigation a vapeur etait peu de chose aupres d'user de la navigation a vapeur a l'epoque sedentaire de la _season_. L'idee qu'on pouvait volontairement renoncer a cent diners ou dejeuners en ville, au double de "thes", au triple de soirees, aux plus brillants lundis de l'Opera et mardis des Francais pour aller visiter les fjords de la Norvege ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que _Vingt mille lieues sous les Mers_, mais leur communiqua la meme sensation d'independance et de charme. Aussi n'y avait-il pas de jour ou l'on n'entendit dire, non seulement "vous connaissez le dernier mot d'Oriane?", mais "vous savez la derniere d'Oriane?" Et de la "derniere d'Oriane", comme du dernier "mot" d'Oriane, on repetait: "C'est bien d'Oriane"; "c'est de l'Oriane tout pur." La derniere d'Oriane, c'etait, par exemple, qu'ayant a repondre au nom d'une societe patriotique au cardinal X..., eveque de Macon (que d'habitude M. de Guermantes, quand il parlait de lui, appelait "Monsieur de Mascon", parce que le duc trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait a imaginer comment la lettre serait tournee, et trouvait bien les premiers mots: "Eminence" ou "Monseigneur", mais etait embarrasse devant le reste, la lettre d'Oriane, a l'etonnement de tous, debutait par "Monsieur le cardinal" a cause d'un vieil usage academique, ou par "Mon cousin", ce terme etant usite entre les princes de l'Eglise, les Guermantes et les souverains qui demandaient a Dieu d'avoir les uns et les autres "dans sa sainte et digne garde". Pour qu'on parlat d'une "derniere d'Oriane", il suffisait qu'a une representation ou il y avait tout Paris et ou on jouait une fort jolie piece, comme on cherchait Mme de Guermantes dans la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant d'autres qui l'avaient invitee, on la trouvat seule, en noir, avec un tout petit chapeau, a un fauteuil ou elle etait arrivee pour le lever du rideau. "On entend mieux pour une piece qui en vaut la peine", expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et a l'emerveillement des Guermantes et de la princesse de Parme, qui decouvraient subitement que le "genre" d'entendre le commencement d'une piece etait plus nouveau, marquait plus d'originalite et d'intelligence (ce qui n'etait pas pour etonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte apres un grand diner et une apparition dans une soiree. Tels etaient les differents genres d'etonnement auxquels la princesse de Parme savait qu'elle pouvait se preparer si elle posait une question litteraire ou mondaine a Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces diners chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec la prudence inquiete et ravie de la baigneuse emergeant entre deux "lames". Parmi les elements qui, absents des deux ou trois autres salons a peu pres equivalents qui etaient a la tete du faubourg Saint-Germain, differenciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme Leibniz admet que chaque monade en refletant tout l'univers y ajoute quelque chose de particulier, un des moins sympathiques etait habituellement fourni par une ou deux tres belles femmes qui n'avaient de titre a etre la que leur beaute, l'usage qu'avait fait d'elles M. de Guermantes, et desquelles la presence revelait aussitot, comme dans d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari etait un ardent appreciateur des graces feminines. Elles se ressemblaient toutes un peu; car le duc avait le gout des femmes grandes, a la fois majestueuses et desinvoltes, d'un genre intermediaire entre la _Venus de Milo_ et la _Victoire de Samothrace;_ souvent blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus recente, laquelle etait a ce diner, cette vicomtesse d'Arpajon qu'il avait tant aimee qu'il la forca longtemps a lui envoyer jusqu'a dix telegrammes par jour (ce qui agacait un peu la duchesse), correspondait avec elle par pigeons voyageurs quand il etait a Guermantes, et de laquelle enfin il avait ete pendant longtemps si incapable de se passer, qu'un hiver qu'il avait du passer a Parme, il revenait chaque semaine a Paris, faisant deux jours de voyage pour la voir. D'ordinaire, ces belles figurantes avaient ete ses maitresses mais ne l'etaient plus (c'etait le cas pour Mme d'Arpajon) ou etaient sur le point de cesser de l'etre. Peut-etre cependant le prestige qu'exercaient sur elle la duchesse et l'espoir d'etre recues dans son salon, quoiqu'elles appartinssent elles-memes a des milieux fort aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles decidees, plus encore que la beaute et la generosite de celui-ci, a ceder aux desirs du duc. D'ailleurs la duchesse n'eut pas oppose a ce qu'elles penetrassent chez elle une resistance absolue; elle savait qu'en plus d'une, elle avait trouve une alliee, grace a laquelle, elle avait obtenu mille choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait impitoyablement a sa femme tant qu'il n'etait pas amoureux d'une autre. Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent recues chez la duchesse que quand leur liaison etait deja fort avancee tenait plutot d'abord a ce que le duc, chaque fois qu'il s'etait embarque dans un grand amour, avait cru seulement a une simple passade en echange de laquelle il estimait que c'etait beaucoup que d'etre invite chez sa femme. Or, il se trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que des resistances, sur lesquelles il n'avait pas compte, se produisaient, ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de resistance. En amour, souvent, la gratitude, le desir de faire plaisir, font donner au dela de ce que l'esperance et l'interet avaient promis. Mais alors la realisation de cette offre etait entravee par d'autres circonstances. D'abord toutes les femmes qui avaient repondu a l'amour de M. de Guermantes, et quelquefois meme quand elles ne lui avaient pas encore cede, avaient ete tour a tour sequestrees par lui. Il ne leur permettait plus de voir personne, il passait aupres d'elles presque toutes ses heures, il s'occupait de l'education de leurs enfants, auxquels quelquefois, si l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui arriva de donner un frere ou une soeur. Puis si, au debut de la liaison, la presentation a Mme de Guermantes, nullement envisagee par le duc, avait joue un role dans l'esprit de la maitresse, la liaison elle-meme avait transforme les points de vue de cette femme; le duc n'etait plus seulement pour elle le mari de la plus elegante femme de Paris, mais un homme que sa nouvelle maitresse aimait, un homme aussi qui souvent lui avait donne les moyens et le gout de plus de luxe et qui avait interverti l'ordre anterieur d'importance des questions de snobisme et des questions d'interet; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres contre Mme de Guermantes animait les maitresses du duc. Mais ce cas etait le plus rare; d'ailleurs, quand le jour de la presentation arrivait enfin (a un moment ou elle etait d'ordinaire deja assez indifferente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde, etaient plus souvent commandees par les actions anterieures, dont le mobile premier n'existait plus) il se trouvait souvent que c'avait ete Mme de Guermantes qui avait cherche a recevoir la maitresse en qui elle esperait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible epoux, une precieuse alliee. Ce n'est pas que, sauf a de rares moments, chez lui, ou, quand la duchesse parlait trop, il laissait echapper des paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes manquat vis-a-vis de sa femme de ce qu'on appelle les formes. Les gens qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois, a l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le depart pour Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe a Paris, comme la duchesse aimait le cafe-concert, le duc allait avec elle y passer une soiree. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces petites baignoires decouvertes ou l'on ne tient que deux, cet Hercule en "smoking" (puisqu'en France on donne a toute chose plus ou moins britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle a l'oeil, dans sa grosse mais belle main, a l'annulaire de laquelle brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps a autre une bouffee, les regards habituellement tournes vers la scene, mais, quand il les laissait tomber sur le parterre ou il ne connaissait d'ailleurs absolument personne, les emoussant d'un air de douceur, de reserve, de politesse, de consideration. Quand un couplet lui semblait drole et pas trop indecent, le duc se retournait en souriant vers sa femme, partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bonte, l'innocente gaite que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs pouvaient croire qu'il n'etait pas de meilleur mari que lui ni de personne plus enviable que la duchesse--cette femme en dehors de laquelle etaient pour le duc tous les interets de la vie, cette femme qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cesse de tromper;--quand la duchesse se sentait fatiguee, ils voyaient M. de Guermantes se lever, lui passer lui-meme son manteau en arrangeant ses colliers pour qu'ils ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu'a la sortie avec des soins empresses et respectueux qu'elle recevait avec la froideur de la mondaine qui ne voit la que du simple savoir-vivre, et parfois meme avec l'amertume un peu ironique de l'epouse desabusee qui n'a plus aucune illusion a perdre. Mais malgre ces dehors, autre partie de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs a la superficie, a une certaine epoque deja ancienne, mais qui dure encore pour ses survivants, la vie de la duchesse etait difficile. M. de Guermantes ne redevenait genereux, humain que pour une nouvelle maitresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de la duchesse; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des generosites envers des inferieurs, des charites pour les pauvres, meme pour elle-meme, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour Mme de Guermantes, des personnes qui lui etaient trop soumises, les maitresses du duc n'etaient pas exceptees. Bientot la duchesse se degoutait d'elles. Or, a ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d'Arpajon touchait a sa fin. Une autre maitresse pointait. Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour toutes recommencait un jour a se faire sentir: d'abord cet amour en mourant les leguait, comme de beaux marbres--des marbres beaux pour le duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait aimees, et etait sensible maintenant a des lignes qu'il n'eut pas appreciees sans l'amour--qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs formes longtemps ennemies, devorees par les jalousies et les querelles, et enfin reconciliees dans la paix de l'amitie; puis cette amitie meme etait un effet de l'amour qui avait fait remarquer a M. de Guermantes, chez celles qui etaient ses maitresses, des vertus qui existent chez tout etre humain mais sont perceptibles a la seule volupte, si bien que l'ex-maitresse, devenue "un excellent camarade" qui ferait n'importe quoi pour nous, est un cliche comme le medecin ou comme le pere qui ne sont pas un medecin ou un pere, mais un ami. Mais pendant une premiere periode, la femme que M. de Guermantes commencait a delaisser se plaignait, faisait des scenes, se montrait exigeante, paraissait indiscrete, tracassiere. Le duc commencait a la prendre en grippe. Alors Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumiere les defauts vrais ou supposes d'une personne qui l'agacait. Connue pour bonne, Mme de Guermantes recevait les telephonages, les confidences, les larmes de la delaissee, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitie qu'elle montrait a l'infortunee, avoir le droit d'etre taquine avec elle, en sa presence meme, quoique celle-ci dit, pourvu que cela put rentrer dans le cadre du caractere ridicule que le duc et la duchesse lui avaient recemment fabrique, Mme de Guermantes ne se genait pas d'echanger avec son mari des regards d'ironique intelligence. Cependant, en se mettant a table, la princesse de Parme se rappela qu'elle voulait inviter a l'Opera la princesse de ..., et desirant savoir si cela ne serait pas desagreable a Mme de Guermantes, elle chercha a la sonder. A ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, a cause d'un deraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa comme il put. Sa femme, si elle avait ete Courvoisier, fut morte de honte. Mais Mme de Grouchy n'etait pas Guermantes "pour des prunes". Comme son mari s'excusait du retard: --Je vois, dit-elle en prenant la parole, que meme pour les petites choses, etre en retard c'est une tradition dans votre famille. --Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas demonter, dit le duc. --Tout en marchant avec mon temps, je suis forcee de reconnaitre que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis la restauration des Bourbons, et encore mieux d'une facon qui les a rendus impopulaires. Mais je vois que vous etes un veritable Nemrod! --J'ai en effet rapporte quelques belles pieces. Je me permettrai d'envoyer demain a la duchesse une douzaine de faisans. Une idee sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista pour que M. de Grouchy ne prit pas la peine d'envoyer les faisans. Et faisant signe au valet de pied fiance, avec qui j'avais cause en quittant la salle des Elstir: --Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous permettez que je fasse quelques politesses? Nous ne mangerons pas douze faisans a nous deux, Basin et moi. --Mais apres-demain serait assez tot, dit M. de Grouchy. --Non, je prefere demain, insista la duchesse. Poullein etait devenu blanc; son rendez-vous avec sa fiancee etait manque. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait a ce que tout gardat un air humain. --Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle a Poullein, vous n'aurez qu'a changer avec Georges qui sortira demain et restera apres-demain. Mais le lendemain la fiancee de Poullein ne serait pas libre. Il lui etait bien egal de sortir. Des que Poullein eut quitte la piece, chacun complimenta la duchesse de sa bonte avec ses gens. --Mais je ne fais qu'etre avec eux comme je voudrais qu'on fut avec moi. --Justement! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place. --Pas si extraordinaire que ca. Mais je crois qu'ils m'aiment bien. Celui-la est un peu agacant parce qu'il est amoureux, il croit devoir prendre des airs melancoliques. A ce moment Poullein rentra. --En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec eux il faut etre bon, mais pas trop bon. --Je reconnais que je ne suis pas terrible; dans toute sa journee il n'aura qu'a aller chercher vos faisans, a rester ici a ne rien faire et a en manger sa part. --Beaucoup de gens voudraient etre a sa place, dit M. de Grouchy, car l'envie est aveugle. --Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de votre cousine d'Heudicourt; evidemment c'est une femme d'une intelligence superieure; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on dit qu'elle est medisante... Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupefaction voulue. Mme de Guermantes se mit a rire. La princesse finit par s'en apercevoir. --Mais... est-ce que vous n'etes pas... de mon avis?... demanda-t-elle avec inquietude. --Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons, Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents. --Il la trouve trop mechante? demanda vivement la princesse. --Oh! pas du tout, repliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit a Votre Altesse qu'elle etait medisante. C'est au contraire une excellente creature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal a personne. --Ah! dit Mme de Parme soulagee, je ne m'en etais pas apercue non plus. Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de malice quand on a beaucoup d'esprit... --Ah! cela par exemple elle en a encore moins. --Moins d'esprit?... demanda la princesse stupefaite. --Voyons, Oriane, interrompit le duc d'un ton plaintif en lancant autour de lui a droite et a gauche des regards amuses, vous entendez que la princesse vous dit que c'est une femme superieure. --Elle ne l'est pas? --Elle est au moins superieurement grosse. --Ne l'ecoutez pas, Madame, il n'est pas sincere; elle est bete comme un (heun) oie, dit d'une voix forte et enrouee Mme de Guermantes, qui, bien plus vieille France encore que le duc quand il n'y tachait pas, cherchait souvent a l'etre, mais d'une maniere opposee au genre jabot de dentelles et deliquescent de son mari et en realite bien plus fine, par une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une apre et delicieuse saveur terrienne. "Mais c'est la meilleure femme du monde. Et puis je ne sais meme pas si a ce degre-la cela peut s'appeler de la betise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une creature pareille; c'est un cas pour un medecin, cela a quelque chose de pathologique, c'est une espece d'"innocente", de cretine, de "demeuree" comme dans les melodrames ou comme dans _l'Arlesienne_. Je me demande toujours, quand elle est ici, si le moment n'est pas venu ou son intelligence va s'eveiller, ce qui fait toujours un peu peur." La princesse s'emerveillait de ces expressions tout en restant stupefaite du verdict. "Elle m'a cite, ainsi que Mme d'Epinay, votre mot sur Taquin le Superbe. C'est delicieux", repondit-elle. M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que son frere, qui pretendait ne pas me connaitre, m'attendait le soir meme a onze heures. Mais je n'avais pas demande a Robert si je pouvais parler de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'eut presque fixe etait en contradiction avec ce qu'il avait dit a la duchesse, je jugeai plus delicat de me taire. "Taquin le Superbe n'est pas mal, dit M. de Guermantes, mais Mme d'Heudicourt ne vous a probablement pas raconte un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour, en reponse a une invitation a dejeuner?" --Oh! non! dites-le! --Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me faire juger par la princesse comme encore inferieure a ma cruche de cousine. Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine a Basin. Elle est tout de meme un peu parente avec moi. --Oh! s'ecria la princesse de Parme a la pensee qu'elle pourrait trouver Mme de Guermantes bete, et protestant eperdument que rien ne pouvait faire dechoir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son admiration. --Et puis nous lui avons deja retire les qualites de l'esprit; comme ce mot tend a lui en denier certaines du coeur, il me semble inopportun. --Denier! inopportun! comme elle s'exprime bien! dit le duc avec une ironie feinte et pour faire admirer la duchesse. --Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme. --Il faut dire a Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine d'Oriane est superieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra, mais n'est pas precisement, comment dirai-je... prodigue. --Oui, je sais, elle est tres rapiate, interrompit la princesse. --Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez trouve le mot juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulierement dans la cuisine, qui est excellente mais mesuree. --Cela donne meme lieu a des scenes assez comiques, interrompit M. de Breaute. Ainsi, mon cher Basin, j'ai ete passer a Heudicourt un jour ou vous etiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux preparatifs, quand, dans l'apres-midi, un valet de pied apporta une depeche que vous ne viendriez pas. --Cela ne m'etonne pas! dit la duchesse qui non seulement etait difficile a avoir, mais aimait qu'on le sut. --Votre cousine lit le telegramme, se desole, puis aussitot, sans perdre la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de depenses inutiles envers un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied: "Dites au chef de retirer le poulet", lui crie-t-elle. Et le soir je l'ai entendue qui demandait au maitre d'hotel: "Eh bien? et les restes du boeuf d'hier? Vous ne les servez pas?" --Du reste, il faut reconnaitre que la chere y est parfaite, dit le duc, qui croyait en employant cette expression se montrer ancien regime. Je ne connais pas de maison ou l'on mange mieux. --Et moins, interrompit la duchesse. --C'est tres sain et tres suffisant pour ce qu'on appelle un vulgaire pedzouille comme moi, reprit le duc; on reste sur sa faim. --Ah! si c'est comme cure, c'est evidemment plus hygienique que fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela, ajouta Mme de Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on decernat le titre de meilleure table de Paris a une autre qu'a la sienne. Avec ma cousine, il arrive la meme chose qu'avec les auteurs constipes qui pondent tous les quinze ans une piece en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on appelle des petits chefs-d'oeuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Zenaide n'est pas mauvaise, mais on la trouverait plus quelconque si elle etait moins parcimonieuse. Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses qu'il rate. J'y ai fait comme partout de tres mauvais diners, seulement ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond plus sensible a la quantite qu'a la qualite. --Enfin, pour finir, conclut le duc, Zenaide insistait pour qu'Oriane vint dejeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup sortir de chez elle, elle resistait, s'informait si, sous pretexte de repas intime, on ne l'embarquait pas deloyalement dans un grand tralala, et tachait vainement de savoir quels convives il y aurait a dejeuner. "Viens, viens, insistait Zenaide en vantant les bonnes choses qu'il y aurait a dejeuner. Tu mangeras une puree de marrons, je ne te dis que ca, et il y aura sept petites bouchees a la reine.--Sept petites bouchees, s'ecria Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit!" Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa eclater son rire comme un roulement de tonnerre. "Ah! nous serons donc huit, c'est ravissant! Comme c'est bien redige!" dit-elle, ayant dans un supreme effort retrouve l'expression dont s'etait servie Mme d'Epinay et qui s'appliquait mieux cette fois. --Oriane, c'est tres joli ce que dit la princesse, elle dit que c'est bien redige. --Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse est tres spirituelle, repondit Mme de Guermantes qui goutait facilement un mot quand a la fois il etait prononce par une Altesse et louangeait son propre esprit. "Je suis tres fiere que Madame apprecie mes modestes redactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je l'ai dit, c'etait pour flatter ma cousine, car si elle avait sept bouchees, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, eussent depasse la douzaine." --Elle possedait tous les manuscrits de M. de Bornier, reprit, en parlant de Mme d'Heudicourt, la princesse, qui voulait tacher de faire valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle. --Elle a du le rever, je crois qu'elle ne le connaissait meme pas, dit la duchesse. --Ce qui est surtout interessant, c'est que ces correspondances sont de gens a la fois des divers pays, continua la comtesse d'Arpajon qui, alliee aux principales maisons ducales et meme souveraines de l'Europe, etait heureuse de le rappeler. --Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous rappelez bien ce diner ou vous aviez M. de Bornier comme voisin! --Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que j'ai connu M. de Bornier, naturellement, il est meme venu plusieurs fois pour me voir, mais je n'ai jamais pu me resoudre a l'inviter parce que j'aurais ete obligee chaque fois de faire desinfecter au formol. Quant a ce diner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'etait pas du tout chez Zenaide, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on lui parle de la _Fille de Roland_, qu'il s'agit d'une princesse Bonaparte qu'on pretendait fiancee au fils du roi de Grece; non, c'etait a l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir en flanquant sur une chaise a cote de moi cet academicien empeste. Je croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai ete obligee de me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le diner, je n'ai ose respirer qu'au gruyere! M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina a la derobee sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la duchesse. --Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta, dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de s'interesser a un proletaire et a un radical. M. de Breaute comprit tout l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un oeil a la fois emeche et attendri, apres quoi il essuya son monocle. --Mon Dieu, c'etait bougrement embetant la _Fille de Roland_, dit M. de Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa superiorite sur une oeuvre a laquelle il s'etait tant ennuye, peut-etre aussi par le _suave mari magno_ que nous eprouvons, au milieu d'un bon diner, a nous souvenir d'aussi terribles soirees. Mais il y avait quelques beaux vers, un sentiment patriotique. J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier. "Ah! vous avez quelque chose a lui reprocher?" me demanda curieusement le duc qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela devait tenir a un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que c'etait le commencement d'une amourette. --Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a fait? Racontez-nous ca! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre vous, puisque vous le denigrez. C'est long la _Fille de Roland_ mais c'est assez senti. --Senti est tres juste pour un auteur aussi odorant, interrompit ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est jamais trouve avec lui, il est assez comprehensible qu'il l'ait dans le nez! --Je dois du reste avouer a Madame, reprit le duc en s'adressant a la princesse de Parme, que, _Fille de Roland_ a part, en litterature et meme en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de si vieux rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-etre pas, mais le soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil air d'Auber, de Boieldieu, meme de Beethoven! Voila ce que j'aime. En revanche, pour Wagner, cela m'endort immediatement. --Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs insupportables Wagner avait du genie. _Lohengrin_ est un chef-d'oeuvre. Meme dans _Tristan_ il y a ca et la une page curieuse. Et le Choeur des fileuses du _Vaisseau fantome_ est une pure merveille. --N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant a M. de Breaute, nous preferons: "Les rendez-vous de noble compagnie se donnent tous en ce charmant sejour." C'est delicieux. Et _Fra Diavolo_, et la _Flute enchantee_, et le _Chalet_, et les _Noces de Figaro_, et les _Diamants de la Couronne_, voila de la musique! En litterature, c'est la meme chose. Ainsi j'adore Balzac, le _Bal de Sceaux_, les _Mohicans de Paris_. --Ah! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas prets d'avoir fini, attendez, gardez cela pour un jour ou Meme sera la. Lui, c'est encore mieux, il le sait par coeur. Irrite de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques instants sous le feu d'un silence menacant. Et ses yeux de chasseur avaient l'air de deux pistolets charges. Cependant Mme d'Arpajon avait echange avec la princesse de Parme, sur la poesie tragique et autre, des propos qui ne me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononce par Mme d'Arpajon: "Oh! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le laid et le beau, ou plutot parce que son insupportable vanite lui fait croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse que, dans la piece en question, il y a des choses ridicules, inintelligibles, des fautes de gout, que c'est difficile a comprendre, que cela donne a lire autant de peine que si c'etait ecrit en russe ou en chinois, car evidemment c'est tout excepte du francais, mais quand on a pris cette peine, comme on est recompense, il y a tant d'imagination!" De ce petit discours je n'avais pas entendu le debut. Je finis par comprendre non seulement que le poete incapable de distinguer le beau du laid etait Victor Hugo, mais encore que la poesie qui donnait autant de peine a comprendre que du russe ou du chinois etait: "Lorsque l'enfant parait, le cercle de famille applaudit a grands cris", piece de la premiere epoque du poete et qui est peut-etre encore plus pres de Mme Deshoulieres que du Victor Hugo de la _Legende des Siecles_. Loin de trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la premiere, de cette table si reelle, si quelconque, ou je m'etais assis avec tant de deception), je la vis par les yeux de l'esprit sous ce bonnet de dentelles, d'ou s'echappent les boucles rondes de longs repentirs, que porterent Mme de Remusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguees qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et d'a propos Sophocle, Schiller et _l'Imitation,_ mais a qui les premieres poesies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue inseparables pour ma grand'mere des derniers vers de Stephane Mallarme. "Mme d'Arpajon aime beaucoup la poesie", dit a Mme de Guermantes la princesse de Parme, impressionnee par le ton ardent avec lequel le discours avait ete prononce. --Non, elle n'y comprend absolument rien, repondit a voix basse Mme de Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, repondant a une objection du general de Beautreillis, etait trop occupee de ses propres paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. "Elle devient litteraire depuis qu'elle est abandonnee. Je dirai a Votre Altesse que c'est moi qui porte le poids de tout ca, parce que c'est aupres de moi qu'elle vient gemir chaque fois que Basin n'est pas alle la voir, c'est-a-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de meme pas ma faute si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer a aller chez elle, quoique j'aimerais mieux qu'il lui fut un peu plus fidele, parce que je la verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est ennuyeuse a un degre que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous les jours de tels maux de tete que je suis obligee de prendre chaque fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu a Basin pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des tetes si je ne demande pas a cette jeune personne de quitter un instant son fructueux trottoir pour venir prendre le the avec moi! Oh! la vie est assommante", conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il etait depuis peu l'amant d'une autre que j'appris etre la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le valet de pied prive de son jour de sortie etait en train de servir. Et je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble, car je remarquai qu'en passant les plats a M. de Chatellerault, il s'acquittait si maladroitement de sa tache que le coude du duc se trouva cogner a plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se facha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au contraire en riant de son oeil bleu clair. La bonne humeur me sembla etre, de la part du convive, une preuve de bonte. Mais l'insistance de son rire me fit croire qu'au courant de la deception du domestique il eprouvait peut-etre au contraire une joie mechante. "Mais, ma chere, vous savez que ce n'est pas une decouverte que vous faites en nous parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s'adressant cette fois a Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tete d'un air inquiet. N'esperez pas lancer ce debutant. Tout le monde sait qu'il a du talent. Ce qui est detestable c'est le Victor Hugo de la fin, la _Legende des Siecles_, je ne sais plus les titres. Mais les _Feuilles d'Automne_, les _Chants du Crepuscule_, c'est souvent d'un poete, d'un vrai poete. Meme dans les _Contemplations_, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs n'oserent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses. Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer apres le _Crepuscule_! Et puis dans les belles poesies de Victor Hugo, et il y en a, on rencontre souvent une idee, meme une idee profonde." Et avec un sentiment juste, faisant sortir la triste pensee de toutes les forces de son intonation, la posant au dela de sa voix, et fixant devant elle un regard reveur et charmant, la duchesse dit lentement: "Tenez: _La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croitre Sur la branche trop faible encor pour le porter_, ou bien encore: _Les morts durent bien peu, Helas, dans le cercueil ils tombent en poussiere Moins vite qu'en nos coeurs_!" Et tandis qu'un sourire desenchante froncait d'une gracieuse sinuosite sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard reveur de ses yeux clairs et charmants. Je commencais a les connaitre, ainsi que sa voix, si lourdement trainante, si aprement savoureuse. Dans ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait apparaitre par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des choses: l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de Guermantes, reste plus longtemps localise, plus hardi, plus sauvageon, plus provocant; puis l'habitude de gens vraiment distingues et de gens d'esprit, qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des levres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs paysans qu'avec des bourgeois; toutes particularites que la situation de reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement, de faire sortir toutes voiles dehors. Il parait que cette meme voix existait chez des soeurs a elle, qu'elle detestait, et qui, moins intelligentes et presque bourgeoisement mariees, si on peut se servir de cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terres dans leur province ou a Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans eclat, possedaient aussi cette voix mais l'avaient refrenee, corrigee, adoucie autant qu'elles pouvaient, de meme qu'il est bien rare qu'un d'entre nous ait le toupet de son originalite et ne mette pas son application a ressembler aux modeles les plus vantes. Mais Oriane etait tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement plus a la mode que ses soeurs, elle avait si bien, comme princesse des Laumes, fait la pluie et le beau temps aupres du prince de Galles, qu'elle avait compris que cette voix discordante c'etait un charme, et qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de l'originalite et du succes, ce que, dans l'ordre du theatre, une Rejane, une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque chose d'admirable et de distinctif que peut-etre des soeurs Rejane et Granier, que personne n'a jamais connues, essayerent de masquer comme un defaut. A tant de raisons de deployer son originalite locale, les ecrivains preferes de Mme de Guermantes: Merimee, Meilhac et Halevy, etaient venus ajouter, avec le respect du naturel, un desir de prosaisme par ou elle atteignait a la poesie et un esprit purement de societe qui ressuscitait devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse etait fort capable, ajoutant a ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi pour la plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus _Ile-de-France_, le plus _Champenoise_, puisque, sinon tout a fait au degre de sa belle-soeur Marsantes, elle n'usait guere que du pur vocabulaire dont eut pu se servir un vieil auteur francais. Et quand on etait fatigue du composite et bigarre langage moderne, c'etait, tout en sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d'ecouter la causerie de Mme de Guermantes,--presque le meme, si l'on etait seul avec elle et qu'elle restreignit et clarifiat encore son flot, que celui qu'on eprouve a entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en ecoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpetuelle et quiete apres-midi de ses yeux, un ciel d'Ile-de-France ou de Champagne se tendre, bleuatre, oblique, avec le meme angle d'inclinaison qu'il avait chez Saint-Loup. Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait a la fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard, la facon dont la duchesse de Broglie aurait pu gouter et blamer Victor Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif gout de la litterature issue de Merimee et de Meilhac. La premiere de ces formations me plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage a reparer la deception du voyage et de l'arrivee dans ce faubourg Saint-Germain, si different de ce que j'avais cru, mais je preferais encore la seconde a la troisieme. Or, tandis que Mme de Guermantes etait Guermantes presque sans le vouloir, son Pailleronisme, son gout pour Dumas fils etaient reflechis et voulus. Comme ce gout etait a l'oppose du mien, elle fournissait a mon esprit de la litterature quand elle me parlait du faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait litterature. Emue par les derniers vers, Mme d'Arpajon s'ecria: --Ces reliques du coeur ont aussi leur poussiere! Monsieur, il faudra que vous m'ecriviez cela sur mon eventail, dit-elle a M. de Guermantes. --Pauvre femme, elle me fait de la peine! dit la princesse de Parme a Mme de Guermantes. --Non, que madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle merite. --Mais... pardon de vous dire cela a vous... cependant elle l'aime vraiment! --Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton melancolique, personne plus que moi ne serait touchee par un sentiment vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scene terrible a Basin. Votre Altesse croit peut-etre que c'etait parce qu'il en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus; pas du tout, c'etait parce qu'il ne veut pas presenter ses fils au Jockey! Madame trouve-t-elle que ce soit d'une amoureuse? Non! Je vous dirai plus, ajouta Mme de Guermantes avec precision, c'est une personne d'une rare insensibilite. Cependant c'est l'oeil brillant de satisfaction que M. de Guermantes avait ecoute sa femme parler de Victor Hugo a "brule-pourpoint" et en citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans des moments comme ceux-ci il etait fier d'elle. "Oriane est vraiment extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est prete, elle peut tenir tete aux plus savants. Ce jeune homme doit etre subjugue. --Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce qu'elle est tres susceptible. Vous devez me trouver bien demodee, reprit-elle en s'adressant a moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considere comme une faiblesse d'aimer les idees en poesie, la poesie ou il y a une pensee. --C'est demode? dit la princesse de Parme avec le leger saisissement que lui causait cette vague nouvelle a laquelle elle ne s'attendait pas, bien qu'elle sut que la conversation de la duchesse de Guermantes lui reservat toujours ces chocs successifs et delicieux, cet essoufflant effroi, cette saine fatigue apres lesquels elle pensait instinctivement a la necessite de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher vite pour "faire la reaction". --Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n'en veux pas a Victor Hugo d'avoir des idees, bien au contraire, mais de les chercher dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a habitues au laid en litterature. Il y a deja bien assez de laideurs dans la vie. Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons? Un spectacle penible dont nous nous detournerions dans la vie, voila ce qui attire Victor Hugo. --Victor Hugo n'est pas aussi realiste que Zola, tout de meme? demanda la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du general etait trop profond pour qu'il cherchat a l'exprimer. Et son silence bienveillant quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la meme delicatesse qu'un pretre montre en evitant de vous parler de vos devoirs religieux, un financier en s'appliquant a ne pas recommander les affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous donnant pas de coups de poings. --Je sais que vous etes parent de l'amiral Jurien de la Graviere, me dit d'un air entendu Mme de Varambon, la dame d'honneur de la princesse de Parme, femme excellente mais bornee, procuree a la princesse de Parme jadis par la mere du duc. Elle ne m'avait pas encore adresse la parole et je ne pus jamais dans la suite, malgre les admonestations de la princesse de Parme et mes propres protestations, lui oter de l'esprit l'idee que je n'avais quoi que ce fut a voir avec l'amiral academicien, lequel m'etait totalement inconnu. L'obstination de la dame d'honneur de la princesse de Parme a voir en moi un neveu de l'amiral Jurien de la Graviere avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais l'erreur qu'elle commettait n'etait que le type excessif et desseche de tant d'erreurs plus legeres, mieux nuancees, involontaires ou voulues, qui accompagnent notre nom dans la "fiche" que le monde etablit relativement a nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes, ayant vivement manifeste son desir de me connaitre, me donna comme raison que je connaissais tres bien sa cousine, Mme de Chaussegros, "elle est charmante, elle vous aime beaucoup". Je me fis un scrupule, bien vain, d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas Mme de Chaussegros. "Alors c'est sa soeur que vous connaissez, c'est la meme chose. Elle vous a rencontre en Ecosse." Je n'etais jamais alle en Ecosse et pris la peine inutile d'en avertir par honnetete mon interlocuteur. C'etait Mme de Chaussegros elle-meme qui avait dit me connaitre, et le croyait sans doute de bonne foi, a la suite d'une confusion premiere, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je frequentais etait exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilite ne rimait a rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros etait, litteralement, une erreur, mais, au point de vue social, un equivalent de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune homme que j'etais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me sureleva (au point de vue mondain) dans l'idee qu'il continua a se faire de moi. Et somme toute, pour ceux qui ne jouent pas la comedie, l'ennui de vivre toujours dans le meme personnage est dissipe un instant, comme si l'on montait sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idee fausse, croit que nous sommes lies avec une dame que nous ne connaissons pas et que nous sommes notes pour avoir connue au cours d'un charmant voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidite de celle que commettait et commit toute sa vie, malgre mes denegations, l'imbecile dame d'honneur de Mme de Parme, fixee pour toujours a la croyance que j'etais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la Graviere. "Elle n'est pas tres forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de libations, je la crois legerement sous l'influence de Bacchus." En realite Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait a placer ses locutions favorites. "Mais Zola n'est pas un realiste, madame! c'est un poete!" dit Mme de Guermantes, s'inspirant des etudes critiques qu'elle avait lues dans ces dernieres annees et les adaptant a son genie personnel. Agreablement bousculee jusqu'ici, au cours du bain d'esprit, un bain agite pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle jugeait devoir lui etre particulierement salutaire, se laissant porter par les paradoxes qui deferlaient l'un apres l'autre, devant celui-ci, plus enorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'etre renversee. Et ce fut d'une voix entrecoupee, comme si elle perdait sa respiration, qu'elle dit: --Zola un poete! --Mais oui, repondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'a ce qui... porte bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier epique! C'est l'Homere de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules pour ecrire le mot de Cambronne. Malgre l'extreme fatigue qu'elle commencait a eprouver, la princesse etait ravie, jamais elle ne s'etait sentie mieux. Elle n'aurait pas echange contre un sejour a Schoenbrunn, la seule chose pourtant qui la flattat, ces divins diners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par tant de sel. --Il l'ecrit avec un grand C, s'ecria Mme d'Arpajon. --Plutot avec un grand M, je pense, ma petite, repondit Mme de Guermantes, non sans avoir echange avec son mari un regard gai qui voulait dire: "Est-elle assez idiote!" --Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un regard souriant et doux et parce qu'en maitresse de maison accomplie elle voulait, sur l'artiste qui m'interessait particulierement, laisser paraitre son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du mien, tenez, me dit-elle en agitant legerement son eventail de plumes tant elle etait consciente a ce moment-la qu'elle exercait pleinement les devoirs de l'hospitalite et, pour ne manquer a aucun, faisant signe aussi qu'on me redonnat des asperges sauce mousseline, tenez, je crois justement que Zola a ecrit une etude sur Elstir, ce peintre dont vous avez ete regarder quelques tableaux tout a l'heure, les seuls du reste que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En realite, elle detestait la peinture d'Elstir, mais trouvait d'une qualite unique tout ce qui etait chez elle. Je demandai a M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j'avais reconnu pour le meme dont les Guermantes possedaient tout a cote le portrait d'apparat, datant a peu pres de cette meme periode ou la personnalite d'Elstir n'etait pas encore completement degagee et s'inspirait un peu de Manet. "Mon Dieu, me repondit-il, je sais que c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbecile dans sa specialite, mais je suis brouille avec les noms. Je l'ai la sur le bout de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines a Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois qu'il nous a colle des croutes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce monsieur est pour M. Elstir une espece de Mecene qui l'a lance, et l'a souvent tire d'embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance--si vous appelez cela de la reconnaissance, ca depend des gouts--il l'a peint dans cet endroit-la ou avec son air endimanche il fait un assez drole d'effet. Ca peut etre un pontife tres cale, mais il ignore evidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous me semblez tout a fait feru de ces tableaux. Si j'avais su ca, je me serais tuyaute pour vous repondre. Du reste, il n'y a pas lieu de se mettre autant martel en tete pour creuser la peinture de M. Elstir que s'il s'agissait de la _Source_ d'Ingres ou des _Enfants d'Edouard_ de Paul Delaroche. Ce qu'on apprecie la dedans, c'est que c'est finement observe, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'etre un erudit pour regarder ca. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaille. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une _Botte d'Asperges_. Elles sont meme restees ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le tableau, une botte d'asperges precisement semblables a celles que vous etes en train d'avaler. Mais moi je me suis refuse a avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une botte d'asperges! Un louis, voila ce que ca vaut, meme en primeurs! Je l'ai trouvee roide. Des qu'a ces choses-la il ajoute des personnages, cela a un cote canaille, pessimiste, qui me deplait. Je suis etonne de voir un esprit fin, un cerveau distingue comme vous, aimer cela." --Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse qui n'aimait pas qu'on depreciat ce que ses salons contenaient. Je suis loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d'Elstir. Il y a a prendre et a laisser. Mais ce n'est toujours pas sans talent. Et il faut avouer que ceux que j'ai achetes sont d'une beaute rare. --Oriane, dans ce genre-la je prefere mille fois la petite etude de M. Vibert que nous avons vue a l'Exposition des aquarellistes. Ce n'est rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y a de l'esprit jusqu'au bout des ongles: ce missionnaire decharne, sale, devant ce prelat douillet qui fait jouer son petit chien, c'est tout un petit poeme de finesse et meme de profondeur. --Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L'homme est agreable. --Il est intelligent, dit le duc, on est etonne, quand on cause avec lui, que sa peinture soit si vulgaire. --Il est plus qu'intelligent, il est meme assez spirituel, dit la duchesse de l'air entendu et degustateur d'une personne qui s'y connait. --Est-ce qu'il n'avait pas commence un portrait de vous, Oriane? demanda la princesse de Parme. --Si, en rouge ecrevisse, repondit Mme de Guermantes, mais ce n'est pas cela qui fera passer son nom a la posterite. C'est une horreur, Basin voulait le detruire. Cette phrase-la, Mme de Guermantes la disait souvent. Mais d'autres fois, son appreciation etait autre: "Je n'aime pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi." L'un de ces jugements s'adressait d'habitude aux personnes qui parlaient a la duchesse de son portrait, l'autre a ceux qui ne lui en parlaient pas et a qui elle desirait en apprendre l'existence. Le premier lui etait inspire par la coquetterie, le second par la vanite. --Faire une horreur avec un portrait de vous! Mais alors ce n'est pas un portrait, c'est un mensonge: moi qui sais a peine tenir un pinceau, il me semble que si je vous peignais, rien qu'en representant ce que je vois je ferais un chef-d'oeuvre, dit naivement la princesse de Parme. --Il me voit probablement comme je me vois, c'est-a-dire depourvue d'agrement, dit Mme de Guermantes avec le regard a la fois melancolique, modeste et calin qui lui parut le plus propre a la faire paraitre autre que ne l'avait montree Elstir. --Ce portrait ne doit pas deplaire a Mme de Gallardon, dit le duc. --Parce qu'elle ne s'y connait pas en peinture? demanda la princesse de Parme qui savait que Mme de Guermantes meprisait infiniment sa cousine. Mais c'est une tres bonne femme n'est-ce pas? Le duc prit un air d'etonnement profond. "Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la princesse se moque de vous (la princesse n'y songeait pas). Elle sait aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille _poison_", reprit Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limite a toutes ces vieilles expressions, etait savoureux comme ces plats possibles a decouvrir dans les livres delicieux de Pampille, mais dans la realite devenus si rares, ou les gelees, le beurre, le jus, les quenelles sont authentiques, ne comportent aucun alliage, et meme ou on fait venir le sel des marais salants de Bretagne: a l'accent, au choix des mots on sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de Guermantes. Par la, la duchesse differait profondement de son neveu Saint-Loup, envahi par tant d'idees et d'expressions nouvelles; il est difficile, quand on est trouble par les idees de Kant et la nostalgie de Baudelaire, d'ecrire le francais exquis d'Henri IV, de sorte que la purete meme du langage de la duchesse etait un signe de limitation, et qu'en elle, et l'intelligence et la sensibilite etaient restees fermees a toutes les nouveautes. La encore l'esprit de Mme de Guermantes me plaisait justement par ce qu'il excluait (et qui composait precisement la matiere de ma propre pensee) et tout ce qu'a cause de cela meme il avait pu conserver, cette seduisante vigueur des corps souples qu'aucune epuisante reflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n'ont alteree. Son esprit d'une formation si anterieure au mien, etait pour moi l'equivalent de ce que m'avait offert la demarche des jeunes filles de la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m'offrait, domestiquee et soumise par l'amabilite, par le respect envers les valeurs spirituelles, l'energie et le charme d'une cruelle petite fille de l'aristocratie des environs de Combray, qui, des son enfance, montait a cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l'oeil aux lapins et, aussi bien qu'elle etait restee une fleur de vertu, aurait pu, tant elle avait les memes elegances, pas mal d'annees auparavant, etre la plus brillante maitresse du prince de Sagan. Seulement elle etait incapable de comprendre ce que j'avais cherche en elle--le charme du nom de Guermantes--et le petit peu que j'y avais trouve, un reste provincial de Guermantes. Nos relations etaient-elles fondees sur un malentendu qui ne pouvait manquer de se manifester des que mes hommages, au lieu de s'adresser a la femme relativement superieure qu'elle se croyait etre, iraient vers quelque autre femme aussi mediocre et exhalant le meme charme involontaire? Malentendu si naturel et qui existera toujours entre un jeune homme reveur et une femme du monde, mais qui le trouble profondement, tant qu'il n'a pas encore reconnu la nature de ses facultes d'imagination et n'a pas pris son parti des deceptions inevitables qu'il doit eprouver aupres des etres, comme au theatre, en voyage et meme en amour. M. de Guermantes ayant declare (suite aux asperges d'Elstir et a celles qui venaient d'etre servies apres le poulet financiere) que les asperges vertes poussees a l'air et qui, comme dit si drolement l'auteur exquis qui signe E. de Clermont-Tonnerre, "n'ont pas la rigidite impressionnante de leurs soeurs" devraient etre mangees avec des oeufs: "Ce qui plait aux uns deplait aux autres, et _vice versa_", repondit M. de Breaute. Dans la province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin regal que des oeufs d'ortolan completement pourris." M. de Breaute, auteur d'une etude sur les Mormons, parue dans la _Revue des Deux-Mondes_, ne frequentait que les milieux les plus aristocratiques, mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom d'intelligence. De sorte qu'a sa presence, du moins assidue, chez une femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il pretendait detester le monde et assurait separement a chaque duchesse que c'etait a cause de son esprit et de sa beaute qu'il la recherchait. Toutes en etaient, persuadees. Chaque fois que, la mort dans l'ame, il se resignait a aller a une grande soiree chez la princesse de Parme, il les convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi qu'au milieu d'un cercle intime. Pour que sa reputation d'intellectuel survecut a sa mondanite, appliquant certaines maximes de l'esprit des Guermantes, il partait avec des dames elegantes faire de longs voyages scientifiques a l'epoque des bals, et quand une personne snob, par consequent sans situation encore, commencait a aller partout, il mettait une obstination feroce a ne pas vouloir la connaitre, a ne pas se laisser presenter. Sa haine des snobs decoulait de son snobisme, mais faisait croire aux naifs, c'est-a-dire a tout le monde, qu'il en etait exempt. "Babal sait toujours tout! s'ecria la duchesse de Guermantes. Je trouve charmant un pays ou on veut etre sur que votre cremier vous vende des oeufs bien pourris, des oeufs de l'annee de la comete. Je me vois d'ici y trempant ma mouillette beurree. Je dois dire que cela arrive chez la tante Madeleine (Mme de Villeparisis) qu'on serve des choses en putrefaction, meme des oeufs (et comme Mme d'Arpajon se recriait): Mais voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est deja dans l'oeuf. Je ne sais meme pas comment ils ont la sagesse de s'y tenir. Ce n'est pas une omelette, c'est un poulailler, mais au moins ce n'est pas indique sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir diner avant-hier, il y avait une barbue a l'acide phenique! Ca n'avait pas l'air d'un service de table, mais d'un service de contagieux. Vraiment Norpois pousse la fidelite jusqu'a l'heroisme: il en a repris!" --Je crois vous avoir vu a diner chez elle le jour ou elle a fait cette sortie a ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-etre pour donner a un nom israelite l'air plus etranger, ne prononca pas le _ch_ de Bloch comme un _k_, mais comme dans _hoch_ en allemand) qui avait dit de je ne sais plus quel _poite_ (poete) qu'il etait sublime. Chatellerault avait beau casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les coups de genou de mon neveu destines a une jeune femme assise tout contre lui (ici M. de Guermantes rougit legerement). Il ne se rendait pas compte qu'il agacait notre tante avec ses "sublimes" donnes en veux-tu en voila. Bref, la tante Madeleine, qui n'a pas sa langue dans sa poche, lui a riposte: "He, monsieur, que garderez-vous alors pour M. de Bossuet." (M. de Guermantes croyait que devant un nom celebre, monsieur et une particule etaient essentiellement ancien regime.) C'etait a payer sa place. --Et qu'a repondu ce M. Bloch? demanda distraitement Mme de Guermantes, qui, a court d'originalite a ce moment-la, crut devoir copier la prononciation germanique de son mari. --Ah! je vous assure que M. Bloch n'a pas demande son reste, il court encore. --Mais oui, je me rappelle tres bien vous avoir vu ce jour-la, me dit d'un ton marque Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait quelque chose qui dut beaucoup me flatter. C'est toujours tres interessant chez ma tante. A la derniere soiree ou je vous ai justement rencontre, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passe pres de nous n'etait pas Francois Coppee. Vous devez savoir tous les noms, me dit-elle avec une envie sincere pour mes relations poetiques et aussi par amabilite a mon "egard", pour poser davantage aux yeux de ses invites un jeune homme aussi verse dans la litterature. J'assurai a la duchesse que je n'avais vu aucune figure celebre a la soiree de Mme de Villeparisis. "Comment! me dit etourdiment Mme de Guermantes, avouant par la que son respect pour les gens de lettres et son dedain du monde etaient plus superficiels qu'elle ne disait et peut-etre meme qu'elle ne croyait, comment! il n'y avait pas de grands ecrivains! Vous m'etonnez, il y avait pourtant des tetes impossibles!" Je me souvenais tres bien de ce soir-la, a cause d'un incident absolument insignifiant. Mme de Villeparisis avait presente Bloch a Mme Alphonse de Rothschild, mais mon camarade n'avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire a une vieille Anglaise un peu folle, n'avait repondu que par monosyllabes aux prolixes paroles de l'ancienne Beaute quand Mme de Villeparisis, la presentant a quelqu'un d'autre, avait prononce, tres distinctement cette fois: "la baronne Alphonse de Rothschild". Alors etaient entrees subitement dans les arteres de Bloch et d'un seul coup tant d'idees de millions et de prestige, lesquelles eussent du etre prudemment subdivisees, qu'il avait eu comme un coup au coeur, un transport au cerveau et s'etait ecrie en presence de l'aimable vieille dame: "Si j'avais su!" exclamation dont la stupidite l'avait empeche de dormir pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d'interet, mais je m'en souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d'une emotion exceptionnelle, on dit ce que l'on pense. "Je crois que Mme de Villeparisis n'est pas absolument... morale", dit la princesse de Parme, qui savait qu'on n'allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce que celle-ci venait de dire, voyait qu'on pouvait en parler librement. Mais Mme de Guermantes ayant l'air de ne pas approuver, elle ajouta: --Mais a ce degre-la, l'intelligence fait tout passer. --Mais vous vous faites de ma tante l'idee qu'on s'en fait generalement, repondit la duchesse, et qui est, en somme, tres fausse. C'est justement ce que me disait Meme pas plus tard qu'hier. Elle rougit, un souvenir inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus lui avait demande de me desinviter, comme il m'avait fait prier par Robert de ne pas aller chez elle. J'eus l'impression que la rougeur--d'ailleurs incomprehensible pour moi--qu'avait eue le duc en parlant a un moment de son frere ne pouvait pas etre attribuee a la meme cause: "Ma pauvre tante! elle gardera la reputation d'une personne de l'ancien regime, d'un esprit eblouissant et d'un devergondage effrene. Il n'y a pas d'intelligence plus bourgeoise, plus serieuse, plus terne; elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu'elle a ete la maitresse d'un grand peintre, mais il n'a jamais pu lui faire comprendre ce que c'etait qu'un tableau; et quant a sa vie, bien loin d'etre une personne depravee, elle etait tellement faite pour le mariage, elle etait tellement nee conjugale, que n'ayant pu conserver un epoux, qui etait du reste une canaille, elle n'a jamais eu une liaison qu'elle n'ait pris aussi au serieux que si c'etait une union legitime, avec les memes susceptibilites, les memes coleres, la meme fidelite. Remarquez que ce sont quelquefois les plus sinceres, il y a en somme plus d'amants que de maris inconsolables." --Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frere Palamede dont vous etes en train de parler; il n'y a pas de maitresse qui puisse rever d'etre pleuree comme l'a ete cette pauvre Mme de Charlus. --Ah! repondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de ne pas etre tout a fait de son avis. Tout le monde n'aime pas etre pleure de la meme maniere, chacun a ses preferences. --Enfin il lui a voue un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai qu'on fait quelquefois pour les morts des choses qu'on n'aurait pas faites pour les vivants. --D'abord, repondit Mme de Guermantes sur un ton reveur qui contrastait avec son intention gouailleuse, on va a leur enterrement, ce qu'on ne fait jamais pour les vivants! M. de Guermantes regarda d'un air malicieux M. de Breaute comme pour le provoquer a rire de l'esprit de la duchesse. "Mais enfin j'avoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que la maniere dont je souhaiterais d'etre pleuree par un homme que j'aimerais, n'est pas celle de mon beau-frere." La figure du duc se rembrunit. Il n'aimait pas que sa femme portat des jugements a tort et a travers, surtout sur M. de Charlus. "Vous etes difficile. Son regret a edifie tout le monde", dit-il d'un ton rogue. Mais la duchesse avait avec son mari cette espece de hardiesse des dompteurs ou des gens qui vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l'irriter: "Eh bien, non, qu'est-ce que vous voulez, c'est edifiant, je ne dis pas, il va tous les jours au cimetiere lui raconter combien de personnes il a eues a dejeuner, il la regrette enormement, mais comme une cousine, comme une grand'mere, comme une soeur. Ce n'est pas un deuil de mari. Il est vrai que c'etait deux saints, ce qui rend le deuil un peu special." M. de Guermantes, agace du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une immobilite terrible des prunelles toutes chargees. "Ce n'est pas pour dire du mal du pauvre Meme, qui, entre parentheses, n'etait pas libre ce soir, reprit la duchesse, je reconnais qu'il est bon comme personne, il est delicieux, il a une delicatesse, un coeur comme les hommes n'en ont pas generalement. C'est un coeur de femme, Meme!" --Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de Guermantes, Meme n'a rien d'effemine, personne n'est plus viril que lui. --Mais je ne vous dis pas qu'il soit effemine le moins du monde. Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah! celui-la, des qu'il croit qu'on veut toucher a son frere..., ajouta-t-elle en se tournant vers la princesse de Parme. --C'est tres gentil, c'est delicieux a entendre. Il n'y a rien de si beau que deux freres qui s'aiment, dit la princesse de Parme, comme l'auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir a une famille princiere, et a une famille par le sang, par l'esprit fort populaire. --Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, j'ai vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander un service. Le duc de Guermantes fronca son sourcil jupiterien. Quand il n'aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s'en chargeat, sachant que cela reviendrait au meme et que les personnes a qui la duchesse avait ete obligee de le demander l'inscriraient au debit commun de menage, tout aussi bien que s'il avait ete demande par le mari seul. --Pourquoi ne me l'a-t-il pas demande lui-meme? dit la duchesse, il est reste deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu'il a pu etre ennuyeux. Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de gens du monde, l'intelligence de savoir rester bete. Seulement, c'est ce badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence ouverte... ouverte a toutes les choses qu'il ne comprend pas. Il vous parle du Maroc, c'est affreux. --Il ne veut pas y retourner, a cause de Rachel, dit le prince de Foix. --Mais puisqu'ils ont rompu, interrompit M. de Breaute. --Ils ont si peu rompu que je l'ai trouvee il y a deux jours dans la garconniere de Robert; ils n'avaient pas l'air de gens brouilles, je vous assure, repondit le prince de Foix qui aimait a repandre tous les bruits pouvant faire manquer un mariage a Robert et qui d'ailleurs pouvait etre trompe par les reprises intermittentes d'une liaison en effet finie. --Cette Rachel m'a parle de vous, je la vois comme ca en passant le matin aux Champs-Elysees, c'est une espece d'evaporee comme vous dites, ce que vous appelez une degrafee, une sorte de "Dame aux Camelias", au figure bien entendu. Ce discours m'etait tenu par le prince Von qui tenait a avoir l'air au courant de la litterature francaise et des finesses parisiennes. --Justement c'est a propos du Maroc... s'ecria la princesse saisissant precipitamment ce joint. --Qu'est-ce qu'il peut vouloir pour le Maroc? demanda severement M. de Guermantes; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-la, il le sait bien. --Il croit qu'il a invente la strategie, poursuivit Mme de Guermantes, et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui n'empeche pas qu'il fait des pates dans ses lettres. L'autre jour, il a dit qu'il avait mange des pommes de terre _sublimes_, et qu'il avait trouve a louer une baignoire _sublime_. --Il parle latin, encherit le duc. --Comment, latin? demanda la princesse. --Ma parole d'honneur! que Madame demande a Oriane si j'exagere. --Mais comment, madame, l'autre jour il a dit dans une seule phrase, d'un seul trait: "Je ne connais pas d'exemple de _Sic transit gloria mundi_ plus touchant"; je dis la phrase a Votre Altesse parce qu'apres vingt questions et en faisant appel a des _linguistes_, nous sommes arrives a la reconstituer, mais Robert a jete cela sans reprendre haleine, on pouvait a peine distinguer qu'il y avait du latin la dedans, il avait l'air d'un personnage du _Malade imaginaire_! Et tout ca s'appliquait a la mort de l'imperatrice d'Autriche! --Pauvre femme! s'ecria la princesse, quelle delicieuse creature c'etait. --Oui, repondit la duchesse, un peu folle, un peu insensee, mais c'etait une tres bonne femme, une gentille folle tres aimable, je n'ai seulement jamais compris pourquoi elle n'avait jamais achete un ratelier qui tint, le sien se decrochait toujours avant la fin de ses phrases et elle etait obligee de les interrompre pour ne pas l'avaler. --Cette Rachel m'a parle de vous, elle m'a dit que le petit Saint-Loup vous adorait, vous preferait meme a elle, me dit le prince Von, tout en mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpetuel decouvrait toutes les dents. --Mais alors elle doit etre jalouse de moi et me detester, repondis-je. --Pas du tout, elle m'a dit beaucoup de bien de vous. La maitresse du prince de Foix serait peut-etre jalouse s'il vous preferait a elle. Vous ne comprenez pas? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela. --Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus a onze heures. --Tiens, il m'a fait demander hier de venir diner ce soir, mais de ne pas venir apres onze heures moins le quart. Mais si vous tenez a aller chez lui, venez au moins avec moi jusqu'au Theatre-Francais, vous serez dans la peripherie, dit le prince qui croyait sans doute que cela signifiait "a proximite" ou peut-etre "le centre". Mais ses yeux dilates dans sa grosse et belle figure rouge me firent peur et je refusai en disant qu'un ami devait venir me chercher. Cette reponse ne me semblait pas blessante. Le prince en recut sans doute une impression differente, car jamais il ne m'adressa plus la parole. "Il faut justement que j'aille voir la reine de Naples, quel chagrin elle doit avoir!" dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de Parme. Car ces paroles ne m'etaient arrivees qu'indistinctes a travers celles, plus proches, que m'avait adressees pourtant fort bas le prince Von, qui avait craint sans doute, s'il parlait plus haut, d'etre entendu de M. de Foix. --Ah! non, repondit la duchesse, ca, je crois qu'elle n'en a aucun. --Aucun? vous etes toujours dans les extremes, Oriane, dit M. de Guermantes reprenant son role de falaise qui, en s'opposant a la vague, la force a lancer plus haut son panache d'ecume. --Basin sait encore mieux que moi que je dis la verite, repondit la duchesse, mais il se croit oblige de prendre des airs severes a cause de votre presence et il a peur que je vous scandalise. --Oh! non, je vous en prie, s'ecria la princesse de Parme, craignant qu'a cause d'elle on n'alterat en quelque chose ces delicieux mercredis de la duchesse de Guermantes, ce fruit defendu auquel la reine de Suede elle-meme n'avait pas encore eu le droit de gouter. --Mais c'est a lui-meme qu'elle a repondu, comme il lui disait, d'un air banalement triste: Mais la reine est en deuil; de qui donc? est-ce un chagrin pour votre Majeste? "Non, ce n'est pas un grand deuil, c'est un petit deuil, un tout petit deuil, c'est ma soeur." La verite c'est qu'elle est enchantee comme cela, Basin le sait tres bien, elle nous a invites a une fete le jour meme et m'a donne deux perles. Je voudrais qu'elle perdit une soeur tous les jours! Elle ne pleure pas la mort de sa soeur, elle la rit aux eclats. Elle se dit probablement, comme Robert, que _sic transit_, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par modestie, quoiqu'elle sut tres bien. D'ailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en ceci de l'esprit, et du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse d'Alencon, morte tragiquement aussi, avait un grand coeur et a sincerement pleure les siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles soeurs bavaroises, ses cousines, pour l'ignorer. --Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de Parme en saisissant a nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien involontairement comme une perche Mme de Guermantes. Je crois que vous connaissez le general de Monserfeuil. --Tres peu, repondit la duchesse qui etait intimement liee avec cet officier. La princesse expliqua ce que desirait Saint-Loup. --Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre, repondit, pour ne pas avoir l'air de refuser, la duchesse dont les relations avec le general de Monserfeuil semblaient s'etre rapidement espacees depuis qu'il s'agissait de lui demander quelque chose. Cette incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme: "Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous lui avez deja demande deux choses qu'il n'a pas faites. Ma femme a la rage d'etre aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la princesse a retirer sa demande sans que cela put faire douter de l'amabilite de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetat la chose sur son propre caractere a lui, essentiellement quinteux. Robert pourrait ce qu'il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce qu'il veut, il le fait demander par nous, parce qu'il sait qu'il n'y a pas de meilleure maniere de faire echouer la chose. Oriane a trop demande de choses a Monserfeuil. Une demande d'elle maintenant, c'est une raison pour qu'il refuse." --Ah! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse rien, dit Mme de Parme. --Naturellement, conclut le duc. --Ce pauvre general, il a encore ete battu aux elections, dit la princesse de Parme pour changer de conversation. --Oh! ce n'est pas grave, ce n'est que la septieme fois, dit le duc qui, ayant du lui-meme renoncer a la politique, aimait assez les insucces electoraux des autres. --Il s'est console en voulant faire un nouvel enfant a sa femme. --Comment! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s'ecria la princesse. --Mais parfaitement, repondit la duchesse, c'est le seul _arrondissement_ ou le pauvre general n'a jamais echoue. Je ne devais plus cesser par la suite d'etre continuellement invite, fut-ce avec quelques personnes seulement, a ces repas dont je m'etais autrefois figure les convives comme les apotres de la Sainte-Chapelle. Ils se reunissaient la en effet, comme les premiers chretiens, non pour partager seulement une nourriture materielle, d'ailleurs exquise, mais dans une sorte de Cene sociale; de sorte qu'en peu de diners j'assimilai la connaissance de tous les amis de mes hotes, amis auxquels ils me presentaient avec une nuance de bienveillance si marquee (comme quelqu'un qu'ils auraient de tout temps paternellement prefere), qu'il n'est pas un d'entre eux qui n'eut cru manquer au duc et a la duchesse s'il avait donne un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en meme temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des Guermantes, je savourais des ortolans accommodes selon les differentes recettes que le duc elaborait et modifiait prudemment. Cependant, pour qui s'etait deja assis plus d'une fois a la table mystique, la manducation de ces derniers n'etait pas indispensable. De vieux amis de M. et de Mme de Guermantes venaient les voir apres diner, "en cure-dents" aurait dit Mme Swann, sans etre attendus, et prenaient l'hiver une tasse de tilleul aux lumieres du grand salon, l'ete un verre d'orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On n'avait jamais connu, des Guermantes, dans ces apres-diners au jardin, que l'orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d'autres rafraichissements eut semble denaturer la tradition, de meme qu'un grand raout dans le faubourg Saint-Germain n'est plus un raout s'il y a une comedie ou de la musique. Il faut qu'on soit cense venir simplement--y eut-il cinq cents personnes--faire une visite a la princesse de Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus a l'orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite, de poire cuite. Je pris en inimitie, a cause de cela, le prince d'Agrigente qui, comme tous les gens depourvus d'imagination, mais non d'avarice, s'emerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la permission d'en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d'Agrigente, en diminuant ma ration, gatait mon plaisir. Car ce jus de fruit n'est jamais en assez grande quantite pour qu'il desaltere. Rien ne lasse moins que cette transposition en saveur, de la couleur d'un fruit, lequel cuit semble retrograder vers la saison des fleurs. Empourpre comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zephir sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte a goutte, et M. d'Agrigente m'empechait, regulierement, de m'en rassasier. Malgre ces compotes, l'orangeade traditionnelle subsista comme le tilleul. Sous ces modestes especes, la communion sociale n'en avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de Mme de Guermantes etaient tout de meme, comme je me les etais d'abord figures, restes plus differents que leur aspect decevant ne m'eut porte a le croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en meme temps que l'invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable. Or, ce ne pouvait etre par snobisme, etant eux-memes d'un rang auquel nul autre n'etait superieur; ni par amour du luxe: ils l'aimaient peut-etre, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en connaitre un splendide, car, ces memes soirs, la femme charmante d'un richissime financier eut tout fait pour les avoir a des chasses eblouissantes qu'elle donnerait pendant deux jours pour le roi d'Espagne. Ils avaient refuse neanmoins et etaient venus a tout hasard voir si Mme de Guermantes etait chez elle. Ils n'etaient meme pas certains de trouver la des opinions absolument conformes aux leurs, ou des sentiments specialement chaleureux; Mme de Guermantes lancait parfois sur l'affaire Dreyfus, sur la Republique, sur les lois antireligieuses, ou meme, a mi-voix, sur eux-memes, sur leurs infirmites, sur le caractere ennuyeux de leur conversation, des reflexions qu'ils devaient faire semblant de ne pas remarquer. Sans doute, s'ils gardaient la leurs habitudes, etait-ce par education affinee du gourmet mondain, par claire connaissance de la parfaite et premiere qualite du mets social, au gout familier, rassurant et sapide, sans melange, non frelate, dont ils savaient l'origine et l'histoire aussi bien que celle qui la leur servait, restes plus "nobles" en cela qu'ils ne le savaient eux-memes. Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus presente apres diner, le hasard fit qu'il y eut ce general de Monserfeuil dont avait parle la princesse de Parme et que Mme de Guermantes, du salon de qui il etait un des habitues, ne savait pas devoir venir ce soir-la. Il s'inclina devant moi, en entendant mon nom, comme si j'eusse ete president du Conseil superieur de la guerre. J'avais cru que c'etait simplement par quelque inserviabilite fonciere, et pour laquelle le duc, comme pour l'esprit, sinon pour l'amour, etait le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refuse de recommander son neveu a M. de Monserfeuil. Et je voyais la une indifference d'autant plus coupable que j'avais cru comprendre par quelques mots echappes a la princesse de Parme que le poste de Robert etait dangereux et qu'il etait prudent de l'en faire changer. Mais ce fut par la veritable mechancete de Mme de Guermantes que je fus revolte quand, la princesse de Parme ayant timidement propose d'en parler d'elle-meme et pour son compte au general, la duchesse fit tout ce qu'elle put pour en detourner l'Altesse. --Mais Madame, s'ecria-t-elle, Monserfeuil n'a aucune espece de credit ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup d'epee dans l'eau. --Je crois qu'il pourrait nous entendre, murmura la princesse en invitant la duchesse a parler plus bas. --Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot, dit sans baisser la voix la duchesse, que le general entendit parfaitement. --C'est que je crois que M. de Saint-Loup n'est pas dans un endroit tres rassurant, dit la princesse. --Que voulez-vous, repondit la duchesse, il est dans le cas de tout le monde, avec la difference que c'est lui qui a demande a y aller. Et puis, non, ce n'est pas dangereux; sans cela vous pensez bien que je m'en occuperais. J'en aurais parle a Saint-Joseph pendant le diner. Il est beaucoup plus influent, et d'un travailleur! Vous voyez, il est deja parti. Du reste ce serait moins delicat qu'avec celui-ci, qui a justement trois de ses fils au Maroc et n'a pas voulu demander leur changement; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient, j'en parlerai a Saint-Joseph... si je le vois, ou a Beautreillis. Mais si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a explique l'autre jour ou c'etait. Je crois qu'il ne peut etre nulle part mieux que la. "Quelle jolie fleur, je n'en avais jamais vu de pareille, il n'y a que vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles!" dit la princesse de Parme qui, de peur que le general de Monserfeuil n'eut entendu la duchesse, cherchait a changer de conversation. Je reconnus une plante de l'espece de celles qu'Elstir avait peintes devant moi. --Je suis enchantee qu'elle vous plaise; elles sont ravissantes, regardez leur petit tour de cou de velours mauve; seulement, comme il peut arriver a des personnes tres jolies et tres bien habillees, elles ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgre cela, je les aime beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c'est qu'elles vont mourir. --Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coupees, dit la princesse. --Non, repondit la duchesse en riant, mais ca revient au meme, comme ce sont des dames. C'est une espece de plantes ou les dames et les messieurs ne se trouvent pas sur le meme pied. Je suis comme les gens qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela je n'aurai pas de petits! --Comme c'est curieux. Mais alors dans la nature... --Oui! il y a certains insectes qui se chargent d'effectuer le mariage, comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiance et la fiancee se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je recommande a mon domestique de mettre ma plante a la fenetre le plus qu'il peut, tantot du cote cour, tantot du cote jardin, dans l'espoir que viendra l'insecte indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait qu'il ait justement ete voir une personne de la meme espece et d'un autre sexe, et qu'il ait l'idee de venir mettre des cartes dans la maison. Il n'est pas venu jusqu'ici, je crois que ma plante est toujours digne d'etre rosiere, j'avoue qu'un peu plus de devergondage me plairait mieux. Tenez, c'est comme ce bel arbre qui est dans la cour, il mourra sans enfants parce que c'est une espece tres rare dans nos pays. Lui, c'est le vent qui est charge d'operer l'union, mais le mur est un peu haut. --En effet, dit M. de Breaute, vous auriez du le faire abattre de quelques centimetres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des operations qu'il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille qu'il y avait dans l'excellente glace que vous nous avez servie tout a l'heure, duchesse, vient d'une plante qui s'appelle le vanillier. Celle-la produit bien des fleurs a la fois masculines et feminines, mais une sorte de paroi dure, placee entre elles, empeche toute communication. Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu'au jour ou un jeune negre natif de la Reunion et nomme Albins, ce qui, entre parentheses, est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut l'idee, a l'aide d'une petite pointe, de mettre en rapport les organes separes. --Babal, vous etes divin, vous savez tout, s'ecria la duchesse. --Mais vous-meme, Oriane, vous m'avez appris des choses dont je ne me doutais pas, dit la princesse. --Je dirai a Votre Altesse que c'est Swann qui m'a toujours beaucoup parle de botanique. Quelquefois, quand cela nous embetait trop d'aller a un the ou a une matinee, nous partions pour la campagne et il me montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On n'avait jamais le temps d'aller bien loin. Maintenant qu'il y a l'automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l'intervalle il a fait lui-meme un mariage encore beaucoup plus etonnant et qui rend tout difficile. Ah! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps a faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connait quelqu'un avec qui on pourrait aller en voir d'interessantes, il faut qu'il fasse le mariage de Swann. Placee entre le renoncement aux promenades botaniques et l'obligation de frequenter une personne deshonorante, j'ai choisi la premiere de ces deux calamites. D'ailleurs, au fond, il n'y aurait pas besoin d'aller si loin. Il parait que, rien que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de choses inconvenantes que la nuit... dans le bois de Boulogne! Seulement cela ne se remarque pas parce qu'entre fleurs cela se fait tres simplement, on voit une petite pluie orangee, ou bien une mouche tres poussiereuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant d'entrer dans une fleur. Et tout est consomme! --La commode sur laquelle la plante est posee est splendide aussi, c'est Empire, je crois, dit la princesse qui, n'etant pas familiere avec les travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la signification des plaisanteries de la duchesse. --N'est-ce pas, c'est beau? Je suis ravie que Madame l'aime, repondit la duchesse. C'est une piece magnifique. Je vous dirai que j'ai toujours adore le style Empire, meme au temps ou cela n'etait pas a la mode. Je me rappelle qu'a Guermantes je m'etais fait honnir de ma belle-mere parce que j'avais dit de descendre du grenier tous les splendides meubles Empire que Basin avait herites des Montesquiou, et que j'en avais meuble l'aile que j'habitais. M. de Guermantes sourit. Il devait pourtant se rappeler que les choses s'etaient passees d'une facon fort differente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes sur le mauvais gout de sa belle-mere ayant ete de tradition pendant le peu de temps ou le prince avait ete epris de sa femme, a son amour pour la seconde avait survecu un certain dedain pour l'inferiorite d'esprit de la premiere, dedain qui s'alliait d'ailleurs a beaucoup d'attachement et de respect. "Les Iena ont le meme fauteuil avec incrustations de Wetgwood, il est beau, mais j'aime mieux le mien, dit la duchesse du meme air d'impartialite que si elle n'avait possede aucun de ces deux meubles; je reconnais du reste qu'ils ont des choses merveilleuses que je n'ai pas." La princesse de Parme garda le silence. "Mais c'est vrai, Votre Altesse ne connait pas leur collection. Oh! elle devrait absolument y venir une fois avec moi. C'est une des choses les plus magnifiques de Paris, c'est un musee qui serait vivant." Et comme cette proposition etait une des audaces les plus Guermantes de la duchesse, parce que les Iena etaient pour la princesse de Parme de purs usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de Guastalla, Mme de Guermantes en la lancant ainsi ne se retint pas (tant l'amour qu'elle portait a sa propre originalite l'emportait encore sur sa deference pour la princesse de Parme) de jeter sur les autres convives des regards amuses et souriants. Eux aussi s'efforcaient de sourire, a la fois effrayes, emerveilles, et surtout ravis de penser qu'ils etaient temoins de la "derniere" d'Oriane et pourraient la raconter "tout chaud". Ils n'etaient qu'a demi stupefaits, sachant que la duchesse avait l'art de faire litiere de tous les prejuges Courvoisier pour une reussite de vie plus piquante et plus agreable. N'avait-elle pas, au cours de ces dernieres annees, reuni a la princesse Mathilde le duc d'Aumale qui avait ecrit au propre frere de la princesse la fameuse lettre: "Dans ma famille tous les hommes sont braves et toutes les femmes sont chastes?" Or, les princes le restant meme au moment ou ils paraissent vouloir oublier qu'ils le sont, le duc d'Aumale et la princesse Mathilde s'etaient tellement plu chez Mme de Guermantes qu'ils etaient ensuite alles l'un chez l'autre, avec cette faculte d'oublier le passe que temoigna Louis XVIII quand il prit pour ministre Fouche qui avait vote la mort de son frere. Mme de Guermantes nourrissait le meme projet de rapprochement entre la princesse Murat et la reine de Naples. En attendant, la princesse de Parme paraissait aussi embarrassee qu'auraient pu l'etre les heritiers de la couronne des Pays-Bas et de Belgique, respectivement prince d'Orange et duc de Brabant, si on avait voulu leur presenter M. de Mailly Nesle, prince d'Orange, et M. de Charlus, duc de Brabant. Mais d'abord la duchesse, a qui Swann et M. de Charlus (bien que ce dernier fut resolu a ignorer les Iena) avaient a grand'peine fini par faire aimer le style Empire, s'ecria: --Madame, sincerement, je ne peux pas vous dire a quel point vous trouverez cela beau! J'avoue que le style Empire m'a toujours impressionnee. Mais, chez les Iena, la, c'est vraiment comme une hallucination. Cette espece, comment vous dire, de... reflux de l'expedition d'Egypte, et puis aussi de remontee jusqu'a nous de l'Antiquite, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s'enroulent aux candelabres, une Muse enorme qui vous tend un petit flambeau pour jouer a la bouillotte ou qui est tranquillement montee sur votre cheminee et s'accoude a votre pendule, et puis toutes les lampes pompeiennes, les petits lits en bateau qui ont l'air d'avoir ete trouves sur le Nil et d'ou on s'attend a voir sortir Moise, ces quadriges antiques qui galopent le long des tables de nuit... --On n'est pas tres bien assis dans les meubles Empire, hasarda la princesse. --Non, repondit la duchesse, mais, ajouta Mme de Guermantes en insistant avec un sourire, j'aime etre mal assise sur ces sieges d'acajou recouverts de velours grenat ou de soie verte. J'aime cet inconfort de guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du grand salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous assure que, chez les Iena, on ne pense pas un instant a la maniere dont on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire peinte a fresque sur le mur. Mon epoux va me trouver bien mauvaise royaliste, mais je suis tres mal pensante, vous savez, je vous assure que chez ces gens-la on en arrive a aimer tous ces N, toutes ces abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on n'a pas ete tres gate du cote gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de couronnes qu'ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je trouve que ca a un certain chic! Votre Altesse devrait... --Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que ce ne sera pas facile. --Mais Madame verra que tout s'arrangera tres bien. Ce sont de tres bonnes gens, pas betes. Nous y avons mene Mme de Chevreuse, ajouta la duchesse sachant la puissance de l'exemple, elle a ete ravie. Le fils est meme tres agreable... Ce que je vais dire n'est pas tres convenable, ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit ou on voudrait dormir--sans lui! Ce qui est encore moins convenable, c'est que j'ai ete le voir une fois pendant qu'il etait malade et couche. A cote de lui, sur le rebord du lit, il y avait sculptee une longue Sirene allongee, ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des especes de lotus. Je vous assure, ajouta Mme de Guermantes,--en ralentissant son debit pour mettre encore mieux en relief les mots qu'elle avait l'air de modeler avec la moue de ses belles levres, le fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la princesse un regard doux, fixe et profond,--qu'avec les palmettes et la couronne d'or qui etait a cote, c'etait emouvant; c'etait tout a fait l'arrangement du _jeune Homme et la Mort_ de Gustave Moreau (Votre Altesse connait surement ce chef-d'oeuvre). La princesse de Parme, qui ignorait meme le nom du peintre, fit de violents mouvements de tete et sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau. Mais l'intensite de sa mimique ne parvint pas a remplacer cette lumiere qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on veut nous parler. --Il est joli garcon, je crois? demanda-t-elle. --Non, car il a l'air d'un tapir. Les yeux sont un peu ceux d'une reine Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pense qu'il serait un peu ridicule pour un homme de developper cette ressemblance, et cela se perd dans des joues encaustiquees qui lui donnent un air assez mameluck. On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann, ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a ete frappe de la ressemblance de cette Sirene avec _la Mort_ de Gustave Moreau. Mais d'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton plus rapide et pourtant serieux, afin de faire rire davantage, il n'y a pas a nous frapper, car c'etait un rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme. --On dit qu'il est snob? demanda M. de Breaute d'un air malveillant, allume et en attendant dans la reponse la meme precision que s'il avait dit: "On m'a dit qu'il n'avait que quatre doigts a la main droite, est-ce vrai?" --M...on Dieu, n...on, repondit Mme de Guermantes avec un sourire de douce indulgence. Peut-etre un tout petit peu snob d'apparence, parce qu'il est extremement jeune, mais cela m'etonnerait qu'il le fut en realite, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme s'il y eut eu a son avis incompatibilite absolue entre le snobisme et l'intelligence. "Il est fin, je l'ai vu drole", dit-elle encore en riant d'un air gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de drolerie sur quelqu'un exigeait une certaine expression de gaite, ou comme si les saillies du duc de Guastalla lui revenaient a l'esprit en ce moment. "Du reste, comme il n'est pas recu, ce snobisme n'aurait pas a s'exercer", reprit-elle sans songer qu'elle n'encourageait pas beaucoup de la sorte la princesse de Parme. --Je me demande ce que dira le prince de Guermantes, qui l'appelle Mme Iena, s'il apprend que je suis allee chez elle. --Mais comment, s'ecria avec une extraordinaire vivacite la duchesse, vous savez que c'est nous qui avons cede a Gilbert (elle s'en repentait amerement aujourd'hui!) toute une salle de jeu Empire qui nous venait de Quiou-Quiou et qui est une splendeur! Il n'y avait pas la place ici ou pourtant je trouve que ca faisait mieux que chez lui. C'est une chose de toute beaute, moitie etrusque, moitie egyptienne... --Egyptienne? demanda la princesse a qui etrusque disait peu de chose. --Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me l'a explique, seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond, Madame, ce qu'il faut se dire, c'est que l'Egypte du style Empire n'a aucun rapport avec la vraie Egypte, ni leurs Romains avec les Romains, ni leur Etrurie... --Vraiment! dit la princesse. --Mais non, c'est comme ce qu'on appelait un costume Louis XV sous le second Empire, dans la jeunesse d'Anna de Mouchy ou de la mere du cher Brigode. Tout a l'heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous jouait l'autre jour de lui une chose, tres belle d'ailleurs, un peu froide, ou il y a un theme russe. C'en est touchant de penser qu'il croyait cela russe. Et de meme les peintres chinois ont cru copier Bellini. D'ailleurs meme dans le meme pays, chaque fois que quelqu'un regarde les choses d'une facon un peu nouvelle, les quatre quarts des gens ne voient goutte a ce qu'il leur montre. Il faut au moins quarante ans pour qu'ils arrivent a distinguer. --Quarante ans! s'ecria la princesse effrayee. --Mais oui, reprit la duchesse, en ajoutant de plus en plus aux mots (qui etaient presque des mots de moi, car j'avais justement emis devant elle une idee analogue), grace a sa prononciation, l'equivalent de ce que pour les caracteres imprimes on appelle italiques, c'est comme une espece de premier individu isole d'une espece qui n'existe pas encore et qui pullulera, un individu doue d'une espece de _sens_ que l'espece humaine a son epoque ne possede pas. Je ne peux guere me citer, parce que moi, au contraire, j'ai toujours aime des le debut toutes les manifestations interessantes, si nouvelles qu'elles fussent. Mais enfin l'autre jour j'ai ete avec la grande-duchesse au Louvre, nous avons passe devant _l'Olympia_ de Manet. Maintenant personne ne s'en etonne plus. C'a l'air d'une chose d'Ingres! Et pourtant Dieu sait ce que j'ai eu a rompre de lances pour ce tableau que je n'aime pas tout, mais qui est surement de quelqu'un. Sa place n'est peut-etre pas tout a fait au Louvre. --Elle va bien, la grande-duchesse? demanda la princesse de Parme a qui la tante du tsar etait infiniment plus familiere que le modele de Manet. --Oui, nous avons parle de vous. Au fond, reprit la duchesse, qui tenait a son idee, la verite c'est que, comme dit mon beau-frere Palamede, l'on a entre soi et chaque personne le mur d'une langue etrangere. Du reste je reconnais que ce n'est exact de personne autant que de Gilbert. Si cela vous amuse d'aller chez les Iena, vous avez trop d'esprit pour faire dependre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme, qui est une chere creature innocente, mais enfin qui a des idees de l'autre monde. Je me sens plus rapprochee, plus consanguine de mon cocher, de mes chevaux, que de cet homme qui se refere tout le temps a ce qu'on aurait pense sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros. Songez que, quand il se promene dans la campagne, il ecarte les paysans d'un air bonasse, avec sa canne, en disant: "Allez, manants!" Je suis au fond aussi etonnee quand il me parle que si je m'entendais adresser la parole par les "gisants" des anciens tombeaux gothiques. Cette pierre vivante a beau etre mon cousin, elle me fait peur et je n'ai qu'une idee, c'est de la laisser dans son moyen age. A part ca, je reconnais qu'il n'a jamais assassine personne. --Je viens justement de diner avec lui chez Mme de Villeparisis, dit le general, mais sans sourire ni adherer aux plaisanteries de la duchesse. --Est-ce que M. de Norpois etait la, demanda le prince Von, qui pensait toujours a l'Academie des Sciences morales. --Oui, dit le general. Il a meme parle de votre empereur. --Il parait que l'empereur Guillaume est tres intelligent, mais il n'aime pas la peinture d'Elstir. Je ne dis du reste pas cela contre lui, repondit la duchesse, je partage sa maniere de voir. Quoique Elstir ait fait un beau portrait de moi. Ah! vous ne le connaissez pas? Ce n'est pas ressemblant mais c'est curieux. Il est interessant pendant les poses. Il m'a fait comme une espece de vieillarde. Cela imite les _Regentes de l'hopital_ de Hals. Je pense que vous connaissez ces sublimites, pour prendre une expression chere a mon neveu, dit en se tournant vers moi la duchesse qui faisait battre legerement son eventail de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait noblement sa tete en arriere, car tout en etant toujours grande dame, elle jouait un petit peu a la grande dame. Je dis que j'etais alle autrefois a Amsterdam et a La Haye, mais que, pour ne pas tout meler, comme mon temps etait limite, j'avais laisse de cote Haarlem.--Ah! La Haye, quel musee! s'ecria M. de Guermantes. Je lui dis qu'il y avait sans doute admire la _Vue de Delft_ de Vermeer. Mais le duc etait moins instruit qu'orgueilleux. Aussi se contenta-t-il de me repondre d'un air de suffisance, comme chaque fois qu'on lui parlait d'une oeuvre d'un musee, ou bien du Salon, et qu'il ne se rappelait pas: "Si c'est a voir, je l'ai vu!" --Comment! vous avez fait le voyage de Hollande et vous n'etes pas alle a Haarlem? s'ecria la duchesse. Mais quand meme vous n'auriez eu qu'un quart d'heure c'est une chose extraordinaire a avoir vue que les Hals. Je dirais volontiers que quelqu'un qui ne pourrait les voir que du haut d'une imperiale de tramway sans s'arreter, s'ils etaient exposes dehors, devrait ouvrir les yeux tout grands. Cette parole me choqua comme meconnaissant la facon dont se forment en nous les impressions artistiques, et parce qu'elle semblait impliquer que notre oeil est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend des instantanes. M. de Guermantes, heureux qu'elle me parlat avec une telle competence des sujets qui m'interessaient, regardait la prestance celebre de sa femme, ecoutait ce qu'elle disait de Frans Hals et pensait: "Elle est ferree a glace sur tout. Mon jeune invite peut se dire qu'il a devant lui une grande dame d'autrefois dans toute l'acception du mot, et comme il n'y en a pas aujourd'hui une deuxieme." Tels je les voyais tous deux, retires de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais inegalement, comme tant de menages du faubourg Saint-Germain ou la femme a eu l'art de s'arreter a l'age d'or, l'homme, la mauvaise chance de descendre a l'age ingrat du passe, l'une restant encore Louis XV quand le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fut pareille aux autres femmes, c'avait ete pour moi d'abord une deception, c'etait presque, par reaction, et tant de bons vins aidant, un emerveillement. Un Don Juan d'Autriche, une Isabelle d'Este, situes pour nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande histoire que le cote de Meseglise avec le cote de Guermantes. Isabelle d'Este fut sans doute, dans la realite, une fort petite princesse, semblable a celles qui sous Louis XIV n'obtenaient aucun rang particulier a la cour. Mais, nous semblant d'une essence unique et, par suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d'une moindre grandeur, de sorte qu'un souper avec Louis XIV nous paraitrait seulement offrir quelque interet, tandis qu'en Isabelle d'Este nous nous trouverions, par une rencontre, voir de nos yeux une surnaturelle heroine de roman. Or, apres avoir, en etudiant Isabelle d'Este, en la transplantant patiemment de ce monde feerique dans celui de l'histoire, constate que sa vie, sa pensee, ne contenaient rien de cette etrangete mysterieuse que nous avait suggeree son nom, une fois cette deception consommee, nous savons un gre infini a cette princesse d'avoir eu, de la peinture de Mantegna, des connaissances presque egales a celles, jusque-la meprisees par nous et mises, comme eut dit Francoise, "plus bas que terre", de M. Lafenestre. Apres avoir gravi les hauteurs inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de la vie de la duchesse, j'eprouvais a y trouver les noms, familiers ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, helas, de Vibert, le meme etonnement qu'un voyageur, apres avoir tenu compte, pour imaginer la singularite des moeurs dans un vallon sauvage de l'Amerique Centrale ou de l'Afrique du Nord, de l'eloignement geographique, de l'etrangete des denominations de la flore, eprouve a decouvrir, une fois traverse un rideau d'aloes geants ou de mancenilliers, des habitants qui (parfois meme devant les ruines d'un theatre romain et d'une colonne dediee a Venus) sont en train de lire _Merope_ ou _Alzire_. Et si loin, si a l'ecart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j'avais connues, la culture similaire par laquelle Mme de Guermantes s'etait efforcee, sans interet, sans raison d'ambition, de descendre au niveau de celles qu'elle ne connaitrait jamais, avait le caractere meritoire, presque touchant a force d'etre inutilisable, d'une erudition en matiere d'antiquites pheniciennes chez un homme politique ou un medecin. "J'en aurais pu vous montrer un tres beau, me dit aimablement Mme de Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, pretendent certaines personnes, et que j'ai herite d'un cousin allemand. Malheureusement il s'est trouve "fieffe" dans le chateau; vous ne connaissiez pas cette expression? moi non plus," ajouta-t-elle par ce gout qu'elle avait de faire des plaisanteries (par lesquelles elle se croyait moderne) sur les coutumes anciennes, mais auxquelles elle etait inconsciemment et aprement attachee. "Je suis contente que vous ayez vu mes Elstir, mais j'avoue que je l'aurais ete encore bien plus, si j'avais pu vous faire les honneurs de mon Hals, de ce tableau "fieffe". --Je le connais, dit le prince Von, c'est celui du grand-duc de Hesse. --Justement, son frere avait epouse ma soeur, dit M. de Guermantes, et d'ailleurs sa mere etait cousine germaine de la mere d'Oriane. --Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le prince, je me permettrai de dire que, sans avoir d'opinion sur ses oeuvres, que je ne connais pas, la haine dont le poursuit l'empereur ne me parait pas devoir etre retenue contre lui. L'empereur est d'une merveilleuse intelligence. --Oui, j'ai dine deux fois avec lui, une fois chez ma tante Sagan, une fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je l'ai trouve curieux. Je ne l'ai pas trouve simple! Mais il a quelque chose d'amusant, d'"obtenu", dit-elle en detachant le mot, comme un oeillet vert, c'est-a-dire une chose qui m'etonne et ne me plait pas infiniment, une chose qu'il est etonnant qu'on ait pu faire, mais que je trouve qu'on aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. J'espere que je ne vous "choque" pas? --L'empereur est d'une intelligence inouie, reprit le prince, il aime passionnement les arts; il a sur les oeuvres d'art un gout en quelque sorte infaillible, il ne se trompe jamais; si quelque chose est beau, il le reconnait tout de suite, il le prend en haine. S'il deteste quelque chose, il n'y a aucun doute a avoir, c'est que c'est excellent. (Tout le monde sourit.) --Vous me rassurez, dit la princesse. --Je comparerai volontiers l'empereur, reprit le prince qui, ne sachant pas prononcer le mot archeologue (c'est-a-dire comme si c'etait ecrit keologue), ne perdait jamais une occasion de s'en servir, a un vieil archeologue (et le prince dit arsheologue) que nous avons a Berlin. Devant les anciens monuments assyriens le vieil arsheologue pleure. Mais si c'est du moderne truque, si ce n'est pas vraiment ancien, il ne pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une piece arsheologique est vraiment ancienne, on la porte au vieil arsheologue. S'il pleure, on achete la piece pour le musee. Si ses yeux restent secs, on la renvoie au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je dine a Potsdam, toutes les pieces dont l'empereur me dit: "Prince, il faut que vous voyiez cela, c'est plein de genialite", j'en prends note pour me garder d'y aller, et quand je l'entends fulminer contre une exposition, des que cela m'est possible j'y cours. --Est-ce que Norpois n'est pas pour un rapprochement anglo-francais? dit M. de Guermantes. --A quoi ca vous servirait? demanda d'un air a la fois irrite et finaud le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont tellement petes. Je sais bien que ce n'est pas comme militaires qu'ils vous aideraient. Mais on peut tout de meme les juger sur la stupidite de leurs generaux. Un de mes amis a cause recemment avec Botha, vous savez, le chef boer. Il lui disait: "C'est effrayant une armee comme ca. J'aime, d'ailleurs, plutot les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis qu'un paysan, je les ai rosses dans toutes les batailles. Et a la derniere, comme je succombais sous un nombre d'ennemis vingt fois superieur, tout en me rendant parce que j'y etais oblige, j'ai encore trouve le moyen de faire deux mille prisonniers! C'a ete bien parce que je n'etais qu'un chef de paysans, mais si jamais ces imbeciles-la avaient a se mesurer avec une vraie armee europeenne, on tremble pour eux de penser a ce qui arriverait! Du reste, vous n'avez qu'a voir que leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en Angleterre." J'ecoutais a peine ces histoires, du genre de celles que M. de Norpois racontait a mon pere; elles ne fournissaient aucun aliment aux reveries que j'aimais; et d'ailleurs, eussent-elles possede ceux dont elles etaient depourvues, qu'il les eut fallu d'une qualite bien excitante pour que ma vie interieure put se reveiller durant ces heures mondaines ou j'habitais mon epiderme, mes cheveux bien coiffes, mon plastron de chemise, c'est-a-dire ou je ne pouvais rien eprouver de ce qui etait pour moi dans la vie le plaisir. --Ah! je ne suis pas de votre avis, dit Mme de Guermantes, qui trouvait que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Edouard charmant, si simple, et bien plus fin qu'on ne croit. Et la reine est, meme encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde. --Mais, madame la duchesse, dit le prince irrite et qui ne s'apercevait pas qu'il deplaisait, cependant si le prince de Galles avait ete un simple particulier, il n'y a pas un cercle qui ne l'aurait raye et personne n'aurait consenti a lui serrer la main. La reine est ravissante, excessivement douce et bornee. Mais enfin il y a quelque chose de choquant dans ce couple royal qui est litteralement entretenu par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes les depenses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en echange. C'est comme le prince de Bulgarie... --C'est notre cousin, dit la duchesse, il a de l'esprit. --C'est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour cela que ce soit un brave homme. Non, c'est de nous qu'il faudrait vous rapprocher, c'est le plus grand desir de l'empereur, mais il veut que ca vienne du coeur; il dit: ce que je veux c'est une poignee de mains, ce n'est pas un coup de chapeau! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait plus pratique que le rapprochement anglo-francais que preche M. de Norpois. --Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour ne pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de Norpois avait dit que j'avais eu l'air de vouloir lui baiser la main, pensant qu'il avait sans doute raconte cette histoire a Mme de Guermantes et, en tout cas, n'avait pu lui parler de moi que mechamment, puisque, malgre son amitie avec mon pere, il n'avait pas hesite a me rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu'eut fait un homme du monde. Il aurait dit qu'il detestait M. de Norpois et le lui avait fait sentir; il l'aurait dit pour avoir l'air d'etre la cause volontaire des medisances de l'ambassadeur, qui n'eussent plus ete que des represailles mensongeres et interessees. Je dis, au contraire, qu'a mon grand regret, je croyais que M. de Norpois ne m'aimait pas. "Vous vous trompez bien, me repondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez demander a Basin, si on me fait la reputation d'etre trop aimable, lui ne l'est pas. Il vous dira que nous n'avons jamais entendu parler Norpois de quelqu'un aussi gentiment que de vous. Et il a dernierement voulu vous faire donner au ministere une situation charmante. Comme il a su que vous etiez souffrant et ne pourriez pas l'accepter, il a eu la delicatesse de ne pas meme parler de sa bonne intention a votre pere qu'il apprecie infiniment." M. de Norpois etait bien la derniere personne de qui j'eusse attendu un bon office. La verite est qu'etant moqueur et meme assez malveillant, ceux qui s'etaient laisse prendre comme moi a ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un chene, aux sons de voix facilement apitoyes qui sortaient de sa bouche un peu trop harmonieuse, croyaient a une veritable perfidie quand ils apprenaient une medisance a leur egard venant d'un homme qui avait semble mettre son coeur dans ses paroles. Ces medisances etaient assez frequentes chez lui. Mais cela ne l'empechait pas d'avoir des sympathies, de louer ceux qu'il aimait et d'avoir plaisir a se montrer serviable pour eux. "Cela ne m'etonne du reste pas qu'il vous apprecie, me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends tres bien, ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion a un projet de mariage que j'ignorais, que ma tante, qui ne l'amuse pas deja beaucoup comme vieille maitresse, lui paraisse inutile comme nouvelle epouse. D'autant plus que je crois que, meme maitresse, elle ne l'est plus depuis longtemps, elle est plus confite en devotion. Booz-Norpois peut dire comme dans les vers de Victor Hugo: "Voila longtemps que celle avec qui j'ai dormi, o Seigneur, a quitte ma couche pour la votre!" Vraiment, ma pauvre tante est comme ces artistes d'avant-garde, qui ont tape toute leur vie contre l'Academie et qui, sur le tard, fondent leur petite academie a eux; ou bien les defroques qui se refabriquent une religion personnelle. Alors, autant valait garder l'habit, ou ne pas se coller. Et qui sait, ajouta la duchesse d'un air reveur, c'est peut-etre en prevision du veuvage. Il n'y a rien de plus triste que les deuils qu'on ne peut pas porter." --Ah! si Mme de Villeparisis devenait Mme de Norpois, je crois que notre cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le general de Saint-Joseph. --Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet, tres attache aux questions de naissance et d'etiquette, dit la princesse de Parme. J'ai ete passer deux jours chez lui a la campagne pendant que malheureusement la princesse etait malade. J'etais accompagnee de Petite (c'etait un surnom qu'on donnait a Mme d'Hunolstein parce qu'elle etait enorme). Le prince est venu m'attendre au bas du perron, m'a offert le bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montes au premier jusqu'a l'entree des salons et alors la, en s'ecartant pour me laisser passer, il a dit: "Ah! bonjour, madame d'Hunolstein" (il ne l'appelle jamais que comme cela, depuis sa separation), en feignant d'apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu'il n'avait pas a venir la saluer en bas. --Cela ne m'etonne pas du tout. Je n'ai pas besoin de vous dire, dit le duc qui se croyait extremement moderne, contempteur plus que quiconque de la naissance, et meme republicain, que je n'ai pas beaucoup d'idees communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons a peu pres sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois dire que si ma tante epousait Norpois, pour une fois je serais de l'avis de Gilbert. Etre la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage, ce serait, comme on dit, a faire rire les poules, que voulez-vous que je vous dise? Ces derniers mots, que le duc prononcait generalement au milieu d'une phrase, etaient la tout a fait inutiles. Mais il avait un besoin perpetuel de les dire, qui les lui faisait rejeter a la fin d'une periode s'ils n'avaient pas trouve de place ailleurs. C'etait pour lui, entre autre choses, comme une question de metrique. "Notez, ajouta-t-il, que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne souche." --Ecoutez, Basin ce n'est pas la peine de se moquer de Gilbert pour parler comme lui, dit Mme de Guermantes pour qui la "bonte" d'une naissance, non moins que celle d'un vin, consistait exactement, comme pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son anciennete. Mais moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait a ne pas dementir en causant l'esprit des Guermantes et meprisait le rang dans ses paroles quitte a l'honorer par ses actions. "Mais est-ce que vous n'etes meme pas un peu cousins? demanda le general de Saint-Joseph. Il me semble que Norpois avait epouse une La Rochefoucauld." --Pas du tout de cette maniere-la, elle etait de la branche des ducs de La Rochefoucauld, ma grand'mere est des ducs de Doudeauville. C'est la propre grand'mere d'Edouard Coco, l'homme le plus sage de la famille, repondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas reunis depuis Louis XIV; ce serait un peu eloigne. --Tiens, c'est interessant, je ne le savais pas, dit le general. --D'ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mere etait, je crois, la soeur du duc de Montmorency et avait epouse d'abord un La Tour d'Auvergne. Mais comme ces Montmorency sont a peine Montmorency, et que ces La Tour d'Auvergne ne sont pas La Tour d'Auvergne du tout, je ne vois pas que cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus important, qu'il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en ligne directe... Il y avait a Combray une rue de Saintrailles a laquelle je n'avais jamais repense. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie a la rue de l'Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc, avait en epousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comte de Combray, ses armes ecartelaient celles de Guermantes au bas d'un vitrail de Saint-Hilaire. Je revis des marches de gres noiratre pendant qu'une modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublie ou je l'entendais jadis, si different de celui ou il signifiait les hotes aimables chez qui je dinais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes etait pour moi un nom collectif, ce n'etait pas que dans l'histoire, par l'addition de toutes les femmes qui l'avaient porte, mais aussi au long de ma courte jeunesse qui avait deja vu, en cette seule duchesse de Guermantes, tant de femmes differentes se superposer, chacune disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les mots ne changent pas tant de signification pendant des siecles que pour nous les noms dans l'espace de quelques annees. Notre memoire et notre coeur ne sont pas assez grands pour pouvoir etre fideles. Nous n'avons pas assez de place, dans notre pensee actuelle, pour garder les morts a cote des vivants. Nous sommes obliges de construire sur ce qui a precede et que nous ne retrouvons qu'au hasard d'une fouille, du genre de celle que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile d'expliquer tout cela, et meme, un peu auparavant, j'avais implicitement menti en ne repondant pas quand M. de Guermantes m'avait dit: "Vous ne connaissez pas notre patelin?" Peut-etre savait-il meme que je le connaissais, et ne fut-ce que par bonne education qu'il n'insista pas. Mme de Guermantes me tira de ma reverie. "Moi, je trouve tout cela assommant. Ecoutez, ce n'est pas toujours aussi ennuyeux chez moi. J'espere que vous allez vite revenir diner pour une compensation, sans genealogies cette fois", me dit a mi-voix la duchesse incapable de comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et d'avoir l'humilite de ne me plaire que comme un herbier, plein de plantes demodees. Ce que Mme de Guermantes croyait decevoir mon attente etait, au contraire, ce qui, sur la fin--car le duc et le general ne cesserent plus de parler genealogies--sauvait ma soiree d'une deception complete. Comment n'en eusse-je pas eprouve une jusqu'ici? Chacun des convives du diner, affublant le nom mysterieux sous lequel je l'avais seulement connu et reve a distance, d'un corps et d'une intelligence pareils ou inferieurs a ceux de toutes les personnes que je connaissais, m'avait donne l'impression de plate vulgarite que peut donner l'entree dans le port danois d'Elseneur a tout lecteur enfievre d'Hamlet. Sans doute ces regions geographiques et ce passe ancien, qui mettaient des futaies et des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure, forme leur visage, leur esprit et leurs prejuges, mais n'y subsistaient que comme la cause dans l'effet, c'est-a-dire peut-etre possibles a degager pour l'intelligence, mais nullement sensibles a l'imagination. Et ces prejuges d'autrefois rendirent tout a coup aux amis de M. et Mme de Guermantes leur poesie perdue. Certes, les notions possedees par les nobles et qui font d'eux les lettres, les etymologistes de la langue, non des mots mais des noms (et encore seulement relativement a la moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, a mediocrite egale, un devot sera plus capable de vous repondre sur la liturgie qu'un libre penseur, en revanche un archeologue anticlerical pourra souvent en remontrer a son cure sur tout ce qui concerne meme l'eglise de celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai, c'est-a-dire dans l'esprit, n'avaient meme pas pour ces grands seigneurs le charme qu'elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-etre mieux que moi que la duchesse de Guise etait princesse de Cleves, d'Orleans et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant meme tous ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, des lors, ce nom leur refletait. J'avais commence par la fee, dut-elle bientot perir; eux par la femme. Dans les familles bourgeoises on voit parfois naitre des jalousies si la soeur cadette se marie avant l'ainee. Tel le monde aristocratique, des Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, reduisait sa grandeur nobiliaire a de simples superiorites domestiques, en vertu d'un enfantillage que j'avais connu d'abord (c'etait pour moi son seul charme) dans les livres. Tallemant des Reaux n'a-t-il pas l'air de parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une evidente satisfaction que M. de Guemene criait a son frere: "Tu peux entrer ici, ce n'est pas le Louvre!" et disait du chevalier de Rohan (parce qu'il etait fils naturel du duc de Clermont): "Lui, du moins, il est prince!" La seule chose qui me fit de la peine dans cette conversation, c'est de voir que les absurdes histoires touchant le charmant grand-duc heritier de Luxembourg trouvaient creance dans ce salon aussi bien qu'aupres des camarades de Saint-Loup. Decidement c'etait une epidemie, qui ne durerait peut-etre que deux ans, mais qui s'etendait a tous. On reprit les memes faux recits, on en ajouta d'autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-meme, en ayant l'air de defendre son neveu, fournissait des armes pour l'attaquer. "Vous avez tort de le defendre, me dit M. de Guermantes comme avait fait Saint-Loup. Tenez, laissons meme l'opinion de nos parents, qui est unanime, parlez de lui a ses domestiques, qui sont au fond les gens qui nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donne son petit negre a son neveu. Le negre est revenu en pleurant: "Grand-duc battu moi, moi pas canaille, grand-duc mechant, c'est epatant." Et je peux en parler sciemment, c'est un cousin a Oriane." Je ne peux, du reste, pas dire combien de fois pendant cette soiree j'entendis les mots de cousin et cousine. D'une part, M. de Guermantes, presque a chaque nom qu'on prononcait, s'ecriait: "Mais c'est un cousin d'Oriane!" avec la meme joie qu'un homme qui, perdu dans une foret, lit au bout de deux fleches, disposees en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d'un chiffre fort petit de kilometres: "Belvedere Casimir-Perier" et "Croix du Grand-Veneur", et comprend par la qu'il est dans le bon chemin. D'autre part, ces mots cousin et cousine etaient employes dans une intention tout autre (qui faisait ici exception) par l'ambassadrice de Turquie, laquelle etait venue apres le diner. Devoree d'ambition mondaine et douee d'une reelle intelligence assimilatrice, elle apprenait avec la meme facilite l'histoire de la retraite des Dix mille ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait ete impossible de la prendre en faute sur les plus recents travaux allemands, qu'ils traitassent d'economie politique, des vesanies, des diverses formes de l'onanisme, ou de la philosophie d'Epicure. C'etait du reste une femme dangereuse a ecouter, car, perpetuellement dans l'erreur, elle vous designait comme des femmes ultra-legeres d'irreprochables vertus, vous mettait en garde contre un monsieur anime des intentions les plus pures, et racontait de ces histoires qui semblent sortir d'un livre, non a cause de leur serieux, mais de leur invraisemblance. Elle etait, a cette epoque, peu recue. Elle frequentait quelques semaines des femmes tout a fait brillantes comme la duchesse de Guermantes, mais, en general, en etait restee, par force, pour les familles tres nobles, a des rameaux obscurs que les Guermantes ne frequentaient plus. Elle esperait avoir l'air tout a fait du monde en citant les plus grands noms de gens peu recus qui etaient ses amis. Aussitot M. de Guermantes, croyant qu'il s'agissait de gens qui dinaient souvent chez lui, fremissait joyeusement de se retrouver en pays de connaissance et poussait un cri de ralliement: "Mais c'est un cousin d'Oriane! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mere etait Mlle d'Uzes." L'ambassadrice etait obligee d'avouer que son exemple etait tire d'animaux plus petits. Elle tachait de rattacher ses amis a ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais: "Je sais tres bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas ceux-la, ce sont des cousins." Mais cette phrase de reflux jetee par la pauvre ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, desappointe: "Ah! alors, je ne vois pas qui vous voulez dire." L'ambassadrice ne repliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que "les cousins" de ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'etaient meme pas parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'etait un flux nouveau de "Mais c'est une cousine d'Oriane", mots qui semblaient avoir pour M. de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la meme utilite que certaines epithetes commodes aux poetes latins, parce qu'elles leur fournissaient pour leurs hexametres un dactyle ou un spondee. Du moins l'explosion de "Mais c'est une cousine d'Oriane" me parut-elle toute naturelle appliquee a la princesse de Guermantes, laquelle etait en effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: "Elle est stupide. Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une reputation usurpee. Du reste, ajouta-t-elle d'un air a la fois reflechi, repulsif et decide, elle m'est fortement antipathique." Mais souvent le cousinage s'etendait beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire "ma tante" a des personnes avec qui on ne lui eut pas trouve un ancetre commun sans remonter au moins jusqu'a Louis XV, tout aussi bien que, chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire epousait quelque prince dont le trisaieul avait epouse, comme celui de Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l'Americaine etait de pouvoir, des une premiere visite a l'hotel de Guermantes, ou elle etait d'ailleurs plus ou moins mal recue et plus ou moins bien epluchee, dire "ma tante" a Mme de Guermantes, qui la laissait faire avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'etait la "naissance" pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil; dans les conversations qu'ils avaient a ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir poetique. Sans le connaitre eux-memes, ils me le procuraient comme eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de marees, realites trop peu detachees d'eux-memes pour qu'ils puissent y gouter la beaute que personnellement je me chargeais d'en extraire. Parfois, plus que d'une race, c'etait d'un fait particulier, d'une date, que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que la mere de M. de Breaute etait Choiseul et sa grand'mere Lucinge, je crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner dans deux globes de cristal ces augustes reliques: le coeur de Mme de Praslin et du duc de Berri; d'autres etaient plus voluptueuses, les fins et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran. Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient ete leurs ancetres, M. de Guermantes se trouvait posseder des souvenirs qui donnaient a sa conversation un bel air d'ancienne demeure depourvue de chefs-d'oeuvre veritables, mais pleine de tableaux authentiques, mediocres et majestueux, dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant demande pourquoi le prince X... avait dit, en parlant du duc d'Aumale, "mon oncle", M. de Guermantes repondit: "Parce que le frere de sa mere, le duc de Wurtemberg, avait epouse une fille de Louis-Philippe." Alors je contemplai toute une chasse, pareille a celles que peignaient Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment ou la princesse, aux fetes des noces de son frere le duc d'Orleans, apparaissait habillee d'une simple robe de jardin pour temoigner de sa mauvaise humeur d'avoir vu repousser ses ambassadeurs qui etaient alles demander pour elle la main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier ou elle vient d'accoucher d'un garcon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel je venais de diner), dans ce chateau de Fantaisie, un de ces lieux aussi aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au dela d'une generation, voient se rattacher a eux plus d'une personnalite historique. Dans celui-la notamment vivent cote a cote les souvenirs de la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la soeur du duc d'Orleans) a qui on disait que le nom du chateau de son epoux plaisait, du roi de Baviere, et enfin du prince X..., dont il etait precisement l'adresse a laquelle il venait de demander au duc de Guermantes de lui ecrire, car il en avait herite et ne le louait que pendant les representations de Wagner, au prince de Polignac, autre "fantaisiste" delicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment il etait parent de Mme d'Arpajon, etait oblige, si loin et si simplement, de remonter, par la chaine et les mains unies de trois ou de cinq aieules, a Marie-Louise ou a Colbert, c'etait encore la meme chose dans tous ces cas: un grand evenement historique n'apparaissait au passage que masque, denature, restreint, dans le nom d'une propriete, dans les prenoms d'une femme, choisis tels parce qu'elle est la petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Amelie consideres non plus comme roi et reine de France, mais seulement dans la mesure ou, en tant que grands-parents, ils laisserent un heritage. (On voit, pour d'autres raisons, dans un dictionnaire de l'oeuvre de Balzac ou les personnages les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la _Comedie humaine_, Napoleon tenir une place bien moindre que Rastignac et la tenir seulement parce qu'il a parle aux demoiselles de Cinq-Cygne.) Telle l'aristocratie, en sa construction lourde, percee de rares fenetres, laissant entrer peu de jour, montrant le meme manque d'envolee, mais aussi la meme puissance massive et aveuglee que l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne. Ainsi les espaces de ma memoire se couvraient peu a peu de noms qui, en s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces oeuvres d'art achevees ou il n'y a pas une seule touche qui soit isolee, ou chaque partie tour a tour recoit des autres sa raison d'etre comme elle leur impose la sienne. Le nom de M. de Luxembourg etant revenu sur le tapis, l'ambassadrice de Turquie raconta que le grand-pere de la jeune femme (celui qui avait cette immense fortune venue des farines et des pates) ayant invite M. de Luxembourg a dejeuner, celui-ci avait refuse en faisant mettre sur l'enveloppe: "M. de ***, meunier", a quoi le grand-pere avait repondu: "Je suis d'autant plus desole que vous n'ayez pas pu venir, mon cher ami, que j'aurais pu jouir de vous dans l'intimite, car nous etions dans l'intimite, nous etions en petit comite et il n'y aurait eu au repas que le meunier, son fils et vous." Cette histoire etait non seulement odieuse pour moi, qui savais l'impossibilite morale que mon cher M. de Nassau ecrivit au grand-pere de sa femme (duquel du reste il savait devoir heriter) en le qualifiant de "meunier"; mais encore la stupidite eclatait des les premiers mots, l'appellation de meunier etant trop evidemment placee pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la malveillance l'aggrave, que chacun trouva que c'etait envoye et que le grand-pere, dont tout le monde declara aussitot de confiance que c'etait un homme remarquable, avait montre plus d'esprit que son petit-gendre. Le duc de Chatellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter celle que j'avais entendue au cafe: "Tout le monde se couchait", mais des les premiers mots et quand il eut dit la pretention de M. de Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levat, la duchesse l'arreta et protesta: "Non, il est bien ridicule, mais tout de meme pas a ce point." J'etais intimement persuade que toutes les histoires relatives a M. de Luxembourg etaient pareillement fausses et que, chaque fois que je me trouverais en presence d'un des acteurs ou des temoins, j'entendrais le meme dementi. Je me demandai cependant si celui de Mme de Guermantes etait du au souci de la verite ou a l'amour-propre. En tout cas, ce dernier ceda devant la malveillance, car elle ajouta en riant: "Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a invitee a gouter, desirant me faire connaitre la grande-duchesse de Luxembourg; c'est ainsi qu'il a le bon gout d'appeler sa femme en ecrivant a sa tante. Je lui ai repondu mes regrets et j'ai ajoute: "Quant a "la grande-duchesse de Luxembourg", entre guillemets, dis-lui que si elle vient me voir je suis chez moi apres 5 heures tous les jeudis." J'ai meme eu une seconde avanie. Etant a Luxembourg je lui ai telephone de venir me parler a l'appareil. Son Altesse allait dejeuner, venait de dejeuner, deux heures se passerent sans resultat et j'ai use alors d'un autre moyen: "Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler?" Pique au vif, il accourut a la minute meme." Tout le monde rit du recit de la duchesse et d'autres analogues, c'est-a-dire, j'en suis convaincu, de mensonges, car d'homme plus intelligent, meilleur, plus fin, tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n'en ai jamais rencontre. La suite montrera que c'etait moi qui avais raison. Je dois reconnaitre qu'au milieu de toutes ses "rosseries", Mme de Guermantes eut pourtant une phrase gentille. "Il n'a pas toujours ete comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d'etre, comme dans les livres, l'homme qui se croit devenu roi, il n'etait pas bete, et meme, dans les premiers temps de ses fiancailles, il en parlait d'une facon assez sympathique comme d'un bonheur inespere: "C'est un vrai conte de fees, il faudra que je fasse mon entree au Luxembourg dans un carrosse de feerie", disait-il a son oncle d'Ornessan qui lui repondit, car, vous savez, c'est pas grand le Luxembourg: "Un carrosse de feerie, je crains que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutot la voiture aux chevres." Non seulement cela ne facha pas Nassau, mais il fut le premier a nous raconter le mot et a en rire." "Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa mere est Montjeu. Il va bien mal, le pauvre Ornessan." Ce nom eut la vertu d'interrompre les fades mechancetes qui se seraient deroulees a l'infini. En effet M. de Guermantes expliqua que l'arriere-grand'mere de M. d'Ornessan etait la soeur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timoleon de Lorraine, et par consequent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna aux genealogies, cependant que l'imbecile ambassadrice de Turquie me soufflait a l'oreille: "Vous avez l'air d'etre tres bien dans les papiers du duc de Guermantes, prenez garde", et comme je demandais l'explication: "Je veux dire, vous comprendrez a demi-mot, que c'est un homme a qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son fils." Or, si jamais homme au contraire aima passionnement et exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais l'erreur, la contre-verite naivement crue etaient pour l'ambassadrice comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. "Son frere Meme, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne la saluait pas), foncierement antipathique, a un vrai chagrin des moeurs du duc. De meme leur tante Villeparisis. Ah! je l'adore. Voila une sainte femme, le vrai type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu meme, mais la reserve. Elle dit encore: "Monsieur" a l'ambassadeur Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parentheses, a laisse un excellent souvenir en Turquie." Je ne repondis meme pas a l'ambassadrice afin d'entendre les genealogies. Elles n'etaient pas toutes importantes. Il arriva meme, au cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues, que m'apprit M. de Guermantes, etait une mesalliance, mais non sans charme, car, unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur elle donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprevu d'une grace exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis XIV, un Norpois avait epouse la fille du duc de Mortemart, dont le titre illustre frappait, dans le lointain de cette epoque, le nom que je trouvais terne et pouvais croire recent de Norpois, y ciselait profondement la beaute d'une medaille. Et dans ces cas-la d'ailleurs, ce n'etait pas seulement le nom moins connu qui beneficiait du rapprochement: l'autre, devenu banal a force d'eclat, me frappait davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les portraits d'un eblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un portrait tout en noir. La mobilite nouvelle dont me semblaient doues tous ces noms, venant se placer a cote d'autres dont je les aurais crus si loin, ne tenait pas seulement a mon ignorance; ces chasses-croises qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectues moins aisement dans ces epoques ou un titre, etant toujours attache a une terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par exemple, dans la belle construction feodale qu'est le titre de duc de Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais decouvrir successivement, blottis comme dans la demeure hospitaliere d'un Bernard-l'ermite, un Guise, un prince de Savoie, un Orleans, un Luynes. Parfois plusieurs restaient en competition pour une meme coquille; pour la principaute d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle; pour le duche de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique; tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de duc de Reggio. Quelquefois c'etait le contraire, la coquille etait depuis si longtemps inhabitee par les proprietaires morts depuis longtemps, que je ne m'etais jamais avise que tel nom de chateau eut pu etre, a une epoque en somme tres peu reculee, un nom de famille. Aussi, comme M. de Guermantes repondait a une question de M. de Beauserfeuil: "Non, ma cousine etait une royaliste enragee, c'etait la fille du marquis de Feterne, qui joua un certain role dans la guerre des Chouans", a voir ce nom de Feterne, qui depuis mon sejour a Balbec etait pour moi un nom de chateau, devenir ce que je n'avais jamais songe qu'il eut pu etre, un nom de famille, j'eus le meme etonnement que dans une feerie ou des tourelles et un perron s'animent et deviennent des personnes. Dans cette acception-la, on peut dire que l'histoire, meme simplement genealogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans la societe parisienne des hommes qui y jouerent un role aussi considerable, qui y furent plus recherches par leur elegance ou par leur esprit, et eux-memes d'une aussi haute naissance que le duc de Guermantes ou le duc de La Tremoille. Ils sont aujourd'hui tombes dans l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom, qu'on n'entend plus jamais, resonne comme un nom inconnu; tout au plus un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas a decouvrir le nom d'hommes, survit-il en quelque chateau, quelque village lointain. Un jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s'arretera dans le petit village de Charlus pour visiter son eglise, s'il n'est pas assez studieux ou se trouve trop presse pour en examiner les pierres tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui allait de pair avec les plus grands. Cette reflexion me rappela qu'il fallait partir et que, tandis que j'ecoutais M. de Guermantes parler genealogies, l'heure approchait ou j'avais rendez-vous avec son frere. Qui sait, continuais-je a penser, si un jour Guermantes lui-meme paraitra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux archeologues arretes par hasard a Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais auront la patience d'ecouter les discours du successeur de Theodore ou de lire le guide du cure. Mais tant qu'un grand nom n'est pas eteint, il maintient en pleine lumiere ceux qui le porterent; et c'est sans doute, pour une part, l'interet qu'offrait a mes yeux l'illustration de ces familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant degre par degre jusque bien au dela du XIVe siecle, retrouver des Memoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus, du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passe ou une nuit impenetrable couvrirait les origines d'une famille bourgeoise, et ou nous distinguons, sous la projection lumineuse et retrospective d'un nom, l'origine et la persistance de certaines caracteristiques nerveuses, de certains vices, des desordres de tels ou tels Guermantes. Presque pathologiquement pareils a ceux d'aujourd'hui, ils excitent de siecle en siecle l'interet alarme de leurs correspondants, qu'ils soient anterieurs a la princesse Palatine et a Mme de Motteville, ou posterieurs au prince de Ligne. D'ailleurs, ma curiosite historique etait faible en comparaison du plaisir esthetique. Les noms cites avaient pour effet de desincarner les invites de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le prince d'Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d'inintelligence ou d'intelligence communes avait change en hommes quelconques, si bien qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchante des noms. Le prince d'Agrigente lui-meme, des que j'eus entendu que sa mere etait Damas, petite-fille du duc de Modene, fut delivre, comme d'un compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empechaient de le reconnaitre, et alla former avec Damas et Modene, qui eux n'etaient que des titres, une combinaison infiniment plus seduisante. Chaque nom deplace par l'attirance d'un autre avec lequel je ne lui avais soupconne aucune affinite, quittait la place immuable qu'il occupait dans mon cerveau, ou l'habitude l'avait terni, et, allant rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom meme de Guermantes recevait de tous les beaux noms eteints et d'autant plus ardemment rallumes, auxquels j'apprenais seulement qu'il etait attache, une determination nouvelle, purement poetique. Tout au plus, a l'extremite de chaque renflement de la tige altiere, pouvais-je la voir s'epanouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre princesse, comme le pere d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces, differentes en cela de celles des convives, n'etaient empatees pour moi d'aucun residu d'experience materielle et de mediocrite mondaine, elles restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogenes a ces noms, qui, a intervalles reguliers, chacun d'une couleur differente, se detachaient de l'arbre genealogique de Guermantes, et ne troublaient d'aucune matiere etrangere et opaque les bourgeons translucides, alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de Jesse les ancetres de Jesus, fleurissaient de l'un et l'autre cote de l'arbre de verre. A plusieurs reprises deja j'avais voulu me retirer et, plus que pour toute autre raison, a cause de l'insignifiance que ma presence imposait a cette reunion, l'une pourtant de celles que j'avais longtemps imaginees si belles, et qui sans doute l'eut ete si elle n'avait pas eu de temoin genant. Du moins mon depart allait permettre aux invites, une fois que le profane ne serait plus la, de se constituer enfin en comite secret. Ils allaient pouvoir celebrer les mysteres pour la celebration desquels ils s'etaient reunis, car ce n'etait pas evidemment pour parler de Frans Hals ou de l'avarice et pour en parler de la meme facon que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans doute parce que j'etais la, et j'avais des remords, en voyant toutes ces jolies femmes separees, de les empecher, par ma presence, de mener, dans le plus precieux de ses salons, la vie mysterieuse du faubourg Saint-Germain. Mais ce depart que je voulais a tout instant effectuer, M. et Mme de Guermantes poussaient l'esprit de sacrifice jusqu'a le reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames qui etaient venues, empressees, ravies, parees, constellees de pierreries, pour n'assister, par ma faute, qu'a une fete qui ne differait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que dans le faubourg Saint-Germain, qu'on ne se sent a Balbec dans une ville qui differe de ce que nos yeux ont coutume de voir--plusieurs de ces dames se retirerent, non pas decues, comme elles auraient du l'etre, mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la delicieuse soiree qu'elles avaient passee, comme si, les autres jours, ceux ou je n'etais pas la, il ne se passait pas autre chose. Etait-ce vraiment a cause de diners tels que celui-ci que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser penetrer des bourgeoises dans leurs salons si fermes, pour des diners tels que celui-ci? pareils si j'avais ete absent? J'en eus un instant le soupcon, mais il etait trop absurde. Le simple bon sens me permettait de l'ecarter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il reste du nom de Guermantes, deja si degrade depuis Combray? Au reste ces filles fleurs etaient, a un degre etrange, faciles a etre contentees par une autre personne, ou desireuses de la contenter, car plus d'une, a laquelle je n'avais tenu pendant toute la soiree que deux ou trois propos dont la stupidite m'avait fait rougir, tint, avant de quitter le salon, a venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux caressants, tout en redressant la guirlande d'orchidees qui contournait sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu a me connaitre, et me parler--allusion voilee a une invitation a diner--de son desir "d'arranger quelque chose", apres qu'elle aurait "pris jour" avec Mme de Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de Parme. La presence de celle-ci--on ne doit pas s'en aller avant une Altesse--etait une des deux raisons, non devinees par moi, pour lesquelles la duchesse avait mis tant d'insistance a ce que je restasse. Des que Mme de Parme fut levee, ce fut comme une delivrance. Toutes les dames ayant fait une genuflexion devant la princesse, qui les releva, recurent d'elle dans un baiser, et comme une benediction qu'elles eussent demandee a genou, la permission de demander son manteau et ses gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une recitation criee de grands noms de l'Histoire de France. La princesse de Parme avait defendu a Mme de Guermantes de descendre l'accompagner jusqu'au vestibule de peur qu'elle ne prit froid, et le duc avait ajoute: "Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a dit le docteur." "Je crois que la princesse de Parme a ete _tres contente_ de diner avec vous." Je connaissais la formule. Le duc avait traverse tout le salon pour venir la prononcer devant moi, d'un air obligeant et penetre, comme s'il me remettait un diplome ou m'offrait des petits fours. Et je sentis au plaisir qu'il paraissait eprouver a ce moment-la, et qui donnait une expression momentanement si douce a son visage, que le genre de soins que cela representait pour lui etait de ceux dont il s'acquitterait jusqu'a la fin extreme de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et aisees que, meme gateux, on conserve encore. Au moment ou j'allais partir, la dame d'honneur de la princesse rentra dans le salon, ayant oublie d'emporter de merveilleux oeillets, venus de Guermantes, que la duchesse avait donnes a Mme de Parme. La dame d'honneur etait assez rouge, on sentait qu'elle avait ete bousculee, car la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci courait-elle vite en emportant les oeillets, mais, pour garder son air a l'aise et mutin, elle jeta en passant devant moi: "La princesse trouve que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir les oeillets tout de meme. Dame! je ne suis pas un petit oiseau, je ne peux pas etre a plusieurs endroits a la fois." Helas! la raison de ne pas se lever avant une Altesse n'etait pas la seule. Je ne pus pas partir immediatement, car il y en avait une autre: c'etait que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les Guermantes, opulents ou a demi ruines, excellaient a faire jouir leurs amis, n'etait pas qu'un luxe materiel et comme je l'avais experimente souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles charmantes, d'actions gentilles, toute une elegance verbale, alimentee par une veritable richesse interieure. Mais comme celle-ci, dans l'oisivete mondaine, reste sans emploi, elle s'epanchait parfois, cherchait un derivatif en une sorte d'effusion fugitive, d'autant plus anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire croire a de l'affection. Elle l'eprouvait d'ailleurs au moment ou elle la laissait deborder, car elle trouvait alors, dans la societe de l'ami ou de l'amie avec qui elle se trouvait, une sorte d'ivresse, nullement sensuelle, analogue a celle que la musique donne a certaines personnes; il lui arrivait de detacher une fleur de son corsage, un medaillon et de les donner a quelqu'un avec qui elle eut souhaite de faire durer la soiree, tout en sentant avec melancolie qu'un tel prolongement n'aurait pu mener a autre chose qu'a de vaines causeries ou rien n'aurait passe du plaisir nerveux de l'emotion passagere, semblables aux premieres chaleurs du printemps par l'impression qu'elles laissent de lassitude et de tristesse. Quant a l'ami, il ne fallait pas qu'il fut trop dupe des promesses, plus grisantes qu'aucune qu'il eut jamais entendue, proferees par ces femmes, qui, parce qu'elles ressentent avec tant de force la douceur d'un moment, font de lui, avec une delicatesse, une noblesse ignorees des creatures normales, un chef-d'oeuvre attendrissant de grace et de bonte, et n'ont plus rien a donner d'elles-memes apres qu'un autre moment est venu. Leur affection ne survit pas a l'exaltation qui la dicte; et la finesse d'esprit qui les avait amenees alors a deviner toutes les choses que vous desiriez entendre et a vous les dire, leur permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos ridicules et d'en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles seront en train de gouter un de ces "moments musicaux" qui sont si brefs. Dans le vestibule ou je demandai a un valet de pied mes snow-boots, que j'avais pris par precaution contre la neige, dont il etait tombe quelques flocons vite changes en boue, ne me rendant pas compte que c'etait peu elegant, j'eprouvai, du sourire dedaigneux de tous, une honte qui atteignit son plus haut degre quand je vis que Mme de Parme n'etait pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs americains. La princesse revint vers moi. "Oh! quelle bonne idee, s'ecria-t-elle, comme c'est pratique! voila un homme intelligent. Madame, il faudra que nous achetions cela", dit-elle a sa dame d'honneur, tandis que l'ironie des valets se changeait en respect et que les invites s'empressaient autour de moi pour s'enquerir ou j'avais pu trouver ces merveilles. "Grace a cela, vous n'aurez rien a craindre, meme s'il reneige et si vous allez loin; il n'y a plus de saison", me dit la princesse. --Oh! a ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer, interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas. --Qu'en savez-vous, madame? demanda aigrement l'excellente princesse de Parme, que seule reussissait a agacer la betise de sa dame d'honneur. --Je peux l'affirmer a Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger, c'est materiellement impossible. --Mais pourquoi? --Il ne peut plus neiger, on a fait le necessaire pour cela: on a jete du sel! La naive dame ne s'apercut pas de la colere de la princesse et de la gaiete des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit avec un sourire amene, sans tenir compte de mes denegations au sujet de l'amiral Jurien de la Graviere: "D'ailleurs qu'importe? Monsieur doit avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir." Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en prenant mon pardessus: "Je vais vous aider a entrer votre pelure." Il ne souriait meme plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires etaient, par cela meme, a cause de l'affectation de simplicite des Guermantes, devenues aristocratiques. Une exaltation n'aboutissant qu'a la melancolie, parce qu'elle etait artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans la voiture qui allait me conduire a l'hotel de M. de Charlus. Nous pouvons a notre choix nous livrer a l'une ou l'autre de deux forces, l'une s'eleve de nous-meme, emane de nos impressions profondes; l'autre nous vient du dehors. La premiere porte naturellement avec elle une joie, celle que degage la vie des createurs. L'autre courant, celui qui essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agitees des personnes exterieures, n'est pas accompagne de plaisir; mais nous pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice qu'elle tourne vite a l'ennui, a la tristesse, d'ou le visage morne de tant de mondains, et chez eux tant d'etats nerveux qui peuvent aller jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus, j'etais en proie a cette seconde sorte d'exaltation, bien differente de celle qui nous est donnee par une impression personnelle, comme celle que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois a Combray, dans la carriole du Dr Percepied, d'ou j'avais vu se peindre sur le couchant les clochers de Martinville; un jour, a Balbec, dans la caleche de Mme de Villeparisis, en cherchant a demeler la reminiscence que m'offrait une allee d'arbres. Mais dans cette troisieme voiture, ce que j'avais devant les yeux de l'esprit, c'etaient ces conversations qui m'avaient paru si ennuyeuses au diner de Mme de Guermantes, par exemple les recits du prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le general Botha et l'armee anglaise. Je venais de les glisser dans le stereoscope interieur a travers lequel, des que nous ne sommes plus nous-meme, des que, doues d'une ame mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des autres, nous donnons du relief a ce qu'ils ont dit, a ce qu'ils ont fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garcon de cafe qui l'a servi, je m'emerveillais de mon bonheur, non ressenti par moi, il est vrai, au moment meme, d'avoir dine avec quelqu'un qui connaissait si bien Guillaume II et avait raconte sur lui des anecdotes, ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand du prince, l'histoire du general Botha, je riais tout haut, comme si ce rire, pareil a certains applaudissements qui augmentent l'admiration interieure, etait necessaire a ce recit pour en corroborer le comique. Derriere les verres grossissants, meme ceux des jugements de Mme de Guermantes qui m'avaient paru betes (par exemple, sur Frans Hals qu'il aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle n'etait pas absolument insensee. De meme que nous pouvons un beau jour etre heureux de connaitre la personne que nous dedaignions le plus, parce qu'elle se trouve etre liee avec une jeune fille que nous aimons, a qui elle peut nous presenter, et nous offre ainsi de l'utilite et de l'agrement, choses dont nous l'aurions crue a jamais denuee, il n'y a pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse etre certain qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit Mme de Guermantes sur les tableaux qui seraient interessants a voir, meme d'un tramway, etait faux, mais contenait une part de verite qui me fut precieuse dans la suite. De meme les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cites etaient, il faut l'avouer, d'une epoque anterieure a celle ou il est devenu plus qu'un homme nouveau, ou il a fait apparaitre dans l'evolution une espece litteraire encore inconnue, douee d'organes plus complexes. Dans ces premiers poemes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter, comme la nature, de donner a penser. Des "pensees", il en exprimait alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens ou le duc prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invites de ses grandes fetes, a Guermantes, fissent, sur l'album du chateau, suivre leur signature d'une reflexion philosophico-poetique, il avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: "Votre nom, mon cher, mais pas de pensee!" Or, c'etaient ces "pensees" de Victor Hugo (presque aussi absentes de _la Legende des Siecles_ que les "airs", les "melodies" dans la deuxieme maniere wagnerienne) que Mme de Guermantes aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument a tort. Elles etaient touchantes, et deja autour d'elles, sans que la forme eut encore la profondeur ou elle ne devait parvenir que plus tard, le deferlement des mots nombreux et des rimes richement articulees les rendait inassimilables a ces vers qu'on peut decouvrir dans un Corneille, par exemple, et ou un romantisme intermittent, contenu, et qui nous emeut d'autant plus, n'a point pourtant penetre jusqu'aux sources physiques de la vie, modifie l'organisme inconscient et generalisable ou s'abrite l'idee. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'etait seulement d'une part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais justement, en citant ainsi un vers isole on decuple sa puissance attractive. Ceux qui etaient entres ou rentres dans ma memoire, au cours de ce diner, aimantaient a leur tour, appelaient a eux avec une telle force les pieces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'etre enclaves, que mes mains electrisees ne purent pas resister plus de quarante-huit heures a la force qui les conduisait vers le volume ou etaient relies les _Orientales_ et les _Chants du Crepuscule_. Je maudis le valet de pied de Francoise d'avoir fait don a son pays natal de mon exemplaire des _Feuilles d'Automne_, et je l'envoyai sans perdre un instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout a l'autre, et ne retrouvai la paix que quand j'apercus tout d'un coup, m'attendant dans la lumiere ou elle les avait baignes, les vers que m'avait cites Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la duchesse ressemblaient a ces connaissances qu'on puise dans une bibliotheque de chateau, surannee, incomplete, incapable de former une intelligence, depourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance a une magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouve la preface de Balzac a _la Chartreuse_ ou des lettres inedites de Joubert, tentes de nous exagerer le prix de la vie que nous y avons menee et dont nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolite sterile. A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment repondre a ce qu'attendait mon imagination, et devait par consequent me frapper d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plutot que par ce qu'il en avait de different, pourtant il se revela a moi peu a peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation s'orne de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles etaient habitees autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent ignore profondement. A supposer que l'aristocrate le plus modere par ses aspirations ait fini par rattraper l'epoque ou il vit, sa mere, ses oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son enfance, avec ce que pouvait etre une vie presque inconnue aujourd'hui. Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, Mme de Guermantes n'eut pas fait remarquer, mais eut saisi immediatement tous les manquements faits aux usages. Elle etait choquee de voir a un enterrement des femmes melees aux hommes alors qu'il y a une ceremonie particuliere qui doit etre celebree pour les femmes. Quant au poele dont Bloch eut cru sans doute que l'usage etait reserve aux enterrements, a cause des cordons du poele dont on parle dans les comptes rendus d'obseques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps ou, encore enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que Saint-Loup avait vendu son precieux "Arbre genealogique", d'anciens portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des Carriere et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, emus par un sentiment ou l'amour ardent de l'art jouait peut-etre un moindre role et qui les laissait eux-memes plus mediocres, avaient garde leurs merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement seduisant pour un artiste. Un litterateur eut de meme ete enchante de leur conversation, qui eut ete pour lui--car l'affame n'a pas besoin d'un autre affame--un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui chaque jour s'oublient davantage: des cravates a la Saint-Joseph, des enfants voues au bleu, etc., et qu'on ne trouve plus que chez ceux qui se font les aimables et benevoles conservateurs du passe. Le plaisir que ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres ecrivains, un ecrivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de croire que les choses du passe ont un charme par elles-memes, de les transporter telles quelles dans son oeuvre, mort-nee dans ce cas, degageant un ennui dont il se console en se disant: "C'est joli parce que c'est vrai, cela se dit ainsi." Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent francais. A cause de cela elles rendaient legitime, de la part de la duchesse, son hilarite devant les mots "vatique", "cosmique", "pythique", "sureminent", qu'employait Saint-Loup,--de meme que devant ses meubles de chez Bing. Malgre tout, bien differentes en cela de ce que j'avais pu ressentir devant des aubepines ou en goutant a une madeleine, les histoires que j'avais entendues chez Mme de Guermantes m'etaient etrangeres. Entrees un instant en moi, qui n'en etais que physiquement possede, on aurait dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles etaient impatientes d'en sortir... Je m'agitais dans la voiture, comme une pythonisse. J'attendais un nouveau diner ou je pusse devenir moi meme une sorte de prince X..., de Mme de Guermantes, et les raconter. En attendant, elles faisaient trepider mes levres qui les balbutiaient et j'essayais en vain de ramener a moi mon esprit vertigineusement emporte par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fievreuse impatience de ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, ou d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut, que je sonnai a la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues avec moi-meme, ou je me repetais tout ce que j'allais lui narrer et ne pensais plus guere a ce qu'il pouvait avoir a me dire, que je passai tout le temps que je restai dans un salon ou un valet de pied me fit entrer, et que j'etais d'ailleurs trop agite pour regarder. J'avais un tel besoin que M. de Charlus ecoutat les recits que je brulais de lui faire, que je fus cruellement decu en pensant que le maitre de la maison dormait peut-etre et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait vingt-cinq minutes que j'etais, qu'on m'avait peut-etre oublie, dans ce salon, dont, malgre cette longue attente, j'aurais tout au plus pu dire qu'il etait immense, verdatre, avec quelques portraits. Le besoin de parler n'empeche pas seulement d'ecouter, mais de voir, et dans ce cas l'absence de toute description du milieu exterieur est deja une description d'un etat interne. J'allais sortir du salon pour tacher d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment meme ou je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet mosaique, un valet de chambre entra, l'air preoccupe: "Monsieur le baron a eu des rendez-vous jusqu'a maintenant, me dit-il. Il y a encore plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible pour qu'il recoive monsieur, j'ai deja fait telephoner deux fois au secretaire." --Non, ne vous derangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur le baron, mais il est deja bien tard, et, du moment qu'il est occupe ce soir, je reviendrai un autre jour. --Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'ecria le valet de chambre. M. le baron pourrait etre mecontent. Je vais de nouveau essayer. Je me rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de Charlus et de leur devouement a leur maitre. On ne pouvait pas tout a fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait a plaire aussi bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des moindres choses qu'il demandait une espece de faveur, que, le soir, quand, ses valets assembles autour de lui a distance respectueuse, apres les avoir parcourus du regard, il disait: "Coignet, le bougeoir!" ou: "Ducret, la chemise!", c'est en ronchonnant d'envie que les autres se retiraient, envieux de celui qui venait d'etre distingue par le maitre. Deux, meme, lesquels s'execraient, essayaient chacun de ravir la faveur a l'autre, en allant, sous le plus absurde pretexte, faire une commission au baron, s'il etait monte plus tot, dans l'espoir d'etre investi pour ce soir-la de la charge du bougeoir ou de la chemise. S'il adressait directement la parole a l'un d'eux pour quelque chose qui ne fut pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un de ses cochers enrhume, il lui disait au bout de dix minutes: "Couvrez-vous", les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, a cause de la grace qui lui avait ete faite. J'attendis encore dix minutes et, apres m'avoir demande de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le baron fatigue avait du faire econduire plusieurs personnes des plus importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on m'introduisit aupres de lui. Cette mise en scene autour de M. de Charlus me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicite de son frere Guermantes, mais deja la porte s'etait ouverte, je venais d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, etendu sur un canape. Je fus frappe au meme instant par la vue d'un chapeau haut de forme "huit reflets" sur une chaise avec une pelisse, comme si le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais que M. de Charlus allait venir a moi. Sans faire un seul mouvement, il fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me repondit pas, ne me demanda pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme on ferait a un medecin mal eleve, s'il etait necessaire que je restasse debout. Je le fis sans mechante intention, mais l'air de colere froide qu'avait M. de Charlus sembla s'aggraver encore. J'ignorais, du reste, que chez lui, a la campagne, au chateau de Charlus, il avait l'habitude apres diner, tant il aimait a jouer au roi, de s'etaler dans un fauteuil au fumoir, en laissant ses invites debout autour de lui. Il demandait a l'un du feu, offrait a l'autre un cigare, puis au bout de quelques instants disait: "Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une chaise, mon cher, etc.", ayant tenu a prolonger leur station debout, seulement pour leur montrer que c'etait de lui que leur venait la permission de s'asseoir. "Mettez-vous dans le siege Louis XIV", me repondit-il d'un air imperieux et plutot pour me forcer a m'eloigner de lui que pour m'inviter a m'asseoir. Je pris un fauteuil qui n'etait pas loin. "Ah! voila ce que vous appelez un siege Louis XIV! je vois que vous etes instruit", s'ecria-t-il avec derision. J'etais tellement stupefait que je ne bougeai pas, ni pour m'en aller comme je l'aurais du, ni pour changer de siege comme il le voulait. "Monsieur, me dit-il, en pesant tous les termes, dont il faisait preceder les plus impertinents d'une double paire de consonnes, l'entretien que j'ai condescendu a vous accorder, a la priere d'une personne qui desire que je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne vous cacherai pas que j'avais espere mieux; je forcerais peut-etre un peu le sens des mots, ce qu'on ne doit pas faire, meme avec qui ignore leur valeur, et par simple respect pour soi-meme, en vous disant que j'avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que "bienveillance", dans son sens le plus efficacement protecteur, n'excederait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de manifester. Je vous avais, des mon retour a Paris, fait savoir a Balbec meme que vous pouviez compter sur moi." Moi qui me rappelais sur quelle incartade M. de Charlus s'etait separe de moi a Balbec, j'esquissai un geste de denegation. "Comment! s'ecria-t-il avec colere, et en effet son visage convulse et blanc differait autant de son visage ordinaire que la mer quand, un matin de tempete, on apercoit, au lieu de la souriante surface habituelle, mille serpents d'ecume et de bave, vous pretendez que vous n'avez pas recu mon message--presque une declaration--d'avoir a vous souvenir de moi? Qu'y avait-il comme decoration autour du livre que je vous fis parvenir?" --De tres jolis entrelacs histories, lui dis-je. --Ah! repondit-il d'un air meprisant, les jeunes Francais connaissent peu les chefs-d'oeuvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois qui ne connaitrait pas la _Walkyrie_? Il faut d'ailleurs que vous ayez des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'oeuvre-la vous m'avez dit que vous aviez passe deux heures devant. Je vois que vous ne vous y connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles; ne protestez pas pour les styles, cria-t-il, d'un ton de rage suraigu, vous ne savez meme pas sur quoi vous vous asseyez. Vous offrez a votre derriere une chauffeuse Directoire pour une bergere Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que vous y ferez. Pareillement, vous n'avez meme pas reconnu dans la reliure du livre de Bergotte le linteau de _myosotis_ de l'eglise de Balbec. Y avait-il une maniere plus limpide de vous dire: "Ne m'oubliez pas!" Je regardais M. de Charlus. Certes sa tete magnifique, et qui repugnait, l'emportait pourtant sur celle de tous les siens; on eut dit Apollon vieilli; mais un jus olivatre, hepatique, semblait pret a sortir de sa bouche mauvaise; pour l'intelligence, on ne pouvait nier que la sienne, par un vaste ecart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques belles paroles qu'il colorat ses haines, on sentait que, meme s'il y avait tantot de l'orgueil offense, tantot un amour decu, ou une rancune, du sadisme, une taquinerie, une idee fixe, cet homme etait capable d'assassiner et de prouver a force de logique et de beau langage qu'il avait eu raison de le faire et n'en etait pas moins superieur de cent coudees a son frere, sa belle-soeur, etc., etc. --Comme dans les _Lances_ de Velasquez, continua-t-il, le vainqueur s'avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout etre noble, puisque j'etais tout et que vous n'etiez rien, c'est moi qui ai fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement repondu a ce que ce n'est pas a moi a appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laisse decourager. Notre religion preche la patience. Celle que j'ai eue envers vous me sera comptee, je l'espere, et de n'avoir fait que sourire de ce qui pourrait etre taxe d'impertinence, s'il etait a votre portee d'en avoir envers qui vous depasse de tant de coudees; mais enfin, monsieur, de tout cela il n'est plus question. Je vous ai soumis a l'epreuve que le seul homme eminent de notre monde appelle avec esprit l'epreuve de la trop grande amabilite et qu'il declare a bon droit la plus terrible de toutes, la seule qui puisse separer le bon grain de l'ivraie. Je vous reprocherais a peine de l'avoir subie sans succes, car ceux qui en triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c'est la conclusion que je pretends tirer des dernieres paroles que nous echangerons sur terre, j'entends etre a l'abri de vos inventions calomniatrices." Je n'avais pas songe jusqu'ici que la colere de M. de Charlus put etre causee par un propos desobligeant qu'on lui eut repete; j'interrogeai ma memoire; je n'avais parle de lui a personne. Quelque mechant l'avait fabrique de toutes pieces. Je protestai a M. de Charlus que je n'avais absolument rien dit de lui. "Je ne pense pas que j'aie pu vous facher en disant a Mme de Guermantes que j'etais lie avec vous." Il sourit avec dedain, fit monter sa voix jusqu'aux plus extremes registres, et la, attaquant avec douceur la note la plus aigue et la plus insolente: "Oh! monsieur, dit-il en revenant avec une extreme lenteur a une intonation naturelle, et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme descendante, je pense que vous vous faites tort a vous-meme en vous accusant d'avoir dit que nous etions "lies". Je n'attends pas une tres grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises et qui faisaient flotter sur ses levres jusqu'a un charmant sourire, je ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous etions _lies_! Quant a vous etre vante de m'avoir ete _presente_, d'avoir _cause avec moi_, de me _connaitre_ un peu, d'avoir obtenu, presque sans sollicitation, de pouvoir etre un jour mon _protege_, je trouve au contraire fort naturel et intelligent que vous l'ayez fait. L'extreme difference d'age qu'il y a entre nous me permet de reconnaitre, sans ridicule, que cette _presentation_, ces _causeries_, cette vague amorce de _relations_ etaient pour vous, ce n'est pas a moi de dire un honneur, mais enfin a tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point de l'avoir divulgue, mais de n'avoir pas su le conserver. J'ajouterai meme, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colere hautaine a une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais qu'il allait se mettre a pleurer, que, quand vous avez laisse sans reponse la proposition que je vous ai faite a Paris, cela m'a paru tellement inoui de votre part a vous, qui m'aviez semble bien eleve et d'une bonne famille _bourgeoise_ (sur cet adjectif seul sa voix eut un petit sifflement d'impertinence), que j'eus la naivete de croire a toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux erreurs d'adresses. Je reconnais que c'etait de ma part une grande naivete, mais saint Bonaventure preferait croire qu'un boeuf put voler plutot que son frere mentir. Enfin tout cela est termine, la chose ne vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne fut-ce que par consideration pour mon age, m'ecrire. J'avais concu pour vous des choses infiniment seduisantes que je m'etais bien garde de vous dire. Vous avez prefere refuser sans savoir, c'est votre affaire. Mais, comme je vous le dis, on peut toujours _ecrire_. Moi a votre place, et meme dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux a cause de cela la mienne que la votre, je dis a cause de cela, parce que je crois que toutes les places sont egales, et j'ai plus de sympathie pour un intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je prefere ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout entiere qui commence a etre assez longue, je sais que je ne l'ai jamais fait. (Sa tete etait tournee dans l'ombre, je ne pouvais pas voir si ses yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait a le croire.) Je vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour effet de vous en faire faire deux cents en arriere. Maintenant c'est a moi de m'eloigner et nous ne nous connaitrons plus. Je ne retiendrai pas votre nom, mais votre cas, afin que, les jours ou je serais tente de croire que les hommes ont du coeur, de la politesse, ou seulement l'intelligence de ne pas laisser echapper une chance sans seconde, je me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que vous me connaissiez quand c'etait vrai--car maintenant cela va cesser de l'etre--je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un hommage, c'est-a-dire pour agreable. Malheureusement, ailleurs et en d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort differents. --Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui put vous offenser. --Et qui vous dit que j'en suis offense? s'ecria-t-il avec fureur en se redressant violemment sur la chaise longue ou il etait reste jusque-la immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blemes serpents ecumeux de sa face, sa voix devenait tour a tour aigue et grave comme une tempete assourdissante et dechainee. (La force avec laquelle il parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors, etait centuplee, comme l'est un _forte_, si, au lieu d'etre joue au piano, il l'est a l'orchestre, et de plus se change en un _fortissimo_. M. de Charlus hurlait.) Pensez-vous qu'il soit a votre portee de m'offenser? Vous ne savez donc pas a qui vous parlez? Croyez-vous que la salive envenimee de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juches les uns sur les autres, arriverait a baver seulement jusqu'a mes augustes orteils? Depuis un moment, au desir de persuader M. de Charlus que je n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succede une rage folle, causee par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son immense orgueil. Peut-etre etaient-elles du reste l'effet, pour une partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, a defaut du sentiment inconnu, meler a l'orgueil, si je m'etais souvenu des paroles de Mme de Guermantes, un peu de folie. Mais a ce moment-la l'idee de folie ne me vint meme pas a l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi, que de l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment ou M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils, avec une majeste qu'accompagnaient une moue, un vomissement de degout a l'egard de ses obscurs blasphemateurs), cette fureur ne se contint plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus age que moi, et meme, a cause de leur dignite artistique, les porcelaines allemandes placees autour de lui, je me precipitai sur le chapeau haut de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le pietinai, je m'acharnai a le disloquer entierement, j'arrachai la coiffe, dechirai en deux la couronne, sans ecouter les vociferations de M. de Charlus qui continuaient et, traversant la piece pour m'en aller, j'ouvris la porte. Des deux cotes d'elle, a ma grande stupefaction, se tenaient deux valets de pied qui s'eloignerent lentement pour avoir l'air de s'etre trouves la seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs noms, l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel.) Je ne fus pas dupe un instant de cette explication que leur demarche nonchalante semblait me proposer. Elle etait invraisemblable; trois autres me le semblerent moins: l'une que le baron recevait quelquefois des hotes, contre lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi?), il jugeait necessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre, qu'attires par la curiosite, ils s'etaient mis aux ecoutes, ne pensant pas que je sortirais si vite; la troisieme, que toute la scene que m'avait faite M. de Charlus etant preparee et jouee, il leur avait lui-meme demande d'ecouter, par amour du spectacle joint peut-etre a un "nunc erudimini" dont chacun ferait son profit. Ma colere n'avait pas calme celle du baron, ma sortie de la chambre parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de "ses augustes orteils", il avait cru me faire le temoin de sa propre deification, il courut a toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la porte. "Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une minute; qui aime bien chatie bien, et si je vous ai bien chatie, c'est que je vous aime bien." Ma colere etait passee, je laissai passer le mot chatier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau detruit qu'on remplaca par un autre. --Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement calomnie, dis-je a M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre l'imposteur. --Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et croyez-vous que je vais manquer a celui que j'ai promis? --Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en cherchant une derniere fois dans ma tete (ou je ne trouvais personne) a qui j'avais pu parler de M. de Charlus. --Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret a mon indicateur, me dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au gout des propos abjects vous joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour dire quelque chose qui ne soit pas exactement rien. --Monsieur, repondis-je en m'eloignant, vous m'insultez, je suis desarme puisque vous avez plusieurs fois mon age, la partie n'est pas egale; d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai jure que je n'avais rien dit. --Alors je mens! s'ecria-t-il d'un ton terrible, et en faisant un tel bond qu'il se trouva debout a deux pas de moi. --On vous a trompe. Alors d'une voix douce, affectueuse, melancolique, comme dans ces symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et ou un gracieux scherzo aimable, idyllique, succede aux coups de foudre du premier morceau. "C'est tres possible, me dit-il. En principe, un propos repete est rarement vrai. C'est votre faute si, n'ayant pas profite des occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui creent la confiance, le preservatif unique et souverain contre une parole qui vous representait comme un traitre. En tout cas, vrai ou faux, le propos a fait son oeuvre. Je ne peux plus me degager de l'impression qu'il m'a produite. Je ne peux meme pas dire que qui aime bien chatie bien, car je vous ai bien chatie, mais je ne vous aime plus." Tout en disant ces mots, il m'avait force a me rasseoir et avait sonne. Un nouveau valet de pied entra. "Apportez a boire, et dites d'atteler le coupe." Je dis que je n'avais pas soif, qu'il etait bien tard et que d'ailleurs j'avais une voiture. "On l'a probablement payee et renvoyee, me dit-il, ne vous en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ramene... Si vous craignez qu'il ne soit trop tard... j'aurais pu vous donner une chambre ici..." Je dis que ma mere serait inquiete. "Ah! oui, vrai ou faux, le propos a fait son oeuvre. Ma sympathie un peu prematuree avait fleuri trop tot; et comme ces pommiers dont vous parliez poetiquement a Balbec, elle n'a pu resister a une premiere gelee." Si la sympathie de M. de Charlus n'avait pas ete detruite, il n'aurait pourtant pas pu agir autrement, puisque, tout en me disant que nous etions brouilles, il me faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire reconduire. Il avait meme l'air de redouter l'instant de me quitter et de se retrouver seul, cette espece de crainte un peu anxieuse que sa belle-soeur et cousine Guermantes m'avait paru eprouver, il y avait une heure, quand elle avait voulu me forcer a rester encore un peu, avec une espece de meme gout passager pour moi, de meme effort pour faire prolonger une minute. "Malheureusement, reprit-il, je n'ai pas le don de faire refleurir ce qui a ete une fois detruit. Ma sympathie pour vous est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu'il n'est pas indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un peu comme le Booz de Victor Hugo: "Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe." Je traversai avec lui le grand salon verdatre. Je lui dis, tout a fait au hasard, combien je le trouvais beau. "N'est-ce pas? me repondit-il. Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui est assez gentil, voyez-vous, c'est qu'elles ont ete faites pour les sieges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles repetent le meme motif decoratif qu'eux. Il n'existait plus que deux demeures ou cela soit ainsi: le Louvre et la maison de M. d'Hinnisdal. Mais naturellement, des que j'ai voulu venir habiter dans cette rue, il s'est trouve un vieil hotel Chimay que personne n'avait jamais vu puisqu'il n'est venu ici que pour _moi_. En somme, c'est bien. Ca pourrait peut-etre etre mieux, mais enfin ce n'est pas mal. N'est-ce pas, il y a de jolies choses: le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi d'Angleterre, par Mignard. Mais qu'est-ce que je vous dis, vous le savez aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non? Ah! C'est qu'on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d'un air soit d'impertinence a l'endroit de mon incuriosite, soit de superiorite personnelle et de n'avoir pas demande ou on m'avait fait attendre. Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portes par Mme Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous interesse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-etre etes-vous atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce genre de beaute, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence a briller entre ces deux Rembrandt, en signe de notre reconciliation. Vous entendez: Beethoven se joint a lui." Et en effet on distinguait les premiers accords de la troisieme partie de la Symphonie pastorale,"la joie apres l'orage", executes non loin de nous, au premier etage sans doute, par des musiciens. Je demandai naivement par quel hasard on jouait cela et qui etaient les musiciens. "Eh bien! on ne sait pas. On ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce pas, me dit-il d'un ton legerement impertinent et qui pourtant rappelait un peu l'influence et l'accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme un poisson d'une pomme. Vous voulez rentrer, quitte a manquer de respect a Beethoven et a moi. Vous portez contre vous-meme jugement et condamnation", ajouta-t-il d'un air affectueux et triste, quand le moment fut venu que je m'en allasse. "Vous m'excuserez de ne pas vous reconduire comme les bonnes facons m'obligeraient a le faire, me dit-il. Desireux de ne plus vous revoir, il n'importe peu de passer cinq minutes de plus avec vous. Mais je suis fatigue et j'ai fort a faire." Cependant, remarquant que le temps etait beau: "Eh bien! si, je vais monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j'irai regarder au Bois apres vous avoir reconduit. Comment! vous ne savez pas vous raser, meme un soir ou vous dinez en ville vous gardez quelques poils, me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire magnetises, qui, apres avoir resiste un instant, remonterent jusqu'a mes oreilles comme les doigts d'un coiffeur. Ah! ce serait agreable de regarder ce "clair de lune bleu" au Bois avec quelqu'un comme vous", me dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l'air triste: "Car vous etes gentil tout de meme, vous pourriez l'etre plus que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement l'epaule. Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant." J'aurais du penser qu'il me trouvait tel encore. Je n'avais qu'a me rappeler la rage avec laquelle il m'avait parle, il y avait a peine une demi-heure. Malgre cela j'avais l'impression qu'il etait, en ce moment, sincere, que son bon coeur l'emportait sur ce que je considerais comme un etat presque delirant de susceptibilite et d'orgueil. La voiture etait devant nous et il prolongeait encore la conversation. "Allons, dit-il brusquement, montez; dans cinq minutes nous allons etre chez vous. Et je vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais a nos relations. C'est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le fassions comme en musique, sur un accord parfait." Malgre ces affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j'aurais jure que M. de Charlus, ennuye de s'etre oublie tout a l'heure et craignant de m'avoir fait de la peine, n'eut pas ete fache de me revoir encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d'un moment: "Allons bon! dit-il, voila que j'ai oublie le principal. En souvenir de madame votre grand-mere, j'avais fait relier pour vous une edition curieuse de Mme de Sevigne. Voila qui va empecher cette entrevue d'etre la derniere. Il faut s'en consoler en se disant qu'on liquide rarement en un jour des affaires compliquees. Regardez combien de temps a dure le Congres de Vienne." --Mais je pourrais la faire chercher sans vous deranger, dis-je obligeamment. --Voulez-vous vous taire, petit sot, repondit-il avec colere, et ne pas avoir l'air grotesque de considerer comme peu de chose l'honneur d'etre probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-etre un valet de chambre qui vous remettra les volumes) recu par moi. Il se ressaisit: "Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le silence eternel de l'accord de dominante!" C'est pour ses propres nerfs qu'il semblait redouter son retour immediatement apres d'acres paroles de brouille. "Vous ne vouliez pas venir jusqu'au Bois", me dit-il d'un ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, a ce qu'il me sembla, non pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait que son amour-propre n'essuyat un refus. "Eh bien voila, me dit-il en trainant encore, c'est le moment ou, comme dit Whistler, les bourgeois rentrent (peut-etre voulait-il me prendre par l'amour-propre) et ou il convient de commencer a regarder. Mais vous ne savez meme pas qui est Whistler." Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse d'Iena etait une personne intelligente. M. de Charlus m'arreta, et prenant le ton le plus meprisant que je lui connusse: "Ah! monsieur, vous faites allusion ici a un ordre de nomenclature ou je n'ai rien a voir. Il y a peut-etre une aristocratie chez les Tahitiens, mais j'avoue que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est etrange, a cependant resonne, il y a quelques jours, a mes oreilles. On me demandait si je condescendrais a ce que me fut presente le jeune duc de Guastalla. La demande m'etonna, car le duc de Guastalla n'a nul besoin de se faire presenter a moi, pour la raison qu'il est mon cousin et me connait de tout temps; c'est le fils de la princesse de Parme, et en jeune parent bien eleve, il ne manque jamais de venir me rendre ses devoirs le jour de l'an. Mais, informations prises, il ne s'agissait pas de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous interesse. Comme il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai suppose qu'il s'agissait d'une pauvresse couchant sous le pont d'Iena et qui avait pris pittoresquement le titre de princesse d'Iena, comme on dit la Panthere des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une personne riche dont j'avais admire a une exposition des meubles fort beaux et qui ont sur le nom du proprietaire la superiorite de ne pas etre faux. Quant au pretendu duc de Guastalla, ce devait etre l'agent de change de mon secretaire, l'argent procure tant de choses. Mais non; c'est l'Empereur, parait-il, qui s'est amuse a donner a ces gens un titre precisement indisponible. C'est peut-etre une preuve de puissance, ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort mauvais tour qu'il a joue ainsi a ces usurpateurs malgre eux. Mais enfin je ne puis vous donner d'eclaircissements sur tout cela, ma competence s'arrete au faubourg Saint-Germain ou, entre tous les Courvoisier et Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez a decouvrir un introducteur, de vieilles gales tirees tout expres de Balzac et qui vous amuseront. Naturellement tout cela n'a rien a voir avec le prestige de la princesse de Guermantes, mais, sans moi et mon Sesame, la demeure de celle-ci est inaccessible." --C'est vraiment tres beau, monsieur, a l'hotel de la princesse de Guermantes. --Oh! ce n'est pas tres beau. C'est ce qu'il y a de plus beau; apres la princesse toutefois. --La princesse de Guermantes est superieure a la duchesse de Guermantes? --Oh! cela n'a pas de rapport. (Il est a remarquer que, des que les gens du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou detronent, au gre de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation paraissait la plus solide et la mieux fixee.) La duchesse de Guermantes (peut-etre en ne l'appelant pas Oriane voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est delicieuse, tres superieure a ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'etait la princesse de Metternich, mais la Metternich croyait avoir lance Wagner parce qu'elle connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutot sa mere, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de l'incroyable beaute de cette femme. Et rien que les jardins d'Esther! --On ne peut pas les visiter? --Mais non, il faudrait etre invite, mais on n'invite jamais _personne_ a moins que j'intervienne. Mais aussitot, retirant, apres l'avoir jete, l'appat de cette offre, il me tendit la main, car nous etions arrives chez moi. "Mon role est termine, monsieur; j'y ajoute simplement ces quelques paroles. Un autre vous offrira peut-etre un jour sa sympathie comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le negligez pas. Une sympathie est toujours precieuse. Ce qu'on ne peut pas faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-meme, on le peut a plusieurs et sans avoir besoin d'etre treize comme dans le roman de Balzac, ni quatre comme dans _les Trois Mousquetaires_. Adieu." Il devait etre fatigue et avoir renonce a l'idee d'aller voir le clair de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitot il fit un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais deja transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner a ma porte, sans avoir plus pense que j'avais affaire a M. de Charlus, relativement a l'empereur d'Allemagne, au general Botha, des recits tout a l'heure si obsedants, mais que son accueil inattendu et foudroyant avait fait s'envoler bien loin de moi. En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied de Francoise avait ecrite a un de ses amis et qu'il y avait oubliee. Depuis que ma mere etait absente, il ne reculait devant aucun sans-gene; je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe, largement etalee et qui, c'etait ma seule excuse, avait l'air de s'offrir a moi. "Cher ami et cousin, "J'espere que la sante va toujours bien et qu'il en est de meme pour toute la petite famille particulierement pour mon jeune filleul Joseph dont je n'ai pas encore le plaisir de connaitre mais dont je prefere a vous tous comme etant mon filleul, ces reliques du coeur ont aussi leur poussiere, sur leurs restes sacres ne portons pas les mains. D'ailleurs cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chere femme ma cousine Marie, vous ne serez pas precipites tous deux jusqu'au fond de la mer, comme le matelot attache en haut du grand mat, car cette vie n'est qu'une vallee obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale occupation, de ton etonnement j'en suis certain, est maintenant la poesie que j'aime avec delices, car il faut bien passe le temps. Aussi cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore repondu a ta derniere lettre, a defaut du pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le sais, la mere de Madame a trepasse dans des souffrances inexprimables qui l'ont assez fatiguee car elle a vu jusqu'a trois medecins. Le jour de ses obseques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur etaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de deux heures pour aller au cimetiere, ce qui vous fera tous ouvrir de grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas autant pour la mere Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long sanglot. Je m'amuse enormement a la motocyclette dont j'ai appris dernierement. Que diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi a toute vitesse aux Ecorces. Mais la-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je frequente la duchesse de Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu meme le nom dans nos ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chenedolle, d'Alfred de Musset, car je voudrais guerir le pays qui ma donner le jour de l'ignorance qui mene fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus rien a te dire et tanvoye comme le pelican lasse d'un long voyage mes bonnes salutations ainsi qu'a ta femme a mon filleul et a ta soeur Rose. Puisse-t-on ne pas dire d'elle: Et Rose elle n'a vecu que ce que vivent les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de Musset, tous ces grands genies qu'on a fait a cause de cela mourir sur les flammes du bucher comme Jeanne d'Arc. A bientot ta prochaine missive, recois mes baisers comme ceux d'un frere. "Perigot (Joseph)." Nous sommes attires par toute vie qui nous represente quelque chose d'inconnu, par une derniere illusion a detruire. Malgre cela les mysterieuses paroles, grace auxquelles M. de Charlus m'avait amene a imaginer la princesse de Guermantes comme un etre extraordinaire et different de ce que je connaissais, ne suffisent pas a expliquer la stupefaction ou je fus, bientot suivie de la crainte d'etre victime d'une mauvaise farce machinee par quelqu'un qui eut voulu me faire jeter a la porte d'une demeure ou j'irais sans etre invite, quand, environ deux mois apres mon diner chez la duchesse et tandis que celle-ci etait a Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait averti de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprimes sur une carte: "La princesse de Guermantes, nee duchesse en Baviere, sera chez elle le ***." Sans doute etre invite chez la princesse de Guermantes n'etait peut-etre pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile que diner chez la duchesse, et mes faibles connaissances heraldiques m'avaient appris que le titre de prince n'est pas superieur a celui de duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut pas etre d'une essence aussi heterogene a celle de ses congeneres que le pretendait M. de Charlus, et d'une essence si heterogene a celle d'une autre femme. Mais mon imagination, semblable a Elstir en train de rendre un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il pouvait par ailleurs posseder, me peignait non ce que je savais, mais ce qu'elle voyait; ce qu'elle voyait, c'est-a-dire ce que lui montrait le nom. Or, meme quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de Guermantes precede du titre de princesse, comme une note ou une couleur ou une quantite, profondement modifiee des valeurs environnantes par le "signe" mathematique ou esthetique qui l'affecte, m'avait toujours evoque quelque chose de tout different. Avec ce titre on se trouve surtout dans les Memoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la Cour d'Angleterre, de la reine d'Ecosse, de la duchesse d'Aumale; et je me figurais l'hotel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins frequente par la duchesse de Longueville et par le grand Conde, desquels la presence rendait bien peu vraisemblable que j'y penetrasse jamais. Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient donne un vigoureux coup de fouet a mon imagination et, faisant oublier a celle-ci combien la realite l'avait decue chez la duchesse de Guermantes (il en est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient aiguillee vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque temps sur la valeur et la variete imaginaires des gens du monde que parce qu'il s'y trompait lui-meme. Et cela peut-etre parce qu'il ne faisait rien, n'ecrivait pas, ne peignait pas, ne lisait meme rien d'une maniere serieuse et approfondie. Mais, superieur aux gens du monde de plusieurs degres, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il tirait la matiere de sa conversation, il n'etait pas pour cela compris par eux. Parlant en artiste, il pouvait tout au plus degager le charme fallacieux des gens du monde. Mais le degager pour les artistes seulement, a l'egard desquels il eut pu jouer le role du renne envers les Esquimaux; ce precieux animal arrache pour eux, sur des roches desertiques, des lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni decouvrir, ni utiliser, mais qui, une fois digeres par le renne, deviennent pour les habitants de l'extreme Nord un aliment assimilable. A quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde etaient animes de beaucoup de vie par le melange de ses haines feroces et de ses devotes sympathies. Les haines dirigees surtout contre les jeunes gens, l'adoration excitee principalement par certaines femmes. Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes etait placee par M. de Charlus sur le trone le plus eleve, ses mysterieuses paroles sur "l'inaccessible palais d'Aladin" qu'habitait sa cousine ne suffisent pas a expliquer ma stupefaction. Malgre ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont j'aurai a parler, dans les grossissements artificiels, il n'en reste pas moins qu'il y a quelque realite objective dans tous ces etres, et par consequent difference entre eux. Comment d'ailleurs en serait-il autrement? L'humanite que nous frequentons et qui ressemble si peu a nos reves est pourtant la meme que, dans les Memoires, dans les Lettres de gens remarquables, nous avons vue decrite et que nous avons souhaite de connaitre. Le vieillard le plus insignifiant avec qui nous dinons est celui dont, dans un livre sur la guerre de 70, nous avons lu avec emotion la fiere lettre au prince Frederic-Charles. On s'ennuie a diner parce que l'imagination est absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un livre. Mais c'est des memes personnes qu'il est question. Nous aimerions avoir connu Mme de Pompadour qui protegea si bien les arts, et nous nous serions autant ennuyes aupres d'elle qu'aupres des modernes Egeries, chez qui nous ne pouvons nous decider a retourner tant elles sont mediocres. Il n'en reste pas moins que ces differences subsistent. Les gens ne sont jamais tout a fait pareils les uns aux autres, leur maniere de se comporter a notre egard, on pourrait dire a amitie egale, trahit des differences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je connus Mme de Montmorency, elle aima a me dire des choses desagreables, mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec efficacite tout ce qu'elle possedait de credit, sans rien menager. Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eut jamais voulu me faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me comblait de toutes les amabilites qui formaient le riche train de vie moral des Guermantes, mais, si je lui avais demande un rien en dehors de cela, n'eut pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces chateaux ou on a a sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais ou il est impossible d'obtenir un verre de cidre, non prevu dans l'ordonnance des fetes. Laquelle etait pour moi la veritable amie, de Mme de Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prete a me servir, de Mme de Guermantes, souffrant du moindre deplaisir qu'on m'eut cause et incapable du moindre effort pour m'etre utile? D'autre part, on disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolites, et sa cousine, avec l'esprit le plus mediocre, de choses toujours interessantes. Les formes d'esprit sont si variees, si opposees, non seulement dans la litterature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que Baudelaire et Merimee qui ont le droit de se mepriser reciproquement. Ces particularites forment, chez toutes les personnes, un systeme de regards, de discours, d'actions, si coherent, si despotique, que quand nous sommes en leur presence il nous semble superieur au reste. Chez Mme de Guermantes, ses paroles, deduites comme un theoreme de son genre d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait du dire. Et j'etais, au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency etait stupide et avait l'esprit ouvert a toutes les choses qu'elle ne comprenait pas, ou quand, apprenant une mechancete d'elle, la duchesse me disait: "C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que j'appelle un monstre." Mais cette tyrannie de la realite qui est devant nous, cette evidence de la lumiere de la lampe qui fait palir l'aurore deja lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'etais loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame differente me disait, en se mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placee fort au-dessous de nous: "Oriane ne s'interesse au fond a rien, ni a personne", et meme (ce qui en presence de Mme de Guermantes eut semble impossible a croire tant elle-meme proclamait le contraire): "Oriane est snob." Aucune mathematique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon et Mme de Montpensier en quantites homogenes, il m'eut ete impossible de repondre si on me demandait laquelle me semblait superieure a l'autre. Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de Guermantes, le plus habituellement cite etait un certain exclusivisme, du en partie a la naissance royale de la princesse, et surtout le rigorisme presque fossile des prejuges aristocratiques du prince, prejuges que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'etaient pas fait faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire considerer comme plus invraisemblable encore que m'eut invite cet homme qui ne comptait que les altesses et les ducs et a chaque diner, faisait une scene parce qu'il n'avait pas eu a table la place a laquelle il aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grace a son extreme erudition en matiere d'histoire et de genealogie, il etait seul a connaitre. A cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et de la duchesse les differences qui les separaient de leurs cousins. "Le duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur cousin", etaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait maintenant fremir en regardant la carte d'invitation a laquelle ils donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir ete envoyee par un mystificateur. Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas ete a Cannes, j'aurais pu tacher de savoir par eux si l'invitation que j'avais recue etait veritable. Ce doute ou j'etais n'est pas meme du, comme je m'en etais un moment flatte, au sentiment qu'un homme du monde n'eprouverait pas et qu'en consequence un ecrivain, appartint-il en dehors de cela a la caste des gens du monde, devrait reproduire afin d'etre bien "objectif" et de peindre chaque classe differemment. J'ai, en effet, trouve dernierement, dans un charmant volume de Memoires, la notation d'incertitudes analogues a celles par lesquelles me faisait passer la carte d'invitation de la princesse. "Georges et moi (ou Hely et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour verifier), nous grillions si fort d'etre admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant recu d'elle une invitation, nous crumes prudent, chacun de notre cote, de nous assurer que nous n'etions pas les dupes de quelque poisson d'avril." Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui qui epousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui "de son cote" va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est, selon qu'il s'appelle Georges ou Hely, l'un ou l'autre des deux inseparables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le prince de Chalais. Le jour ou devait avoir lieu la soiree chez la princesse de Guermantes, j'appris que le duc et la duchesse etaient revenus a Paris depuis la veille. Le bal de la princesse ne les eut pas fait revenir, mais un de leurs cousins etait fort malade, et puis le duc tenait beaucoup a une redoute qui avait lieu cette nuit-la et ou lui-meme devait paraitre en Louis XI et sa femme en Isabeau de Baviere. Et je resolus d'aller la voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'etaient pas encore rentres; je guettai d'abord d'une petite piece, que je croyais un bon poste de vigie, l'arrivee de la voiture. En realite j'avais fort mal choisi mon observatoire, d'ou je distinguai a peine notre cour, mais j'en apercus plusieurs autres ce qui, sans utilite pour moi, me divertit un moment. Ce n'est pas a Venise seulement qu'on a de ces points de vue sur plusieurs maisons a la fois qui ont tente les peintres, mais a Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard. C'est a ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminees evasees, auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs; c'est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en nuances si variees, qu'on dirait, plante sur la ville, le jardin d'un amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extreme proximite des maisons aux fenetres opposees sur une meme cour y fait de chaque croisee le cadre ou une cuisiniere revasse en regardant a terre, ou plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une vieille a figure, a peine distincte dans l'ombre, de sorciere; ainsi chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle place sous verre par la cloture des fenetres, une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposes. Certes, de l'hotel de Guermantes on n'avait pas le meme genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de l'etrange point trigonometrique ou je m'etais place et ou le regard n'etait arrete par rien jusqu'aux hauteurs lointaines que formait, les terrains relativement vagues qui precedaient etant fort en pente, l'hotel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac, cousines tres nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas. Jusqu'a cet hotel (qui etait celui de leur pere, M. de Brequigny), rien que des corps de batiments peu eleves, orientes des facons les plus diverses et qui, sans arreter la vue, prolongeaient la distance de leurs plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise ou le marquis de Frecourt garait ses voitures se terminait bien par une aiguille plus haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser a ces jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s'elancent isolees au pied d'une montagne. Tous ces points vagues et divergents, ou se reposaient les yeux, faisaient paraitre plus eloigne que s'il avait ete separe de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l'hotel de Mme de Plassac, en realite assez voisin mais chimeriquement eloigne comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenetres carrees, eblouies de soleil comme des feuilles de cristal de roche, etaient ouvertes pour le menage, on avait, a suivre aux differents etages les valets de pied impossibles a bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le meme plaisir qu'a voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un voyageur en diligence, ou un guide, a differents degres d'altitude du Saint-Gothard. Mais de ce "point de vue" ou je m'etais place, j'aurais risque de ne pas voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans l'apres-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement sur l'escalier, d'ou l'ouverture de la porte cochere ne pouvait passer inapercue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me postai, bien que n'y apparussent pas, si eblouissantes avec leurs valets de pied rendus minuscules par l'eloignement et en train de nettoyer, les beautes alpestres de l'hotel de Brequigny et Tresmes. Or cette attente sur l'escalier devait avoir pour moi des consequences si considerables et me decouvrir un paysage, non plus turnerien, mais moral si important, qu'il est preferable d'en retarder le recit de quelques instants, en le faisant preceder d'abord par celui de ma visite aux Guermantes quand je sus qu'ils etaient rentres. Ce fut le duc seul qui me recut dans sa bibliotheque. Au moment ou j'y entrais, sortit un petit homme aux cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-pere, mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne voulut jamais descendre avant que je fusse passe. Le duc lui cria de la bibliotheque quelque chose que je ne compris pas, et l'autre repondit avec de nouveaux saluts adresses a la muraille, car le duc ne pouvait le voir, mais repetes tout de meme sans fin, comme ces inutiles sourires des gens qui causent avec vous par le telephone; il avait une voix de fausset, et me resalua avec une humilite d'homme d'affaires. Et ce pouvait d'ailleurs etre un homme d'affaires de Combray, tant il avait le genre provincial, suranne et doux des petites gens, des vieillards modestes de la-bas. "Vous verrez Oriane tout a l'heure, me dit le duc quand je fus entre. Comme Swann doit venir tout a l'heure lui apporter les epreuves de son etude sur les monnaies de l'Ordre de Malte, et, ce qui est pis, une photographie immense ou il a fait reproduire les deux faces de ces monnaies, Oriane a prefere s'habiller d'abord, pour pouvoir rester avec lui jusqu'au moment d'aller diner. Nous sommes deja encombres d'affaires a ne pas savoir ou les mettre et je me demande ou nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop aimable, qui aime trop a faire plaisir. Elle a cru que c'etait gentil de demander a Swann de pouvoir regarder les uns a cote des autres tous ces grands maitres de l'Ordre dont il a trouve les medailles a Rhodes. Car je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le meme Ordre de Saint-Jean de Jerusalem. Dans le fond elle ne s'interesse a cela que parce que Swann s'en occupe. Notre famille est tres melee a toute cette histoire; meme encore aujourd'hui, mon frere que vous connaissez est un des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais parle de tout cela a Oriane, elle ne m'aurait seulement pas ecoute. En revanche, il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est inoui la rage des gens d'une religion a etudier celle des autres) l'aient conduit a l'Histoire des Chevaliers de Rhodes, heritiers des Templiers, pour qu'aussitot Oriane veuille voir les tetes de ces chevaliers. Ils etaient de forts petits garcons a cote des Lusignan, rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme jusqu'ici Swann ne s'est pas occupe d'eux, Oriane ne veut rien savoir sur les Lusignan." Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi j'etais venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite a la duchesse, qui recevait souvent avant le diner, et ne la trouvant pas, resterent un moment avec le duc. La premiere de ces dames (la princesse de Silistrie), habillee avec simplicite, seche, mais l'air aimable, tenait a la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne fut blessee ou infirme. Elle etait au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse au duc d'un cousin germain a lui--pas du cote Guermantes, mais plus brillant encore s'il etait possible--dont l'etat de sante, tres atteint depuis quelque temps, s'etait subitement aggrave. Mais il etait visible que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en repetant: "Pauvre Mama! c'est un si bon garcon", portait un diagnostic favorable. En effet le diner auquel devait assister le duc l'amusait, la grande soiree chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais surtout il devait aller a une heure du matin, avec sa femme, a un grand souper et bal costume en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et d'Isabeau de Baviere pour la duchesse etaient tout prets. Et le duc entendait ne pas etre trouble dans ces divertissements multiples par la souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de Brequigny, vinrent ensuite faire visite a Basin et declarerent que l'etat du cousin Mama ne laissait plus d'espoir. Apres avoir hausse les epaules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles repondirent que non, a cause de l'etat d'Amanien qui etait a toute extremite, et meme elles s'etaient decommandees du diner ou allait le duc, et duquel elles lui enumererent les convives, le frere du roi Theodose, l'infante Marie-Conception, etc. Comme le marquis d'Osmond etait leur parent a un degre moins proche qu'il n'etait de Basin, leur "defection" parut au duc une espece de blame indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des hauteurs de l'hotel de Brequigny pour voir la duchesse (ou plutot pour lui annoncer le caractere alarmant, et incompatible pour les parents avec les reunions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne resterent-elles pas longtemps, et, munies de leur baton d'alpiniste, Walpurge et Dorothee (tels etaient les prenoms des deux soeurs) reprirent la route escarpee de leur faite. Je n'ai jamais pense a demander aux Guermantes a quoi correspondaient ces cannes, si frequentes dans un certain faubourg Saint-Germain. Peut-etre, considerant toute la paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres, faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne fracture, due a l'usage immodere de la chasse et des chutes de cheval qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de l'humidite de la rive gauche et des vieux chateaux, leur rendaient la canne necessaire. Peut-etre n'etaient-elles pas parties, dans le quartier, en expedition si lointaine. Et, seulement descendues dans leur jardin (peu eloigne de celui de la duchesse) pour faire la cueillette des fruits necessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer chez elles, dire bonsoir a Mme de Guermantes chez laquelle elles n'allaient pourtant pas jusqu'a apporter un secateur ou un arrosoir. Le duc parut touche que je fusse venu chez eux le jour meme de son retour. Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander a sa femme de s'informer si sa cousine m'avait reellement invite. Je venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il etait trop tard, que si la princesse ne m'avait pas envoye d'invitation, il aurait l'air d'en demander une, que deja ses cousins lui en avaient refuse une, une fois, et qu'il ne voulait plus, ni de pres, ni de loin, avoir l'air de se meler de leurs listes, "de s'immiscer", enfin qu'il ne savait meme pas si lui et sa femme, qui dinaient en ville, ne rentreraient pas aussitot apres chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n'etre pas alles a la soiree de la princesse etait de lui cacher leur retour a Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire empresses de lui faire connaitre en lui envoyant un mot ou un coup de telephone a mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothese les listes de la princesse etaient certainement closes. "Vous n'etes pas mal avec elle", me dit-il d'un air soupconneux, les Guermantes craignant toujours de ne pas etre au courant des dernieres brouilles et qu'on ne cherchat a se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait l'habitude de prendre sur lui toutes les decisions qui pouvaient sembler peu aimables: "Tenez, mon petit, me dit-il tout a coup, comme si l'idee lui en venait brusquement a l'esprit, j'ai meme envie de ne pas dire du tout a Oriane que vous m'avez parle de cela. Vous savez comme elle est aimable, de plus elle vous aime enormement, elle voudrait envoyer chez sa cousine malgre tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est fatiguee apres diner, il n'y aura plus d'excuse, elle sera forcee d'aller a la soiree. Non, decidement, je ne lui en dirai rien. Du reste vous allez la voir tout a l'heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si vous vous decidez a aller a la soiree je n'ai pas besoin de vous dire quelle joie nous aurons de passer la soiree avec vous." Les motifs d'humanite sont trop sacres pour que celui devant qui on les invoque ne s'incline pas devant eux, qu'il les croie sinceres ou non; je ne voulus pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler du but de ma visite, exactement comme si j'avais ete dupe de la petite comedie que m'avait jouee M. de Guermantes. Je demandai au duc s'il croyait que j'avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria. "Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur; je sais le nom que vous dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout le genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez la que des gens excessivement comme il faut et tres ennuyeux, des duchesses portant des titres qu'on croyait eteints et qu'on a ressortis pour la circonstance, tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg; altesses etrangeres, mais n'esperez pas l'ombre de Stermaria. Gilbert serait malade, meme de votre supposition. "Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un superbe tableau que j'ai achete a mon cousin, en partie en echange des Elstir, que decidement nous n'aimions pas. On me l'a vendu pour un Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand. Voulez-vous ma pensee? Je crois que c'est un Velasquez et de la plus belle epoque", me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour connaitre mon impression, soit pour l'accroitre. Un valet de pied entra. "Mme la duchesse fait demander a M. le duc si M. le duc veut bien recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse n'est pas encore prete. --Faites entrer M. Swann", dit le duc apres avoir regarde et vu a sa montre qu'il avait lui-meme quelques minutes encore avant d'aller s'habiller. "Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n'est pas prete. Inutile de parler devant Swann de la soiree de Marie-Gilbert, me dit le duc. Je ne sais pas s'il est invite. Gilbert l'aime beaucoup, parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute une histoire. (Sans ca, vous pensez! mon cousin qui tombe en attaque quand il voit un Juif a cent metres.) Mais enfin maintenant ca s'aggrave de l'affaire Dreyfus, Swann aurait du comprendre qu'il devait, plus que tout autre, couper tout cable avec ces gens-la, or, tout au contraire, il tient des propos facheux." Le duc rappela le valet de pied pour savoir si celui qu'il avait envoye chez le cousin d'Osmond etait revenu. En effet le plan du duc etait le suivant: comme il croyait avec raison son cousin mourant, il tenait a faire prendre des nouvelles avant la mort, c'est-a-dire avant le deuil force. Une fois couvert par la certitude officielle qu'Amanien etait encore vivant, il ficherait le camp a son diner, a la soiree du prince, a la redoute ou il serait en Louis XI et ou il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle maitresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain, quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il avait trepasse dans la soiree. "Non, monsieur le duc, il n'est pas encore revenu. --Cre nom de Dieu! on ne fait jamais ici les choses qu'a la derniere heure", dit le duc a la pensee qu'Amanien avait eu le temps de "claquer" pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute. Il fit demander _le Temps_ ou il n'y avait rien. Je n'avais pas vu Swann depuis tres longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait sa moustache, ou n'avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais quelque chose de change; c'etait seulement qu'il etait en effet tres "change", parce qu'il etait tres souffrant, et la maladie produit dans le visage des modifications aussi profondes que se mettre a porter la barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann etait celle qui avait emporte sa mere et dont elle avait ete atteinte precisement a l'age qu'il avait. Nos existences sont en realite, par l'heredite, aussi pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetes, que s'il y avait vraiment des sorcieres. Et comme il y a une certaine duree de la vie pour l'humanite en general, il y en a une pour les familles en particulier, c'est-a-dire, dans les familles, pour les membres qui se ressemblent.) Swann etait habille avec une elegance qui, comme celle de sa femme, associait a ce qu'il etait ce qu'il avait ete. Serre dans une redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, gante de gants blancs rayes de noir, il portait un tube gris d'une forme evasee que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan, pour M. de Charlus, pour le marquis de Modene, pour M. Charles Haas et pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de l'affectueuse poignee de mains avec lesquels il repondit a mon salut, car je croyais qu'apres si longtemps il ne m'aurait pas reconnu tout de suite; je lui dis mon etonnement; il l'accueillit avec des eclats de rire, un peu d'indignation, et une nouvelle pression de la main, comme si c'etait mettre en doute l'integrite de son cerveau ou la sincerite de son affection que supposer qu'il ne me reconnaissait pas. Et c'est pourtant ce qui etait; il ne m'identifia, je l'ai su longtemps apres, que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu'il me dit, ne trahirent la decouverte qu'une parole de M. de Guermantes lui fit faire, tant il avait de maitrise et de surete dans le jeu de la vie mondaine. Il y apportait d'ailleurs cette spontaneite dans les manieres et ces initiatives personnelles, meme en matiere d'habillement, qui caracterisaient le genre des Guermantes. C'est ainsi que le salut que m'avait fait, sans me reconnaitre, le vieux clubman n'etait pas le salut froid et raide de l'homme du monde purement formaliste, mais un salut tout rempli d'une amabilite reelle, d'une grace veritable, comme la duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu'a vous sourire la premiere avant que vous l'eussiez saluee si elle vous rencontrait), par opposition aux saluts plus mecaniques, habituels aux dames du faubourg Saint-Germain. C'est ainsi encore que son chapeau, que, selon une habitude qui tendait a disparaitre, il posa par terre a cote de lui, etait double de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d'habitude, mais parce que c'etait (a ce qu'il disait) beaucoup moins salissant, en realite parce que c'etait fort seyant. "Tenez, Charles, vous qui etes un grand connaisseur, venez voir quelque chose; apres ca, mes petits, je vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant pendant que je vais passer un habit; du reste je pense qu'Oriane ne va pas tarder." Et il montra son "Velasquez" a Swann. "Mais il me semble que je connais ca," fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour qui parler est deja une fatigue. "Oui, dit le duc rendu serieux par le retard que mettait le connaisseur a exprimer son admiration. Vous l'avez probablement vu chez Gilbert. --Ah! en effet, je me rappelle. --Qu'est-ce que vous croyez que c'est? --Eh bien, si c'etait chez Gilbert, c'est probablement un de vos _ancetres_, dit Swann avec un melange d'ironie et de deference envers une grandeur qu'il eut trouve impoli et ridicule de meconnaitre, mais dont il ne voulait, par bon gout, parler qu'en "se jouant". --Mais bien sur, dit rudement le duc. C'est Boson, je ne sais plus quel numero, de Guermantes. Mais ca, je m'en fous. Vous savez que je ne suis pas aussi feodal que mon cousin. J'ai entendu prononcer le nom de Rigaud, de Mignard, meme de Velasquez!" dit le duc en attachant sur Swann un regard et d'inquisiteur et de tortionnaire, pour tacher a la fois de lire dans sa pensee et d'influencer sa reponse. "Enfin, conclut-il, car, quand on l'amenait a provoquer artificiellement une opinion qu'il desirait, il avait la faculte, au bout de quelques instants, de croire qu'elle avait ete spontanement emise; voyons, pas de flatterie. Croyez-vous que ce soit d'un des grands pontifes que je viens de dire? --Nnnnon, dit Swann. --Mais alors, enfin moi je n'y connais rien, ce n'est pas a moi de decider de qui est ce crouton-la. Mais vous, un dilettante, un maitre en la matiere, a qui l'attribuez-vous? Vous etes assez connaisseur pour avoir une idee. A qui l'attribuez-vous?" Swann hesita un instant devant cette toile que visiblement il trouvait affreuse: "A la malveillance!" repondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser echapper un mouvement de rage. Quand elle fut calmee: "Vous etes bien gentils tous les deux, attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je reviens. Je vais faire dire a ma bourgeoise que vous l'attendez tous les deux." Je causai un instant avec Swann de l'affaire Dreyfus et je lui demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent antidreyfusards. "D'abord parce qu'au fond tous ces gens-la sont antisemites", repondit Swann qui savait bien pourtant par experience que certains ne l'etaient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont une opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne la partageassent pas, leur supposer une raison preconcue, un prejuge contre lequel il n'y avait rien a faire, plutot que des raisons qui se laisseraient discuter. D'ailleurs, arrive au terme premature de sa vie, comme une bete fatiguee qu'on harcele, il execrait ces persecutions et rentrait au bercail religieux de ses peres. --Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on m'avait dit qu'il etait antisemite. --Oh! celui-la, je n'en parle meme pas. C'est au point que, quand il etait officier, ayant une rage de dents epouvantable, il a prefere rester a souffrir plutot que de consulter le seul dentiste de la region, qui etait juif, et que plus tard il a laisse bruler une aile de son chateau, ou le feu avait pris, parce qu'il aurait fallu demander des pompes au chateau voisin qui est aux Rothschild. --Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui? --Oui, me repondit-il, quoique je me trouve bien fatigue: Mais il m'a envoye un pneumatique pour me prevenir qu'il avait quelque chose a me dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou pour le recevoir; cela m'agitera, j'aime mieux etre debarrasse tout de suite de cela. --Mais le duc de Guermantes n'est pas antisemite. --Vous voyez bien que si puisqu'il est antidreyfusard, me repondit Swann, sans s'apercevoir qu'il faisait une petition de principe. Cela n'empeche pas que je suis peine d'avoir decu cet homme--que dis-je! ce duc--en n'admirant pas son pretendu Mignard, je ne sais quoi. --Mais enfin, repris-je en revenant a l'affaire Dreyfus, la duchesse, elle, est intelligente. --Oui, elle est charmante. A mon avis, du reste, elle l'a ete encore davantage quand elle s'appelait encore la princesse des Laumes. Son esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela etait plus tendre dans la grande dame juvenile, mais enfin, plus ou moins jeunes, hommes ou femmes, qu'est-ce que vous voulez, tous ces gens-la sont d'une autre race, on n'a pas impunement mille ans de feodalite dans le sang. Naturellement ils croient que cela n'est pour rien dans leur opinion. --Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard? --Ah! tant mieux, d'autant plus que vous savez que sa mere est tres contre. On m'avait dit qu'il l'etait, mais je n'en etais pas sur. Cela me fait grand plaisir. Cela ne m'etonne pas, il est tres intelligent. C'est beaucoup, cela. Le dreyfusisme avait rendu Swann d'une naivete extraordinaire et donne a sa facon de voir une impulsion, un deraillement plus notables encore que n'avait fait autrefois son mariage avec Odette; ce nouveau declassement eut ete mieux appele reclassement et n'etait qu'honorable pour lui, puisqu'il le faisait rentrer dans la voie par laquelle etaient venus les siens et d'ou l'avaient devie ses frequentations aristocratiques. Mais Swann, precisement au moment meme ou, si lucide, il lui etait donne, grace aux donnees heritees de son ascendance, de voir une verite encore cachee aux gens du monde, se montrait pourtant d'un aveuglement comique. Il remettait toutes ses admirations et tous ses dedains a l'epreuve d'un criterium nouveau, le dreyfusisme. Que l'antidreyfusisme de Mme Bontemps la lui fit trouver bete n'etait pas plus etonnant que, quand il s'etait marie, il l'eut trouvee intelligente. Il n'etait pas bien grave non plus que la vague nouvelle atteignit aussi en lui les jugements politiques, et lui fit perdre le souvenir d'avoir traite d'homme d'argent, d'espion de l'Angleterre (c'etait une absurdite du milieu Guermantes) Clemenceau, qu'il declarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un homme de fer, comme Cornely. "Non, je ne vous ai jamais dit autrement. Vous confondez." Mais, depassant les jugements politiques, la vague renversait chez Swann les jugements litteraires et jusqu'a la facon de les exprimer. Barres avait perdu tout talent, et meme ses ouvrages de jeunesse etaient faiblards, pouvaient a peine se relire. "Essayez, vous ne pourrez pas aller jusqu'au bout. Quelle difference avec Clemenceau! Personnellement je ne suis pas anticlerical, mais comme, a cote de lui, on se rend compte que Barres n'a pas d'os! C'est un tres grand bonhomme que le pere Clemenceau. Comme il sait sa langue!" D'ailleurs les antidreyfusards n'auraient pas ete en droit de critiquer ces folies. Ils expliquaient qu'on fut dreyfusiste parce qu'on etait d'origine juive. Si un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la revision, c'etait qu'il etait chambre par Mme Verdurin, laquelle agissait en farouche radicale. Elle etait avant tout contre les "calotins". Saniette etait plus bete que mechant et ne savait pas le tort que la Patronne lui faisait. Que si l'on objectait que Brichot etait tout aussi ami de Mme Verdurin et etait membre de la Patrie francaise, c'est qu'il etait plus intelligent. "Vous le voyez quelquefois?" dis-je a Swann en parlant de Saint-Loup. --Non, jamais. Il m'a ecrit l'autre jour pour que je demande au duc de Mouchy et a quelques autres de voter pour lui au Jockey, ou il a du reste passe comme une lettre a la poste. --Malgre l'Affaire! --On n'a pas souleve la question. Du reste je vous dirai que, depuis tout ca, je ne mets plus les pieds dans cet endroit. M. de Guermantes rentra, et bientot sa femme, toute prete, haute et superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe etait bordee de paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d'autruche teinte de pourpre et sur les epaules une echarpe de tulle du meme rouge. "Comme c'est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse a qui rien n'echappait. D'ailleurs, en vous, Charles, tout est joli, aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez et ce que vous faites." Swann, cependant, sans avoir l'air d'entendre, considerait la duchesse comme il eut fait d'une toile de maitre et chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut dire: "Bigre!" Mme de Guermantes eclata de rire. "Ma toilette vous plait, je suis ravie. Mais je dois dire qu'elle ne me plait pas beaucoup, continua-t-elle d'un air maussade. Mon Dieu, que c'est ennuyeux de s'habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez soi!" --Quels magnifiques rubis! --Ah! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez, vous n'etes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me demandait s'ils etaient vrais. Je dois dire que je n'en ai jamais vu d'aussi beaux. C'est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon gout ils sont un peu gros, un peu verre a bordeaux plein jusqu'aux bords, mais je les ai mis parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert, ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation detruisait celles du duc. --Qu'est-ce qu'il y a chez la princesse? demanda Swann. --Presque rien, se hata de repondre le duc a qui la question de Swann avait fait croire qu'il n'etait pas invite. --Mais comment, Basin? C'est-a-dire que tout le ban et l'arriere-ban sont convoques. Ce sera une tuerie a s'assommer. Ce qui sera joli, ajouta-t-elle en regardant Swann d'un air delicat, si l'orage qu'il y a dans l'air n'eclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les connaissez. J'ai ete la-bas, il y a un mois, au moment ou les lilas etaient en fleurs, on ne peut pas se faire une idee de ce que ca pouvait etre beau. Et puis le jet d'eau, enfin, c'est vraiment Versailles dans Paris. --Quel genre de femme est la princesse? demandai-je. --Mais vous savez deja, puisque vous l'avez vue ici, qu'elle est belle comme le jour, qu'elle est aussi un peu idiote, tres gentille malgre toute sa hauteur germanique, pleine de coeur et de gaffes. Swann etait trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment a "faire de l'esprit Guermantes" et sans grands frais, car elle ne faisait que resservir sous une forme moins parfaite d'anciens mots d'elle. Neanmoins, pour prouver a la duchesse qu'il comprenait son intention d'etre drole et comme si elle l'avait reellement ete, il sourit d'un air un peu force, me causant, par ce genre particulier d'insincerite, la meme gene que j'avais autrefois a entendre mes parents parler avec M. Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu'ils savaient tres bien qu'etait plus grande celle qui regnait a Montjouvain), Legrandin nuancer son debit pour des sots, choisir des epithetes delicates qu'il savait parfaitement ne pouvoir etre comprises d'un public riche ou chic, mais illettre. "Voyons, Oriane, qu'est-ce que vous dites, dit M. de Guermantes. Marie bete? Elle a tout lu, elle est musicienne comme le violon." --Mais, mon pauvre petit Basin, vous etes un enfant qui vient de naitre. Comme si on ne pouvait pas etre tout ca et un peu idiote. Idiote est du reste exagere, non elle est nebuleuse, elle est Hesse-Darmstadt, Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m'enerve. Mais je reconnais, du reste, que c'est une charmante loufoque. D'abord cette seule idee d'etre descendue de son trone allemand pour venir epouser bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu'elle l'a choisi! Ah! mais c'est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne connaissez pas Gilbert! Je vais vous en donner une idee: il a autrefois pris le lit parce que j'avais mis une carte a Mme Carnot... Mais, mon petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que l'histoire de sa carte a Mme Carnot paraissait courroucer M. de Guermantes, vous savez que vous n'avez pas envoye la photographie de nos chevaliers de Rhodes, que j'aime par vous et avec qui j'ai si envie de faire connaissance. Le duc, cependant, n'avait pas cesse de regarder sa femme fixement: "Oriane, il faudrait au moins raconter la verite et ne pas en manger la moitie. Il faut dire, rectifia-t-il en s'adressant a Swann, que l'ambassadrice d'Angleterre de ce moment-la, qui etait une tres bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui etait coutumiere de ce genre d'impairs, avait eu l'idee assez baroque de nous inviter avec le President et sa femme. Nous avons ete, meme Oriane, assez surpris, d'autant plus que l'ambassadrice connaissait assez les memes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement a une reunion aussi etrange. Il y avait un ministre qui a vole, enfin je passe l'eponge, nous n'avions pas ete prevenus, nous etions pris au piege, et il faut du reste reconnaitre que tous ces gens ont ete fort polis. Seulement c'etait deja bien comme ca. Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent l'honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine a l'Elysee. Gilbert a peut-etre ete un peu loin en voyant la comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise a part, M. Carnot, qui tenait du reste tres convenablement sa place, etait le petit-fils d'un membre du tribunal revolutionnaire qui a fait perir en un jour onze des notres." --Alors, Basin, pourquoi alliez-vous diner toutes les semaines a Chantilly? Le duc d'Aumale n'etait pas moins petit-fils d'un membre du tribunal revolutionnaire, avec cette difference que Carnot etait un brave homme et Philippe-Egalite une affreuse canaille. --Je m'excuse d'interrompre pour vous dire que j'ai envoye la photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu'on ne vous l'ait pas donnee. --Ca ne m'etonne qu'a moitie, dit la duchesse. Mes domestiques ne me disent que ce qu'ils jugent a propos. Ils n'aiment probablement pas l'Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. "Vous savez, Oriane, que quand j'allais diner a Chantilly, c'etait sans enthousiasme." --Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous demandait de rester a coucher, ce qu'il faisait d'ailleurs rarement, en parfait mufle qu'il etait, comme tous les Orleans. Savez-vous avec qui nous dinons chez Mme de Saint-Euverte? demanda Mme de Guermantes a son mari. --En dehors des convives que vous savez, il y aura, invite de la derniere heure, le frere du roi Theodose. A cette nouvelle les traits de la duchesse respirerent le contentement et ses paroles l'ennui. "Ah! mon Dieu, encore des princes." --Mais celui-la est gentil et intelligent, dit Swann. --Mais tout de meme pas completement, repondit la duchesse en ayant l'air de chercher ses mots pour donner plus de nouveaute a sa pensee. Avez-vous remarque parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas tout a fait? Mais si, je vous assure! Il faut toujours qu'ils aient une opinion sur tout. Alors comme ils n'en ont aucune, ils passent la premiere partie de leur vie a nous demander les notres, et la seconde a nous les resservir. Il faut absolument qu'ils disent que ceci a ete bien joue, que cela a ete moins bien joue. Il n'y a aucune difference. Tenez, ce petit Theodose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m'a demande comment ca s'appelait, un motif d'orchestre. Je lui ai repondu, dit la duchesse les yeux brillants et en eclatant de rire de ses belles levres rouges: "Ca s'appelle un motif d'orchestre." Eh bien! dans le fond, il n'etait pas content. Ah! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce que ca peut etre ennuyeux de diner en ville! Il y a des soirs ou on aimerait mieux mourir! Il est vrai que de mourir c'est peut-etre tout aussi ennuyeux puisqu'on ne sait pas ce que c'est." Un laquais parut. C'etait le jeune fiance qui avait eu des raisons avec le concierge, jusqu'a ce que la duchesse, dans sa bonte, eut mis entre eux une paix apparente. "Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le marquis d'Osmond?" demanda-t-il. --Mais jamais de la vie, rien avant demain matin! Je ne veux meme pas que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez, n'aurait qu'a venir vous donner des nouvelles et vous dire d'aller nous chercher. Sortez, allez ou vous voudrez, faites la noce, decouchez, mais je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense deborda du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues heures avec sa promise qu'il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu'a la suite d'une nouvelle scene avec le concierge, la duchesse lui avait gentiment explique qu'il valait mieux ne plus sortir pour eviter de nouveaux conflits. Il nageait, a la pensee d'avoir enfin sa soiree libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle eprouva comme un serrement de coeur et une demangeaison de tous les membres a la vue de ce bonheur qu'on prenait a son insu, en se cachant d'elle, duquel elle etait irritee et jalouse. "Non, Basin, qu'il reste ici, qu'il ne bouge pas de la maison, au contraire." --Mais, Oriane, c'est absurde, tout votre monde est la, vous aurez en plus, a minuit, l'habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne peut servir a rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de pied de Mama, j'aime mille fois mieux l'expedier loin d'ici. --Ecoutez, Basin, laissez-moi, j'aurai justement quelque chose a lui faire dire dans la soiree je ne sais au juste a quelle heure. Ne bougez surtout pas d'ici d'une minute, dit-elle au valet de pied desespere. S'il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la duchesse, la personne a qui il fallait attribuer cette guerre constante etait bien inamovible, mais ce n'etait pas le concierge; sans doute pour le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants a infliger, pour les querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les lourds instruments; d'ailleurs jouait-il son role sans soupconner qu'on le lui eut confie. Comme les domestiques, il admirait la bonte de la duchesse; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, apres leur depart, revoir souvent Francoise en disant que la maison du duc aurait ete la meilleure place de Paris s'il n'y avait pas eu la loge. La duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du clericalisme, de la franc-maconnerie, du peril juif, etc... Un valet de pied entra. "Pourquoi ne m'a-t-on pas monte le paquet que M. Swann a fait porter? Mais a ce propos (vous savez que Mama est tres malade, Charles), Jules, qui etait alle prendre des nouvelles de M. le marquis d'Osmond, est-il revenu?" --Il arrive a l'instant, M. le duc. On s'attend d'un moment a l'autre a ce que M. le marquis ne passe. --Ah! il est vivant, s'ecria le duc avec un soupir de soulagement. On s'attend, on s'attend! Satan vous-meme. Tant qu'il y a de la vie il y a de l'espoir, nous dit le duc d'un air joyeux. On me le peignait deja comme mort et enterre. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi. --Ce sont les medecins qui ont dit qu'il ne passerait pas la soiree. L'un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c'etait inutile. M. le marquis devrait etre mort; il n'a survecu que grace a des lavements d'huile camphree. --Taisez-vous, espece d'idiot, cria le duc au comble de la colere. Qu'est-ce qui vous demande tout ca? Vous n'avez rien compris a ce qu'on vous a dit. --Ce n'est pas a moi, c'est a Jules. --Allez-vous vous taire? hurla le duc, et se tournant vers Swann: "Quel bonheur qu'il soit vivant! Il va reprendre des forces peu a peu. Il est vivant apres une crise pareille. C'est deja une excellente chose. On ne peut pas tout demander a la fois. Ca ne doit pas etre desagreable un petit lavement d'huile camphree." Et le duc, se frottant les mains: "Il est vivant, qu'est-ce qu'on veut de plus? Apres avoir passe par ou il a passe, c'est deja bien beau. Il est meme a envier d'avoir un temperament pareil. Ah! les malades, on a pour eux des petits soins qu'on ne prend pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m'a fait un gigot a la sauce bearnaise, reussie a merveille, je le reconnais, mais justement a cause de cela, j'en ai tant pris que je l'ai encore sur l'estomac. Cela n'empeche qu'on ne viendra pas prendre de mes nouvelles comme de mon cher Amanien. On en prend meme trop. Cela le fatigue. Il faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le temps chez lui." --Eh bien! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j'avais demande qu'on montat la photographie enveloppee que m'a envoyee M. Swann. --Madame la duchesse, c'est si grand que je ne savais pas si ca passerait dans la porte. Nous l'avons laisse dans le vestibule. Est-ce que madame la duchesse veut que je le monte? --Eh bien! non, on aurait du me le dire, mais si c'est si grand, je le verrai tout a l'heure en descendant. --J'ai aussi oublie de dire a madame la duchesse que Mme la comtesse Mole avait laisse ce matin une carte pour madame la duchesse. --Comment, ce matin? dit la duchesse d'un air mecontent et trouvant qu'une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes le matin. --Vers dix heures, madame la duchesse. --Montrez-moi ces cartes. --En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une drole d'idee d'epouser Gilbert, reprit le duc qui revenait a sa conversation premiere, c'est vous qui avez une singuliere facon d'ecrire l'histoire. Si quelqu'un a ete bete dans ce mariage, c'est Gilbert d'avoir justement epouse une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpe le nom de Brabant qui est a nous. En un mot nous sommes du meme sang que les Hesse, et de la branche ainee. C'est toujours stupide de parler de soi, dit-il en s'adressant a moi, mais enfin quand nous sommes alles non seulement a Darmstadt, mais meme a Cassel et dans toute la Hesse electorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affecte de nous ceder le pas et la premiere place, comme etant de la branche ainee. --Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui etait major de tous les regiments de son pays, qu'on fiancait au roi de Suede... --Oh! Oriane, c'est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le grand-pere du roi de Suede cultivait la terre a Pau quand depuis neuf cents ans nous tenions le haut du pave dans toute l'Europe. --Ca m'empeche pas que si on disait dans la rue: "Tiens, voila le roi de Suede", tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la Concorde, et si on dit: "Voila M. de Guermantes", personne ne sait qui c'est. --En voila une raison! --Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre de duc de Brabant est passe dans la famille royale de Belgique, vous pouvez y pretendre. Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Mole, ou plutot avec ce qu'elle avait laisse comme carte. Alleguant qu'elle n'en avait pas sur elle, elle avait tire de sa poche une lettre qu'elle avait recue, et, gardant le contenu, avait corne l'enveloppe qui portait le nom: La comtesse Mole. Comme l'enveloppe etait assez grande, selon le format du papier a lettres qui etait a la mode cette annee-la, cette "carte", ecrite a la main, se trouvait avoir presque deux fois la dimension d'une carte de visite ordinaire. "C'est ce qu'on appelle la simplicite de Mme Mole, dit la duchesse avec ironie. Elle veut nous faire croire qu'elle n'avait pas de cartes et montrer son originalite. Mais nous connaissons tout ca, n'est-ce pas, mon petit Charles, nous sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-memes pour apprendre l'esprit d'une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de meme un volume suffisant pour s'imaginer qu'elle peut etonner le monde a si peu de frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser a dix heures du matin. Sa vieille mere souris lui montrera qu'elle en sait autant qu'elle sur ce chapitre-la." Swann ne put s'empecher de rire en pensant que la duchesse, qui etait du reste un peu jalouse du succes de Mme Mole, trouverait bien dans "l'esprit des Guermantes" quelque reponse impertinente a l'egard de la visiteuse. "Pour ce qui est du titre de duc de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane...", reprit le duc, a qui la duchesse coupa la parole, sans ecouter. --Mais mon petit Charles, je m'ennuie apres votre photographie. --Ah! _extinctor draconis labrator Anubis_, dit Swann. --Oui, c'est si joli ce que vous m'avez dit la-dessus en comparaison du Saint-Georges de Venise. Mais je ne comprends pas pourquoi _Anubis_. --Comment est celui qui est ancetre de Babal? demanda M. de Guermantes. --Vous voudriez voir sa baballe, dit Mme de Guermantes d'un air sec pour montrer qu'elle meprisait elle-meme ce calembour. Je voudrais les voir tous, ajouta-t-elle. --Ecoutez, Charles, descendons en attendant que la voiture soit avancee, dit le duc, vous nous ferez votre visite dans le vestibule, parce que ma femme ne nous fichera pas la paix tant qu'elle n'aura pas vu votre photographie. Je suis moins impatient a vrai dire, ajouta-t-il d'un air de satisfaction. Je suis un homme calme, moi, mais elle nous ferait plutot mourir. --Je suis tout a fait de votre avis, Basin, dit la duchesse, allons dans le vestibule, nous savons au moins pourquoi nous descendons de votre cabinet, tandis que nous ne saurons jamais pourquoi nous descendons des comtes de Brabant. --Je vous ai repete cent fois comment le titre etait entre dans la maison de Hesse, dit le duc (pendant que nous allions voir la photographie et que je pensais a celles que Swann me rapportait a Combray), par le mariage d'un Brabant, en 1241, avec la fille du dernier landgrave de Thuringe et de Hesse, de sorte que c'est meme plutot ce titre de prince de Hesse qui est entre dans la maison de Brabant, que celui de duc de Brabant dans la maison de Hesse. Vous vous rappelez du reste que notre cri de guerre etait celui des ducs de Brabant: "Limbourg a qui l'a conquis", jusqu'a ce que nous ayons echange les armes des Brabant contre celles des Guermantes, en quoi je trouve du reste que nous avons eu tort, et l'exemple des Gramont n'est pas pour me faire changer d'avis. --Mais, repondit Mme de Guermantes, comme c'est le roi des Belges qui l'a conquis... Du reste, l'heritier de Belgique s'appelle le duc de Brabant. --Mais, mon petit, ce que vous dites ne tient pas debout et peche par la base. Vous savez aussi bien que moi qu'il y a des titres de pretention qui subsistent parfaitement si le territoire est occupe par un usurpateur. Par exemple, le roi d'Espagne se qualifie precisement de duc de Brabant, invoquant par la une possession moins ancienne que la notre, mais plus ancienne que celle du roi des Belges. Il se dit aussi duc de Bourgogne, roi des Indes Occidentales et Orientales, duc de Milan. Or, il ne possede pas plus la Bourgogne, les Indes, ni le Brabant, que je ne possede moi-meme ce dernier, ni que ne le possede le prince de Hesse. Le roi d'Espagne ne se proclame pas moins roi de Jerusalem, l'empereur d'Autriche egalement, et ils ne possedent Jerusalem ni l'un ni l'autre." Il s'arreta un instant, gene que le nom de Jerusalem ait pu embarrasser Swann, a cause des "affaires en cours", mais n'en continua que plus vite: "Ce que vous dites la, vous pouvez le dire de tout. Nous avons ete ducs d'Aumale, duche qui a passe aussi regulierement dans la maison de France que Joinville et que Chevreuse dans la maison d'Albert. Nous n'elevons pas plus de revendications sur ces titres que sur celui de marquis de Noirmoutiers, qui fut notre et qui devint fort regulierement l'apanage de la maison de La Tremoille, mais de ce que certaines cessions sont valables, il ne s'ensuit pas qu'elles le soient toutes. Par exemple, dit-il en se tournant vers moi, le fils de ma belle-soeur porte le titre de prince d'Agrigente, qui nous vient de Jeanne la Folle, comme aux La Tremoille celui de prince de Tarente. Or Napoleon a donne ce titre de Tarente a un soldat, qui pouvait d'ailleurs etre un fort bon troupier, mais en cela l'empereur a dispose de ce qui lui appartenait encore moins que Napoleon III en faisant un duc de Montmorency, puisque Perigord avait au moins pour mere une Montmorency, tandis que le Tarente de Napoleon Ier n'avait de Tarente que la volonte de Napoleon qu'il le fut. Cela n'a pas empeche Chaix d'Est-Ange, faisant allusion a notre oncle Conde, de demander au procureur imperial s'il avait ete ramasser le titre de duc de Montmorency dans les fosses de Vincennes. --Ecoutez, Basin, je ne demande pas mieux que de vous suivre dans les fosses de Vincennes, et meme a Tarente. Et a ce propos, mon petit Charles, c'est justement ce que je voulais vous dire pendant que vous me parliez de votre Saint-Georges, de Venise. C'est que nous avons l'intention, Basin et moi, de passer le printemps prochain en Italie et en Sicile. Si vous veniez avec nous, pensez ce que ce serait different! Je ne parle pas seulement de la joie de vous voir, mais imaginez-vous, avec tout ce que vous m'avez souvent raconte sur les souvenirs de la conquete normande et les souvenirs antiques, imaginez-vous ce qu'un voyage comme ca deviendrait, fait avec vous! C'est-a-dire que meme Basin, que dis-je, Gilbert! en profiteraient, parce que je sens que jusqu'aux pretentions a la couronne de Naples et toutes ces machines-la m'interesseraient, si c'etait explique par vous dans de vieilles eglises romanes, ou dans des petits villages perches comme dans les tableaux de primitifs. Mais nous allons regarder votre photographie. Defaites l'enveloppe, dit la duchesse a un valet de pied. --Mais, Oriane, pas ce soir! vous regarderez cela demain, implora le duc qui m'avait deja adresse des signes d'epouvante en voyant l'immensite de la photographie. --Mais ca m'amuse de voir cela avec Charles", dit la duchesse avec un sourire a la fois facticement concupiscent et finement psychologique, car, dans son desir d'etre aimable pour Swann, elle parlait du plaisir qu'elle aurait a regarder cette photographie comme de celui qu'un malade sent qu'il aurait a manger une orange, ou comme si elle avait a la fois combine une escapade avec des amis et renseigne un biographe sur des gouts flatteurs pour elle. "Eh bien, il viendra vous voir expres, declara le duc, a qui sa femme dut ceder. Vous passerez trois heures ensemble devant, si ca vous amuse, dit-il ironiquement. Mais ou allez-vous mettre un joujou de cette dimension-la? --Mais dans ma chambre, je veux l'avoir sous les yeux. --Ah! tant que vous voudrez, si elle est dans votre chambre, j'ai chance de ne la voir jamais, dit le duc, sans penser a la revelation qu'il faisait aussi etourdiment sur le caractere negatif de ses rapports conjugaux. --Eh bien, vous deferez cela bien soigneusement, ordonna Mme de Guermantes au domestique (elle multipliait les recommandations par amabilite pour Swann). Vous n'abimerez pas non plus l'enveloppe. --Il faut meme que nous respections l'enveloppe, me dit le duc a l'oreille en levant les bras au ciel. Mais, Swann, ajouta-t-il, moi qui ne suis qu'un pauvre mari bien prosaique, ce que j'admire la dedans c'est que vous ayez pu trouver une enveloppe d'une dimension pareille. Ou avez-vous deniche cela? --C'est la maison de photogravures qui fait souvent ce genre d'expeditions. Mais c'est un mufle, car je vois qu'il a ecrit dessus: "la duchesse de Guermantes" sans "madame". --Je lui pardonne, dit distraitement la duchesse, qui, tout d'un coup paraissant frappee d'une idee qui l'egaya, reprima un leger sourire, mais revenant vite a Swann: Eh bien! vous ne dites pas si vous viendrez en Italie avec nous? --Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible. --Eh bien, Mme de Montmorency a plus de chance. Vous avez ete avec elle a Venise et a Vicence. Elle m'a dit qu'avec vous on voyait des choses qu'on ne verrait jamais sans ca, dont personne n'a jamais parle, que vous lui avez montre des choses inouies, et meme, dans les choses connues, qu'elle a pu comprendre des details devant qui, sans vous, elle aurait passe vingt fois sans jamais les remarquer. Decidement elle a ete plus favorisee que nous... Vous prendrez l'immense enveloppe des photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la deposer, cornee de ma part, ce soir a dix heures et demie, chez Mme la comtesse Mole. Swann eclata de rire. "Je voudrais tout de meme savoir, lui demanda Mme de Guermantes, comment, dix mois d'avance, vous pouvez savoir que ce sera impossible." --Ma chere duchesse, je vous le dirai si vous y tenez, mais d'abord vous voyez que je suis tres souffrant. --Oui, mon petit Charles, je trouve que vous n'avez pas bonne mine du tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois. En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. A ce moment un valet de pied vint annoncer que la voiture etait avancee. "Allons, Oriane, a cheval", dit le duc qui piaffait deja d'impatience depuis un moment, comme s'il avait ete lui-meme un des chevaux qui attendaient. "Eh bien, en un mot la raison qui vous empechera de venir en Italie?" questionna la duchesse en se levant pour prendre conge de nous. --Mais, ma chere amie, c'est que je serai mort depuis plusieurs mois. D'apres les medecins que j'ai consultes, a la fin de l'annee le mal que j'ai, et qui peut du reste m'emporter de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou quatre mois a vivre, et encore c'est un grand maximum, repondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitree du vestibule pour laisser passer la duchesse. --Qu'est-ce que vous me dites la? s'ecria la duchesse en s'arretant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et melancoliques, mais pleins d'incertitude. Placee pour la premiere fois de sa vie entre deux devoirs aussi differents que monter dans sa voiture pour aller diner en ville, et temoigner de la pitie a un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquat la jurisprudence a suivre et, ne sachant auquel donner la preference, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eut a se poser, de facon a obeir a la premiere qui demandait en ce moment moins d'efforts, et pensa que la meilleure maniere de resoudre le conflit etait de le nier. "Vous voulez plaisanter?" dit-elle a Swann. --Ce serait une plaisanterie d'un gout charmant, repondit ironiquement Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas parle de ma maladie jusqu'ici. Mais comme vous me l'avez demande et que maintenant je peux mourir d'un jour a l'autre... Mais surtout je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dinez en ville, ajouta-t-il parce qu'il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d'un ami, et qu'il se mettait a leur place, grace a sa politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d'apercevoir confusement que le diner ou elle allait devait moins compter pour Swann que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la voiture, baissa-t-elle les epaules en disant: "Ne vous occupez pas de ce diner. Il n'a aucune importance!" Mais ces mots mirent de mauvaise humeur le duc qui s'ecria: "Voyons, Oriane, ne restez pas a bavarder comme cela et a echanger vos jeremiades avec Swann, vous savez bien pourtant que Mme de Saint-Euverte tient a ce qu'on se mette a table a huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voila bien cinq minutes que vos chevaux attendent Je vous demande pardon, Charles, dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix, Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour aller chez la mere Saint-Euverte." Mme de Guermantes s'avanca decidement vers la voiture et redit un dernier adieu a Swann. "Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura betement effraye, venez dejeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se resolvait toujours en dejeuners), vous me direz votre jour et votre heure", et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s'ecria d'une voix terrible: "Oriane, qu'est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez garde vos souliers noirs! Avec une toilette rouge! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite a la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges". --Mais, mon ami, repondit doucement la duchesse, genee de voir que Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture devant nous, avait entendu... puisque nous sommes en retard... --Mais non, nous avons tout le temps. Il n'est que moins dix, nous ne mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin, qu'est-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et des souliers noirs. D'ailleurs nous ne serons pas les derniers, allez, il y a les Sassenage, vous savez qu'ils n'arrivent jamais avant neuf heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre. "Hein, nous dit M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d'eux, mais ils ont du bon tout de meme. Sans moi, Oriane allait diner en souliers noirs." --Ce n'est pas laid, dit Swann, et j'avais remarque les souliers noirs, qui ne m'avaient nullement choque. --Je ne vous dis pas, repondit le duc, mais c'est plus elegant qu'ils soient de la meme couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle n'aurait pas ete plutot arrivee qu'elle s'en serait apercue et c'est moi qui aurais ete oblige de venir chercher les souliers. J'aurais dine a neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant doucement, allez-vous-en avant qu'Oriane ne redescende. Ce n'est pas qu'elle n'aime vous voir tous les deux. Au contraire c'est qu'elle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore la, elle va se remettre a parler, elle est deja tres fatiguee, elle arrivera au diner morte. Et puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J'ai tres mal dejeune ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacree sauce bearnaise, mais malgre cela, je ne serai pas fache du tout, mais du tout, de me mettre a table. Huit heures moins cinq! Ah! les femmes! Elle va nous faire mal a l'estomac a tous les deux. Elle est bien moins solide qu'on ne croit. Le duc n'etait nullement gene de parler des malaises de sa femme et des siens a un mourant, car les premiers, l'interessant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne education et gaillardise, qu'apres nous avoir econduits gentiment, il cria a la cantonade et d'une voix de stentor, de la porte, a Swann qui etait deja dans la cour: --Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces betises des medecins, que diable! Ce sont des anes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous! End of the Project Gutenberg EBook of Le Cote de Guermantes, Troisieme Partie by Marcel Proust *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE COTE DE GUERMANTES *** ***** This file should be named 13743.txt or 13743.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/7/4/13743/ Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and the Online Distributed Proofreading Team From images generously made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.